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Ce livre rassemble une quinzaine de textes rédigés par des personnes associées au mouvement Stoppons la Réforme. Il comprend aussi en annexe deux manifestes, celui du Collectif pour une Éducation de Qualité et celui de la Coalition Stoppons la Réforme. Comme la plupart des ouvrages collectifs, les contributions sont inégales. Si certaines portent sur des aspects généraux de la réforme du curriculum (l’évacuation des savoirs analysée par Gagné, le constructivisme radical dénoncé par Baillargeon, la dérive personnalisante de la relation maître-élève critiquée par Boutin), un bon nombre portent sur l’enseignement de trois matières : l’histoire – plus spécifiquement l’histoire au 2e cycle du secondaire, avec un intérêt très important pour celle du Québec et du Canada – le français, langue maternelle, et le nouveau cours Éthique et Culture Religieuse. Si les mathématiques sont mentionnées, c’est seulement parce qu’elles servent le propos de Baillargeon sur la « doctrine » de Glasersfeld et son influence en didactique des maths.

Cette note critique respectera la structure de l’ouvrage : elle discutera d’abord de la thèse centrale des auteurs, puis abordera les questions soulevées à propos des programmes d’enseignement spécifiques. Elle terminera sur quelques propositions afin de renouveler le processus d’élaboration des programmes.

La thèse de la grande rupture

Écrits par six historiens, trois syndicalistes enseignants, trois professeurs de sciences de l’éducation, un sociologue, un linguiste, un journaliste et une ex-enseignante, les textes qui composent cet ouvrage pourraient, à quelques nuances près, se résumer dans l’affirmation de Courtois :

Le Programme de Formation de l’École Québécoise commande en effet plusieurs ruptures. Rupture avec l’autorité du professeur, au nom de l’autonomie, avec les connaissances, au nom des « compétences », avec l’humanisme et la culture générale, au nom de l’impératif de coller au plus près de la réalité des jeunes et de leur « identité »– la culture est donc coupable de les décentrer par rapport à leur vécu –, rupture, même avec les disciplines, au nom des « compétences transversales », et enfin rupture avec l’identité nationale, au nom du pluralisme, dont le nom de code dans le programme est « vivre ensemble et citoyenneté », mais aussi « pratiquer le dialogue » dans le cours d’ECR (p. 251-252).

Ajoutons à cette nomenclature la rupture avec l’enseignement d’une norme pour la langue française (Corbeil), et le portrait de la grande liquidation des savoirs est complet. Par ces ruptures multiples qui participent toutes en définitive de la même, fondamentale, celle des savoirs, l’école dépeinte par les auteurs de cet ouvrage collectif achève de se vider de sa substance, au profit d’un appareil qui étend son contrôle sur un système soucieux de « performance » et qui affine, de réformes en réformes, sa capacité de « rééducation idéologique » des jeunes (éducation à la citoyenneté, multiculturalisme, éthique et dialogue religieux). Après tout, Vie pédagogique, le magazine distribué par le MELS aux enseignants, est dépeint par Bédard comme la Pravda de cet appareil !

Cet appareil est composé d’une triade d’acteurs (cf. la thèse de Gagné déjà exposée dans Main Basse sur l’Éducation), c.-à-d. de l’appareil administratif, syndical et de sciences de l’éducation qui étend son emprise sur le système éducatif et le vide de sa tradition et de sa mission de transmission (il faudra que les auteurs nuancent quelque peu cette thèse, car cet ouvrage contre la réforme pédagogique comprend tout de même des auteurs membres de cette triade, notamment des leaders syndicaux et des collègues de sciences de l’éducation). Mais cela est mineur. Il y a de légers désaccords entre les auteurs sur le processus récent qui a mené à cette catastrophe nationale. Pour certains, la réforme actuelle est en parfaite continuité avec l’évolution des quarante dernières années (c’est le point de vue de Gagné), alors que pour d’autres (Prud’homme), il y aurait eu un détournement des États généraux. Cela aussi est mineur.

L’impression générale qui se dégage du livre est néanmoins celle d’un processus qui s’inscrit dans le long terme et qui, malgré les conjonctures particulières, de fois en fois, creuse le même sillon et extirpe du terreau scolaire le même arbre, celui de la connaissance. Comme si de réformes en réformes, le même processus d’évacuation des savoirs était repris et progressait. Ce qui, pour celui qui adhère à cette lecture catastrophique, est proprement désespérant, on en conviendra. Rien à faire, on a beau répéter que les programmes ministériels listent des savoirs essentiels et que ceux-ci sont déclinés dans de longues pages sur le site du ministère (onglet : progression des apprentissages), ces auteurs sont convaincus qu’il n’en est rien, que ceux-ci sont marginalisés et réduits au statut d’outils relatifs. Malgré cette ligne de fond, il faut noter que certains auteurs (Bédard, Pierre) conservent un certain attachement pour les programmes de 1980, à leurs yeux plus explicites au plan des connaissances.

La réforme actuelle des programmes est l’occasion pour certains auteurs de dénoncer des tendances et des dérives à leurs yeux déjà bien incrustées dans notre système. Par exemple, le texte de Boutin qui reprend la distinction bien connue en sciences de l’éducation entre relation interpersonnelle et relation pédagogique, ne peut décemment soutenir que la réforme actuelle des programmes commande (ou même accentue) une dérive vers la relation interpersonnelle, davantage que les réformes précédentes. Cela n’est pas nouveau (et quant à moi, en déclin). C’est donc une dérive qui aurait existé depuis longtemps qu’il dénonce en rappelant notamment l’emprise de Rogers sur les sciences de l’éducation des années soixante-dix. On ne peut qu’être d’accord avec lui sur la nature d’abord et avant tout pédagogique de la relation entre le maître et l’élève ; ce qu’on comprend mal, c’est en quoi les nouveaux programmes minent cette relation au profit de la non-directivité rogérienne dont on ne parle plus depuis belle lurette en éducation, et que peu d’enseignants ont véritablement mise en oeuvre, étant donné son impossibilité pratique dans le cadre scolaire.

Idem avec Pierre et Corbeil à propos de la didactique du français (le débat sur le « whole language », l’enseignement systématique de la grammaire et de la syntaxe, l’inculcation d’une norme linguistique, une pédagogie du discours vs une pédagogie de la langue). Idem avec le refus des historiens d’accorder une place à l’éducation à la citoyenneté au sein d’un enseignement qui se voudrait exclusivement « savant » de l’histoire (Lavallée). Ce sont là des dimensions du débat autour du curriculum qui refont surface à chaque fois que l’on en discute au Québec. Car toucher au curriculum soulève, pour des raisons identitaires évidentes, les passions autour de l’enseignement de la langue maternelle (et de l’anglais au primaire), de l’histoire et de la ou des religions. Cela malheureusement pousse à l’arrière-plan, sinon dans l’indifférence, les enjeux, liés à l’enseignement scientifique et des arts, dont on devrait se préoccuper bien davantage qu’on ne le fait, dans cet ouvrage comme dans les autres lieux de débat sur l’éducation au Québec.

Il est probable qu’en cours d’élaboration des programmes, ces vieux « démons » ont refait surface et ont été discutés. J’y reviendrai, mais le processus particulier de rédaction des programmes, peu transparent et trop intramuros, n’a pas permis à la société et à l’ensemble des groupes intéressés, de véritablement discuter de ces questions et de contribuer à trouver la solution optimale. D’où le débat après le dépôt des nouveaux programmes, et non pas avant ou pendant leur élaboration. Cela dit, il est de bonne guerre de présenter le nouveau programme en termes de rupture. Après tout, le discours réformiste a aussi proclamé la nécessité d’une rupture et le passage du « paradigme de l’enseignement à celui de l’apprentissage ». Les deux groupes parlent donc en quelque sorte le même langage, l’un pour en appeler l’avènement, l’autre pour le dépeindre comme une grande calamité.

À propos de quelques trivialités, platitudes et évidences

Et si la vérité était ailleurs ? À distance de ces deux appareils rhétoriques qui carburent l’un contre l’autre, se renforçant mutuellement dans un débat sans issue. Le premier sombre parfois dans l’incantation et l’abstraction psychologique et paraît déconnecté des conditions réelles d’exercice du métier, j’en conviens volontiers avec les porte-parole syndicaux, le second se contente de décrier le déclin de la culture et l’avènement de la barbarie et de l’ignorance, appelant de ses voeux le congédiement de la triade au pouvoir et le retour aux affaires des disciplinaires. Les deux appareils rhétoriques procèdent comme il se doit lorsqu’on lutte, par réduction du point de vue de l’autre. Ainsi, le premier réduit la transmission du patrimoine culturel à du bourrage de crâne que l’élève régurgite au moment de l’examen objectif. Le second ramène la contribution de son adversaire à ce qu’il appelle des trivialités, des évidences ou des platitudes (l’élève actif, la métaphore constructiviste), ce qui l’autorise à ses yeux à ne pas assumer les conséquences de ces prétendues trivialités. Cela est peut-être efficace à court terme, mais ne fait guère progresser le débat.

Parmi ces prétendues platitudes que dénoncent les auteurs de l’ouvrage collectif, il y a l’activité de l’élève et la centration sur celle-ci, et le constructivisme. Sur le premier point, il me semble assister au retour du refoulé, de l’autorité du maître, de l’enseignement magistral (comme si cela était synonyme d’enseignement explicite ou structuré). Mais qu’y a-t-il de si anathème à reconnaître que l’élève doit être au coeur de son apprentissage et que la tâche centrale du professeur c’est justement de mettre celui-ci en activité, de s’assurer qu’il ne se contente pas de recevoir des savoirs, mais qu’il les comprenne, les relie à d’autres, s’en serve pour en revoir et encore de remettre d’autres en question, les confronte à des problèmes et à des situations inconnues et complexes, etc. ? Contrairement à ce que plusieurs laissent entendre, une centration sur l’activité de l’élève bien comprise est très exigeante et pour l’enseignant et pour l’élève. Il est tellement plus facile de se contenter de dérouler le texte du savoir et de se dire « advienne que pourra : que les meilleurs gagnent ! ». Je crois que ce qu’il y a de plus valable dans les réformes éducatives depuis que les sociétés contemporaines tentent de démocratiser l’accès au savoir, est justement cet effort de mise en activité de l’élève. Qu’il y ait des dérives j’en conviens, mais il n’y a pas lieu de renoncer à cette orientation parce qu’elle est parfois mal comprise et actualisée d’une façon insatisfaisante, ou de réduire la centration sur l’activité de l’élève à une platitude ou une trivialité.

Quant au second point, le débat sur le constructivisme est difficile à suivre, car il y a plusieurs constructivismes (celui de Piaget, de Bachelard, de Glasersfeld et Watzlawick, de Berger et Luckmann, de Latour, de Vygotsky et des tenants du programme fort en sociologie des sciences, pour ne mentionner que les contemporains). On se demande d’ailleurs ce que tous ces penseurs ont en commun. Baillargeon en a choisi un, et un seul, Glasersfeld. Au moins, il a une cible précise et ne tire pas tout azimut sur le « constructivisme », sans que l’on sache vraiment de quoi il parle. Il voit dans la pensée de Glasersfeld une « doctrine » dominante en didactique des mathématiques et plus largement en sciences de l’éducation, l’incarnation du relativisme cognitif présent dans les sciences humaines et sociales depuis l’avènement du postmodernisme. Il lui impute sept péchés capitaux et en définitive, la responsabilité de la disparition des savoirs dans nos écoles. Il fait de Glasersfeld le symbole de l’air du temps postmoderniste, relativiste au plan cognitif et culturel.

La critique de Baillargeon m’apparaît fondé : comme lui, je suis incapable de suivre Glasersfeld jusqu’au bout de son raisonnement psychologique et essentiellement individualiste, ce qui ne m’empêche pas d’être modérément constructiviste, proche des positions de Berger et Luckmann, de la tradition américaine de l’étude de la construction des « social Problems » (Spector et Kitsuse, 1987), du point de vue de Bourdieu sur la sociologie comme « construction sociale d’une construction sociale » (La science de la science et réflexivité, 2001), ou même d’avoir de la sympathie pour un socioconstructivisme émancipatoire à la Paulo Freire. Il y a donc des variantes et des degrés dans le constructivisme, et surtout, ses implications pédagogiques et didactiques ne sont pas si uniformes que ce que la critique de Baillargeon laisse entendre.

Mais Baillargeon fait de Glasersfeld un personnage plus important qu’il ne l’est en réalité, en tout cas en dehors de l’UQAM, dans le champ de la didactique des mathématiques, dans les nouveaux programmes de l’école québécoise et dans le monde des pratiques des enseignants. Comme si en s’attaquant au plus radical, on cherchait à discréditer tous les autres constructivismes qui ont marqué le champ de l’éducation depuis longtemps. Pourquoi ne pas discuter du constructivisme piagétien dominant en éducation depuis un demi-siècle, ou encore du socioconstructivisme vygotskien récemment retrouvé, ou encore plus simplement du statut des théories psychologiques comme fondement de l’enseignement et des réformes pédagogiques ?

Les didacticiens s’intéressent à l’épistémologie pour d’autres raisons que celles de Baillargeon. Celle-ci leur permet d’identifier des obstacles que les disciplines ont connus au cours de leur histoire dans la construction des savoirs. Cela aide les didacticiens à comprendre les difficultés que les élèves risquent de confronter dans leur propre appropriation de ces savoirs. D’où leur souci de penser des activités d’enseignement qui tiennent compte de ces obstacles. Cela est cependant loin d’être simple. C’est à mon sens par cette entrée qu’il faut débattre, au lieu de se contenter d’une pure analyse épistémologique. Pour ma part, la caractérisation que fait Crahay (1999 : 206-214) des principes pédagogiques qu’il estime typiques d’une approche constructiviste de l’enseignement m’a toujours semblé très éclairante. Lui qui accorde une grande importance aux faits scientifiques et martèle que la science prouve l’efficacité de l’enseignement structuré ou explicite, semble ne pas reconnaître que le Québec se débrouille fort bien, avec des fluctuations j’en conviens, dans les épreuves internationales en mathématiques et que l’approche par problèmes produit dans ce champ des résultats probants (comme en médecine, soit dit en passant). Se pourrait-il qu’une position épistémologique discutable dans sa radicalité ait de fait très peu de liens avec une pratique pédagogique et didactique qui « se tient » indépendamment de Glasersfeld, qui d’ailleurs s’est développée avant que celui-ci n’arrive sur la scène, dans la mesure où cette pratique, en se centrant sur l’activité « constructive » de l’élève, arrive, à certaines conditions, à développer des capacités cognitives supérieures et intégrer des nouveaux savoirs ?

Et pourquoi pas tabler sur la continuité ?

Et si la vérité (et le pari) était plutôt dans la continuité d’une quête séculaire d’inclusion du plus grand nombre dans l’enceinte de la culture, par l’intermédiaire de l’école de base ? Car après tout, c’est de cela qu’il s’agit dans le meilleur des cas, de réformes en réformes. Comment s’assurer que le plus grand nombre de jeunes aient accès à une culture (en mouvement, donc inscrite dans la durée, vivante, donc ouverte, complexe, donc exigeante) qui les outille pour comprendre le monde et s’y insérer à titre de citoyen éclairé et actif ?

Car, le souci des compétences et de leur appréciation n’est pas nouveau. Qu’on les nomme compétences, savoir-faire, habiletés supérieures, connaissances contextualisées ou mobilisées, ou encore qu’on les perçoive comme les éléments structurant une « tête bien faite », ce n’est pas d’hier que l’école vise le développement de compétences, autant que des connaissances. Ce n’est pas d’hier qu’on entend se soucier de former à l’esprit et à la méthode scientifique, au raisonnement mathématique, à la pensée historique, à la compétence linguistique dans une ou deux langues, etc. Les collèges classiques d’autrefois formaient à la rhétorique et à l’éloquence ; des concours, des débats et des prix sanctionnaient cet apprentissage… d’une compétence ! Va-t-on reprocher aux bons pères d’avoir pour autant évacué les savoirs ? Ces bons pères qui m’ont formé m’ont aussi appris les rudiments de ce qu’ils appelaient « la méthodologie du travail intellectuel », notion voisine des tant ridiculisées compétences transversales et qui selon moi rassemble les composantes d’un habitus scolaire explicité. Ils n’étaient pas insensibles non plus à un certain décloisonnement et à une certaine interdisciplinarité, du moins dans les classes inférieures du cours classique : j’ai de bons souvenirs de quelques projets pédagogiques (eh oui !) qui intégraient arts plastiques, histoire romaine, vocabulaire latin, architecture et art militaire. C’était de véritables projets pédagogiques réalisés en équipe, dont le degré de structuration variait selon notre connaissance et notre autonomie. Qui oserait prétendre sérieusement qu’il n’y avait pas de savoirs nouveaux acquis et intégrés de cette manière ? Ce souci des compétences et de l’intégration des connaissances n’est donc pas une invention des nouveaux programmes.

L’école ne s’est jamais limitée à transmettre des savoirs morts (n’en déplaise à ceux qui prêchent le changement de « paradigme »), elle a toujours voulu que les élèves soient à même de « s’en servir » pour comprendre et agir sur le monde, aussi pour avancer dans l’aventure de la connaissance. Mais elle l’a fait de manière indirecte et imparfaite, comme en témoignent les complaintes régulières sur la baisse de niveau et sur les carences des élèves, souvent formulées en termes de compétences, lorsqu’ils entrent dans l’enseignement postsecondaire ou sur le marché du travail. D’où le souci actuel, ici comme ailleurs, de vouloir être explicite à ce propos et d’insister pour que les enseignants du primaire et du secondaire s’en soucient, ce qui implique qu’ils les développent par des activités appropriées, en observent le développement et les apprécient. Certes, les réformateurs ont paru à plus d’un (dont l’auteur de cette recension), téméraires en allant dans cette voie sans en même temps en préciser l’évaluation, un élément capital de l’explicitation recherchée (surtout l’évaluation dite sommative) et sans prendre acte du fait que le Québec n’était peut-être pas prêt à faire confiance au jugement des professeurs (il y a de cela dans le retour des bulletins chiffrés, le pourcentage y étant perçu comme matérialisant une évaluation objective, indépendante du professeur, alors que l’appréciation de la progression dans l’apprentissage d’une compétence, qu’elle prenne la forme d’une lettre ou d’un commentaire, est perçue comme subjective, donc arbitraire).

Tout n’est pas parfait dans la réforme des nouveaux programmes, loin de là, mais le refus des opposants de reconnaître la place de l’élève dans son apprentissage et l’importance d’assurer que celui-ci s’active à « construire », contextualiser et mobiliser des savoirs ne présage rien de bon comme retour du balancier. En réduisant ces éléments à des platitudes et à des trivialités, ils en annoncent l’évacuation complète le jour où ils seront aux affaires.

Trois champs d’enseignement, la même préoccupation « nationale » et la même opposition à la « sauce multiculturelle »

Au-delà de cette thèse centrale de la rupture et d’une école vidée de sa mission de transmission, l’ouvrage soulève des enjeux spécifiques à trois champs d’enseignement : l’histoire (celle que les nouveaux programmes proposent pour les classes de secondaire 4 (Histoire et Éducation à la Citoyenneté, Québec, Canada) et secondaire 5 (Monde contemporain)), le français et l’enseignement de l’éthique et de la culture religieuse.

La problématique de l’enseignement de l’histoire du Québec et du Canada et de la place du récit national canadien-français occupe une grande place dans l’ouvrage, étant donné le nombre d’historiens mis à contribution. Il y a là une préoccupation à mon avis tout à fait légitime : ce n’est pas parce qu’on adopte un cadre historique large (selon la tradition de l’école des Annales) et comparatif, ce n’est pas parce qu’on reconnaît dans le programme la contribution des peuples autochtones et des différents groupes issus de l’immigration, suivant en cela les recommandations du Rapport Lacoursière (1996), que pour autant tout récit national doit s’effacer ou disparaître. Mais le débat demeure difficile à trancher : le récit national, est-ce celui des Canadiens français (nation ethnique) ou celui des groupes habitant le territoire du Québec (nation civique, nationalisme territorial) ? S’agit-il de rassembler tous les groupes autour de la longue marche des Canadiens français vers l’autonomie, de les faire monter à bord du train que les Canadiens français ont pris et tentent de mener à destination ? Ou s’agit-il de construire une société certes francophone et démocratique, mais « post-nationaliste », selon l’expression de Létourneau ? Il est très difficile de répondre à ces questions et d’en tirer des conséquences claires pour l’enseignement de l’histoire. L’évolution de notre société penche vers un modèle plus territorial d’appartenance, mais le premier modèle ne peut ni ne doit disparaître pour autant. Il faut savoir gré aux auteurs de cet ouvrage collectif de soulever cette question.

Le rapport Lacoursière soulignait que l’histoire est une matière « instable », évoluant en fonction des exigences du présent et des préoccupations dominantes à une époque donnée. Ce débat sur la place du récit national en est une parfaite illustration. C’est d’ailleurs ce que rappelaient les professeurs du Département d’histoire de l’Université Laval dans leur mémoire au Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire :

« Il faut le rappeler avec insistance : l’histoire n’est pas un donné, mais un construit. L’histoire ou le passé n’existe pas une fois pour toutes, de façon définitive et immuable. L’histoire ne peut se ramener à une science cumulative. Elle est en constant questionnement en fonction des préoccupations du jour. L’histoire qui a du sens se distingue par sa pertinence dans le présent ; une pertinence qui est d’ordre fondamental, issue d’une recherche libre, mais qui n’a de gratuit que les apparences. L’historien, et l’histoire qu’il produit, sont bien de leur temps » (Rapport Lacoursière, 1996 : 1).

Le refus de l’Éducation à la citoyenneté intégrée au programme d’histoire me semble plus discutable, comme si l’enseignement de l’histoire, dans le cadre de l’enseignement de base, n’était que « savant » et sans préoccupations citoyennes. Le rapport Lacoursière souligne que dans les pays qu’il a étudiés, l’enseignement de l’histoire incorpore toujours des finalités citoyennes. Il est clair là-dessus : « finalement, faut-il le redire, l’histoire est une formation civique. Elle l’est en enseignant la composition du social, son jeu, les rapports qui y existent, comment ceux-ci se sont dessinés, de même que les principes, les règles et les institutions qui président au fonctionnement de la société. Elle l’est surtout parce que la démarche et les opérations de la pensée historique sont, en substance, celles dont on se sert pour prendre des décisions personnelles réfléchies, et également celles que l’on emploie pour participer aux prises de décisions collectives, à quelque échelle de la vie sociale que ce soit… Pour l’histoire, cette éducation civique est un autre aspect de sa fonction d’alphabétisation sociale » (1996 : 3-4).

À la fois pour l’enseignement de l’histoire et pour le nouveau programme d’Éthique et de culture religieuse, plusieurs auteurs du collectif accusent les nouveaux programmes de « macérer dans la sauce multiculturelle », de viser à une rééducation idéologique des jeunes afin de les faire adhérer au multiculturalisme canadien. Nul doute que le débat autour des accommodements raisonnables et sur le rapport de la Commission Bouchard-Taylor est venu amplifier cette inquiétude à mes yeux injustifiée (d’ailleurs, Courtois y réfère explicitement). Ici aussi le langage des compétences est dénoncé et réduit à la pratique du dialogue (en faisant le silence sur la compréhension du phénomène religieux). Je m’explique mal cette opposition au programme d’ECR, au nom d’une laïcité pure et dure qui n’existe qu’en France et qui n’est pas sans poser de sérieux problèmes là-bas.

Je ne l’explique que par ce refus d’un enseignement qui dépasse le déroulement du texte du savoir historique et qui explicitement se soucie de faire apprendre à l’élève des savoir-faire et des savoir-être clairement nommés. Comme si le déroulement du texte du savoir engendrait par lui-même cet apprentissage et qu’il fallait donc ne pas s’en préoccuper, mais bien se centrer exclusivement sur la transmission du savoir. Cette socialisation normative indirecte et implicite fonctionnait peut-être autrefois, avec un public scolaire restreint, culturellement et socialement déterminé (avec des ratés importants, faut-il le rappeler), mais on peut difficilement ne s’en remettre qu’à cela aujourd’hui. Ce qui nous ramène au débat sur la place des compétences et sur l’activité de l’élève.

Corbeil reproche à l’enseignement du français, langue maternelle, d’avoir évacué tout enseignement systématique de la grammaire et de la syntaxe, toute correction des erreurs des élèves et par là, l’enseignement d’un standard de français. R. Pierre estime quant à elle que l’approche dite « whole language » est en grande partie responsable de cet échec. Cela la désole d’autant plus que la recherche prouverait hors de tout doute l’inefficacité de cette approche. En fait, le balancier revient, plusieurs signes en témoignent. Bon nombre de didacticiens du français reconnaissent que les programmes de 2001 étaient insuffisamment développés : mais ils se sont mis au travail et cette lacune a été récemment corrigée. L’onglet progression des apprentissages sur le site du MELS déroule des pages et des pages de savoirs à enseigner en français, langue maternelle (comme dans les autres champs d’enseignement). On indique même ce qui doit être l’objet d’un enseignement systématique. Cela devrait en rassurer plusieurs. On a même un peu l’impression de revenir aux programmes de 1980 et à leur longue liste d’éléments et d’objectifs. On ne peut en tout cas soutenir que les programmes évacuent l’enseignement explicite de la grammaire et de la syntaxe.

En ce qui concerne le débat sur le « whole language », on m’assure que les programmes, comme la pratique de nombreux enseignants, sont hybrides, reconnaissant à la fois les mérites et la nécessité du décodage et aussi d’une approche plus globale. Quant à la correction des erreurs et des fautes, il m’a toujours semblé que le problème n’était pas dans les programmes, mais dans la tâche des enseignants : si tous reconnaissent qu’il faut faire écrire souvent les élèves – practice makes perfect – la correction peut rapidement entraîner une augmentation importante de la charge de travail pour des enseignants qui voudraient bien consacrer leurs efforts à autre chose. C’est à ce problème qu’il faut s’attaquer, comme l’a souventes fois fait remarquer l’association des professeurs de français du Québec.

La formation disciplinaire et didactique des enseignants

Les auteurs de ce collectif, surtout les historiens, estiment que les enseignants ont une formation disciplinaire insuffisante, et que la réforme des programmes de formation des maîtres de 1994 est pour le secondaire une erreur qu’il faudrait corriger en réintroduisant le certificat en enseignement. Ce débat, assez difficile, a eu lieu il y a plus de dix ans et je doute fort que les administrations universitaires aient envie de l’ouvrir à nouveau. Cependant, je suis sensible à ce point de vue, m’étant comme doyen à l’époque opposé à une réforme qui déshabillait Paul pour habiller Pierre. Mais cela est du passé. Il faut donc s’en remettre à la formation continue, notamment à des journées pédagogiques vraiment remplies au plan didactique et disciplinaire et aux activités de formation organisées par les associations de professeurs. Peut-être est-il temps aussi d’intégrer dans la tâche de tout enseignant une obligation de formation continue, déclinée dans un projet précis soumis pour approbation à la direction de son établissement, et dont un portfolio personnel en conserverait les traces et les réalisations. C’était là une recommandation du Conseil supérieur de l’éducation (2004) qui devrait depuis longtemps avoir été mise en oeuvre. Il n’y a là rien de spectaculaire, mais simplement la reconnaissance formelle et l’encadrement d’une démarche de perfectionnement qui devrait entrer en quelque sorte dans la routine du métier et qui pourrait, entre autres, autonomiser les enseignants par rapport aux manuels scolaires et accroître, notamment au primaire, leur sentiment de compétence disciplinaire et didactique.

Il est curieux que les auteurs du collectif qui voudraient voir la place de la formation disciplinaire croître, n’utilisent pas un argument qui me semble convaincant : les nouveaux programmes, le souci des compétences, la mise en activité de l’élève exigent une grande maîtrise disciplinaire et didactique. Un enseignant dont la compétence disciplinaire et didactique ne dépasse pas le niveau du manuel, est certainement démuni pour répondre aux exigences des nouveaux programmes. Il est vrai que formuler pareil argument, c’est d’une certaine manière reconnaître la légitimité des nouveaux programmes.

Notre manière de construire les programmes

Il faudrait revoir notre manière de construire les programmes d’enseignement. Je crois que le MELS devrait se limiter à définir le cursus de formation, les grandes finalités, la place respective des différents champs d’enseignement et les profils de sortie (ce que comme société nous souhaitons que les jeunes, à la fin de l’enseignement obligatoire, aient acquis comme savoirs, savoir-faire et savoir-être). En gros, cela correspond au Rapport Inchauspé. Je rejoins ici le point de vue de R. Pierre dans le recueil. Il reviendrait par exemple au MELS d’adopter un cadre curriculaire regroupant (ou pas) les champs de connaissance en grandes familles, ce que le nouveau programme a fait, suivant les recommandations du Rapport Inchauspé. Ce sont là des choix qui lui appartiennent (et non pas à des experts) dans une société démocratique et qu’il doit légitimer en fonction des finalités formulées pour l’enseignement de base dont il a la responsabilité.

La confection des programmes pour chaque champ devrait être confié à des groupes d’enseignants, de didacticiens et de disciplinaires (s’ils sont intéressés, ce qui n’est pas acquis étant donné l’évolution des départements disciplinaires, où les professeurs sont de plus en plus spécialisés et axés sur une recherche certes importante mais aussi très pointue, et assez éloignée des programmes de l’enseignement de base) ; on pourrait par exemple mettre formellement à contribution les associations de professeurs des diverses disciplines, voire même leur confier à certaines conditions la responsabilité de mener à terme, pour leur champ, l’opération. Ces associations pourraient animer des conférences dites du consensus avec une obligation de résultat (la conférence dite de consensus est une pratique qui existe dans différents métiers grâce à laquelle les praticiens travaillent à définir ce qui à leurs yeux constitue le « state of the art » ou les pratiques légitimes, reconnues, éprouvées). C’est en gros ce que l’on fait pour les programmes de formation professionnelle au secondaire et au cégep. Une fois ce travail fait, un conseil de sages (par exemple, les membres du groupe Inchauspé qui ont défini le cursus) pourrait valider ces programmes, s’assurer d’une cohérence en fonction du cursus défini par le MELS et recommander au MELS leur approbation et leur mise en oeuvre. Ce processus serait à la fois plus transparent et plus professionnel (en ce sens que les enseignants, les didacticiens et les disciplinaires y joueraient un rôle de premier plan et qu’ils en seraient redevables devant la société), et le MELS conserverait son rôle essentiel de définiteur des grands paramètres des programmes.

La référence à l’étranger

Un petit mot en terminant sur la référence à l’étranger. D’abord le cas suisse. En fait, il s’agit du Canton de Genève, pas de la Suisse entière. La rénovation de l’école qui y a été tentée fut un projet de renouveau pédagogique (il faut le dire : il n’a jamais été question, comme au Québec, de changer les programmes d’enseignement), au sein d’un réseau de quinze écoles primaires volontaires (c.-à-d. avec l’accord formel des enseignants et des parents, et le soutien de la direction ministérielle de l’enseignement primaire et de la Société Pédagogique Genevoise (le syndicat des enseignants)). Orientée vers la lutte à l’échec scolaire au primaire, inspirée des principes de la pédagogie différenciée et d’une organisation souple (non redoublement, cycles d’apprentissage), elle devait contribuer à un modèle efficace, susceptible, après discussion, d’être repris au bout de quatre ans par l’ensemble du réseau des écoles primaires et secondaires genevoises. C’est au moment de la discussion sur la possible généralisation que le débat s’enflamma et que ce qui n’était au départ qu’une expérimentation devint politiquement anathème. On a raison de faire référence à l’exemple genevois pour l’inspiration pédagogique, mais ni pour le processus d’implantation ni pour la réforme des programmes. Personnellement, j’aurais apprécié que le Québec expérimente et valide rigoureusement, sur plusieurs années dans un réseau d’écoles volontaires et bien encadrées, son approche par compétences. Mais les urgences politiques en ont décidé autrement…

Quant à la France, si la loi de 1989 (loi Jospin) reconnut l’importance d’une centration sur l’enfant et instaura les cycles d’apprentissage, il est largement reconnu que, comme bien des réformes éducatives dans ce pays, toute cette opération demeura largement symbolique. Quant aux IUFMs, ceux qui appellent de leurs voeux le retour du certificat en enseignement secondaire, devraient s’en inspirer au lieu d’applaudir leur disparition. Dans ces instituts, la première année de formation est entièrement consacrée à la mise à jour des connaissances disciplinaires des futurs enseignants, conduisant à un examen sur les contenus d’enseignement, donnant si réussite il y a, accès à la seconde année de formation qui est assimilable à notre ancien certificat : des stages, quelques cours de didactique et de pédagogie.