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« Il ne saurait y avoir de réflexion sérieuse sur la participation qui ne soit également une question méthodologique ».

Prades, p. 71

Ce second[1] livre publié par les membres de l’Association de recherche et d’action psychosociologique (ADRAP) regroupe huit monographies écrites par un ou plusieurs membres d’un des quatre groupes de sociopsychanalyse, soit l’ADRAP de Nice, le Groupe Desgenettes/Agasp de Paris, le Groupe DéSisyphe de Montréal et le Groupe de Buenos Aires en Argentine. Ces monographies relatent des interventions sociopsychanalytiques qui ont été effectuées entre 1995 et 2005 dans des établissements médicosociaux, scolaires ainsi que dans un milieu ouvert auprès de jeunes de la rue. La contribution de Jean-Luc Prades apparaît tout au long de l’ouvrage par l’analyse de cinq présupposés fondamentaux au coeur de l’intervention sociopsychanalytique de même que par ses introductions théoriques pour chacune des monographies. Soulignons aussi la pertinence d’un lexique résumant certains concepts clés de la sociopsychanalyse ainsi que la richesse de la perspective critique qui se dégage de la postface de Gilles Amado.

Cette étude pratique s’adresse aux praticiens, chercheurs, enseignants et décideurs qui s’intéressent à la fois aux méthodologies d’intervention sociale dans les groupes et à leur fragile portée participative et démocratique. Sa pertinence et son intérêt se révèlent dans les enjeux de l’intervention participative contemporaine soulevés par ses auteurs. Dès les premières pages, Jean-Luc Prades affirme que plusieurs interventions dans les groupes se préoccupent du leadership, des approches planificatrices du changement, des relations humaines, et ce, en décontextualisant ces éléments de leur cadre organisationnel et social d’origine. Foret et Prades notent de plus un déficit quant à l’utilisation des connaissances sur le fonctionnement des groupes et organisations dans certaines institutions publiques. Parazelli, Colombo et Tavlian constatent, pour leur part, un décalage entre les objectifs de développement de l’autonomie des personnes marginalisées et les interventions étatiques qui imposent une définition du problème et des moyens d’action déterminés par des experts. Comment réduire le déficit démocratique et participatif dans les institutions et dans les pratiques d’intervention sociale contemporaine ? Pour répondre à cette question, les collaborateurs de cet ouvrage proposent de revenir sur une analyse des formes d’organisation du travail ainsi que sur la place que les acteurs y occupent. Pour eux, l’intervention sociopsychanalytique avec son dispositif institutionnel traduit la nécessité de prendre en compte les divisions institutionnelles et de les modifier progressivement par des changements introduits dans les relations de groupes. Les récits d’interventions rassemblés et éclairés par Jean-Luc Prades explorent différents aspects de ce dispositif institutionnel. Nous résumerons ici les principaux aspects exposés dans ces monographies afin d’offrir un panorama général de cette intervention participative.

Finalité démocratique et émancipatrice

À vocation éducative, le dispositif institutionnel de l’intervention sociopsychanalytique tend à faciliter l’apprentissage, la liberté de parole et le « vouloir de création » (soit la capacité humaine à l’invention, à la création, dans le cours même de l’acte). Il permet ainsi d’initier un processus de socialisation démocratique favorisant un mouvement d’appropriation de l’acte[2] par lequel les individus accroîtront le pouvoir qu’ils possèdent sur leurs actes de travail quotidien. Contrairement à plusieurs modèles d’intervention psychosociologique classique, ce dispositif n’a pas été conçu dans le but de proposer des solutions toutes faites pour résoudre des problèmes ou des conflits précis ; il prétend plutôt les prévenir ou encore contribuer à leur dissolution par la consolidation d’un mécanisme démocratique de participation.

Groupe homogène et communication indirecte au coeur du dispositif institutionnel

L’un des présupposés fondamentaux de l’intervention sociopsychanalytique repose sur l’importance de construire préalablement un dispositif institutionnel. Sa construction s’appuie sur des invariants assurant que les objectifs de l’intervention ne seront pas oubliés durant le processus terrain. Les règles du dispositif (obligation de réponse, argumentation élaborée et rédaction collective d’un écrit, etc.) permettent de dépasser les échanges fondés sur des attaques personnelles.

Le groupe homogène est un rassemblement de personnes ayant le même métier, partageant les mêmes tâches – bref, ayant sensiblement la même situation professionnelle. La constitution de groupes homogènes est issue d’une réflexion sur les limites des possibilités de prise de parole dans un groupe hétérogène (statuts différents, métiers différents, etc.). Ce type de groupe semble faciliter l’autocensure des personnes ainsi que le développement d’attitudes affectives et défensives entravant le processus de délibération collective. En permettant le traitement de thèmes à partir du même angle d’expériences institutionnelles et professionnelles, le groupe homogène évite l’émergence de comportements affectifs et défensifs au profit de l’expression de chacun et de la concertation commune[3]. Chaque individu est en mesure de s’exprimer librement en dehors du contexte inhibiteur des relations d’autorité et de la pression hiérarchique.

Une fois les groupes homogènes constitués se mettent en branle des cycles de communication indirecte entre les groupes par le biais de la rédaction de comptes rendus. Ces cycles de communication sont orientés par des règles permettant de ne pas perturber l’expression libre en dehors des canaux de communication de l’organisation habituelle du travail. Les échanges se font par écrit, sans face à face entre les groupes. Ainsi, ne sort du groupe que la parole collective acceptée comme telle par tous ses membres. Cet anonymat des points de vue de chacun au profit de l’élaboration collective facilite alors la liberté de parole des participants. L’absence de face à face entre les groupes constitue donc une condition favorable à la délibération au sein du groupe homogène et entre ceux-ci.

De plus, chaque groupe a l’obligation de répondre à la question ou à la demande faite par l’autre groupe. Cette règle empêche ainsi l’enterrement de problèmes, car l’absence de réponse à une question amène nécessairement le retour de cette dernière dans un autre cycle de communication entre les groupes.

Précisons également que les cycles de communication ne sont pas limités dans le temps. En effet, ceux-ci se présentent comme destinés à durer et à s’inscrire dans le fonctionnement habituel de l’organisation ou du milieu en tant que nouveau canal de communication. Cette longévité possible facilite ainsi la maturation des réflexions des groupes dans une organisation du travail souvent axée sur l’urgence.

Une autre règle du dispositif institutionnel concerne l’intégration des « clients », c’est-à-dire des usagers ou bénéficiaires des services offerts par les organisations ou les milieux. Bien que ces personnes soient invitées à constituer un groupe homogène, elles n’ont pourtant pas accès à l’ensemble des comptes rendus circulant entre les autres groupes. Seules les réponses aux questions qu’elles posent leur sont retournées. Ces usagers jouissent donc d’une forme d’intégration différenciée.

L’obligation des personnes à expérimenter le double volet de concertation et de communication du dispositif avant de choisir de s’impliquer ou non dans l’intervention en cours marque une autre règle du dispositif. À plusieurs reprises dans le livre, cette règle est justifiée par le fait que les participants ne peuvent appréhender le dispositif sans l’avoir expérimenté. Selon ces auteurs, c’est seulement après l’avoir vécu que les personnes peuvent décider « en toute connaissance de cause » de leur implication ou non.

Ces différentes règles de participation reposent aussi sur le travail de l’intervenant. En effet, au fil des cycles de communication entre les groupes homogènes, ce dernier a pour mandat d’accompagner le « mouvement de l’appropriation de l’acte de travail » des personnes et des collectifs en suivant les analyses collectives du champ institutionnel, soit les dimensions historique, matérielle, politique, imaginaire, libidinale, etc. Ce travail d’accompagnement diffère d’ailleurs de l’interprétation des fantasmes, de l’analyse des rapports sociaux ou encore de l’extraction de connaissances. Pour ce faire, il doit reposer sur le maintien d’un certain décalage permettant d’éviter la fusion et la dépendance du groupe envers « l’expert-intervenant ». Le dispositif institutionnel lui-même facilite ce décalage en empêchant le mouvement de transfert qui aura pour objet le dispositif et non l’intervenant.

Soulignons finalement que le dispositif institutionnel n’est pas toujours adapté aux situations rencontrées. En effet, bien que son cadre soit extrêmement flexible, le terrain impose parfois sa transformation. Par exemple, lors d’une intervention, des intervenants ont senti la nécessité d’accompagner l’un des groupes de travailleurs dans la réalisation de leur travail. Ils ont ainsi axé l’objectif de l’intervention sur la résolution d’un problème particulier : l’encadrement de ce groupe de travailleurs. Ils ont mené une démarche plus interventionniste en injectant des thèmes et des contenus dans les séances destinées à ces travailleurs. Ces modifications du dispositif changent sensiblement le rôle de l’intervenant. Celui-ci devient plus actif (il structure davantage les échanges, il multiplie les synthèses), voire plus directif – bien qu’il respecte la parole des participants. Il s’expose davantage, ce qui réduit sa distance face au groupe tout en limitant ses capacités d’observation des phénomènes. L’intervenant risque alors de vivre les contraintes avec le groupe comme une remise en question personnelle. Cet exemple pratique amène Foret et Prades à conclure que l’atypie du dispositif institutionnel produit des effets négatifs, et ce, même si les problèmes à résoudre et les imprévus émergents contribuent à dynamiser la réflexion sur cette méthode.

Effets du dispositif institutionnel et enjeu de leur pérennité

Le dispositif institutionnel ne crée pas l’implication ni le changement collectif même s’il offre des conditions favorables à son développement. C’est en étant engagés dans la construction d’une compréhension collective que les groupes peuvent, par eux-mêmes, consolider leurs capacités à créer et à mettre en oeuvre des stratégies plus efficaces pour sortir de leur inertie.

Les huit monographies de ce livre exposent plusieurs effets positifs issus du dispositif institutionnel tels que l’élargissement du champ de vision des personnes impliquées dans l’organisation globale du travail, la liaison entre les personnes là où règne la division instaurée par une organisation du travail souvent morcelée, la libération de la créativité et du pouvoir des personnes et des collectifs rencontrés, etc. Ces effets collectifs dépendent, dans chacun des cas, de la façon dont les acteurs se servent du potentiel d’action collective offert par le dispositif institutionnel.

Pour conclure, nous nous joignons à Amado qui, au sortir de cette lecture, ressent le besoin d’avoir plus d’illustrations relatives à la durabilité des effets du dispositif sur les organisations du travail, sur les dynamiques de pouvoir ainsi que sur les aspects pathogènes de la vie au travail. Comment garantir la pérennité d’un dispositif institutionnel dans une intervention temporaire ? Comme dans la plupart des interventions psychosociologiques, il ressort de ces monographies qu’il ne peut y avoir d’effets structurels permanents si l’intervention n’est pas portée par la direction de l’organisation qui en fait la demande.

Précisons finalement que par des exemples concrets, ce livre contribue à une meilleure compréhension de la portée participative du dispositif institutionnel de l’intervention sociopsychanalytique. Il en dessine les frontières en ciblant les enjeux et les effets de son application à partir d’expériences vécues sur trois continents. Cet exercice rigoureux est une invitation pour tous les praticiens à réfléchir sur la cohérence entre ses méthodes d’intervention et leurs visées participatives et démocratiques. Cette cohérence est « vivante », c’est-à-dire qu’elle se renouvelle et s’approfondit constamment au fil d’un mouvement de va-et-vient entre pratique et réflexion critique. Dans cette perspective, cette étude contribue à enrichir le mouvement de cohérence de l’intervention sociopsychanalytique.