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Le renforcement spectaculaire du partenariat entre la Russie et la Chine suscite de nombreux questionnements de la part des théoriciens et des praticiens des relations internationales. Moscou et Beijing parlent d’une alliance stratégique susceptible de changer la face du monde en relevant le défi du nouvel ordre multipolaire, ce qui conduit certains chercheurs à considérer leur relation comme un exemple de la coopération à somme positive. En même temps, les autres soulignent le danger potentiel de cette alliance entre les deux pays autoritaires et mettent en évidence son caractère plutôt anti-américain. Dans Axis of Convenience, Bobo Lo, diplomate de carrière et directeur des programmes russe et chinois au Center for European Reform, offre une vision beaucoup plus nuancée de cette relation bilatérale, sensiblement différente de l’image maintenue par les deux pays et qui est souvent reprise par les experts et le grand public.

L’auteur avance que, malgré le succès évident de la coopération entre Moscou et Beijing dans plusieurs domaines, la relation entre les deux pays est loin d’être une alliance stratégique, car elle repose sur une base chancelante, marquée par le pragmatisme, l’absence de confiance et de valeurs communes ainsi que par une compétition géopolitique. Selon Lo, il s’agit d’une relation instrumentale et, plus encore, d’une importance secondaire pour les deux acteurs concernés, car ce sont les États-Unis qui restent un partenaire incontournable pour la Chine et un point de repère pour la Russie. Lo qualifie le partenariat sino-russe d’une « anti-relation », car il est conditionné par le contexte sécuritaire et ne possède pas d’objectifs endogènes communs.

Lo défend son point de vue en recourant aux outils multidisciplinaires et en privilégiant les arguments d’ordre idéationnel. Il admet qu’après la fin de la guerre froide les deux pays ont su surmonter plusieurs obstacles qui les ont séparés dans le passé en développant la coopération en économie et dans le domaine de sécurité, tout comme l’interaction institutionnelle dans le cadre de l’onu ou de l’Organisation de coopération de Shanghai (ocs). Cependant, le caractère purement instrumental de cette relation ne lui permet pas de devenir une alliance authentique, qui, selon Lo, devrait impliquer une vision du monde partagée et des intérêts communs à long terme. Ce n’est pas le cas du partenariat sino-russe où plusieurs éléments semblent opposer les deux pays. Ainsi, la Russie élabore ses politiques en fonction des menaces externes souvent à court terme, tandis que la Chine se concentre surtout sur ses buts internes en voyant avec raison la source de sa sécurité dans un développement économique réussi. Malgré le règlement réussi de la question territoriale, Moscou ne se sent pas en sécurité face à la situation démographique qui existe dans la région de l’Extrême-Orient russe, sous-peuplée et négligée par les autorités, où les migrants chinois sont devenus la source principale de la main-d’oeuvre. Même en Asie centrale, où la stabilité semble être l’enjeu commun pour les deux pays, la compétition géopolitique entre eux l’emporte sur la coopération, et l’ocs, censée être un mécanisme d’intégration, devient parfois un outil de pouvoir dont les deux pays contestent le contrôle. Lo avance qu’une méfiance profonde existe entre les deux pays, et c’est l’histoire qui en serait la cause. L’ampleur de la coopération économique ne réussit pas à surmonter la méfiance mutuelle et les différences idéationnelles. Plus encore, elle représente elle-même une source de menace potentielle, car, d’une part, la Russie a peur de devenir un appendice fournisseur de matières premières pour la Chine, ce qui augmenterait l’écart en puissance déjà existant. D’autre part, la Chine craindrait de devenir trop dépendante du pétrole et du gaz russes, ce qui l’incite à diversifier constamment ses partenaires dans le domaine économique en suscitant les inquiétudes de Moscou. Ainsi, superficiel et parfois opportuniste, le partenariat entre la Chine et la Russie ne pourrait pas se maintenir à long terme et il ne représente, selon Lo, aucune menace pour l’ordre mondial établi.

L’avantage incontestable du livre est d’utiliser l’approche multidisciplinaire qui allie les arguments politologiques, historiques, économiques et démographiques pour présenter une image empirique riche de nombreuses facettes des relations complexes entre deux acteurs internationaux importants et d’en révéler des contradictions profondes derrière une image projetée. Cependant, l’envers de cette approche est l’absence d’un cadre théorique rigoureux qui communique un caractère parfois éclaté à la démonstration. Malgré le fait que l’argument principal de Lo porte sur les différences idéationnelles entre les deux pays, il opère des preuves empiriques qui se situent surtout de côté des intérêts instrumentaux de deux acteurs, ce qui constitue une contradiction. Par ailleurs, la réalité récente infirme certaines conclusions de l’auteur : les derniers contrats dans le domaine énergétique d’une valeur de 100 milliards de dollars américains témoignent, d’une part, de l’engagement à long terme et, d’autre part, de l’importance de la coopération dans le secteur énergétique pour les deux pays, qui a été largement sous-estimée par Lo. Cela étant dit, le livre représente sans aucun doute une étude intéressante dont l’avantage est d’aller au-delà des apparences et des préjugés existants en offrant ainsi une lecture enrichissante à tous ceux qui s’intéressent aux politiques de deux grands acteurs énigmatiques et controversés du monde contemporain, la Russie et la Chine.