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Les enjeux de santé chez les hommes gais, bisexuels et autres HRSH (hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes) continuent de poser des défis importants en prévention. Il est évalué que ce groupe représente le plus grand nombre de nouvelles infections au VIH au Québec, soit 44 % des nouveaux cas entre 2002 et 2006 (Lambert et al., 2007). La situation au regard des autres ITSS (infections transmissibles sexuellement et par le sang) est elle aussi préoccupante, comme le démontre le taux d’infection à la syphilis qui était neuf fois plus élevé en 2004 (3,5/100 000) qu’en 1997 (0,4/100 000) chez ce même groupe (Agence de santé publique du Canada, 2007). Sans restreindre ces données épidémiologiques à un seul facteur, il semble exister une association entre la fréquentation de certains milieux, que nous appellerons « de socialisation », et les taux de transmission du VIH et des ITSS au sein de cette population. Les milieux de socialisation fréquentés par les hommes gais et bisexuels sont des lieux de rencontres sociales permettant l’affirmation, la négociation et la construction d’identités (Lebrun, 2008), tout en étant des lieux favorisant la possibilité de rencontres sexuelles lors de (ou à la suite de) leur fréquentation. Certaines recherches ont d’ailleurs rapporté une association entre le phénomène des « grands événements[2] » et les comportements à risque pour la transmission du VIH chez les hommes gais fréquentant ces milieux (Lee et al., 2003 ; Mansergh et al., 2001 ; Mattison et al., 2001).

Au Québec, le travail de proximité s’inscrit en partie dans une volonté d’intensifier les actions de prévention (Bastien et al., 2001). Dans cet article, nous définirons le travail de proximité comme « le fait de travailler auprès des personnes dans leur milieu naturel… [d]’être disponible à sa population cible et circuler dans le milieu » (Paquin et Perreault, 2001 : 18). Cette pratique offre l’avantage aux intervenants de créer des moments privilégiés pour échanger des informations sur la santé (Ridde et al., 2003). Le recours à cette stratégie d’intervention peut toutefois donner lieu à certains heurts et dilemmes sur le plan éthique. D’une part, lors de contextes festifs et sexualisés, les intervenants de proximité peuvent avoir l’impression d’importuner les participants, surtout lorsque ces derniers ne sont pas réceptifs. D’autre part, à partir de ce que Parazelli (2004 : 13) nomme la « communautarisation[3] » des services étatiques, il serait important de se demander si l’utilisation de pratiques de proximité en milieu communautaire peut occasionner des ingérences dans la vie privée des individus. Par l’entremise de cette stratégie, les intervenants seraient-ils transformés en « agents de l’État » ? Est-ce que le travail de proximité deviendrait (malgré lui) rattaché à une logique étatique en manque de repères éthiques ?

Sans prétendre répondre à l’ensemble de ces questions, cet article pose les jalons d’un essai réflexif sur les enjeux du travail de proximité à l’égard de la sphère intime. Nous tenterons de mieux cerner ces enjeux en nous référant aux pratiques d’intervention d’Action Séro Zéro, un organisme communautaire ayant pour mandat de promouvoir la santé et le mieux-être auprès des hommes gais, bisexuels et autres HRSH de la région de Montréal. Pour ce faire, nous prendrons en considération certaines conceptions critiques de la prévention du VIH qui mettent en lumière, entre autres, les risques possibles de contrôle social. Ensuite, nous examinerons le contexte des milieux de socialisation fréquentés par les hommes gais et bisexuels afin de mettre en évidence des dimensions psychosociales et leurs conséquences sur la santé. En guise de conclusion, nous avancerons que le travail de proximité communautaire, à partir de l’expérience d’Action Séro Zéro, se distingue par la place qu’il accorde au dialogue ainsi que par son ancrage à l’engagement social. Sans renier le respect à la vie privée, les dimensions communicationnelles et démocratiques propres à cette pratique favorisent une exploration participative et valorisante de la sphère intime des individus rejoints.

Cadre de réflexion

À titre de pratique d’intervention, le travail de proximité existe depuis déjà plusieurs décennies. Son histoire est liée à l’émergence, dans les années 1950, du mouvement des éducateurs de rue et de l’outreach en Europe et aux États-Unis (Paquin et Perreault, 2001). Au Québec, cette stratégie a fait son apparition vers la fin des années 1960 (Cheval, 2001 ; Duval et Fontaine, 2000 ; Ridde et al., 2003). Dans le contexte québécois, elle est surtout considérée comme un mode d’intervention privilégié pour rejoindre des groupes vulnérables et marginalisés (Cheval, 2001 ; Bastien et al., 2001). Loin d’être une pratique uniforme, le travail de proximité est composé de plusieurs variantes, telles que le travail de rue, le travail de milieu et l’outreach (Duval et Fontaine, 2000). Ces différentes catégories partagent une méthode de travail habituellement guidée par une notion d’empowerment qui place la personne au centre de l’intervention pour prioriser ses besoins et respecter son autonomie.

La réflexion présentée dans cet article portant sur les pratiques de proximité d’Action Séro Zéro a été élaborée à partir de divers documents produits par l’organisme, tels que des rapports, des évaluations, des enquêtes et des guides d’implantation (Action Séro Zéro, 2008, 2007 ; Côt, Rousseau et Haig, 2008 ; Dumas, Rousseau et Mensah, 2008 ; Dupont, 1997 ; Otis et al., 1998 ; Rousseau et al., 2007), ainsi qu’à partir des observations et expériences terrain réalisées par ses intervenants. Notons qu’entre 2005 et 2007 l’organisme a réalisé un projet d’intervention portant sur le milieu des grands événements. Ce projet comprenait le développement, l’implantation et l’évaluation d’un modèle d’intervention inscrit dans la pratique du travail de proximité (Côté et al., 2008). L’implantation de ce modèle fait partie des exemples qui seront exposés.

En ce qui a trait à Action Séro Zéro, le travail de proximité fut intégré aux pratiques de l’organisme dès ses débuts en 1994 afin d’entrer en contact avec la population des hommes gais, bisexuels et autres HRSH fréquentant les bars (Dupont et al., 1997), les saunas (Morrison, Otis et Bernèche, 1997) et certains parcs publics (Otis et al., 1998). À la fin des années 1990, Action Séro Zéro a développé un volet de travail de rue pour rejoindre les travailleurs du sexe. Plus récemment, des pratiques de travail de proximité ont été implantées dans les sexclubs, les peep-shows et les grands événements, tels que le festival Black and Blue et les Outgames ayant eu lieu à Montréal en 2006. Cette pratique est utilisée pour aller au-delà des stratégies de prévention plus « traditionnelles », comme les campagnes de sensibilisation ou la distribution de matériel préventif et informatif. Sans être une démarche thérapeutique, les activités de proximité offrent la possibilité de rejoindre des individus dans leurs milieux afin de les accompagner dans un processus de réflexion (Cheval, 2001), de les informer et de leur proposer des pistes de développement personnel (Duval et Fontaine, 2000 ; Ridde et al., 2003). Le rôle de l’intervenant consiste surtout à créer un « espace dialogique » pour faire place à une approche « personnalisée » orientée vers l’écoute active (Bastien et al., 2001 : 18 ; 43-45 ; 71). Les activités de travail de proximité d’Action Séro Zéro se distinguent également en tant que services « par et pour » les communautés servies, cela favorisant la création de liens parfois plus significatifs avec les populations que lorsque les milieux institutionnels utilisent ces mêmes pratiques.

En 2007, Action Séro Zéro a formellement adopté un mandat élargi de promotion de la santé et du mieux-être global tout en poursuivant ses activités de prévention du VIH et des ITSS (Action Séro Zéro, 2008 ; Dumas et al., 2008). Cette extension va de pair avec une volonté de l’organisme de se rapprocher des populations par une variété de pratiques d’intervention, dont le travail de proximité. Il serait toutefois faux de croire que l’importance accordée aux pratiques de proximité découle uniquement des orientations internes de l’organisme. Le travail de proximité est également une stratégie mise de l’avant par les principaux bailleurs de fonds de l’organisme, dont la Direction de santé publique (Bastien et al., 2001), pour poursuivre des objectifs épidémiologiques et stratégiques, tels que la mise en place de services intégrés de dépistage et de prévention (SIDEP) auprès de populations vulnérables aux ITSS. Si l’on s’appuie sur la réflexion de Parazelli (2004 : 27) suivant laquelle « le réseau communautaire actuel tend progressivement à devenir l’extension des services de l’État », il semble important de réfléchir aux conséquences de l’utilisation du travail de proximité sur la vie privée des populations ciblées par des organismes tels qu’Action Séro Zéro.

On peut relever deux principaux axes de pensée en ce qui concerne le respect de l’intimité et de la sphère privée des individus rejoints par le travail de proximité. Le premier, un axe « pragmatique », voit le travail de proximité comme un outil d’intervention de réduction des taux de transmission du VIH et des ITSS (Bastien et al., 2001). On présume alors que la fréquentation de certains milieux peut favoriser des comportements à risque. Dans cette perspective, le travail de proximité est perçu comme une intervention médiatrice (Cheval, 2001 ; Duval et Fontaine, 2000), nécessaire entre les milieux de socialisation et les individus qui les fréquentent. Bien que le respect de la confidentialité et de l’intimité des personnes ciblées soit pris au sérieux, l’axe pragmatique considère tout de même comme prioritaires l’action et l’intervention. Selon cet axe, il est estimé que les risques d’ingérence dans la vie privée peuvent être contrôlés sans trop de difficulté par l’application de mesures techniques, telles que des codes de déontologie et des procédures éthiques d’intervention.

Pour sa part, le deuxième axe regroupe une variété de théories critiques et de perspectives postmodernes (Bilodeau et al., 2004). Depuis les années 1980, certains auteurs ont proposé des réflexions quant aux aspects « disciplinaires » et aux effets de pouvoir caractérisant les stratégies de prévention du VIH. Pour certains, la prévention axée sur un travail de proximité réalisé par des intervenants communautaires serait l’indicateur d’une communauté devenue complice de sa propre surveillance, d’une « force disciplinaire », d’autant plus aliénante qu’elle est assurée par la communauté elle-même (Woodhead, 1995). Dans les cas extrêmes, on se questionne sur une prévention se transformant en « police de la sexualité », comme cela s’est produit à New York en 1995. À ce moment-là, des agents du département de la santé, munis de lampes de poche, se sont introduits dans des saunas et des cinémas érotiques fréquentés par des hommes gais afin de vérifier si les activités sexuelles qui y avaient lieu étaient conformes aux règlements de la ville, et ce, avec l’accord de certains groupes communautaires (Elovitz et Edwards, 1996 ; Gendin, 1996 ; Redick, 1996 ; Scarce, 1999). Pour d’autres, il s’agit plutôt d’un assujettissement par des opérations répressives de santé publique (Holmes et Warner, 2005 ; Holmes, O’Byrne et Gastaldo, 2006) ou par des procédures non répressives de « pouvoir pastoral » (Rivard, 1992) et d’intériorisation des normes (Carrier et Quirion, 2003 ; Berlivet, 2004). Pour Pierre Rivard, la prévention du VIH se démarque ainsi par « […] une sophistication des stratégies capables d’atteindre les individus dans ce qu’ils ont de plus intime, leur sexualité, pour y introduire une administration et une gouverne des conduites appropriées aux objectifs de prévention » (1992 : 139).

En dépit de distinctions importantes, de telles perspectives ont tendance à susciter un certain pessimisme quant à la possibilité que toute intervention préventive, peu importe son ton ou son style, constitue tout de même une « intrusion » dans l’intimité individuelle, et ce, malgré l’adhésion des intervenants à des valeurs d’autodétermination et d’empowerment (Grace, 1991 ; Parazelli, 2004). Avant de réfléchir à cette possibilité à partir des expériences terrain d’Action Séro Zéro, nous examinerons dans la section suivante quelques enjeux qui caractérisent les milieux de socialisation fréquentés par les hommes gais et bisexuels ainsi que des exemples de travail de proximité réalisé dans ces milieux.

Les milieux de socialisation fréquentés par les hommes gais et bisexuels, les enjeux de santé et le travail de proximité

L’impact de l’émergence de l’épidémie du VIH/sida au sein de la communauté gaie a déjà été amplement documenté et analysé. Dans les années 1980, les expériences de crise et de deuils multiples occasionnées par cette épidémie ont contribué au développement de nouvelles stratégies de militantisme et d’engagement communautaire (Altman, 1994 ; Rofes, 1998 ; Ryan et Chervin, 2000). Au courant des années 1990, on pouvait observer que certains contextes de revendication politique et de dévoilement public de l’orientation sexuelle, tels que les manifestations de la fierté gaie et lesbienne, se sont transformés en rassemblements festifs. Parallèlement, on assiste à la conversion des « partys », organisés initialement à des fins de campagnes de financement pour la lutte contre le VIH/sida, en événements festifs rassemblant un grand nombre de participants orientés vers la promotion du plaisir et du tourisme (Westhaver, 2005).

Il serait hasardeux de comprendre ce type de milieu selon l’unique perspective de la prise de risque sexuel. Selon Westhaver (2005), il s’agit avant tout d’événements récréatifs où les participants éprouvent de l’amusement et de l’allégresse. De tels milieux proposent également une célébration de l’homosexualité hors des préjugés homophobes (Ghaziani et Cook, 2005 ; Lewis et Ross, 1995 ; Westhaver, 2005). On peut donc affirmer que les grands événements, et d’autres milieux semblables, comme les bars et les clubs, favorisent certains aspects du mieux-être des hommes gais et bisexuels qui les fréquentent.

On peut également observer qu’il s’agit de milieux artificiels où la relation entre l’individu et son environnement est vécue différemment de sa vie quotidienne. En fait, l’une des hypothèses proposées pour éclairer le contexte des grands événements est celle du phénomène de « désindividuation » (Ghaziani et Cook, 2005). Tiré de la psychologie sociale, ce concept désigne une diminution du sens personnel des individus par leur regroupement au sein de grands groupes (Smith et Mackie, 2000). L’étude de Mansergh et al. (2001) fait justement voir que 65 % des répondants de leur enquête participent aux grands événements pour ressentir une communion avec d’autres hommes gais et bisexuels. À l’instar de Maffesoli (1988), de tels regroupements permettent une reconnaissance sociale ou une communion qui outrepasse l’identité individuelle. D’ailleurs, Lewis et Ross (1995) ont montré que cette connexion sociale se traduit par un certain état d’anonymat par le fait, par exemple, que la plupart des participants s’habillent de façon similaire. Cette analyse du phénomène des grands événements rejoint la notion de « formes d’association qui renforcent la dimension fusionnelle des liens communautaires » proposée par Parazelli (2004 : 27).

Selon Maffesoli (1985), les regroupements festifs sont souvent accompagnés d’une grande liberté sexuelle, les individus se permettant de dépasser leurs normes personnelles au regard de la sexualité pour éprouver une certaine libération des contraintes sociales. Dans ce contexte, la sexualité devient un mécanisme de canalisation pour évacuer les tensions intrapsychiques. Cette idée rallie les travaux de recherche postulant que la perte de repères personnels et la consommation de drogues peuvent conduire des individus à se distancer des pratiques préventives qu’ils adopteraient dans d’autres contextes, au profit de conduites impulsives (Ghaziani et Cook, 2005 ; Mansergh et al., 2001 ; Mattison et al., 2001). Certains travaux de recherches montrent d’ailleurs que ces événements sont associés à une consommation importante de drogues et d’alcool et à la prise de risques sexuels (Colfax et al., 2001 ; Ghaziani et Cook, 2005 ; Lee et al., 2003 ; Mansergh et al., 2001 ; Mattison et al., 2001).

Ces études soulignent donc l’importance d’intervenir à la fois sur la sphère publique des milieux de socialisation, c’est-à-dire les normes véhiculées lors de ces événements, et sur la sphère privée, c’est-à-dire les comportements sexuels à risque des participants. Le modèle d’intervention développé par Action Séro Zéro (Côté et al., 2008) pour les grands événements organisés pour les hommes gais et bisexuels cherche à adapter les activités de prévention, par le travail de proximité, aux contextes et aux dynamiques interpersonnelles qui caractérisent ces milieux. Ce modèle, qui a été implanté et évalué pendant l’été et l’automne 2006 et qui est encore utilisé par l’organisme, prend comme point de départ l’importance d’agir sur les normes sociales pour que les hommes fréquentant ces grands événements puissent « ré-individualiser » leurs choix préventifs relativement au VIH et aux ITSS.

Pour ce faire, le modèle nécessite la création d’activités ludiques et accrocheuses afin de capter l’attention des participants aux grands événements et de favoriser des moments d’interaction et d’échange. L’aspect ludique et humoristique des activités vise également à dépasser la gêne de discuter de sexualité et d’autres aspects de la vie intime des participants. Pour l’implantation initiale de ce modèle, une équipe de plus de 100 bénévoles provenant de la communauté gaie a été recrutée et formée pour aider les intervenants de l’organisme à réaliser les activités et à rejoindre le plus grand nombre de participants. À partir de tee-shirts les identifiant comme intervenants ou bénévoles, les membres de cette équipe travaillaient à transmettre des messages de prévention et de promotion de la santé à l’intérieur des différents rassemblements. Des déguisements, des bannières, des projections, du matériel à distribuer et des accessoires divers ont été utilisés pour créer un contact intrigant avec les participants et pour contrebalancer l’adhésion aux normes sociosexuelles « fusionnelles ».

Dans un deuxième temps, le modèle propose l’analyse des « parcours festifs » empruntés par les participants, soit les lieux qu’ils fréquentent avant, pendant et après les événements, pour être capable d’y implanter un éventail d’interventions individuelles visant à rejoindre les participants à des moments où ils sont réceptifs (Côté et al., 2008). Lors de l’implantation du modèle, les intervenants effectuaient ainsi des présences parallèles à l’extérieur des grands rassemblements, par exemple, dans les bars lors de 5 à 7, dans les saunas et les sexclubs, sur Internet, etc. Ces activités visaient à rendre accessible le continuum de services disponibles à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisme et à aborder avec les individus une variété de sujets sur la santé et le mieux-être. Des centaines de personnes ont ainsi été rejointes et ont pu participer à des échanges de quelques minutes jusqu’à des consultations de plus longue durée (Action Séro Zéro, 2007).

Bien que cette prise de contact propose une exploration dialogique sur la sphère intime des individus, elle crée tout de même une certaine ingérence dans leur vie privée. Cela est-il acceptable ? Est-ce trop intrusif ? Pour conclure cet article, nous soulignerons quelques dimensions des pratiques d’Action Séro Zéro qui nous autorisent à croire que le travail de proximité, tel qu’il est réalisé par l’organisme, permet à la fois des échanges significatifs avec les individus rencontrés et une valorisation de leur vécu intime et affectif.

Le travail de proximité chez les hommes gais et bisexuels et les enjeux de la sphère intime

À travers cet article, nous avons pris en considération deux perspectives – un axe pragmatique et un axe critique – qui conduisent vers des réflexions distinctes, mais légitimes, quant aux conséquences possibles du travail de proximité sur la sphère privée. Or, les interventions d’Action Séro Zéro nous incitent à penser qu’aucun de ces axes ne semble suffisant pour expliquer l’ensemble des enjeux du travail de proximité sur la vie intime.

Selon l’axe pragmatique, l’intervention se réalise de façon respectueuse en se servant de mécanismes déontologiques. Cependant, cette perspective a tendance à être restreinte aux seules dimensions interpersonnelles de l’intervention au détriment des dimensions sociales et politiques. Néanmoins, le contexte social est un facteur pouvant exercer une influence importante sur la qualité de vie et la sphère intime des individus. Dans ce contexte, il serait souhaitable de se demander comment les interventions de proximité composent avec les enjeux de la vie intime, tant sur le plan individuel que collectif. À l’instar de Cheval (2001), l’intervenant de proximité, en étant à l’écoute des demandes et des questions des individus, devient un médiateur entre les services de santé et les besoins de la population. Parmi la population des hommes gais et bisexuels, divers besoins en santé peuvent être répertoriés, tels que l’isolement social, les troubles de santé mentale, la consommation de drogues et d’alcool, les méconnaissances sur le VIH et les ITSS, l’homophobie et les difficultés d’accès aux services de santé et de mieux-être adaptés à ce groupe (Rousseau et al., 2007 ; Dumas et al., 2008). Certains de ces besoins semblent être l’indice de la marginalisation et de l’inégalité sociale auxquelles les minorités sexuelles font face (Audet, 2007).

Les aspirations de ces groupes à une société plus inclusive, égalitaire et démocratique entrent donc en jeu. Les pratiques de travail de proximité en milieu communautaire possèdent, à cet égard, le potentiel de contribuer à la réalisation de quelques-unes de ces aspirations. On peut croire que le travail de proximité communautaire est « démocratisant » dans la mesure où cette pratique peut servir à améliorer l’accès aux services de santé adaptés aux besoins exprimés par les populations, tout en valorisant les différentes dimensions de leur vécu intime. Bien que les risques d’ingérence inappropriée dans la vie privée doivent être pris en considération, l’orientation des pratiques de proximité par des démarches de démocratisation peut justement contrebalancer ces risques. De telles démarches reposent sur le constat qu’il est important, mais insuffisant, de respecter la vie intime sur le plan individuel. Étant donné que l’homophobie et l’hétérosexisme existent encore au Québec (Audet, 2007), l’utilisation de pratiques de proximité communautaires fait partie des efforts visant un plus grand respect sur le plan collectif des différentes formes d’intimité et de vie affective qui sont exprimées par les minorités sexuelles. Une telle vision sociale et politique de la vocation du travail de proximité peut favoriser la création de liens plus significatifs et adaptés aux individus rejoints, comparativement à une vision pragmatique et technique de cette pratique. En ce qui a trait au modèle d’intervention discuté dans cet article, l’éventail des présences réalisées par les intervenants à travers les « parcours festifs » recoupe l’idée d’un travail de proximité où le risque d’importuner les individus est contrebalancé par une prise de contact adaptée, socialement engagée et valorisante.

Pour sa part, l’axe critique soulève un questionnement quant au fait que les pratiques de proximité cherchent à « gouverner » les conduites des individus de façon aliénante, en introduisant, par exemple, un discours autoritaire dissimulé sous un objectif d’empowerment. Il serait toutefois réducteur de concevoir le travail de proximité uniquement sous la rubrique d’une logique de « disciplinarisation ». L’apport de la méthode dialogique qui caractérise le travail de proximité (Bilodeau et al., 2004) fait en sorte qu’on doit distinguer cette pratique des méthodes plus autoritaires, dont le cas extrême serait celle des intervenants de la ville de New York circulant dans les cinémas érotiques munis de lampes de poche. De plus, le phénomène de « désindividuation » lors de grands événements nous rappelle que les questions relatives à l’ingérence dans les conduites individuelles ne sont pas propres au travail de proximité. Parazelli (2004 : 27) souligne d’ailleurs que les formes d’association fusionnelles, bien qu’elles véhiculent parfois des valeurs « alternatives » ou contre-culturelles, peuvent conduire à leur propre « dogmatisme ». Un discours d’émancipation, voire d’épanouissement démocratique, peut justement caractériser des campagnes de marketing faisant la promotion de grands événements fréquentés par les hommes gais et bisexuels, alors qu’il s’agit de milieux commerciaux où la conception et la gestion favorisent peu les méthodes participatives ou consultatives.

À cet égard, l’utilisation des pratiques de travail de proximité dialogiques se pose comme une stratégie permettant de sensibiliser les individus aux conséquences possibles d’intériorisation des normes, par des processus fusionnels au sein de ces événements, et d’accroître leurs capacités à faire des choix éclairés. Selon Bastien et al. (2001), le travail de proximité acquiert un sens particulier lorsqu’il est ancré dans le milieu communautaire, puisqu’il s’agit d’un contact direct s’établissant généralement sur une base volontaire et participative, ce qui est distinct des contacts créés par les milieux institutionnels qui se construisent majoritairement à la suite d’une mesure ou d’un plan d’intervention prédéfini (Bastien et al., 2001 ; Trottier et al., 2002). À l’instar de Bilodeau et al. (2004 : 59), qui soutiennent qu’une dynamique participative bénéfique repose sur la « coconception » d’actions, les stratégies de proximité communautaires semblent s’inspirer d’une telle action, dans la mesure où la finalité des interventions n’est pas prédéterminée par l’intervenant. Cela offre ainsi une pluralité de possibilités pour les individus à « coconstruire » le sens qui est donné à l’intervention (Bilodeau et al., 2004 ; Bastien et al., 2001).

Si, pour Parazelli (2004 : 14), une culture démocratique renouvelée doit être promue par des « formes d’organisation sociale qui favorisent la rencontre aussi concrète que possible avec l’autre pour l’écoute et le débat, et non la stricte mobilisation vers un objectif commun », on retrouve des possibilités intéressantes à cet égard dans les pratiques communautaires du travail de proximité. Ces pratiques peuvent bien découler d’objectifs épidémiologiques de santé publique, tels que la réduction de la transmission du VIH et des ITSS, mais elles demeurent rattachées à des objectifs définis par les individus eux-mêmes qui répondent à d’autres préoccupations ou dimensions de la santé. En outre, si l’on assiste depuis quelques années à une « communautarisation » des services de l’État, il ne faut pas présumer que l’autonomie des organismes est compromise ou que les intervenants de proximité communautaires s’ingèrent dans la vie privée des individus pour défendre les intérêts étatiques. L’élargissement du mandat d’Action Séro Zéro vers une optique de santé globale rallie, au contraire, l’idée d’une dynamique d’autonomie communautaire participative, dialogique et, on l’espère, démocratique. Ce mandat de santé globale, incluant ses volets de travail de proximité et de rapprochement envers les populations, découle d’un travail de consultation avec les membres et acteurs de la communauté sous l’impulsion de l’organisme (Action Séro Zéro, 2008 ; Dumas, 2008).

Les approches institutionnelles et gouvernementales, souvent très « analytiques », ne possèdent pas toujours cette optique globale et, par le fait même, peuvent avoir tendance à traiter les problèmes sociaux comme des maladies (Parazelli, 2004 : 24), voire à « découper en morceaux » les problématiques individuelles. Le travail de proximité, émanant d’un mandat communautaire de promotion du mieux-être global, ouvre la voie aux organismes, tel Action Séro Zéro, à jouer un rôle « d’intégrateur » de ces problématiques. Le travail de proximité réalisé par l’organisme vise à être une pratique participative et potentiellement démocratisante, servant entre autres à aider les individus à répertorier, intégrer et améliorer les différentes facettes de leur vie intime dans un contexte de vie de plus en plus complexe et où il est souvent difficile de naviguer.

Conclusion

Cet article propose une réflexion sur les conséquences de l’utilisation des pratiques de proximité de l’organisme Action Séro Zéro à l’égard d’enjeux reliés à la vie privée dans un contexte de communautarisation des services étatiques. Une réflexion est également exposée sur les milieux de socialisation à l’intérieur desquels sont réalisées les activités de proximité. Un axe de pensée pragmatique concernant les enjeux de respect de la vie privée du travail de proximité amène à croire qu’il s’agit principalement d’une gestion des risques d’ingérence inappropriée. Un deuxième axe de pensée, regroupant des analyses critiques et postmodernes, suscite l’idée que les pratiques de travail de proximité font partie de procédures de « pouvoir discursif » et impliquent une intrusion presque inévitable dans la sphère intime des individus. Ces perspectives opposées semblent inadéquates pour analyser les pratiques de travail de proximité d’Action Séro Zéro, surtout lorsque l’on considère les milieux et les contextes où ce travail est réalisé.

Lors des grands événements, par exemple, nous constatons que certains phénomènes propres à la psychologie sociale peuvent avoir un impact sur l’autonomie des individus à l’égard de leur santé. Bien qu’il soit important de s’interroger sur le pouvoir discursif des interventions, il semble également pertinent d’introduire une réflexion critique sur les impacts que les milieux de socialisation eux-mêmes peuvent induire sur l’intimité et la sphère privée des individus. Une telle réflexion critique, pour se dégager de la sphère purement universitaire, doit passer par l’introduction d’intervenants dans ces milieux afin d’entamer un dialogue avec les promoteurs d’événements ainsi qu’avec les gens qui y participent. Sur le plan social, des besoins en santé liés à la marginalisation et à l’inégalité sociale peuvent être répertoriés parmi les hommes gais et bisexuels dans un contexte où l’accès aux services de santé adaptés est limité. La prise de contact et le dialogue auprès des individus dans leurs milieux de vie, ainsi que l’écoute de leurs besoins et la valorisation de leur intimité semblent être des actions pouvant jouer un rôle important dans un processus de changement social visant l’amélioration de l’accès aux services de santé et l’émergence d’une société plus inclusive.

Poussé à son extrême, un point de vue trop critique ou trop axé sur les effets de pouvoir des pratiques de proximité serait paralysant pour l’action communautaire et ne reconnaîtrait pas suffisamment le pouvoir des individus sur leurs propres vies et réalités. De leur côté, des préoccupations pragmatiques quant à la bonne gestion éthique des risques d’ingérence dans la vie privée, bien que nécessaires, ne sont qu’un point de départ à la contribution du travail de proximité aux processus de démocratisation. Le travail de proximité d’Action Séro Zéro repose sur une volonté de se rapprocher des populations, de créer des liens significatifs avec les individus dans les milieux de socialisation qu’ils fréquentent et de favoriser le dialogue et la réflexion sur divers thèmes liés à la santé et au mieux-être. Si ce travail peut être interprété comme une extension des services de l’État, il est également lié au développement et à l’élargissement du mandat de l’organisme vers une optique de promotion de la santé globale par le biais d’une démarche autonome de changement social et propre aux communautés desservies. Cette démarche fait en sorte qu’Action Séro Zéro est en mesure d’identifier et de répondre, selon sa propre initiative, à certaines problématiques psychosociales et sociopolitiques. Les risques d’ingérence dans la vie privée seraient alors contrebalancés par l’utilisation de méthodes dialogiques et participatives, ainsi que par l’ancrage du travail de proximité dans les démarches de démocratisation d’accès aux services de santé.