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Le vieillissement démographique fait l’objet de beaucoup d’analyses quant à son ampleur, sa rapidité et ses conséquences sociales. Le vieillissement de l’ensemble de la population est accompagné d’un phénomène encore plus prononcé, soit celui du vieillissement interne de la population âgée, c’est-à- dire de l’accroissement de la proportion des personnes très âgées. Ces personnes qui franchissent le seuil des 75 ou des 80 ans constituent ce qu’on appelle maintenant la grande vieillesse ou le grand âge. C’est actuellement sur cette grande vieillesse que l’on reporte plusieurs caractéristiques autrefois dévolues à la vieillesse, en particulier cette idée qu’elle est principalement marquée par la dépendance ou la perte d’autonomie.

Les auteurs de ce livre explorent ce nouvel âge de la vie que constitue la grande vieillesse. Son intérêt réside d’abord dans le fait qu’il repose sur trois choix ayant présidé à la recherche entreprise auprès d’une population d’octogénaires. D’abord, les personnes sont étudiées sous diverses facettes de leur vie quotidienne, d’une façon globale. Ensuite, cette étude inscrit l’observation de ces personnes dans la durée, à la fois en considérant le parcours historique de cette cohorte, mais aussi en les observant régulièrement sur une période de cinq ans. Cela permet de relever ce qui est particulier du grand âge. Finalement, la collecte répétée des informations a été réalisée avec un questionnaire standard qui a été doublé d’entretiens semi-dirigés afin d’explorer les situations exprimées par ces personnes très âgées.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première partie présente un état des connaissances sur le grand âge ainsi que la mise en oeuvre de la recherche longitudinale intitulée Swiss Interdisciplinary Longitudinal Study on the Oldest Old (Swilsoo) réalisée par le Centre interfacultaire de gérontologie de l’Université de Genève. Dans le premier chapitre, Lalive d’Épinay et Spini retracent l’émergence de la vieillesse avancée comme objet scientifique. Dans ce nouveau domaine, les recherches empiriques ont beaucoup porté sur la description des pertes alors que les théories gérontologiques ont souvent tenté de modéliser la notion de vieillissement réussi, sans toutefois parvenir à un consensus sur ce que signifie cette expression.

Le deuxième chapitre, rédigé par Lalive d’Épinay, Spini et Guillet, décrit la conception et la réalisation de la recherche. Cette dernière avait pour objectifs de retracer les principales trajectoires de vie et de santé au cours du grand âge, d’en dégager les implications sur l’organisation de la vie des individus (vie familiale et relationnelle, vie quotidienne, activités et formes de participation sociale, moral et sentiment de bien-être) et, finalement, d’analyser les facteurs environnementaux, sociaux et psychologiques ayant des incidences sur les trajectoires de vie et de santé. L’étude a été réalisée auprès d’un échantillon de personnes ayant, à la première observation, entre 80 et 84 ans, vivant chez elles et choisies de façon aléatoire dans deux régions de Suisse romande bien définies et clairement distinctes l’une de l’autre : le canton de Genève, métropole laïque de tradition protestante ainsi que le Valais central, région montagneuse, périphérique et semi-rurale, de tradition catholique. Le troisième chapitre présente la trajectoire historique de cette cohorte d’octogénaires, nés juste avant la Première Guerre mondiale, ainsi que leurs caractéristiques sociodémographiques. La population de départ, en 1994, était composée de 340 personnes dont il restait, lors de la dernière vague d’entrevues (en 1999) 172 participants. Bien qu’ils aient une histoire générationnelle partagée, ces populations présentent des spécificités qui découlent des contextes régionaux, en particulier en ce qui concerne les différences de niveau d’instruction, de structure socioprofessionnelle et de la composition du réseau familial.

La deuxième partie est consacrée à ce que les auteurs appellent l’architecture du grand âge, à son déroulement actuel et à ses antécédents. Il comprend trois chapitres qui font une large place à la santé. Au chapitre quatre, Guilley, Armi et Ghisletta développent les notions de fragilisation pour désigner un processus de déclin des réserves physiologiques et de fragilité pour désigner un état propre au grand âge. Ces notions s’inscrivent dans une préoccupation de comprendre les manifestations des divers statuts de santé pour la personne et pour son entourage. Les auteurs proposent une définition opérationnelle de la fragilité (en ayant recours à cinq dimensions) et distinguent au sein de la population étudiée, trois statuts de santé : les indépendants (38 %), les fragiles (51 %) et les dépendants (12 %). Ainsi, la dépendance ne caractérise pas l’ensemble de ce qu’on appelle la grande vieillesse. Mais la non-dépendance ne correspond pas non plus à un statut d’indépendance semblable à la majorité de la population plus jeune. Le statut de fragilité qui exclut les incapacités constitue un état dynamique qui s’imposerait de plus en plus comme une étape normale de la vieillesse.

Le chapitre cinq analyse les trajectoires de vie et les transitions de santé induites par les trois statuts de santé distingués précédemment. Cette analyse met en évidence non seulement la persistance de la diversité des statuts de santé, mais aussi la variété des trajectoires parcourues par l’ensemble de la cohorte (les trajectoires de vie) ainsi que par ceux qui sont décédés au cours de l’étude (les trajectoires de fin de vie). Le dernier chapitre de la deuxième partie examine les déterminants des trajectoires de vie. La santé surdétermine ces trajectoires de vie plurielles puisqu’elle en oriente la direction, qu’elle en infléchit la durée et qu’elle pèse sur sa qualité. Au grand âge, certaines inégalités selon le genre, les milieux sociaux et les trajectoires professionnelles influencent encore les trajectoires de vie et de fin de vie.

La troisième partie explore les mondes de la vie quotidienne des octogénaires, en tentant de savoir si un monde propre de la vie quotidienne est associé à chacun des principaux statuts de santé. Au chapitre 7, Bickel et Girardin examinent la vie familiale et relationnelle des personnes très âgées. Bien que l’isolement menace ou affecte une minorité de vieillards, une très grande majorité d’entre eux ont une vie relationnelle riche et variée. L’intensité de la vie familiale, particulièrement par la présence des enfants, se maintient au fil du temps, alors que la vie relationnelle amicale se contracte. L’importance relative de la sociabilité familiale et de la sociabilité amicale varie considérablement selon la région (rurale ou métropolitaine). Armi, Guilley et Lalive d’Épinay étudient plus particulièrement, au chapitre 8, les échanges d’aide et de services au sein des quatre cercles de la vie relationnelle que sont le ménage, la famille, les amis et le voisinage ainsi que le recours aux services institutionnels. Ils observent que tout au long de l’étude, 80 % des octogénaires participent à un réseau d’entraide familial ou amical. Si, au début de l’étude, l’échange est équilibré, au fil des années, l’aide offerte se limite de plus en plus à la famille et son intensité diminue.

Le chapitre 9 concerne les activités de loisir et les pratiques religieuses. Bickel et Cavalli observent d’abord que ces personnes présentent au départ une vie de loisirs intense et diversifiée. Mais au cours des années qui suivent, celles-ci sont marquées par une désaffection de forte intensité (la moitié des activités) et de grande ampleur (dans tous les domaines, sauf celui de la religion). Dans ce processus général, qui est induit par le statut de santé, les personnes opèrent une sélection afin de préserver une diversité d’activités. À cet égard, la présence de personnes chères dans l’environnement familial et amical permet le maintien de certaines activités. Finalement, l’identité sociale des personnes (région de résidence, statut social) continue à influencer ces pratiques culturelles. Au chapitre 10, Girardin et Spini examinent le lien entre la fragilité, la perception de la santé et le bien-être. Ils observent, dans l’ensemble de la population, une stabilité dans le temps du niveau de bien-être. Mais il existe aussi un lien fort entre, d’une part, les états de santé et les trajectoires de santé et, d’autre part, le sentiment de bien-être. Ce paradoxe est expliqué par le recours, chez une partie des personnes dont la trajectoire est marquée par une dégradation de la santé, à un mécanisme sociocognitif de comparaison sociale descendante (les personnes se comparent à des contemporains précis dont la santé est très atteinte) qui permet de relativiser son état de santé, de préserver un sentiment de bien-être et de cultiver le goût de vivre. La conclusion de l’ouvrage récapitule l’ensemble des analyses et réaffirme que, selon leur statut de santé, les octogénaires participent à des mondes de la vie quotidienne distincts. Dans un âge de la vie marqué par la fragilisation et au cours duquel la conscience de la précarité est intense, ces personnes déploient des stratégies adaptatives qui maintiennent le goût de la vie.

On savait déjà que la vieillesse est un terme qui recouvre plusieurs décennies et surtout des conditions de vie très variées. On sait de plus en plus que le cycle de vie se transforme et devient beaucoup plus flexible, transformant profondément les balises de la vieillesse ainsi que ses formes. Ce livre magistral sur le grand âge s’adresse à un public spécialisé. Mais il remet en question plusieurs perspectives traditionnelles sur la vieillesse et propose des avenues de recherche et d’intervention stimulantes.