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Le fédéralisme, on le sait, est un mode d’organisation des pouvoirs dans un État, fondé sur une certaine décentralisation législative. Par essence, il favorise l’expression de la diversité. Il arrive toutefois qu’il se définisse de façon territoriale. Dans ce cas, le fédéralisme tend à être mononational, c’est-à-dire à ne reconnaître qu’une seule nation dans l’État. Nous savons par contre que certains États fédéraux sont composés de différentes minorités nationales. Ceux-ci ont alors un choix à faire : ou ils assument leur caractère plurinational et l’intègrent dans leur identité fondamentale, ou ils l’ignorent ou le nient, ce qui risque de provoquer des conflits entre les différents nationalismes, majoritaire et minoritaires, qui s’expriment en leur sein.

Dans La raison du plus fort – Plaidoyer pour le fédéralisme multinational, Alain-G. Gagnon soutient précisément que le Canada devrait reconnaître et assumer pleinement son propre caractère pluri ou multinational. La thèse que défend Alain-G. Gagnon repose sur la constatation que l’État canadien n’a toujours pas réussi à développer un projet commun pouvant répondre aux attentes des communautés nationales en matière de représentation, d’équité et de justice. Selon Gagnon, le projet canadien étant en ce moment négateur des identités nationales distinctes qui existent au Canada — en particulier celle du Québec —, il freine leur affirmation et contrevient à l’esprit fédéral. L’ouvrage se construit à partir de quelques postulats fondamentaux. D’abord, il y a l’idée voulant que les États démocratiques doivent prendre toute la mesure de la diversité qui les caractérise. Or, la formule fédérale, dans ce qu’elle a de classique et d’universel, autorise précisément une telle prise en compte. En effet, le fédéralisme recèle des qualités essentielles favorisant la stabilité des régimes politiques. Il permet notamment de mieux gérer les tensions qui sont inévitables dans les rapports communautaires. De par sa nature même, il repose sur la volonté affirmée de cohabitation et sur le respect des traditions donnant un sens au vouloir vivre en commun.

Malheureusement, de dire Alain-G. Gagnon, le Canada se dote de plus en plus d’une identité hostile à la diversité qui lui est intrinsèque. Par conséquent, le fédéralisme canadien n’est pas parvenu jusqu’à présent à répondre aux attentes des partisans du fédéralisme multinational au Québec. À cela s’ajoute, toujours selon Gagnon, l’incapacité de l’État canadien à susciter l’adhésion de tous les citoyens à un projet commun susceptible d’accommoder la diversité, et l’appauvrissement du fédéralisme au Canada. En d’autres termes, le fédéralisme mononational appliqué au Canada, sur le fondement d’un nationalisme majoritaire, contribue ironiquement à la mobilisation des forces des nationalismes minoritaires. C’est même cela qui expliquerait la tenue des référendums de 1980 et 1995.

Le fédéralisme multinational serait donc une solution au malaise canadien, puisqu’il recèle un potentiel réconciliateur pour les communautés qui partagent certaines valeurs, même si elles ne présentent pas le même profil culturel, politique et sociologique. Il invite les nations majoritaires à se montrer solidaires des minorités qu’elles côtoient. À défaut de mettre en oeuvre un fédéralisme de type plurinational, l’auteur soutient que le fédéralisme de concertation pourrait permettre une meilleure gestion des rapports entre les communautés nationales et le pouvoir central, comprenons ici entre le Québec et le fédéral. De même, le fédéralisme asymétrique serait une avenue intéressante pour réduire les conflits de compétence entre le gouvernement central et les États membres. Ce fédéralisme permettrait aussi une meilleure prise en compte des besoins et priorités du Québec lorsque ceux-ci ne correspondent pas à ceux des autres provinces. Bref, ce type de fédéralisme serait la voie optimale pour la gestion des conflits communautaires et pour l’affirmation des identités collectives.

La thèse qui précède est étayée autour de trois thèmes principaux : les fondements normatifs du fédéralisme, les changements nécessaires en contexte multinational, et la multination comme solution dans les pays qui doivent gérer la diversité. En filigrane, l’auteur se penche sur le contexte historique ayant mené à l’adoption du principe fédéral au Canada, de même que sur les facteurs qui font que le Canada n’est pas toujours fidèle, loin de là, à celui-ci.

Le livre compte six chapitres. Dans le premier, l’auteur fait état à la fois de la légitimité des projets nationaux catalan et québécois et de la pertinence de la demande de reconnaissance de ces communautés comme nations distinctes au sein de l’État qui les englobe. Ce rappel historique lui permet d’insister sur l’importance d’institutionnaliser les revendications politiques des communautés nationales au sein des États et sert de prémisse au deuxième chapitre, dans lequel il démontre qu’une telle institutionnalisation n’a pas eu lieu au Canada. Cela est dû, dit-il, à la prépondérance des valeurs individualistes, égalitaires et universalistes qui ont guidé l’élaboration du projet national canadien, jusqu’à en structurer les principes de négociation et les processus politiques sur la base desquels les institutions ont évolué. Or, la légitimité défaillante de l’État canadien envers la nation québécoise aurait pu être atténuée si celui-ci avait su mettre en oeuvre une pratique de fédéralisme respectueuse des principes communautaires, égalitaires et démocratiques jugés nécessaires dans des sociétés plurinationales.

Comme une variation sur le même thème, l’auteur reprend ce postulat dans le troisième chapitre en fonction d’un débat idéologique opposant deux visions distinctes de la réalité canadienne, soit celles véhiculées par Pierre Elliott Trudeau et Charles Taylor. Ce sont ici les conséquences du multiculturalisme et la consolidation de la Charte canadienne des droits et libertés, projets entrepris par Trudeau, l’homme politique, qu’il mesure au communautarisme libéral et au concept de diversité profonde proposés par Taylor, le philosophe. Alors que le premier occulte le pluralisme national, le second met en valeur la richesse des cultures, permettant ainsi la continuité historique garante de l’équité entre les communautés. L’auteur confronte ces deux penseurs et leurs héritiers pour souligner l’impasse découlant de la dichotomie dualisme/pluralisme des projets des communautés nationales canadienne et québécoise. Le but qu’il poursuit, ce faisant, est de rappeler l’importance de penser le Canada comme une fédération multinationale en vue d’atténuer les « graves tensions au sein de la fédération canadienne » (p. 116).

C’est en tenant compte de ces tensions et de l’évolution du fédéralisme au Canada depuis 1867, qu’Alain-G. Gagnon propose, dans le quatrième chapitre, de privilégier la pratique d’un fédéralisme de concertation, pour aider les États contemporains à assumer leur diversité nationale. L’auteur ne s’en cache pas, ce concept lui est inspiré notamment du fédéralisme exécutif promu à l’origine par Donald Smiley.

Afin de mieux comprendre pourquoi, à défaut de pouvoir instaurer un fédéralisme multinational, le meilleur choix reste le fédéralisme de concertation, Alain-G. Gagnon nous rappelle, dans le cinquième chapitre, que c’est avant tout l’abandon stratégique de certains éléments fondamentaux du système fédéral canadien, tout comme les effets du nationalisme majoritaire et le rejet de pratiques fédérales dans de nombreux champs politiques, qui en appellent à l’application de cette solution. S’y ajoutent l’adoption de la Charte en 1982, les échecs constitutionnels de Meech et de Charlottetown, la mise au rancart de la Déclaration de Calgary, puis la Loi de clarification en 1998 qui limitent les marges de manoeuvre du Québec à définir ses politiques internationales et intérieures. Il termine sur l’idée que l’appauvrissement du fédéralisme au Canada a conduit à la consolidation des nationalismes minoritaires. Il peut dès lors construire, dans le sixième chapitre, son « plaidoyer pour une approche multidimensionnelle » (p. 172).

En somme, s’inspirant des approches théoriques de John Rawls, de Daniel Elazar et d’Ernest Renan, l’auteur rappelle, dans le dernier chapitre, que l’État canadien a su reconnaître aux collectivités qui le composent une certaine forme d’autonomie en adoptant une structure fédérale comme régime politique en 1867. Mais il ajoute que l’acceptation des valeurs et des processus fondamentaux inhérents au régime fédératif, tels la reconnaissance explicite d’identités et de loyautés multiples et les aménagements requis, n’a pas toujours été conforme aux objectifs poursuivis ni au caractère multinational visé.

En guise de conclusion, l’auteur nous convie à embrasser les vertus du fédéralisme multinational, dans la mesure surtout où il « remédie au manque de reconnaissance en actualisant les conventions fondatrices » (p. 203). Le message ne peut être plus clair : les États au sein desquels existe une diversité de composantes doivent se servir du modèle de multination s’ils veulent maintenir une certaine stabilité démocratique.

En bout de piste, Alain-G. Gagnon propose de suivre son modèle normatif de fédéralisme, sans toutefois s’étendre, il faut le mentionner, sur les façons de l’appliquer. Il présente le fédéralisme de concertation comme une stratégie susceptible de faciliter les relations entre les États membres, pourvu que les bases de ce dernier soient renouvelées. Il est cependant relativement discret quant aux moyens d’actualiser les bases en question. Quiconque a été associé aux pratiques du fédéralisme canadien sait que la dynamique fédérale-provinciale renvoie à une panoplie de principes et d’intérêts, eux-mêmes portés par des acteurs politiques soumis à des impératifs qui ne s’ancrent pas toujours dans les grands principes philosophiques, si justes et généreux soient-ils. Le plaidoyer en faveur du modèle défendu dans l’ouvrage aurait gagné en force si l’auteur s’était prononcé sur les conditions institutionnelles et politiques pouvant conduire à sa réalisation. Sans compter que les Autochtones n’ont droit qu’à de trop courts passages, ce qui ne rend pas vraiment justice au rôle très important qu’ils jouent en ce qui a trait à la qualification du Canada comme État multinational.

Malgré ces quelques imprécisions, l’ouvrage permet indéniablement au lecteur d’acquérir une meilleure connaissance des fondements philosophiques qui sous-tendent la reconnaissance des identités nationales au sein des États. Le livre de Gagnon est d’ailleurs particulièrement intéressant en ce qui a trait au procès qu’il fait de l’abandon du constitutionnalisme au Canada. En effet, l’auteur nous rappelle, avec raison, que c’est le constitutionnalisme qui a donné, à l’origine, son sens à la fédération canadienne. Or, l’abandon progressif du constitutionnalisme au Canada, auquel les Québécois assistent impuissants, donne naissance à toute une structure de domination. Le Canada évolue ainsi au gré des forces politiques en présence, d’où le titre du livre : la raison du plus fort. Une question majeure demeure toutefois sans réponse : le multinationalisme aurait-il donc définitivement remplacé la thèse des deux peuples fondateurs ou quelque autre hypothèse dualiste dans le discours propre à l’affirmation identitaire du Québec ? Si tel devait être le cas, un tel changement dans la dialectique politique québécoise ne saurait être passé sous silence.