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En France, c’est dans les années 1980 que l’on retrace les origines de la médiation interculturelle. Elle apparaît dans un contexte politique de décentralisation des politiques publiques françaises. L’action sociale se territorialise : les collectivités territoriales en deviennent les principales ordonnatrices et les modes d’intervention évoluent vers la création de partenariats locaux. Incités par la Politique de la ville[1], des acteurs institutionnels (élus, agents municipaux, bailleurs sociaux, travailleurs sociaux…) et associatifs locaux (de l’amélioration du cadre de vie, de l’intégration, le Planning familial…) élaborent des projets visant la résolution des « problèmes sociaux » de leur territoire d’intervention. De la rencontre entre travailleurs sociaux, militantes et militants associatifs de l’intégration naît l’idée de créer la fonction de « femmes relais » ou de « personnes relais »[2], intermédiaires entre institutions françaises et familles immigrées (Timera, 1999). Ces emplois dits de « proximité » sont principalement occupés par des femmes migrantes, maîtrisant tant leur langue d’origine que le français, résidantes et militantes au sein de leur territoire d’intervention. Selon les contextes locaux, elles sont salariées d’associations de femmes immigrées ou d’associations du travail social historique.

Dans le milieu des années 1990, une fédération d’associations promouvant cette fonction de « femmes relais[3] » transforme cette dénomination en « médiation interculturelle » pour valoriser leur contribution à l’accueil des immigrés en France. Malgré cette tentative de définition de leur activité, les médiatrices interculturelles peinent à se constituer en groupe professionnel aux missions spécialisées. Les contours de cette activité restent flous et la médiation interculturelle ne parvient pas à se faire reconnaître comme un « métier du travail social ». C’est ainsi que la littérature sociologique s’est surtout consacrée aux processus de reconnaissance professionnelle de cette méthode d’intervention sociale : en matière de complémentarité des pratiques avec les travailleurs sociaux (Blanchard, 2004), de nécessité d’une formation à la neutralité (Cohen-Émerique, 2004) ou de démonstration de l’invalidité du soupçon de communautarisme (Delcroix et al., 1996). Néanmoins, selon F. Ben Mrad (2002), ce type d’études s’enfermerait dans un « discours de consécration » au sens où elles viseraient moins à décrypter les enjeux qu’à contribuer à la reconnaissance professionnelle de ce qu’il nomme les « petits métiers » du social.

D. Demazière (2004) met en lumière la particularité du processus de professionnalisation de ces activités définies par les politiques publiques : la dénomination n’est pas le fruit de stratégies d’un groupe professionnel pour rendre son activité visible, autonome et légitime. Il invite alors à porter notre regard au-delà des processus de constitution d’un groupe professionnel pour analyser les contextes d’action et les systèmes de relation dans lesquels s’inscrivent ces travailleurs. Mettre en lumière les contours de la médiation interculturelle requiert donc l’étude des interactions entre médiatrices interculturelles, travailleurs sociaux initiateurs du projet et publics destinataires de la médiation (acteurs institutionnels et immigrés).

Produite par l’action publique, la médiation interculturelle repose sur une définition collective d’un « problème public ». En effet, les actions publiques ne sont pas le fruit de la pure rationalité de leurs décideurs, elles nécessitent l’engagement d’acteurs (militants, élus, décideurs administratifs, techniciens, experts…) dans des débats publics quant à la définition « du problème » et de sa résolution (Rinaudo, 1995 ; Lascoumes et Le Galès, 2007). Rompant avec le naturalisme des problèmes sociaux, cette approche constructiviste permettra de démontrer que la médiation interculturelle ne peut être réduite à sa définition institutionnelle première, un mode de résolution des conflits entre immigrés et institutions publiques. À partir d’une enquête de terrain ethnographique réalisée dans l’un des premiers réseaux de médiation interculturelle de France[4], cet article éclairera par quels processus la portée micropolitique de la médiation interculturelle s’est accrue par des débats sur la définition du problème de la gestion locale de la diversité ethnique en France.

Un réseau de personnes relais dans les marges de l’intervention sociale

L’enquête de terrain réalisée s’est déroulée au sein d’un réseau de médiation interculturelle de l’agglomération rouennaise, dans une commune industrielle ayant accueilli un tiers des familles immigrées arrivées en Haute-Normandie, dans le cadre du regroupement familial, entre 1989 et 1994. En 1991 est constitué un réseau dit de « personnes relais » : neuf femmes et six hommes de huit nationalités différentes. Soutenue par diverses institutions publiques locales (Confédération syndicale des familles, Secours catholique, Planning familial, Centre médico-social…), une association de prévention spécialisée[5] recrute ces 15 personnes avec pour mission d’améliorer les relations entre les familles immigrées et les institutions publiques locales. Ce sont donc des travailleurs sociaux du quartier qui commanditent cette intervention pour résoudre leurs difficultés de communication avec les immigrés de leur territoire. Après une période d’expérimentation de quatre ans financée grâce aux subventions de la mission Paul-Picard, les fonds se tarissent. En 1995, seules quatre femmes sont encore salariées, à temps partiel, par l’association porteuse de ce projet. Aujourd’hui, trois anciennes femmes relais ont accédé à des postes à temps complet où elles mêlent, à des degrés divers, médiation interculturelle et prévention spécialisée. Une quatrième médiatrice est salariée, à temps partiel, avec la médiation interculturelle pour seule mission[6].

Précisons que cette enquête de terrain de type ethnographique a été réalisée entre octobre 2001 et novembre 2005 dans le cadre d’une thèse de doctorat de sociologie[7]. Le matériel empirique est principalement constitué de comptes rendus d’observations directes et participantes de l’activité professionnelle et militante des trois médiatrices interculturelles présentes à l’époque dans cette association : réunions d’équipe, accompagnements individuels, actions collectives, réunions publiques, organisations de fêtes et de manifestations… Les observations ont été réalisées avec une fréquence d’au minimum 70 heures par mois (2001-2003) puis de 20 à 30 heures par mois (2003-2005). Elles furent complétées par neuf longs entretiens biographiques auprès des médiatrices interculturelles et d’autres anciennes personnes relais retrouvées, ainsi que par 15 entretiens semi-directifs avec des médiatrices et médiateurs salariés d’autres associations de Haute-Normandie et des acteurs institutionnels locaux (cadres, éducatrices et éducateurs de prévention spécialisée ; cadres et animatrices de la Politique de la ville ; chef d’établissement scolaire…) ayant été en interaction avec les « relais » et/ou « médiatrices interculturelles » de l’association observée.

Les personnes relais rencontrées ont raconté avoir débuté leur activité « sans le savoir », au sens où elles aidaient déjà bénévolement des voisines ou des concitoyennes et concitoyens, sans se poser de question sur leur rôle d’intermédiaire. L’une d’elles explique : « J’ai fait ça sans savoir que c’était de la médiation. Pour moi, c’était tout à fait naturel de pouvoir aider euh… mes compatriotes ou les autres femmes du quartier. » Traduire, écrire un courrier pour un voisin, se rendre à l’école ou à la préfecture avec une concitoyenne constituent-ils vraiment dans notre société actuelle des gestes « naturels » ? Si ce geste est effectué spontanément et leur apparaît comme « évident », il n’en est pas pour autant inscrit dans une « nature » au sens où il relèverait de qualités innées (ni individuelles, ni liées à leurs appartenances ethnique et de genre). Ce service rendu est bien d’essence « sociale », car il s’inscrit dans un réseau d’échange de services entre concitoyens, voire entre voisins[8].

À l’époque du réseau de personnes relais, cette activité salariale est marquée par la flexibilité, l’absence de garantie quant au nombre d’heures effectuées chaque mois et à la durée de leur contrat. Leur intervention est soumise à l’existence d’une demande explicite d’un professionnel ou d’un membre d’une famille immigrée du quartier. Elles sont payées « à la tâche », en fonction du nombre d’heures effectuées dans le mois, et ce nombre d’heures varie selon la demande. La rémunération des personnes relais est donc tributaire des sollicitations, notamment par le personnel des institutions publiques.

Plus les personnes relais s’investissent dans leur fonction, plus elles ressentent la précarité comme une injustice, produite par l’association. Le chef de service de l’association se souvient du début de leurs revendications au sujtet de cette précarité : « Je voyais l’énergie qu’elles dépensaient… elles y passaient du temps et revendiquaient… parfois un peu agressivement… elles avaient l’impression d’être exploitées. » Par sa position de chef de service, il observe la force de leur mobilisation et comprend leur demande d’une meilleure rétribution financière et/ou d’une reconnaissance institutionnelle de leur intervention. À cette revendication, l’association répond en mettant en avant la nécessité de l’« autonomie » du réseau. Derrière cette question se cache un débat sur les liens d’(inter)dépendance entre le réseau et le reste de l’association et surtout sur la définition des missions de ces nouveaux intervenants sociaux.

Le débat sur la stabilisation de la définition de cette activité de « relais »

Se référant à l’éducation populaire, la direction de l’association voit dans la mobilisation des personnes relais un moyen de favoriser la promotion collective de « leaders positifs » montrant l’exemple. Comme souvent dans l’histoire de l’éducation populaire, les militants et les travailleurs sociaux « historiques » (Ion et Ravon, 2002) de l’association ont peur que leur intervention vienne « embourgeoiser » cette mobilisation et émousser sa créativité propre :

Attention nous [direction], à travers ce qu’on va faire… Ne soyons pas dans le paradoxe de figer ce qui se passe là. […] n’institutionnalisons pas trop vite, ne mettons pas de l’administratif là où il y a du réseau, là où il y a de la vie, de la spontanéité (le chef de service).

Au nom d’une forme de bonne volonté, prise par le désir de ne pas imposer des logiques institutionnelles de rationalisation des pratiques, l’association refuse à l’époque de stabiliser la définition de cette activité. Conférant la richesse et l’originalité de ce réseau à sa « spontanéité », elle s’interdit alors de lui offrir des ressources pour formaliser sa mission et ses modes d’intervention, notamment en termes de formation. Alors qu’ils avaient pour objectif la promotion des habitants du quartier, ces acteurs de l’éducation populaire ne contribueraient-ils pas ainsi à maintenir ces nouveaux intervenants sociaux dans une position subalterne marquée par une précarité matérielle et symbolique ?

Selon les personnes relais, les temps de rencontre et de formation ne risquent pas de « rationaliser », de « formater » ou d’institutionnaliser leurs pratiques. Peu leur importe leur « spontanéité » supposée, ces espaces collectifs sont perçus comme nécessaires afin de faire aboutir leurs projets. La coordinatrice du réseau, Fouleymata, revendique alors le financement de temps de formation et surtout de temps d’élaboration de projets pour la vie sociale du quartier. Lors d’un entretien, elle argumente le sens de ces projets collectifs : « Pour montrer aussi que c’est pas pour ces gens-là [les personnes relais]… mais pour s’impliquer plus dans le quartier, il fallait imaginer […] pour être plus crédible auprès des institutionnels. » Les accompagnements individuels fondés sur la traduction sont peu visibles à l’échelle du quartier et elle postule que la visibilité de projets collectifs permettrait davantage de se soustraire au regard misérabiliste que leurs partenaires institutionnels portaient sur eux. Son intuition est la suivante : en rendant les effets de leurs interventions plus visibles, leurs partenaires institutionnels ne les verraient plus comme des habitants « carencés » nécessitant une aide pour s’insérer dans le marché du travail (« c’est pas pour ces gens-là ») mais comme des ressources du développement local.

Une formation où se négocie la fonction de médiation interculturelle

Malgré les réticences de la direction de l’association, les personnes relais obtiennent la mise en place de réunions, nommées « formations », destinées à formaliser le rôle de « relais » et à transmettre aux personnes relais de nouvelles compétences pour le mettre en pratique : échanges de pratiques, études de cas, intervention de chercheurs en sciences sociales… En effet, le réseau bénéficie d’un contexte politique favorable à ce travail de formalisation. Étant pionniers en la matière, Fouleymata et Jacques étaient conviés à des réunions « dans les Ministères » :

Et puis avec l’air du temps[9] qui était… bien qu’on était en avance. Quand on rencontrait les Ministères, etc., on s’est dit qu’il allait y avoir des espaces qu’il fallait qu’on… qu’il y avait là peut-être une fonction spécifique à mettre en oeuvre (Jacques, chef de service).

Au cours de ces réunions, ils acquièrent la conviction de participer aux prémices d’une « fonction spécifique » qui sera ensuite reconnue par les institutions publiques. L’usage du terme « spécifique » est intéressant, car il ne prend son sens que dans le contexte institutionnel. La fonction de relais ne peut devenir « spécifique » que si elle est incluse dans la répartition des tâches d’accueil des immigrés.

En 1992 débute une série de réunions entre les personnes relais et régulièrement avec quelques travailleurs sociaux locaux reconnaissant l’efficience de leurs interventions. Fréquemment, les personnes relais interrogées nous présentent ces réunions comme des « formations », sans pourtant évoquer précisément un objectif de transmission de savoirs construits. Est-ce en lien avec la démarche de formation dite « de base » de l’éducation populaire ? Est-ce une stratégie pour améliorer la reconnaissance de leur intervention comme un « métier » de l’intervention sociale ? Elles peuvent désormais leur rétorquer qu’elles suivent des « formations » pour accomplir ce rôle de relais et qu’elles ne sont donc pas tels des voisins accompagnant un compatriote.

À notre sens, ces temps dits de « formations » sont plus qu’un argumentaire à opposer aux professions « historiques » du travail social. Ils participent pleinement de la production de la fonction de « relais » en tant qu’interconnectée avec d’autres intervenants sociaux. En effet, au cours de ces « formations », le réseau invite régulièrement des représentants des institutions publiques auprès desquelles il intervient. À cette occasion, il élabore avec eux des arrangements plus précis sur la définition de ce rôle de relais : « Il y a les institutions, il y a les médiateurs. Donc eux, qu’est-ce qu’ils attendent de nous ? Et nous qu’est-ce qu’on peut faire pour faciliter le lien entre les habitants et les services de proximité ? » (Personne relais devenue médiatrice interculturelle.) La manière dont elle scinde en deux phrases la commande publique et la réponse proposée peut-elle nous indiquer que ces rencontres étaient des occasions de production d’ajustement de leurs interventions avec la commande institutionnelle locale sans pour autant se réduire à une mise sous tutelle de leur mobilisation ?

Du « relais » à la « médiation interculturelle » : une redéfinition du problème public

Les entretiens avec les médiatrices ayant été personnes relais font apparaître une résonance avec les discours des institutions publiques sur la position d’intermédiaire des « personnes relais ». L’exploitation de ces entretiens révèle une dichotomie dans leur discours. Lorsqu’elles évoquent la période actuelle, elles mettent en avant l’objectif de promotion des femmes immigrées et de leurs descendants en tant que citoyennes et citoyens. À l’inverse, les propos qu’elles tiennent sur l’action des personnes relais sont centrés sur la gestion des conflits entre les institutions publiques et les familles immigrées :

On faisait appel à nous si par exemple, il y avait besoin. Comme pour les écoles, on faisait appel à nous au moment des conseils de classe, s’il y avait un problème quelconque avec un des gamins, on nous appelait pour nous demander d’être présentes… selon notre origine (personne relais puis médiatrice dans une autre association).

La définition de cette fonction de « relais » fait donc référence aux notions de « besoin ». Pour elle, ce « besoin » apparaît à l’occasion d’un moment fort du fonctionnement institutionnel ou à l’occasion d’une tension dans l’interaction entre le personnel des institutions publiques et les familles immigrées : conseil de classe, conseil de discipline, réunion d’information sur les soins de la petite enfance… À cette époque, le coeur de leurs interventions est la gestion et la prévention des conflits au coeur des institutions publiques. Pour les enseignants et les travailleurs sociaux faisant appel aux personnes relais, ces conflits naissent d’une supposée « inadaptation », voire « inassimilabilité », des immigrés primo-arrivants. Résoudre le « problème de l’intégration » des immigrés reviendrait à diffuser, notamment par l’apprentissage du français, les références culturelles et les codes d’interaction français pour qu’ils adaptent leurs comportements à la société d’accueil.

Toutefois, tout en reprenant à leur compte une partie du vocabulaire de ce discours sur la « gestion des conflits », les personnes relais n’y mettent pas le même sens que les professionnels de l’action publique rencontrés. C’est le cas par exemple de la question récurrente de la « barrière de la langue » : « Dans ce quartier, il y a eu l’arrivée massive des familles étrangères, les institutions se trouvent démunies face à ce… problème de langue, disons de communication » (Fouleymata, coordinatrice). Elle n’analyse pas ici « le problème de la langue » en termes d’une « inadaptation » des familles immigrées. C’est le sentiment d’impuissance des institutions publiques (« démunies ») qui crée le « problème ». Grâce à son expérience de migration, elle sait qu’auparavant les institutions publiques locales se désintéressaient de l’accueil des immigrés qui, pourtant, ne parlaient pas mieux le français à leur arrivée en France. Si l’on poursuit le raisonnement de Fouleymata, n’est-ce pas davantage lorsque le personnel des institutions publiques identifie l’immigration comme l’un des « problèmes » du quartier et du fonctionnement de leurs institutions (notamment par les difficultés de communication) qu’émerge l’idée d’avoir recours à des intermédiaires appartenant à ces « communautés » ?

Puisque l’essence du « problème » n’est pas avant tout linguistique, elles refusent d’être assignées à « compenser » des carences de maîtrise de la langue française : « On ne voulait pas seulement limiter le rôle de ces personnes relais à l’interprétariat » (Fouleymata). Être seulement traducteur serait donc « limiter le rôle » et les personnes relais concevaient déjà leur fonction comme des « catalyseurs » de compromis entre institutions publiques et immigrés, des compromis où aucune des deux parties ne gagnerait contre l’autre. Leur activité ne peut donc se réduire à la contribution d’une mise en « conformité » du mode de vie des immigrés. Elle porte en elle une autre analyse de ce que signifie « l’accueil » des immigrés en France et « l’adaptation » réciproque qui en découle nécessairement, positionnement politique dont nous allons à présent exposer le processus de production.

Les « formations » : une reconstruction des frontières ethniques

Lors de cette enquête, les personnes relais devenues médiatrices ont présenté ces « formations » comme des moments où elles apprennent à se connaître, à s’apprécier et à se construire en tant que collectif. Lorsque je demande à Daya de me raconter « comment se passait l’activité du réseau », elle me répond tout de suite avec enthousiasme : « Donc il y a la formation, bien sûr ! On va commencer par la formation. Il y avait beaucoup de personnes relais, différentes nationalités : congolaise, zaïroise, sénégalaise, algérienne, tunisienne, marocaine… Il y a beaucoup de nationalités, mais on a… la formation ». Pourquoi Daya oppose-t-elle le nombre de « nationalités » avec l’existence de ces temps de formation ? Cherche-t-elle ainsi, par avance, à faire la preuve que le réseau ne relève pas d’un « repli communautaire » qui fait si peur aux personnels des institutions publiques ? Ne peut-on également y voir la marque du passage à une étape nouvelle vers l’élaboration de la médiation interculturelle ?

Auparavant, les personnes relais vivaient individuellement leur expérience d’accompagnement à l’intérieur de leur réseau de connaissance communautaire, ce qui les conduisait souvent à la considérer comme une « spécificité culturelle » de leur pays d’origine. En se rencontrant régulièrement, les personnes relais apprennent à vivre leur intervention comme collective et à dégager des principes d’action partagés par tous. La fonction de médiation se construit alors comme dépassant les frontières ethniques (Barth, 1995) des communautés nationales d’origine. Par exemple, Amina, d’origine algérienne, n’hésite plus à remplacer Daya, marocaine, lorsque celle-ci ne peut pas assurer une demande de « relais ». L’une et l’autre ont appris à s’apprécier et se font suffisamment confiance pour se remplacer mutuellement.

Cette logique de dépassement des frontières ethniconationales s’est poursuivie, car les médiatrices accompagnent encore, voire réalisent des « traductions » pour des personnes d’appartenance ethnique hétérogène. Ainsi, lors d’un débat sur le conflit israélo-palestinien organisé par les médiatrices, Ida a traduit les propos d’une enseignante à une femme de nationalité tchétchène, sans pour autant parler un mot de sa langue maternelle, juste en reformulant plus simplement, voire juste en répétant ses propos. Est-ce à dire que la médiation interculturelle telle qu’elle s’invente durant ces « formations » ne nécessite plus le sentiment d’appartenir à un même groupe ethnique ? Plus qu’un effacement des relations interethniques, ne s’agit-il pas davantage d’une reconstruction partielle des frontières ethniques par une expérience commune au sein de ce réseau ? Quelle est alors la nouvelle définition de leur intervention revendiquée par les personnes relais devenues médiatrices et médiateurs ?

Se faire le porte-voix des « immigrés » à l’échelle locale

Lors d’un des entretiens, Fouleymata m’éclaire sur sa définition de cette activité :

Le relais dans le quartier, c’est aussi pouvoir à des moments, ouvrir des temps de rencontre […] être à l’écoute de certaines questions qui émergeaient et d’essayer de voir comment on pouvait être force de proposition au niveau des institutionnels.

Selon elle, cette fonction est indissociable de ces « temps de rencontre » au sens où ils permettent le repérage de récurrences parmi les demandes d’intervention qui leur sont faites et l’élaboration d’un regard commun sur les logiques institutionnelles. Ainsi, cette construction collective de la médiation interculturelle se structure davantage autour d’un positionnement politique : être « force de proposition au niveau des institutionnels », c’est-à-dire infléchir les fonctionnements institutionnels. Demandant des précisions sur ce point, Fouleymata ajoute :

Elles ont eu l’occasion de rencontrer des institutions, des travailleurs sociaux que leur simple condition d’immigrées ne leur aurait pas permis. Donc, c’est aussi une certaine reconnaissance par rapport à leurs populations d’avoir un interlocuteur qui pouvait être dans les instances, même si l’on savait que pour faire bouger les choses, c’est pas facile.

C’est donc au nom de « leurs populations », entendu sans doute au sens de communautés nationales d’origine, qu’est construit ce positionnement politique. Remarquons que Fouleymata ne fait pas explicitement référence aux appartenances ethniconationales des membres du réseau : nulle précision du nombre de nationalités représentées. Elle évoque seulement « leur simple condition d’immigrés » et souligne ainsi que toutes « leurs populations » ont une position commune dans les rapports de pouvoir : ce sont des « immigrés ». Et c’est en leur nom que les personnes relais se rassemblent pour construire une mobilisation collective.

En conséquence, les rencontres entre personnes relais transforment effectivement les frontières ethniques (Barth, 1995) en participant à produire un « nous, les immigrés » à opposer aux figures imposées de la gestion de la diversité ethnique au sein des institutions publiques. Sans droit de vote et ayant le droit de se constituer en association seulement depuis 1981, être médiatrice ou médiateur interculturels au sein des institutions publiques françaises leur apparaît comme une « reconnaissance », celle d’un droit à la parole publique pour les personnes de nationalité étrangère. C’est en cela que Fouleymata précise qu’elles ont accès à des débats que leur « simple condition d’immigrés ne leur aurait pas permis ». Même en étant assignées aux interstices des institutions publiques et sans naïveté sur leur position de pouvoir (« faire bouger les choses, c’est pas facile »), le statut de « professionnel de la gestion de la diversité » leur donne une plus grande légitimité pour faire entendre les voix des immigrés à l’échelle locale. En effet, leur position de salariés d’une institution publique leur confère un nouveau statut : elles ne sont plus de « simples » immigrés et accèdent à de nouveaux espaces publics, ce que Fouleymata nomme des « instances » (réunions partenariales organisées par la Politique de la ville, par la zone d’éducation prioritaire…).

Étant invitées dans des espaces de débats où les immigrés du quartier n’étaient pas représentés, ces nouveaux intervenants sociaux se sentent la « mission » de les « représenter », d’y faire valoir les points de vue de leurs concitoyennes et concitoyens. Pourtant, ces derniers n’ont pas été élus ni explicitement nommés par leurs communautés d’origine. Certes, le fait d’avoir été d’abord sollicités par leurs compatriotes leur confère une forme de légitimité au sein de leurs communautés. Cette dernière reste fragile, car elle ne respecte pas les structures de pouvoir traditionnelles. Par exemple, en tant que lettrés et maîtrisant parfaitement le français, des femmes, des jeunes ou des membres d’ethnie minoritaire dans leur pays d’origine acquièrent un statut de « représentants » de leur communauté d’origine, difficilement accessible dans le contexte de leur pays d’émigration. Nous retrouvons ainsi les analyses de Daum (1998) à propos des associations de Maliens en France. Bien que ces associations soient fortement traversées par les hiérarchisations (entre castes, entre hommes et femmes, aînés et cadets), les pratiques de certaines associations n’en remettent pas moins en cause, de manière diffuse, ces hiérarchisations, un jeune homme lettré pouvant, par exemple, obtenir davantage de pouvoir que ne conférerait sa classe d’âge.

Au sens de Weber (1922), plus qu’une domination traditionnelle, leur légitimité à intervenir « au nom » de leurs concitoyens ne relève-t-elle pas davantage d’une domination rationnelle, conférée par le statut de salarié d’une institution publique ? Le point de vue qu’elles défendent auprès des institutions n’est pas le fruit d’un débat public. Elles n’organisent pas de réunions publiques régulières où les immigrés du quartier pourraient s’exprimer sur l’expérience quotidienne de leurs relations avec les institutions publiques françaises. Bien plus, les médiatrices et médiateurs interculturels parlent « en leur nom ». Elles deviennent ainsi des « porte-voix » des immigrés du quartier, certes en parlant « à leur place », mais à partir de l’observation de récurrences dans les causes de leurs sollicitations.

En conclusion, née sous l’impulsion de l’action sociale territorialisée, l’activité de médiation interculturelle s’est néanmoins construite au fil des interactions entre ces nouveaux intervenants, les travailleurs sociaux initiateurs du projet et les publics visés (acteurs institutionnels et immigrés). Du « relais » à la « médiation interculturelle », les contours de cette fonction sont devenus plus micropolitiques. Derrière cette modification terminologique se cache bien sûr une recherche de reconnaissance de légitimité professionnelle, mais elle révèle également une évolution du débat public local sur la définition du « problème » de la gestion de la diversité du quartier. À l’occasion de leur « formation », les médiatrices et médiateurs interculturels se sont construits en « collectif » fondé sur un « nous, les immigrés », et ont revendiqué, auprès de leurs partenaires locaux, une autre perception de l’accueil des immigrés en France. Au-delà de la gestion des conflits reposant sur la traduction et la diffusion des valeurs de la société d’accueil, c’est également la voix des immigrés de leur quartier qu’ils et elles cherchent à porter auprès des institutions publiques.

En ce sens, la médiation interculturelle participe aux processus démocratiques locaux et à l’inclusion des minoritaires[10] dans l’espace public (Habermas, 1978). Ce processus se réalise par l’entremêlement de leur positionnement professionnel et militant, comme souvent dans le champ de l’intervention sociale. Les sources de leur autorité de « force de proposition » sont fortement corrélées à leur statut institutionnel, tant auprès des institutions publiques que des immigrés. De ce fait, la question de la reconnaissance institutionnelle de la médiation interculturelle est doublement porteuse d’enjeux : pour la professionnalisation de cette activité et pour le développement démocratique local en France. Ces nouveaux intervenants parviendront-ils à se constituer en groupe professionnel reconnu ? Ne risqueraient-ils pas alors de mettre en danger leur sentiment d’appartenance à cet autre collectif (« nous, les immigrés »), fondement de leur revendication de position de porte-voix ?