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Introduction

Ces dernières décennies, un changement de paradigme s’est opéré dans le champ de la santé[1]. L’augmentation des coûts, la perte de légitimité des approches technocratiques ou la propagation de maladies chroniques sans perspective de traitement (le sida fut, dans les années 1980, un cas exemplaire) ont contribué au passage d’un modèle curatif à un modèle plus préventif. Le concept de promotion de la santé est au coeur de cette nouvelle approche. Comme formulé dans la Charte d’Ottawa (OMS 1986), il vise à doter les communautés et les individus des moyens de maîtriser et d’améliorer leur niveau de santé. Par ailleurs, il fait référence à une conception élargie de la santé, qui va au-delà de l’absence de maladie ou d’infirmité, mais évoque un état de bien-être physique, mental et social[2]. Concrètement, la mise en oeuvre de cette nouvelle approche implique de partager le pouvoir. Cela nécessite en effet une réorganisation du système de santé et un élargissement de ses registres d’expertise, qui ne se fera pas sans heurt ni sans une réelle volonté politique. La Charte d’Ottawa reconnaît d’ailleurs explicitement la nécessité d’une médiation entre les intérêts des différents acteurs impliqués dans le soin et celle d’une coopération intersectorielle ou interdisciplinaire. Elle fait aussi référence à l’empowerment des communautés, une dimension participative reprise dans le programme-cadre européen Santé 21. Dans cette perspective, l’individu est appelé à se responsabiliser et à participer à la définition de ses propres besoins[3].

Cet article a pour but de souligner l’apport de la médiation en tant qu’instrument de promotion de la santé, dans l’esprit de la Charte d’Ottawa. D’une part, la médiation peut faciliter la reconnaissance et la prise en compte de besoins non strictement médicaux ; d’autre part, elle peut offrir aux personnes les plus vulnérables (proches et soignants) une occasion d’agir sur leurs conditions de vie ou de travail. Plus que dans le cadre du système de santé traditionnel, c’est dans le domaine en plein essor de l’aide aux personnes dépendantes (care) que la médiation pourrait révéler tout son potentiel. En effet, pour de nombreuses personnes âgées, handicapées ou malades chroniques, le véritable défi pour promouvoir un « état de bien-être physique, mental et social » est bien d’être en mesure de définir et d’organiser un accompagnement non médicalisé respectueux de leurs besoins, tout en faisant intervenir de nombreux intervenants – dont les proches, dans un esprit d’autonomie. Dans cette perspective, le recours à la médiation semble particulièrement prometteur.

La première partie de cette contribution revient de façon critique sur le développement actuel de la médiation santé comme une réponse à la crise du système traditionnel, tandis que la deuxième explore les nouveaux rôles que la médiation pourrait – en théorie – jouer en matière de promotion de la santé. L’intérêt d’une application de cette approche dans le champ du care est illustré dans une troisième partie avec la prise en charge des personnes âgées. Enfin, la quatrième partie présente les défis concrets qui attendent les médiateurs ; elle se base pour ce faire sur le cas particulièrement délicat de la maladie d’Alzheimer. En conclusion, je reviens sur l’intérêt de promouvoir la médiation dans le domaine de la santé en général.

L’ensemble de cette discussion a un caractère essentiellement exploratoire. Elle s’inspire de nos précédents travaux sur la médiation et les politiques du care[4], ainsi que des premiers résultats d’une recherche menée actuellement à l’Université de Genève et portant sur la prise en charge des malades Alzheimer en Suisse[5]. Cette étude de politiques publiques s’intéresse plus particulièrement aux processus de définition des besoins à chaque étape du développement de la maladie (diagnostic ; recours aux services d’aides ; fin de vie). Elle compare les pratiques de trois cantons suisses (Genève, Thurgovie et le Valais) aux politiques du care contrastées et met en évidence des types de situations conflictuelles engendrées par les contextes institutionnels particuliers. Dans ce cadre, une vingtaine d’entretiens semi-structurés ont été effectués auprès de proches de malades Alzheimer et une quarantaine auprès d’acteurs du réseau de soin, dont certains servent ici à illustrer mon propos. Un volet appliqué est prévu de façon à développer des concepts locaux de prévention des conflits dans un esprit de médiation[6].

La médiation santé : un instrument de gestion de crise

En principe, la nouvelle santé publique devrait susciter le développement de la médiation, préventive ou réparatrice. La plupart des médiateurs s’accordent en effet sur une définition générique de leur activité : en tant que tiers neutres, leur but est de soutenir les parties en garantissant le cadre de leur communication, afin qu’elles travaillent ensemble et volontairement à restaurer leur relation, dépasser leurs divergences ou résoudre un conflit de façon équitable et constructive. En pratique pourtant, la médiation santé est relativement peu développée en Europe. Au regard de la médiation pénale ou du travail, elle peine à s’institutionnaliser ; par rapport au domaine social, ses pratiques se diffusent lentement ; comparée à la médiation familiale, elle manque d’un concept fédérateur comme le « bien de l’enfant » ; pour certains auteurs, la santé ne ferait pas référence à « un bien homogène et spécifique qui appellerait la création d’un champ de pratique particulier » (Cardia Voneche et Bastard, 2008 : 89).

Telle qu’elle se développe dans le système de santé traditionnel, la médiation se heurte, me semble-t-il, à un problème d’une autre nature : elle sert plus à garantir la pérennité du système médical curatif qu’à promouvoir la santé au sens de la charte d’Ottawa. Quel rôle joue-t-elle en effet ? En premier lieu, elle accompagne le chaotique développement du droit des patients dans les pays européens, à la suite de la déclaration d’Amsterdam de 1994 (Lequet-Slama, 2001). La médiation est donc un instrument de gestion des conflits toujours plus nombreux liés aux accidents médicaux et aux litiges avec les assurances, et une réponse aux revendications des associations de défense des patients ou usagers. Son institutionnalisation au plan national comme au plan local a le plus souvent pour but d’éviter une judiciarisation des relations entre médecin et patient. En France par exemple, les médiateurs nommés par les assurances maladie, les médiateurs indépendants délégués par les commissions régionales de conciliation ou les médiateurs des hôpitaux ont une fonction de conciliation et de règlement à l’amiable des différends (Guillaume-Hofnung, 2007)[7]. Dans les cantons suisses romands aussi, les organismes de médiation de la santé qui ont été instaurés récemment participent de la volonté de négocier dans le cadre conjoint du respect des droits des patients et des impératifs de la médecine[8].

En second lieu, la médiation santé est porteuse d’un projet d’amélioration de la relation thérapeutique, souvent promue par les institutions ou associations médicales elles-mêmes. Le système de santé se fonde en effet sur un rapport standardisé à la maladie et au traitement. Or, cet universalisme est mis à mal par la diversification croissante des origines et parcours individuels. Dans ce contexte, la médiation vise à favoriser la relation patient-médecin, en remédiant à ce qui est souvent décrit comme une crise de confiance vis-à-vis des professionnels (Hammer, 2008) ou cherchant à promouvoir un « dialogue éthique » autour des situations problématiques (Compagnon, 2001). La médiation est aussi mobilisée dans cet esprit dans le cadre hospitalier, notamment aux urgences, afin de temporiser et apaiser la violence des patients ou des proches. Toutefois, dans de nombreux cas, elle comprend une forte dimension pédagogique et les informations circulent à sens unique. Il s’agit d’une opération de « traduction » du langage et de la rationalité médicale à l’intention des patients n’ayant pas « compris » le fonctionnement du système[9].

Ainsi, les expériences actuelles d’intégration de la médiation au système de santé contribuent essentiellement à éviter un traitement judiciaire des conflits autour des prestations médicales contestées ou à tenter de faire comprendre aux patients les tenants et aboutissants de la logique médicale. Ce supplément d’huile dans un rouage complexe et parfois grippé servirait donc plus à gérer la crise du secteur médical qu’à stimuler la participation des patients à la définition de leurs propres besoins de santé.

Une nouvelle médiation pour promouvoir la santé

Pour s’inscrire dans une approche de promotion de la santé, la médiation doit être conçue autrement que comme une négociation assistée. Par rapport au paradigme biomédical, elle doit se déployer dans le cadre d’une approche élargie de la santé. Dans le cadre d’un système de soins hiérarchisé, elle doit représenter pour les parties dont l’agency est la plus faible (les personnes dépendantes, leurs proches, les soignants de base) un levier leur permettant d’agir sur leur quotidien. En théorie, si ce n’est en pratique, la médiation est porteuse de vrais potentiels en la matière.

En premier lieu, l’institutionnalisation du médiateur comme un tiers participe d’une volonté politique d’ouvrir la sphère souvent hermétique du soin à une forme de régulation sociale. Ces rapports ont en effet un caractère doublement impénétrable : lorsqu’ils se déploient dans le monde médical, ils renvoient au système de santé et à ses codes et régulations internes ; lorsqu’ils se déploient dans le cadre du domicile, ils renvoient à des relations relevant de la sphère privée. Mais la régulation dans laquelle la médiation s’inscrit ne relève ni de la surveillance étatique, ni de la sanction judiciaire. Elle garantit en effet la participation volontaire des parties et la confidentialité des échanges. Dans cette « zone libre », de nouveaux équilibres peuvent être imaginés entre les partenaires du soin. Deux dimensions de la médiation semblent cruciales à cet égard.

Par son caractère dynamique tout d’abord, la médiation peut être l’occasion d’une véritable redéfinition des enjeux de santé et de bien-être. En effet, la médiation relève d’un « agir communicationnel » (Habermas, 1987) : c’est dans le cadre d’une communication exempte de rapports de pouvoir que les partenaires feront, en théorie, émerger un consensus – dans la logique du meilleur argument – révisant le cas échéant leurs positions et leurs relations en chemin. Ce processus repose sur les principes de la délibération, qui se distingue du marchandage, dans lequel patients et médecins veillent à la défense d’intérêts prédéfinis, mais aussi de l’empathie, qui voit le médecin accéder aux besoins des patients en fonction de sa propre interprétation (pour une discussion critique, voir Zaccais-Reiners, 2006).

Par ailleurs, dans la mesure où elle vise un consensus intersubjectif entre les parties, la médiation doit permettre de travailler sur un ensemble de « luttes pour la reconnaissance » (Honneth, 2007). En effet, le sentiment d’injustice qui peut être à la source de nombreux conflits ne provient pas uniquement de la répartition inégalitaire des ressources, mais résonne souvent avec la sensation de ne « pas être entendu ». La médiation contribue alors à la mise en évidence des enjeux relationnels qui sont au coeur des rapports de dépendance et sur lesquels un travail peut être effectué notamment par un ajustement des attentes mutuelles des parties. Lors de la mise en place d’une aide régulière en effet, chacun projette sur l’autre ses propres attentes et l’investit de besoins supposés ou de compétences imaginaires – occultant les besoins ou compétences réelles. Or, ces attentes ont rarement l’occasion d’être explicitées.

Ainsi, la médiation peut être comprise comme l’institutionnalisation d’un tiers favorisant un empowerment de la partie la plus faible et accompagnant un processus de codéfinition des enjeux de la relation d’aide (et donc des besoins de santé) et une reconnaissance mutuelle entre les partenaires du soin. À ce titre, elle est particulièrement indiquée pour la gestion des situations de dépendance. S’accorder sur le sens de la prise en charge, en mobilisant une approche élargie de la santé, prend en effet un caractère d’impératif dès lors que l’on a pour but la promotion de la santé des personnes en perte d’autonomie.

Care et médiation : le cas des personnes âgées

Le « social care » (Martin, 2008) est un champ en plein essor. Dans un contexte socioéconomique en transformation (vieillissement de la population, travail des femmes, précarisation de l’emploi), la demande de prise en charge des personnes âgées, notamment, explose. Devenues fragiles ou dépendantes, certaines personnes en viennent en effet à nécessiter une aide pour l’accomplissement de gestes quotidiens. Leurs demandes sont de nature non médicale et nécessitent une présence régulière. Il s’agit de répondre à leurs besoins physiques (se nourrir, se laver) et de les aider dans leurs activités sociales (se déplacer, communiquer, se divertir, payer ses factures). Or, le soutien des familles ou du voisinage, bien que décisif, ne peut suffire. De nouveaux acteurs émergent en marge des secteurs traditionnels de la santé, qui interagissent selon des rationalités parfois très différentes autour de la personne dépendante (Evers, 1993).

Plus récent que le système de santé traditionnel, le domaine du care est aussi moins hiérarchisé et moins institutionnalisé. De nouveaux droits, de nouvelles responsabilités, de nouvelles prestations doivent être définies aux frontières des sphères privées et publiques (aides à domicile, soutien aux proches). Dans ce contexte, la médiation peut aider à impliquer toutes les parties dans un processus de codéfinition des besoins, mais aussi favoriser la reconnaissance mutuelle des aidants.

Impliquer les personnes concernées dans la définition des besoins

Dans l’esprit de l’OMS, s’intéresser aux situations de dépendance force à considérer la santé non pas du point de vue de la guérison (cure), mais du point de vue des relations qui se constituent au nom du « bien-être » de la personne (care). Or, dispensée principalement par les femmes dans le cadre familial, le care a longtemps paru couler de source. Par contraste avec les traitements médicaux relevant du geste professionnel et technique, ces soins informels sont longtemps restés enrobés d’une rhétorique de l’amour et du dévouement (maternel, conjugal, filial) difficilement critiquable, masquant leur caractère profondément ambivalent. Ce n’est que récemment que la littérature, pointant le stress ou l’épuisement des aidants est venue révéler au grand jour le potentiel conflictuel de la relation de care (Samitca, 2006).

Nos recherches auprès de proches de malades Alzheimer confirment que la définition des besoins est un enjeu particulièrement délicat dans le parcours des malades. Tout d’abord, parce que la question ne se pose souvent que lorsque le problème atteint un caractère aigu, à savoir à l’occasion d’une crise. La décision de placer une personne âgée est, par exemple, un moment particulièrement sensible. Cette décision est, souvent prise brutalement (à la suite d’une hospitalisation par exemple) – alors que les proches épuisés, déchirés par des sollicitations contradictoires et rongés par la culpabilité sont alors peu à même d’effectuer des choix posés. De nombreux conflits mettent alors aux prises des membres de la même famille. Les expériences de « médiation en gérontologie » (elder mediation) tentées en la matière semblent donner des résultats intéressants (Ruffin et Bertschler, 2004). Mais il arrive aussi que le malade manifeste alors soudain son opposition, comme en témoigne un professionnel travaillant dans le domaine hospitalier en Valais à propos des cas d’Alzheimer :

La situation la plus courante, c’est que la famille cherche à placer le patient et puis que le patient, lui, ce qu’il veut, c’est rentrer à domicile. Alors souvent si on voit la famille et le patient en même temps d’emblée, ça provoque parfois des étincelles rédhibitoires qu’on arrive plus après à éteindre […].

Par ailleurs, la prise en charge des vieillards dépendants soulève des enjeux qui sont souvent non reconnus par le système médical, et qui concernent le déroulement de leur vie quotidienne. Certes, il existe des mesures du degré de dépendance qui, suivant une logique de financement et de services cohérents, permettent de quantifier les besoins[10]. Cependant, cette mesure peut aussi occulter l’existence de besoins non quantifiables chez le patient – de même que la situation difficile des proches aidants, qui tendent eux-mêmes à nier leurs propres besoins et se montrent souvent réticents vis-à-vis des services d’aide (Brodaty et al., 2004). Nos entretiens auprès de proches de malades Alzheimer confirment par exemple un besoin de « présence » (afin de soulager les proches du « souci » permanent de l’autre) qui ne trouve pas de traduction dans le système de santé. Le besoin de maintenir des relations sociales est aussi fréquemment cité. Cette dame âgée, s’occupant à la maison de son mari souffrant d’Alzheimer, exprime ses frustrations à l’égard de l’aide à domicile :

– Oui, j’aurais eu besoin, d’une présence un peu plus longue, un peu plus longtemps, que ces aides, qui sont là, qui regardent leur montre… Et puis elles tapent sur leur machine là : quand elles ouvrent la porte, quand on ouvre la porte, quand elles repartent la même chose. Pff, c’est infernal cette vie-là !
– Tout est compté…
– Aaah… À la seconde près, ah, oui !
– On n’a pas le temps de faire connaissance, en définitive ?
– Pas du tout. C’est mal fait. Parce qu’on pourrait discuter un peu. Déjà avec une vie que j’ai, qui n’était plus normale, ma vie, qui a complètement changé. Eh bien, on a besoin de discuter un petit peu avec quelqu’un […] Mais non. C’est ça qui manque le plus. Justement, c’est ça. Avec cette maladie, on est trop, trop isolé…

L’isolement du proche accompagne souvent la progression de la dépendance du malade Alzheimer et a d’importantes implications en termes de santé. Lors de l’évaluation des besoins, de façon préventive et les cas échéant à intervalle régulier, une médiation entre famille et soignants pourrait faciliter la formulation de ce type de besoin et la recherche de solutions adaptées dans de bonnes conditions.

Favoriser la reconnaissance mutuelle des « aidants et aidantes »

La dépendance situe d’emblée les personnes dans un rapport de pouvoir défavorable vis-à-vis de ceux qui pourvoient à leurs besoins comme vis-à-vis du système de santé. Mais la position des soignants n’est pas simple non plus. S’il n’y pas, officiellement, de traitement possible, l’intérêt pour le malade diminue et le caractère rébarbatif et dévalorisant des tâches de care, qui pour certaines se rapprochent du gardiennage, devient flagrant. Les conditions de travail difficiles laissent peu de temps aux soignants de base pour entrer en relation approfondie avec chaque patient. Par ailleurs, la hiérarchie du système de santé place les « travailleurs du care[11] » au bas de l’échelle. Leur parole et leurs expériences de terrain sont donc moins « audibles » que celles des médecins par exemple.

Ainsi, proches et professionnels – le plus souvent des femmes – partagent un manque de reconnaissance de leur compétence, de leur investissement, de leur fatigue. Plutôt que de les rapprocher, cette situation se traduit souvent par un mauvais ajustement de leurs attentes mutuelles : la lutte pour la reconnaissance passe alors par une dévalorisation des compétences de l’autre. Comme le pointe cette soignante en institution pour personnes âgées, l’acceptation des soins donnés par des professionnels peut demander du temps :

Alors, on a […] une patiente assez jeune, bien physiquement, qui a des troubles de la maladie d’Alzheimer et avec le mari ça a été vraiment difficile parce qu’il était beaucoup dans le contrôle au début. Et puis on s’est rendu compte qu’il a fallu 6 mois […] où on l’a laissé dire comment faire avec sa femme […] Au début, il voulait tout contrôler : « vous ne faites pas juste ! »

On trouve trace de ces difficultés tant dans les institutions médicalisées qu’à domicile. Les institutions intègrent par définition plusieurs logiques conflictuelles : une logique de soins hôteliers, une logique hospitalière et une logique domestique, puisque au final, les malades sont ici « chez eux » (Lucas, 2007). Dans ce contexte, les attentes mutuelles entre les proches et les professionnels ne coïncident pas toujours, de même que les attentes des malades (pour les des horaires ou la nourriture par exemple) ne coïncideront pas avec les logiques institutionnelles. Par ailleurs, des conflits se manifestent entre catégories de professionnels – y compris sur la meilleure façon d’offrir un soin de base (Lederman, 2008). À domicile, aucune aide n’est sérieusement envisageable sans la coopération des proches. Comme l’a montré Dussuet (2004), c’est alors l’organisation de soins à domicile qui se situe en position d’intermédiaire entre la famille et les professionnels. Par ailleurs, le malade, conscient de sa fragilité, peut lui aussi vivre la présence d’étranger à son domicile comme une intrusion, comme le raconte cette soignante :

Moi, j’ai été travailler chez une dame, et j’ai pu entendre ses peurs, j’ai pu entendre ce qui la dérangeait : que les personnes aillent sur son petit tiroir à culottes, que les personnes aillent sur le petit secrétaire. Pourquoi ? Parce qu’on pense qu’elle n’a plus de mémoire. Elle a pu m’expliquer aussi combien ça avait été difficile […] Ça montre l’importance des gens qui vont à domicile auprès de ces personnes touchées par la démence.

Sur ce point, le bien-fondé de la médiation en tant que système d’ajustement des attentes mutuelles tient à sa capacité de revaloriser le dialogue et donc à la capacité d’agir des deux parties les plus « faibles » du système de santé, soit les personnes dépendantes d’un côté et les soignants de l’autre – sans devoir nécessairement dépendre des « vertus » des individus eux-mêmes, comme le suppose la personne interviewée.

La médiation des dépendances : des défis de taille

Le rôle du médiateur est de garantir les conditions d’un dialogue exempt de rapports de pouvoir et respectueux des attentes et des besoins des médiés. Dans le cas des situations de dépendance, la situation est compliquée par la vulnérabilité des patients ainsi que par le caractère asymétrique du rapport entre la personne dépendante et le soignant. Certes, la structuration du processus de médiation en une succession d’étapes balisées doit permettre d’encadrer ces rapports, afin de rééquilibrer les pouvoirs et d’orienter la discussion dans une direction constructive (Stimec, 2007 ; Lascoux, 2004). Comme le rappelle Milburn (2002 : 116), la maîtrise de ce déroulement constitue même un des principaux éléments de la compétence des médiateurs. Concrètement toutefois, l’application de la médiation aux domaines de la prise en charge des dépendances soulève plusieurs problèmes délicats.

Une première difficulté a trait à la participation effective des personnes dépendantes au processus. Proches ou soignants ont en effet tendance à parler pour eux. Rendue nécessaire en cas de perte de capacité de discernement, portée par un désir de protection ou relevant de la diffusion de pratiques infantilisantes au sein de certaines institutions, cette habitude tend à exclure les personnes dépendantes des affaires les concernant (Lucas, 2009b). Les conflits se manifestent alors entre soignants, le malade devenant un objet – plutôt qu’un sujet – de discussion. Parfois aussi, les problèmes sont occultés. On peut en effet douter de la volonté des personnes âgées à entrer en conflit ouvert avec les soignants dont elles dépendent quotidiennement. Le risque existe qu’elles se replient sur une position passive, s’en remettant à leurs proches, par solidarité ou peur de représailles. Dans certains cas enfin, comme celui des démences, les proches mais aussi certains médecins préfèrent nier le diagnostic et ses conséquences.

Dans ce contexte, la médiation pourrait contribuer à passer d’une approche réactive de résolution des conflits manifestes impliquant proches ou soignants à une approche plus préventive, attentive à inclure les personnes âgées concernées, y compris des malades Alzheimer. Durant le premier stade de la maladie en effet, ces malades refusent souvent le statut de victime et l’interprétation négative de leur maladie, adoptant une attitude créative (MacRae, 2008). Par ailleurs, les jeux de pouvoir caractérisant les relations de care font ressortir l’importance de l’explicitation des attentes, dussent-elles engendrer une situation conflictuelle. Faire émerger les conflits latents, tout en assumant la responsabilité d’en canaliser l’évolution pourrait alors être une fonction propre à la médiation dans le champ du care. On le voit, le respect des droits des patients se pose ici comme un préalable à la médiation, et non comme enjeu, comme c’est le cas en médiation santé[12].

Une deuxième difficulté apparaît alors. Elle est liée au processus de médiation lui-même et concerne la capacité du sujet qui entre en médiation à se positionner comme un acteur autonome, capable de jouer le jeu de la délibération. Dans sa pratique, la médiation met l’accent sur le dialogue, à savoir l’usage du langage et de l’écoute. Or, l’affaiblissement physique des personnes âgées peut contribuer à limiter leur capacité à se concentrer, à suivre une discussion complexe ou à échanger de façon continue sur la durée d’une séance habituelle (souvent entre une heure trente et deux heures). On peut même douter de leur capacité à user du langage comme moyen de communication. Cette limite est encore accrue lorsque la personne donne des signes de démence : pertes de mémoire, incohérences de la pensée, des difficultés d’expression et troubles du comportement. Dans ce cas, les tentatives d’utiliser le dialogue se révèlent franchement vaines (Maisondieu, 2007). Mais toute capacité d’évaluation et d’échange est-elle pour autant perdue ? Les limitations physiques peuvent être prises en compte. Elles pourront en partie être contournées, par exemple par l’ajustement du processus de médiation aux capacités réelles de la personne concernée, mais aussi en développant des approches innovantes comme la recherche d’une « écoute » qui passe par l’observation de l’attitude des personnes.

Enfin, dans le meilleur des cas, la médiation débouche sur un consensus libre et éclairé. La valeur de ce consensus dépend des conditions de son élaboration et la médiation garantit ces conditions – ici et maintenant. On voit poindre alors une troisième difficulté, dans les cas où la personne n’est plus en état de s’exprimer : celle de la quête d’une « volonté hypothétique ». En effet, ni le recours à une tierce personne, comme un représentant thérapeutique (proche ou médecin), ni même des directives anticipées rédigées n’évitent en soi les conflits à propos de ce que la personne malade aurait vraiment désiré ou à propos de ce qui est le mieux pour elle. Pour le médiateur, il s’agit alors d’aider à démêler le jeu des interprétations divergentes de la volonté hypothétique du malade.

Sur le fond, le médiateur ne prend pas position sur la nature de l’accord : il est neutre. Sa neutralité repose sur la capacité des parties à juger leurs besoins durant la médiation et à interagir avec l’autre partie de façon rationnelle. Un tel jugement peut-il être considéré dans les cas de démence ou de fin de vie ? Jaworska (1999) a bien résumé le débat à propos des malades Alzheimer. Pour certains, les décisions concernant une personne démente doivent être élaborées en fonction de ce que le malade exprime aujourd’hui (y compris plaisir et douleur). En effet, la maladie transforme la personnalité même, invalidant en quelque sorte ses positions antérieures. Pour d’autres au contraire, le malade devient, à un certain point, incapable d’autonomie quant à l’évaluation globale de son bien-être et l’on ne peut fonder une décision que sur les signes qu’il aura donnés antérieurement. Pour Jaworska enfin, la capacité d’évaluation d’un malade Alzheimer n’est pas perdue, et, de ce fait, chercher à respecter ses intérêts immédiats n’est contraire ni à la recherche de son bien-être global, ni au respect de son autonomie (Ibid. : 109).

Le cas de la maladie d’Alzheimer a le mérite de nous confronter à la différence radicale, à la limite du modèle consensuel – celui de la reconnaissance d’un autre « similaire à moi-même », dans sa rationalité et sa capacité à reconnaître mes revendications. Il nous renvoie à la nature première de la délibération, celle d’un débat ayant pour but d’aboutir à une décision. Certes, la logique du meilleur argument prévaut toujours, mais l’horizon du consensus rationnel laisse place au respect de l’altérité et, au final, à la quête d’un modus vivendi[13].

En pratique, la mise en place de structures de médiation renvoie donc à un certain nombre de choix que les « ingénieurs de la médiation » connaissent bien et dont la résolution sera en fonction du contexte et de l’esprit dans lequel elle est envisagée. Faut-il favoriser une démarche préventive ou réserver la médiation à la gestion des conflits ? Faut-il instaurer un service de médiation permanent ou y recourir ponctuellement ? Faut-il former les professionnels du soin à la médiation ou faire appel à un médiateur externe ? Faut-il considérer le principe de la participation volontaire comme intangible ou recourir à des incitations fortes ? La réponse à ces questions viendra de l’échange d’expériences dans un champ en plein développement.

Conclusion : de la temporisation à la coopération conflictuelle

La médiation santé est aujourd’hui principalement centrée sur la gestion des conflits entre médecins et patients. Focalisée sur l’acte médical contesté, ou destinée à rendre le protocole de traitement moins opaque, elle ne facilite pas une réflexion élargie autour des besoins sociaux ou affectifs des malades. Pourtant, à l’instar de la promotion de la santé, la médiation est porteuse d’une promesse plus large d’empowerment pour les patients, mais aussi pour les soignants de base. De plus, ses fondements délibératifs en font un outil privilégié en vue d’une redéfinition élargie des besoins de santé. Ses potentialités sont donc particulièrement adaptées à la prise en charge des situations de dépendance, qui nécessitent la coordination de nombreux partenaire autour de besoins le plus souvent non médicaux.

Plus dynamique, moins institutionnalisé et moins hiérarchisé que le système de santé traditionnel, le domaine du care tirerait un bénéfice certain d’une institutionnalisation de la médiation dans une perspective de promotion de la santé. La mise en place de structures de médiation dans le cadre des maisons pour personnes âgées, des foyers, des structures hospitalières ou de l’aide à domicile contribuerait en effet à une revalorisation de l’accompagnement et du soin de base (en tant que travail relationnel au service d’un bien-être de la personne) et à une amélioration de la position des proches et des soignants (en tant qu’acteurs « faibles » dans le système de santé).

Contrairement à la médiation santé qui se développe en tant qu’outils de gestion de conflits, cette médiation-accompagnement se caractérise par son caractère préventif. De plus, alors que le diagnostic médical consacre la dépendance du patient à l’égard du système de santé, recourir à la médiation pour accompagner une personne âgée ou handicapée signifie renoncer à opposer autonomie et dépendance. La médiation se conçoit alors comme une ressource dans une quête souvent mal comprise : celle de l’autonomie dans la dépendance. Loin de servir à temporiser dans un contexte de tension, cette médiation se met légitimement au service du conflit et de sa vertu première : mettre en évidence et discuter la normativité des règles (Hunyadi, 1995). De ce point de vue, faire le choix de la médiation n’est pas un acte anodin. Pour qu’il porte ses fruits, un tel projet implique que les institutions concernées se dotent des moyens d’assumer ce nouveau partage du pouvoir – dans l’esprit de la Charte d’Ottawa.