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Introduction

Cet article se veut une réflexion sur l’intégration d’une approche axée sur les femmes à une pratique de développement des communautés (DC). Nous traitons de cette problématique à l’aide de l’analyse d’une expérience de stage effectuée, à l’hiver 2008, par l’une des auteures, alors finissante au baccalauréat en service social à l’Université de Sherbrooke, auprès de femmes péruviennes : le Red de Salud de Collique.

L’expérience péruvienne est, selon nous, fort intéressante, car elle nous permet de réfléchir à l’importance d’une évaluation globale relative à la mise en oeuvre de pratiques intégrées, arrimées aux particularités de communautés dans lesquelles elles s’implantent. Dans le cadre de cet article, nous posons comme hypothèse de travail que le modèle d’intervention proposé par des femmes de la communauté de Collique, au Pérou, appelle des actions issues tantôt de l’intervention féministe, tantôt du développement des communautés en réponse aux besoins des femmes concernées, mais aussi à d’autres besoins émanant de leur communauté. Cette réflexion nous apparaît pertinente, car elle renvoie à un enjeu important du renouvellement démocratique des pratiques d’intervention sociale, soit l’appropriation effective d’un pouvoir par les femmes et par une communauté donnée, dans une perspective de transformation sociale en contexte de grande pauvreté.

Pour débuter cet article, nous présentons les aspects méthodologiques sur lesquels s’appuie notre réflexion. Dans un deuxième temps, nous exposons le Red de Salud ainsi qu’une vue d’ensemble des actions des femmes qui y oeuvrent telles qu’elles apparaissent à travers les entrevues réalisées et rapportées par le récit de stage de l’une des auteures. Nous dévoilons ensuite quelques questionnements qui découlent de cette expérience de stage, dont deux ont été retenus pour cet article. Pour étayer notre analyse, nous définissons par la suite les concepts de DC et d’intervention féministe sur la base d’une brève recension des écrits. Des actions relevées par des intervenantes[1] et par la stagiaire sont issues nos réflexions concernant les retombées dans la vie des participantes au Red de Salud et dans celle des gens de la communauté de Collique. Dans cette partie, nous présentons une analyse exploratoire qui met en lumière quelques concordances et complémentarités entre les deux approches d’intervention, en référence à l’expérience au Red de Salud. Pour conclure, nous proposons l’approche de développement des « capabilités[2] » comme une piste à investiguer, faisant possiblement le pont – dans le cas où les femmes sont actrices de changements au sein de leur communauté – entre les pratiques d’intervention féministe et de DC.

Aspects de la méthodologie

Les données, sur lesquelles s’appuie notre réflexion, furent recueillies de janvier à mai 2008, par une auteure de cet article dans le cadre d’un stage en organisation communautaire[3]. Ce stage, réalisé en collaboration avec le Carrefour de solidarité internationale de l’Estrie et l’organisation non gouvernementale (ONG) péruvienne Ayni Desarrollo[4], a permis d’identifier des interventions mises en oeuvre auprès des femmes au Red de Salud[5] de Collique. Ces interventions visaient globalement à soutenir et à renforcer l’organisation péruvienne dans leurs actions auprès de l’ensemble des femmes de Collique. Plus précisément, les principaux objectifs de ces interventions étaient les suivants : mieux outiller le conseil exécutif ; sensibiliser les promotrices de santé quant à leur rôle dans la communauté et les informer sur différents thèmes ; enfin, appuyer l’organisation dans ses activités régulières.

Pour déterminer les objectifs d’intervention, les stagiaires se sont référées aux besoins et aux actions relevés par les responsables de l’ONG. Par la suite, elles se sont intégrées aux activités du Red de Salud afin de bien connaître l’organisation, ses membres et son fonctionnement. Une entrevue semi-dirigée avec une stagiaire en service social déjà sur place depuis neuf mois a été effectuée afin de mieux comprendre le contexte et les enjeux liés à l’intervention auprès de ce groupe. Une discussion a ensuite eu lieu avec les sept membres du conseil exécutif et une représentante de l’ONG afin d’élaborer un plan d’action. Il a ensuite été présenté et approuvé par l’assemblée des promotrices de santé.

Les expériences d’intervention réalisées au Red de Salud dans le cadre du stage comportaient cinq volets : 1) la présentation de quatre ateliers afin d’outiller le conseil exécutif, 2) la présentation de trois ateliers aux promotrices sur des thèmes choisis par l’assemblée, 3) l’appui à l’organisation de la journée de la femme, 4) l’organisation d’une journée de promotion et de recrutement, 5) la participation aux activités de l’organisation. À la suite de chacune des activités planifiées et réalisées par les stagiaires, une réflexion a été menée. De plus, une réflexion générale a eu lieu au milieu et à la fin du projet. Ces réflexions avaient lieu conjointement avec les promotrices de santé et précisaient le degré d’atteinte des objectifs, les forces, les difficultés rencontrées, les améliorations à apporter et les éléments contextuels et culturels à prendre en compte dans les interventions.

Rappelons que l’analyse des données et nos questionnements subséquents découlent d’un récit de stage en travail social. Il s’agit donc ici d’une réflexion qui s’appuie essentiellement sur le vécu d’une étudiante en situation d’apprentissage rapportant dans un langage bien personnel les propos tenus par des promotrices de santé péruviennes quant à leurs expériences vécues. De plus, il convient de garder à l’esprit que cette expérience de stage s’est déroulée dans un pays et dans une communauté où les valeurs, les moeurs et les croyances sont différentes de celles du Québec. Le contexte social, politique et culturel étant bien différent du nôtre, les stagiaires ont dû adapter leurs interventions à des réalités de grande pauvreté et d’instabilité, notamment sur le plan organisationnel.

Le red de salud de la communauté de Collique, au Pérou

Collique est une jeune communauté de la municipalité de Comas, en banlieue de Lima, au Pérou. Près de 80 % de la population de Comas vit dans la pauvreté tout comme 14 millions de Péruviens (Ascama Sánchez, 2007 : 16). Le Plan de igualdad de oportunidades para la equidad de género en el distrito de Comas 2006-2010 (Ascama Sánchez, 2007) démontre que la pauvreté touche principalement les femmes et les enfants. Elle se traduit par des lacunes sur le plan de l’éducation, des problèmes de santé maternelle, un manque d’accès aux services de base (eau, électricité, égouts), des grossesses précoces, des avortements clandestins, de nombreuses infections au VIH/sida et de la violence. Pour pallier ces difficultés, la communauté de Collique reçoit l’appui d’une dizaine d’ONG qui soutiennent différents groupes de femmes et de jeunes. À titre d’exemples, il y a : Alternativa (une institution de développement intégral du Cono Norte, une banlieue de Lima), Association de promotion et de développement social (APDES), Calandaria (une association de communication sociale) et Micaela Bastia (un organisme en prévention de la violence envers les enfants et les femmes).

Le Red de Salud est né d’un projet de l’ONG Ayni Salud qui intervenait sur le thème de la santé intégrale[6]. Le Red de Salud se veut un modèle alternatif de santé (Carrefour de solidarité internationale de l’Estrie, 2007 : 11). Actuellement, ce réseau regroupe un peu plus d’une vingtaine de promotrices de santé, issues d’une douzaine d’organisations de Collique. Ces organisations sont formées de petits groupes paroissiaux et/ou des groupes de santé plus ou moins actifs offrant des services de repas, de gruau, des groupes de jeunes, des groupes de leaders paroissiaux, etc. Les promotrices se réunissent en assemblée hebdomadairement afin de promouvoir différents projets sur les thèmes suivants : la violence, les droits humains, la santé sexuelle et reproductive, la prévention de certaines maladies liées au manque d’hygiène, l’estime de soi, l’environnement, l’égalité des genres et la participation citoyenne. Pour y parvenir, elles participent à diverses tables de concertation du district, organisent des manifestations, offrent des ateliers, forment de nouvelles promotrices, collaborent aux campagnes préventives du ministère de la Santé, mettent sur pied des campagnes de dépistage du cancer, des foires, des journées de reconnaissance et réalisent plusieurs activités en fonction des évènements nationaux (Red de Salud de Collique, 2008).

Par ailleurs, certaines des activités ont lieu durant les assemblées et s’adressent uniquement aux promotrices. Toutefois, la plupart de ces activités sont ouvertes à toute personne désireuse d’y participer ; plusieurs visent également à informer et sensibiliser le public. Les activités reçoivent un certain appui financier et professionnel d’Ayni Desarollo et d’autres ONG, mais cet appui est irrégulier. Il est fréquent que les promotrices développent des activités d’elles-mêmes, en assemblée ou en comités, sans aucun appui. Le Red de Salud travaille aussi en collaboration avec un groupe de jeunes de Collique poursuivant des objectifs similaires aux siens. De plus, elle s’implique à différentes tables de concertation de la municipalité en partenariat avec les ONG de la communauté, notamment la table de concertation des genres et celle de l’environnement.

Notons que le Red de Salud n’est pas une organisation exclusivement féminine comme peuvent l’être, par exemple, certains groupes de femmes au Québec. Il est fréquent que des garçons, en tant que représentants d’un groupe de jeunes, participent aux assemblées. Certains sont même élus au conseil exécutif. Toutefois, la grande majorité des participants et des personnes rejointes par leurs actions sont des femmes. L’une des raisons de cette situation est que les hommes travaillent souvent plus de douze heures par jour, six jours par semaine, à l’extérieur de la communauté. Les hommes sont généralement très désengagés de la vie domestique, de la santé et de l’éducation ; ce sont les femmes qui oeuvrent dans ces domaines. Toute campagne de sensibilisation passe donc par les femmes pour rejoindre les familles, car elles sont les premières concernées.

À Collique, la population évolue dans un contexte de survie, de manque général d’organisation des institutions et d’une absence de volonté politique en ce qui a trait à la lutte contre la pauvreté. Malgré cela, le Red de Salud de Collique a permis, au fil des ans, selon les points de vue des promotrices de santé, de diminuer leur isolement social, d’offrir une meilleure éducation sexuelle et des formations gratuites au public, d’améliorer leurs connaissances des droits humains, d’obtenir un meilleur traitement dans les cas de dénonciation de violence et de créer un poste de police pour femmes où les agents reçoivent une formation sur l’intervention en contexte de violence.

Grâce aux stages internationaux réalisés dans leur communauté, selon notre collègue, les femmes impliquées s’ouvrent sur le monde et sur des réalités et des modes de pensée différents des leurs qui leur permettent de devenir critiques à l’égard de leur communauté. De plus, leur implication constitue une occasion d’être valorisées pour leurs actions, d’être reconnues et d’acquérir une certaine expérience de travail. La participation au Red de Salud confère également une occasion de s’exprimer, de prendre des décisions et de s’engager sur la scène politique, particulièrement sur le plan municipal.

Quelques questions découlant de nos implications sociales et de l’expérience de stage au Pérou

Intéressées, de manière générale, à la pratique du développement des communautés (DC) et au rôle des femmes dans celui-ci[7], nous nous interrogions, à l’écoute du récit de notre collègue, à savoir si les expériences d’intervention péruviennes peuvent être interprétées ou non comme du DC. Nous nous demandions comment ces expériences contribuent au développement des « capabilités » des participantes au Red de Salud et, plus globalement, à celles de membres de la communauté de Collique. Est-ce que l’approche d’intervention axée sur les femmes, relative aux expériences d’intervention racontées par la stagiaire, peut être considérée comme du DC ? Enfin, est-ce qu’une analyse féministe appelle forcément une approche de DC, puisque les actions menées par des femmes peuvent, d’après nous, avoir des effets potentiels sur les membres d’une communauté ?

Pour cet article, nous avons retenu deux questions qui, à la lumière du récit de stage et des entretiens rapportés par notre collègue, pouvaient, selon nous, faire l’objet d’une réflexion pertinente dans la perspective du grand défi posé par l’arrimage des pratiques d’intervention sociale aux particularités de communautés où elles s’implantent. 1. Pouvons-nous interpréter les expériences d’intervention péruviennes comme du DC ou plutôt comme de l’intervention féministe, puisqu’il est question ici d’interventions auprès de femmes ? 2. Sur quelles bases pouvons-nous prétendre s’il s’agit d’expériences de DC ?

Afin de répondre à ces deux questions, nous présentons une brève recension des écrits de manière à définir ce en quoi consistent le DC et l’intervention féministe. Nous pourrons ainsi mieux faire ressortir les rapprochements et les écarts entre ces deux types d’approches d’intervention sociale et les expériences d’intervention réalisées à Collique.

Une définition large du concept de développement des communautés

Depuis les années 1970, dans la foulée de la réforme issue de la Commission Castonguay-Neveu, le territoire local occupe une grande place dans le discours et l’intervention de l’État québécois dans le domaine de la santé et des services sociaux (Collectif de recherche en développement des communautés, CSSS-IUGS, 2008). Les Centres locaux de services communautaires (CLSC) ont d’abord fait leur apparition avec la mission d’offrir des services de santé et des services sociaux de première ligne à la population du territoire qu’ils desservent. La crise de l’État providence, pendant les années 1980, et la Commission Rochon, en 1986, accentuent le mouvement de décentralisation déjà à l’oeuvre, c’est-à-dire « l’appropriation par les collectivités de leur devenir vers des niveaux plus locaux » (Collectif de recherche en développement des communautés, CSSS-IUGS, 2008 : 1). En 1992, la Politique de la santé et du bien-être veut également favoriser ce dynamisme local, d’où découlera la notion de développement des communautés (DC).

Avec la dernière grande réforme, le DC représente une stratégie d’action privilégiée par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et censée être mise en oeuvre par les Centres de santé et de services sociaux (CSSS) « afin d’agir sur les déterminants sociaux de la santé à l’échelle locale et ainsi contribuer à l’atteinte d’un équilibre en première ligne entre les services de santé individuels et ceux de santé publique » (Collectif de recherche en développement des communautés, CSSS-IUGS, 2008 : 1). À l’interface de cette stratégie d’action, l’organisation communautaire, présente depuis 1972 en CLSC, « s’adresse prioritairement aux populations désavantagées et dépourvues de ressources et s’inspire des valeurs dominantes de l’intervention communautaire que sont la solidarité, l’autonomie, le respect, la démocratie et la justice sociale » (RQIIAC, 2008 : 8).

Dans le cadre de sa mise à jour du Programme national de santé publique 2003-2012, le ministère reconnaît en outre que le DC vise « le renforcement des compétences des citoyens et des acteurs locaux d’un milieu afin qu’ils exercent collectivement, un meilleur contrôle sur les déterminants de leur état de santé […] tout particulièrement la pauvreté » (MSSS, 2008 : 42).

Par ailleurs, pour l’Institut national de santé publique (INSPQ), le DC constitue un « processus de coopération volontaire, d’entraide et de construction de liens sociaux entre les résidents et les institutions d’un milieu local, visant l’amélioration des conditions de vie sur les plans physique, social et économique » (INSPQ, 2002 : 4). L’INSPQ met de l’avant cinq principes inhérents au DC : 1) la participation des individus et des communautés locales aux décisions et aux actions qui les concernent ; 2) l’empowerment, c’est-à-dire la reconnaissance et le développement du potentiel de leadership des personnes, des groupes et des communautés et la reconnaissance de leur compétence à décider et à agir ; 3) la concertation dans la réalisation des projets liés au développement ; 4) l’engagement dans des interventions qui peuvent mieux soutenir la lutte contre la pauvreté et la réduction des inégalités ; 5) l’harmonisation et la promotion des politiques publiques favorables à la santé, qu’elles soient municipales, régionales ou nationales.

Caillouette et al. (2008 : 16) entendent, pour leur part, le DC comme « l’étendue et […] la profondeur des liens communautaires structurant l’action des acteurs (citoyens, institutions, entreprises privées, associations) oeuvrant sur un territoire donné ». Selon eux (2008 : 17), les pratiques qui en découlent constituent :

[…] des stratégies, des processus et des dispositifs déployés par les acteurs afin de construire leurs actions selon le passage d’une rationalité individuelle, institutionnelle ou organisationnelle à une « relationnalité » territoriale, et c’est cette activité relationnelle, en croisement de différentes logiques d’action, qui contribue à l’émergence d’un acteur local collectif sujet de son développement.

À l’échelle internationale, puisqu’il est question ici d’une expérience d’intervention à l’étranger, la Banque mondiale (2009) décrit, quant à elle, les projets de « développement conduit par les communautés » (DCC), par exemple, réalisés en Afrique, comme une solution :

[…] à [un] problème en transférant les ressources publiques directement vers les organisations communautaires locales en zones rurales et périurbaines pauvres. L’objectif visé est d’améliorer l’accès à l’infrastructure économique et sociale de base et d’accroître les opportunités génératrices de revenus. Les citoyens sont invités à participer activement aux prises de décisions dans le but de renforcer la gouvernance communautaire et de construire un capital social.

Dans le champ particulier de l’intervention auprès des femmes, Toupin et Goudreault (2001) se sont intéressées à l’impact social et à la contribution sociale du travail des femmes dans les communautés. Il ressort de leurs travaux quelques grands domaines où les femmes interviennent plus particulièrement dans leur communauté : 1) le dépistage de problèmes sociaux méconnus, 2) le changement des politiques et les modifications des pratiques institutionnelles, 3) l’amélioration des conditions économiques des individus et des régions et 4) l’empowerment collectif. Ces domaines débordent, selon nous, de la seule catégorie des genres. Ce qui laisse croire que l’approche féministe, dans son sens général, s’apparente, sur ces points, à du DC. Toupin et Goudreault se sont aussi questionnées sur la façon de mesurer la contribution des femmes au développement des communautés ainsi qu’à la revitalisation du tissu social par des indicateurs autres que financiers. Elles concluent, d’après leurs données, à une possible sous-évaluation de la « rentabilité sociale » des pratiques des groupes de femmes due principalement à l’importance exagérée accordée aux indicateurs économiques dans l’analyse de ces pratiques, en se référant au travail invisible et non rémunéré des femmes qui serait, selon elles, encore trop peu considéré comme un apport au DC.

Quelques fondements de l’approche d’intervention féministe

L’intervention féministe, pratiquée dans plusieurs groupes communautaires au Québec, est, pour sa part, née de la contestation des modes traditionnels d’intervention dans le domaine psychosocial et de la santé, lesquels reproduisaient les stéréotypes sexistes de la société en général (De Koninck et al., 1994 ; Corbeil et al., 1983). En conséquence, cette pratique peut être difficilement observée séparément du mouvement des femmes. L’intervention féministe est généralement pratiquée par une femme qui porte en elle les valeurs et une analyse féministe des situations, moulant son intervention à partir de son lien avec le mouvement des femmes. L’intervenante prend conscience d’une situation commune d’oppression et de souffrance lui permettant d’établir une relation de partage, en tant que femme, au même titre que la bénéficiaire de services, dans une recherche de rapports « d’égale à égale ». L’intervenante est tout compte fait une femme engagée et solidaire dans la cause des femmes. (De Koninck et al., 1994 ; Vatz-Laaroussi et al., 2003 ; Denis, 2003)

Corbeil et al. (1983) relèvent quatre valeurs propres à l’intervention féministe : 1) l’autonomie psychologique et économique, c’est-à-dire avoir les habiletés de se subvenir à soi-même et pouvoir choisir de le faire ; 2) l’autodétermination et le contrôle sur sa propre vie ; 3) le développement de son pouvoir personnel et de toute la gamme de ses habiletés et 4) la fierté d’avoir un corps sain et en santé avec l’accent mis sur une apparence naturelle. Vatz-Laaroussi et al. (2003) notent, pour leur part, des valeurs fortes liées à cette approche d’intervention : la solidarité, l’équité, la justice sociale, l’empowerment, la responsabilité collective et l’autonomie.

Enfin, la pratique de l’intervention féministe apparaît diversifiée sur les plans 1) de ses modalités – intervention psychosociale individuelle ou en petits groupes, thérapie, accompagnement, entraide ; 2) de ses formules – éducation populaire, cours, ateliers ; 3) des approches privilégiées – information, animation, conscientisation, etc. (De Koninck et al., 1994) En parallèle, « l’intervention féministe peut faire référence au soutien à une démarche globale vers l’acquisition d’une plus grande autonomie ou à une approche pertinente dans le contexte de situations spécifiques » (De Koninck et al., 1994 : 159). Ajoutons à cela la notion d’implication sociale et politique des femmes « comme accomplissement total d’une démarche de conscientisation et d’actualisation féministe » (Corbeil et al., 1983 : 94).

En somme, les objectifs du modèle féministe en intervention sociale s’avèrent, d’après la recension des écrits, d’ordres individuel et collectif. Les premiers concernent la prise de pouvoir personnel ainsi que la diminution des souffrances et des dépendances individuelles chez les femmes. Les seconds s’attachent à changer les rapports d’oppression et de domination que vivent les femmes.

Discussion

Est-il possible, à la lumière de notre recension des écrits exploratoire d’interpréter les expériences d’intervention au Red de Salud comme du DC ? Et sur quelles bases pouvons-nous prétendre qu’il s’agit ou non d’expériences de DC, étant donné qu’il est aussi question d’intervention auprès de femmes ? Il serait ardu, voire hâtif, d’en arriver actuellement à des conclusions fermes sur le sujet. Tentons tout de même une réflexion générale sur ces questions.

D’abord, la solidarité sociale issue de la prise de conscience d’une réalité collective, dans une communauté donnée, apparaît, selon la littérature recensée, être au coeur du DC. Mais vouloir améliorer les conditions de vie des personnes défavorisées et leur souhaiter d’acquérir plus de pouvoir qu’elles en ont, qu’elles soient femmes ou hommes, suggèrent des valeurs de justice sociale, d’égalité et de respect, qui sont, elles, liées autant au DC qu’à l’approche d’intervention féministe (et possiblement à d’autres approches d’intervention sociale). Mais alors, qu’est-ce qui distingue ces deux types d’interventions ?

C’est en examinant les objectifs des interventions que l’on peut, selon nous, distinguer ce qui provient de l’intervention féministe et ce qui découle du DC. Rappelons brièvement que le DC vise l’amélioration des conditions de vie des personnes et de la communauté, de même que leur empowerment à travers la responsabilisation collective. L’intervention féministe poursuit elle aussi de telles visées, mais particulièrement à l’égard des femmes. La perspective féministe considère que les femmes vivent de l’oppression sous différentes formes, dans nos sociétés, et qu’il est par conséquent important de s’y attarder. En outre, elle a pour fondement que les femmes sont les personnes qui vivent le plus souvent dans la pauvreté et dans la dépendance, ayant « moins d’opportunités que les hommes de vivre sans peur et de jouir de types d’amour satisfaisants », car « des circonstances sociales et politiques inégales donnent aux femmes des “capabilités” inégales ». (Nussbaum, 2000 : 1, traduction libre). Si l’approche d’intervention féministe vise l’équité, dans une optique de genres[8], cela ne semble pas être la préoccupation première du DC, davantage engagé dans le renforcement des liens sociaux entre tous les acteurs (citoyens, associations, organismes, institutions publiques, etc.) d’une communauté.

L’approche de DC laisse ainsi entrevoir une autre distinction majeure par rapport à l’intervention féministe, eu égard au partenariat et à la concertation entre plusieurs acteurs de la communauté en vue de soutenir certains de ses membres dans l’apport de changement : « Le développement est aujourd’hui […] conçu comme une mobilisation économique, sociale et culturelle de toutes les potentialités d’un pays (ou d’une région, ou d’une communauté locale) autour d’un certain nombre d’objectifs d’amélioration des conditions de vie des populations » (Bourque et Favreau, 2003 : 297). De fait, le DC suppose la participation d’acteurs de différents secteurs (municipal, éducation, santé et services sociaux, développement économique, emploi, loisirs, culture, etc.), ce qui n’apparaît pas être le cas de l’intervention féministe, laquelle ne fait peut-être pas spontanément le « passage d’une rationalité individuelle, institutionnelle ou organisationnelle à une “relationnalité” territoriale […] » (Caillouette et al., 2008 : 17).

Cependant, même si à la base l’approche féministe agit tant individuellement avec les femmes que collectivement, dans une perspective d’équité selon les genres, tandis que le DC travaille en collectivité, pour tous, une nuance convient d’être apportée. Au Québec, certains groupes de femmes, dans la région de l’Estrie par exemple, ont revendiqué une approche en DC qui intègre une grille d’analyse différenciée selon les genres[9] afin que les distinctions entre les besoins des femmes et des hommes, dans une communauté donnée, soient prises en compte (Observatoire en développement des communautés, 2009).

En référence au Red de Salud, à partir de ces quelques éléments que nous venons d’exposer, nous pouvons soutenir, à ce stade-ci, que les expériences d’intervention péruviennes, qui touchent des dimensions humaines (droits humains fondamentaux tels que se nourrir), sociales (réduire la pauvreté, briser l’isolement, accéder à l’éducation, etc.), économiques (obtenir une expérience de travail) et politiques (s’impliquer sur la scène municipale), s’inscrivent tantôt dans une perspective féministe, tantôt dans une perspective de DC.

En effet, les interventions réalisées au Red de Salud, même si elles investissent différents secteurs de la communauté (santé, environnement, éducation, etc.), et ce, dans une perspective partenariale (municipalité, ministère de la Santé, organismes de jeunes, police, etc.), s’adressent essentiellement aux femmes, considérées comme de potentielles actrices de changements au sein de leur famille et de leur communauté. Par conséquent, puisque ces interventions sont d’abord axées sur le bien-être des femmes et sur la prise de conscience de ces dernières face à leur situation (entre autres, eu égard aux tâches domestiques qu’elles assument souvent seules, à leur santé [sexualité, reproduction, etc.] et aux rapports de violence), nous pensons qu’elles appellent une analyse féministe.

En même temps, certaines interventions pratiquées au Red de Salud cheminent, à notre avis, dans la filiation du DC. Selon les points de vue des promotrices de santé, le travail des femmes semble parfois avoir des effets collatéraux sur des membres de la communauté de Collique. Pour reprendre les domaines soulevés par Toupin et Goudreault, quant au dépistage et à la conscientisation à l’égard de certains problèmes sociaux ainsi qu’à la modification de pratiques institutionnelles (ou organisationnelles), citons la création d’un poste de police pour femmes où les agents reçoivent une formation sur l’intervention en contexte de violence. Autre exemple, la quête d’équité entre les genres est portée non seulement par le Red de Salud, mais aussi par des ONG de différents secteurs présentes sur le territoire. Une table de concertation municipale intègre d’ailleurs cette préoccupation (Mesa de genero de Comas). Il y a donc une volonté d’inclure une analyse différenciée selon les genres au sein même de l’instance municipale locale dans le but de mieux répondre aux besoins particuliers tant des femmes que des hommes.

Finalement, en ce qui a trait à la pratique partenariale entre des acteurs de différents secteurs de la communauté, une spécificité du DC, nos données limitées ne nous permettent pas d’affirmer que le Red de Salud appelle une telle concertation dans la mise en place d’objectifs communs destinés à répondre à l’ensemble des besoins de la population de Collique. Néanmoins, nous pouvons dire que le Red de Salud s’ouvre au travail de collaboration avec d’autres groupes ayant pour but d’améliorer les conditions de vie de la population et de réduire la pauvreté. Son implication au sein de la table de l’environnement et la collaboration qu’elle entretient avec un groupe local de jeunes en sont des exemples.

Conclusion

Les limites de notre exploration ne nous permettent malheureusement pas une analyse fine des expériences d’intervention au Red de Salud de Collique, au Pérou. Sur le plan méthodologique, nous avons rapidement été confrontées à un double obstacle : les points de vue portés uniquement par des intervenantes, dans un contexte socioéconomique et culturel différent de celui que l’on retrouve au Québec et qui sert habituellement de référence pour l’intégration des notions relatives aux deux formes d’interventions précitées, et ce, selon le récit d’une stagiaire québécoise elle-même aux prises avec les difficultés de sa propre intégration à un milieu culturel différent du sien.

Dans un autre cadre que le nôtre, il serait intéressant de s’attarder au point de vue des membres[10] des organismes et de la communauté de Collique elle-même quant à l’influence que de telles expériences d’intervention ont eue dans leur vie. Cela permettrait une analyse plus concrète des pratiques de développement des communautés et d’intervention féministe dans l’optique de mieux répondre à nos interrogations initiales, dont celle relative à l’interprétation de ces expériences d’intervention comme du DC ou plutôt comme de l’intervention féministe.

D’autres questions n’ont pas été investiguées dans le cadre de cet article et mériteraient, à notre avis, une attention particulière. L’une d’elles – est-ce qu’une analyse féministe appelle forcément une approche de DC, puisque les actions faites par des femmes peuvent, d’après nous, avoir des effets potentiels sur les membres d’une communauté ? – a d’ailleurs fait l’objet des travaux d’Alain Touraine (2006), auxquels Amartya Sen se réfère en proposant de percevoir les femmes comme « les actrices du changement, les initiatrices dynamiques de transformations sociales, visant à modifier l’existence des hommes aussi bien que la leur » (Sen, 2000 : 253), à l’instar des avancées qu’elles ont réalisées pour elles-mêmes. Alain Touraine considère qu’une place centrale doit être donnée à la pensée et à l’action des femmes, qui concerne aussi l’ensemble de la société. Selon cette avenue, les femmes n’oeuvreraient pas exclusivement auprès des femmes, puisqu’il arrive que leurs thèmes ou leurs champs d’action collective (jardin communautaire, pauvreté, commerce équitable, etc.) aient des impacts allant au-delà des besoins des femmes (Saint-Germain et al., 2007 ; Lapointe et Olivier-Pilon, 2008). Nous serait-il par là permis de penser que le DC appelle, par exemple, une intervention féministe ?

Pour répondre à cela, il faudrait se pencher sur les conditions nécessaires à l’expression d’un tel potentiel des femmes à l’égard du développement des communautés, et tout particulièrement sur la relation entre les politiques publiques et le développement des personnes et des communautés. Au Québec, l’approche de DC, telle qu’elle a été décrite précédemment, concorde avec une volonté gouvernementale de décentralisation et de désengagement de l’État envers la population. Dans le cas des expériences d’intervention au Red de Salud, il importe de mentionner, d’après nos données, qu’il n’y a pas de réelle volonté politique de décentraliser les services. En effet, le développement de services publics pour répondre à des besoins criants de la population, vivant dans une grande pauvreté, est négligeable. La solidarité sociale naît souvent d’un désir d’améliorer les conditions de vie de la communauté, particulièrement celles des femmes, des enfants et des jeunes, et de compenser pour le peu d’interventions étatiques.

Nous entrevoyons donc le concept de « capabilités » des femmes, rattaché à la thèse d’Amartya Sen sur la liberté des individus, mais aussi aux travaux de Martha Nussbaum dans le champ particulier de la condition féminine, comme une voie à explorer. Cela permettrait une analyse des effets d’une prise de pouvoir chez la femme, sur sa vie, à travers l’analyse de ses « capabilités » individuelles et collectives. De plus, les travaux de Sen et de Nussbaum, qui portent sur l’économie du développement, ont l’originalité de s’intéresser aux écarts entre ce que les politiques publiques proposent aux individus, via des programmes ou des projets tels que celui du Red de Salud, et ce que les personnes en font, dans leur fonctionnement quotidien (Sen, 2000). À notre avis, l’approche par les « capabilités » pourrait constituer un cadre heuristique pertinent pour analyser, par exemple, le travail invisible des femmes, utile à la communauté de Collique, ainsi que les effets d’une instabilité politique, démocratique et institutionnelle pour le développement de cette communauté, faisant ainsi le pont entre les approches féministe et de DC.