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En août 2008, le Caucase du Sud a été le théâtre d’une guerre éclair opposant la Géorgie et la Russie. Ce conflit a fait suite à l’intervention géorgienne en Ossétie du Sud, région séparatiste que Tbilissi a tenté de faire revenir dans son giron. Il a ravivé l’intérêt et les interrogations autour des « conflits gelés » de l’espace postsoviétique, à savoir les conflits d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en Géorgie, de Transnistrie en Moldova et du Nagorno-Karabakh en Azerbaïdjan. L’objectif de ce numéro spécial d’Études internationales est de faire le point sur la genèse de ces conflits, sur leur évolution, mais aussi sur l’implication d’acteurs externes, au premier rang desquels figure la Fédération de Russie. Seront également analysées les actions de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan) et de l’Union européenne (ue), dont les frontières ont été repoussées à l’Est par les élargissements successifs. Avant de présenter plus en détail les différentes contributions au dossier, nous souhaitons revenir sur le concept de « conflits gelés » et sur sa définition. Nous tenterons ainsi de dégager les caractéristiques communes de ces conflits et de montrer en quoi ils se distinguent des autres conflits de ce monde. Par la suite, nous exposerons les grands débats théoriques et politiques soulevés par leur existence même et reviendrons sur les difficultés liées à toute entreprise de médiation et de résolution.

I – Qu’est-ce qu’un conflit gelé ?

A — Tentative de définition

Il n’existe aucune définition formelle, ni de consensus entourant le terme de « conflit gelé ». Pour éclaircir notre propos, nous pouvons considérer qu’un « conflit gelé » est un conflit armé qui, après une phase militaire, est suspendu par un cessez-le-feu pour une longue période et où les belligérants sont généralement séparés par une opération de maintien de la paix (Jolicoeur 2004a ; Mackinlay et Cross 2003 ; Lynch 2000)[1]. Bien que les hostilités armées soient interrompues et qu’un processus de paix soit établi, aucune solution n’a encore été trouvée et les négociations, dans l’impasse, semblent indéfiniment bloquées[2]. Les pays engagés dans ce type de conflit se trouvent donc dans un contexte de « ni guerre, ni paix » et ne parviennent pas à dégeler la situation.

L’intervention géorgienne en Ossétie du Sud et la guerre qui a suivi avec la Russie marquent un tournant relatif[3] : l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie ont obtenu la reconnaissance de leur indépendance de la part de quatre États ou organisations politiques : la Fédération de Russie, le Nicaragua, le Venezuela et le Hamas. Toutefois, la logique du gel semble avoir repris le dessus après la phase militaire : des négociations, chapeautées par l’ue, se sont ouvertes à Genève en octobre 2008. Les pourparlers n’aboutissent à aucune avancée, alors que les tensions entre Ossètes et Géorgiens persistent. Au-delà de la transformation du conflit en un conflit interétatique[4], la dynamique de l’impasse semble prévaloir après plusieurs mois de négociations infructueuses. C’est en ce sens que l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie restent des « conflits gelés », malgré les évolutions récentes.

Le terme de « conflits gelés » n’a été ni conceptualisé, ni situé par rapport aux autres formes de rapports belligènes dans la littérature polémologique. Certains concepts s’en rapprochent, mais finissent toujours par décrire une réalité différente des conflits gelés étudiés ici. Dans la plupart des typologies de conflits, les auteurs classent ce phénomène social selon l’intensité de la violence ou des moyens utilisés (guerre limitée/guerre illimitée), le nombre d’acteurs concernés (dyade, triade, etc.), la durée (courte ou longue), l’extension territoriale (mondiale, régionale, locale, transnationale), l’intention des protagonistes (guerres offensives/défensives) ou les forces relatives des protagonistes (Duroselle 1992 : 230-251 ; Corvoisier et Couteau-Bégarie 2005). D’autres typologies s’intéressent au type d’acteurs concernés, qualifiant les conflits de prémodernes, modernes ou postmodernes (David 2000), ou au type de sociétés dans lesquelles ils surviennent – agraire, industrielle ou de la communication – et qui aurait une influence sur les méthodes de combat des protagonistes (Toffler et Toffler 1994).

Parmi ces nombreuses classifications, une division classique se démarque des autres : celle qui distingue les conflits internationaux des conflits civils (ou les conflits interétatiques des conflits intraétatiques)[5]. Or les conflits gelés sont à cheval entre ces deux catégories. Par leur nature sécessionniste et le refus de la communauté internationale de reconnaître l’indépendance des États de facto qui en sont issus, ces conflits correspondent à la catégorie des conflits civils. Toutefois, le soutien extérieur dont ont bénéficié les États de facto – qui a permis à ces derniers de se maintenir pendant près de deux décennies – confère aux conflits gelés un caractère de conflits internationaux. Peut-être, comme l’indique Duroselle, que la distinction entre conflits civils et conflits internationaux est avant tout juridique et que, dans plusieurs cas, les deux types de conflits sont imbriqués l’un dans l’autre (1992 : 239).

Certains auteurs mentionnent parfois une troisième catégorie de conflits, appelés « conflits de basse intensité » (Dufour et Vaisse 1993), qui correspondent généralement à une insurrection de type guérilla. Un autre concept, celui de « conflit armé prolongé » (Sahara occidental, Colombie, Israël-Palestine), rend compte de la durée des oppositions entre les protagonistes, mais suppose que les hostilités armées ont toujours cours, plus ou moins avec la même intensité. Or, l’utilisation de l’un ou l’autre de ces concepts pour qualifier les conflits gelés serait trompeuse, dans le sens où ils passeraient sous silence la suspension officielle des hostilités et la mise en place d’un processus de paix. La catégorie « autres conflits » (McInnes 2000) épouse des concepts aussi variés que les « guerres moléculaires », les « guerres du troisième type » ou les « guerres de quatrième génération ». Sa valeur explicative est limitée, puisqu’elle englobe des conflits trop diversifiés pour la rendre opérationnelle (Salamé 1998 : 296).

Le concept de guerre asymétrique, déjà étudié par Sun Tzu et remis au goût du jour au milieu des années 1990, constitue a priori un meilleur choix, car il considère les différences de capacité des protagonistes et permet d’expliquer l’issue surprenante de certaines confrontations militaires, où le déséquilibre des forces en présence aurait laissé présager une victoire du plus fort. Selon Tucker, « [l]a guerre asymétrique consiste à tirer parti de la faiblesse de l’adversaire en recourant à des armes et à des tactiques innovatrices et bon marché à la fois, conçues pour affaiblir la détermination de la puissance la plus forte et sa capacité à utiliser de manière efficace sa supériorité en termes de moyens conventionnels ». Cette définition semble s’appliquer aux cas de conflits gelés, dont les parties sécessionnistes ne représentent que quelques dizaines de milliers d’habitants qui s’opposent à des États dont la population se compte en millions. Or, un examen minutieux de ces conflits révèle plutôt qu’en général les mouvements sécessionnistes se sont progressivement dotés de forces armées centralisées, usant de méthodes traditionnelles. L’armée du Nagorno-Karabakh, forte de plus de 20 000 membres, dispose de blindés et d’une aviation et est souvent décrite comme la formation militaire la plus efficace du Caucase du Sud. Le concept de guerre asymétrique est plus utile pour l’analyse du phénomène de guérilla ou de la guerre aux narcotrafiquants (La Carte 2002 ; Courmont 2003 ; Noguier 2003 ; Racicot 2002) que pour l’étude des conflits gelés.

Les conflits gelés diffèrent également de ce que Paul Valéry appelle les conflits suspendus, c’est-à-dire des situations où les hostilités armées se sont tues, mais où rien n’est réglé et où le contentieux à l’origine du conflit demeure entier (Domergue-Cloarec 2004 : 150). En dépit de leurs très grandes similitudes, ces deux concepts comportent une différence de taille, à savoir que, dans le cas des conflits suspendus, la phase armée n’a rien changé à la donne de départ. La suspension des hostilités correspond à un retour au statu quo ante, ce qui a fait dire à certains, comme à Napoléon iii, qu’une « guerre suspendue » était une « guerre reportée » (Boilay 1859). Transposé aux cas de conflits sécessionnistes contemporains, un conflit est considéré comme « suspendu » si le groupe sécessionniste a militairement perdu la confrontation et que l’État de jure a restauré son intégrité territoriale. Dans ce contexte, un processus de réconciliation nationale peut (ou non) être entamé par l’État vainqueur. L’élimination des Tigres de libération de l’Eelam tamoul au printemps 2009 constitue un exemple récent de conflit suspendu. Or, la particularité des conflits gelés repose sur la victoire militaire des mouvements sécessionnistes sur les troupes gouvernementales de l’État dont ils font juridiquement partie ; par conséquent, la suspension des hostilités ne constitue pas un retour au statu quo ante et aucun processus de réconciliation nationale n’est entamé. Au contraire, la perpétuation du conflit gelé tend plutôt avec le temps à renforcer la séparation des protagonistes, ces derniers consolidant leur position sur le terrain et dans les esprits des populations concernées.

B — Les États de facto de la cei

Tous les conflits retenus dans cette étude comportent des caractéristiques spécifiques qui les distinguent les uns des autres. Malgré ces différences, il existe un certain nombre de similitudes, notamment en ce qui a trait à l’origine et au développement du conflit, à la place que celui-ci occupe dans la politique régionale et aux conséquences qu’il provoque à court et à moyen terme chez les protagonistes. Tous ces conflits sont apparus entre 1988 et 1992, dans le contexte de la perestroïka, de la montée des nationalismes et du démembrement de l’Union soviétique. Dans tous les cas, il s’agissait à l’origine d’un conflit sécessionniste, où une minorité nationale a pris les armes contre l’État auquel elle appartenait en vue de former un État indépendant ou de se rattacher à l’État voisin. La relation au territoire, aussi importante soit-elle dans le déclenchement et l’enracinement du conflit (Toft 2003 : 107-126), n’en représente pas l’unique aspect ; les dimensions symboliques sont tout aussi centrales : attachement à une langue, à une culture, réécriture de l’histoire au prisme des évolutions présentes et élaboration d’une rhétorique soutenant l’impossibilité du vivre ensemble. La Transnistrie constitue ici un cas particulier, dans la mesure où le caractère ethnique[6] du mouvement sécessionniste est plus marginal que dans les autres cas[7].

D’une certaine façon, on peut affirmer que tous ces conflits se sont soldés par une défaite de l’État de jure[8], qui ne constitue toutefois pas une victoire entière pour les parties sécessionnistes. Certes, ces dernières contrôlent un territoire et une population, ont proclamé leur indépendance, se sont dotées de structures gouvernementales et d’une armée, ont formé des gouvernements organisant régulièrement des élections, plus ou moins libres. Cependant, bien qu’elles possèdent à peu près tous les attributs d’un pays souverain, elles ne sont pas reconnues par la communauté internationale, et, si elles le sont, leur reconnaissance est le fait d’une extrême minorité, ce qui pose la question de leur statut. L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud peuvent-elles être considérées comme des États de jure, ou restent-elles des États de facto[9], à l’instar de la République de Transnistrie et de la République du Nagorno-Karabakh? Certains auteurs préfèrent parler de para-États (Strachota 2003 : 43-80), de proto-États sécessionnistes (Jolicoeur 2000 : 19) ou de républiques non reconnues (Walker 2000 ; King 2001a). D’autres enfin emploient la litote « États non étatiques » (King 2001b), mais le principe reste le même : ces entités séparatistes sont le produit d’une volonté de faire sécession, d’une part, et du refus de la communauté internationale, dans sa majorité, de cautionner cette sécession, d’autre part (McGarry 2004 : x). La difficulté de classer les conflits gelés dans des catégories existantes réside probablement dans le fait que la nature particulière du conflit se superpose à un statut qui ne peut être que temporaire. Les conflits gelés ont tous donné naissance à des États de facto qui, malgré leur durabilité, sont appelés à disparaître, en raison soit de leur réintégration au sein de leur État de jure, de leur intégration à un État voisin ou de leur reconnaissance formelle par les autres États souverains.

Comme l’a fait Pegg, il est utile d’établir une distinction entre un « quasi-État » et un « État de facto ». Les quasi-États sont des entités étatiques qui n’en portent que le nom : ils possèdent une souveraineté reconnue internationalement et sont membres de l’Organisation des Nations Unies, mais ils ne contrôlent pas entièrement leur territoire ou leur population. Le meilleur exemple de quasi-État est celui de la Somalie. L’État de facto, par contraste, est un mouvement politique qui exerce un contrôle substantiel sur un territoire et une population, mais dont la souveraineté n’est pas reconnue par la communauté internationale. Dans les termes de Pegg, « le quasi-État est légitime, peu importe si sa souveraineté n’est pas réelle (lire totale)… L’État de facto, pour sa part, est une réalité fonctionnelle à laquelle le reste de la société internationale refuse une légitimité » (Pegg 1999 : 5).

C — Conflits gelés, faiblesse étatique et instabilité régionale

Si les États de facto ne sont pas des « États en déroute » (failed states), leur existence même crée les conditions de l’instabilité au niveau régional. Surtout, ils placent l’État de jure dans une situation de forte incertitude politique. En effet, le maintien de ces zones grises fortement conflictuelles contribue à la faiblesse des États de jure en les empêchant d’exercer leur souveraineté sur l’ensemble de leur territoire (Kolsto 2006). Dans les termes de Holsti, un « État faible » est un État dans lequel au moins un des trois fondements étatiques est compromis par différents facteurs. Les trois fondements sont : 1) l’idée de l’État, c’est-à-dire le fonctionnement d’un contrat social implicite et d’un consensus idéologique entourant l’existence de cet État ; 2) la base physique de l’État, exprimée à travers un consensus international sur ses limites territoriales et sur sa légitimité étatique, de même que par une souveraineté effective ; 3) l’expression institutionnelle de l’État, c’est-à-dire un consensus sur les « règles du jeu » politiques, un contrôle civil de l’appareil militaire, un accès égal aux décisions et aux allocations et une distinction claire entre le gain privé et le service public (Holsti 1996 : 25 et 104-107).

Force est de constater l’absence de la plupart de ces conditions en Moldova, en Géorgie et en Azerbaïdjan. En premier lieu, aucun de ces États ne contrôle l’ensemble de son territoire et des frontières qui lui sont reconnus, en raison de la présence de ces entités séparatistes se perpétuant sur une partie de leur territoire. Les régimes de Transnistrie, d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud et du Nagorno-Karabakh, indépendants de facto, survivent depuis près d’une vingtaine d’années. La reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud compromet plus que jamais l’idée même de l’État géorgien dans sa forme actuelle. L’incertitude est augmentée par les revendications des dirigeants ossètes du Sud qui souhaitent ouvertement voir l’Ossétie du Sud rejoindre la Fédération de Russie[10].

En deuxième lieu, les États concernés sont loin d’être stables sur les plans politique et économique. Le cas de la Géorgie, qui n’a jamais connu de changement de régime en conformité avec la constitution du pays, est patent. Depuis la « révolution des roses » en novembre 2003, le régime s’est drapé d’une plus grande légitimité démocratique, mais l’orientation pro-occidentale du président Saakachvili l’a maintes fois placé en situation de conflit avec la Russie jusqu’à l’affrontement ouvert d’août 2008. La guerre a accru la fragilité de l’État, en proie à des soubresauts politiques et aux prises avec une économie dévastée. Après une série de rapides changements de régime, de coups d’État et d’attentats au début des années 1990, l’Azerbaïdjan est aujourd’hui plus stable, mais le régime s’est transformé en une sorte de pétromonarchie dont la légitimité démocratique est fortement contestée de l’intérieur[11]. Si l’on se fie aux indicateurs de démocratisation, tels qu’ils ont été codifiés par Freedom House ou Transparency International, les pays où se déroulent les conflits gelés figurent parmi les moins démocratiques des pays d’Europe centrale et orientale.

Les concepts de faiblesse étatique et de conflit gelé sont ainsi souvent associés. D’une part, les conflits gelés se sont développés dans des États faibles qui opéraient une transition dans le conflit. D’autre part, la non-résolution prolongée des conflits empêche les États de jure de se consolider. Ces derniers consacrent une partie de leurs maigres ressources à leur armée. La Géorgie a ainsi augmenté la part de son budget accordée au ministère de la Défense de près de 80 % depuis l’arrivée au pouvoir de Mikheil Saakachvili, part qui est passée de 315 à 575 millions de dollars américains ; une nouvelle augmentation de 26,8 % a été votée par le Parlement géorgien le 15 juillet 2008. Il s’agit de la croissance des dépenses militaires la plus rapide dans le monde (Liklikadze 2007 ; Antidze 2008). Cette tendance reflète d’abord la volonté exprimée par le président géorgien de recouvrer l’intégrité territoriale dont la Géorgie n’a jamais joui. Elle est également la conséquence de la montée graduelle des tensions avec la Russie depuis 2004. L’Azerbaïdjan, qui bénéficie d’importantes retombées économiques grâce à l’exploitation de ses ressources en hydrocarbures, a multiplié son budget militaire par sept en trois ans. Passant de 150 millions à 1 milliard de dollars américains de 2004 à 2007, ce budget équivaut désormais au produit intérieur brut total de l’Arménie.

Parallèlement, en l’absence d’une résolution de ces conflits, les États de jure affectent une importante part de leurs dépenses sociales aux personnes déplacées par la guerre. Les tensions et les frustrations engendrées par le maintien du statu quo entretiennent le radicalisme dans certaines franges de la population, alimentent l’agitation sociale et l’instabilité politique, limitent les capacités de réforme des États concernés et ralentissent, voire bloquent les processus de démocratisation (Cornell et al. 2006 : 27-30). Ces conflits occupent donc une place centrale dans la vie des sociétés touchées (Bar-Tal 2007 : 1433).

D — Les conflits gelés de la cei et les autres conflits gelés

Bien que l’usage veuille que le terme de « conflits gelés » soit réservé aux quatre cas retenus dans ce numéro spécial d’Études internationales, l’idée de « conflits gelés » n’est pas restreinte à l’espace de l’ex-urss et peut être élargie à d’autres situations de conflit non résolu se perpétuant dans le temps. Chypre[12] est un exemple comparable de pays où les violences intercommunautaires ont donné lieu à une partition du territoire et où le groupe minoritaire a fondé un État de facto. La République turque de Chypre du Nord (rtcn), autoproclamée en 1983, s’érige aujourd’hui sur le territoire occupé par l’armée turque depuis 1974. Comme pour les cas de l’Abkhazie, de l’Ossétie du Sud et de la Transnistrie, une opération de maintien de la paix, en l’occurrence de l’onu, veille à l’application du cessez-le-feu. Si cette intervention internationale a contribué à la suspension des hostilités, elle renforce également la séparation des belligérants, ce qui supprime le sentiment d’urgence, la seule incitation de nature à forcer les protagonistes à négocier de bonne foi. Jusqu’en 2004, il s’agissait du principal facteur permettant d’expliquer l’immobilisme observé dans le processus de paix de Chypre. Il faut désormais ajouter l’adhésion de la partie grecque de l’île à l’ue en 2004, qui a contribué à radicaliser les autorités chypriotes grecques et à renforcer l’acrimonie entre les parties[13]. La reconnaissance de la rtcn par la Turquie et le statut d’observateur accordé à cette entité par l’Organisation de la conférence islamique rapprochent ce cas de ceux de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud : toutes trois ont une souveraineté partiellement reconnue. Sur ce plan, une certaine convergence peut être observée avec Taïwan et le Kosovo. Taïwan est toutefois distinct en ce qu’il ne s’agit pas d’un territoire sécessionniste de la Chine continentale. État de facto qui fut le refuge des troupes nationalistes de Chiang Kaï-chek en 1949, Taïwan se considère plutôt comme l’unique représentant légitime de la Chine et continue de contester la souveraineté de la République populaire de Chine (rpc). Depuis les années 1990, devant la montée en puissance de la rpc, Taipei a cessé de revendiquer sa souveraineté sur la Chine continentale, mais, contrairement aux États de facto issus des conflits gelés, n’a jamais déclaré unilatéralement son indépendance.

Les entités séparatistes du Caucase du Sud sont le plus souvent comparées au Kosovo. Cette région de Serbie où la minorité nationale albanaise, géographiquement concentrée, forme localement une majorité et qui s’est exprimée pour l’indépendance de ce territoire présente de nombreuses similitudes avec les conflits gelés de la cei. Il s’agit pareillement d’un conflit survenu dans le processus de décomposition d’un État communiste fédéral pour lequel l’ethnicité constituait l’un des principes organisateurs de la vie politique. Tant au Kosovo que dans les cas ayant cours dans la cei, les rapports centre-périphérie se situent au coeur du conflit : la suppression de l’autonomie politique par l’autorité centrale constitue la source des conflits du Kosovo et de l’Ossétie du Sud, tandis que la volonté d’accroître l’autonomie, voire de chercher l’indépendance, serait à la source des conflits de l’Abkhazie et du Nagorno-Karabakh. Le Kosovo se distingue toutefois des autres conflits par un mouvement de résistance pacifique qui a duré plusieurs années avant l’apparition des violences organisées par la milice albanaise de l’uck. Au Kosovo, comme à Chypre, la minorité nationale a bénéficié du soutien d’une puissance extérieure, en l’occurrence de l’otan, dont l’intervention armée a eu pour résultat de soustraire l’autorité sur le territoire contesté à son État de jure. Un accord de paix a été signé pour mettre fin aux frappes de l’otan en juin 1999. Après dix ans d’administration internationale (onu, osce et ue), le Kosovo a déclaré unilatéralement son indépendance le 8 février 2008 avec le soutien d’États clés, comme les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. Alors que son indépendance a été reconnue par une soixantaine d’États[14], la porte de l’Organisation des Nations Unies lui est fermée par la Russie et son statut reste flou. Le Kosovo est un « État incertain » (Chenu 2008), placé sous une forme de tutelle internationale et dont des pans entiers de souveraineté restent administrés par l’ue, l’otan et, dans une certaine mesure, l’onu. Il se distingue toutefois des conflits gelés de la cei en ce qu’il bénéficie d’un soutien manifeste de nombreux États et d’organisations internationales, tandis que les États de facto de la cei n’ont finalement que la Russie – et l’Arménie pour le Karabakh – comme État parrain.

En résumé, les conflits gelés de la cei offrent une combinaison des quatre caractéristiques suivantes :

  • naissance à la suite d’un mouvement sécessionniste dans le contexte du démembrement d’un État communiste de type fédéral ;

  • suspension des hostilités par l’établissement d’un cessez-le-feu, généralement renforcé par une opération de maintien de la paix ;

  • victoire de la partie sécessionniste et formation d’un État de facto, dont certains ont évolué au gré des transformations de ces conflits vers des entités étatiques au statut ambigu ;

  • non-reconnaissance du vainqueur par la communauté internationale ou, depuis septembre 2008 pour l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, reconnaissance très partielle au terme de processus évolutifs à la fois endogènes et exogènes par rapport au conflit.

II – Des conflits insolubles ?

Certains auteurs n’hésitent pas à dire que les conflits gelés sont en fait des processus de paix gelés (Lynch 2002 : 16). D’un côté, les conflits gelés sont relativement actifs, voire développent épisodiquement de nouvelles crises faisant craindre une reprise plus générale des hostilités, comme l’illustrent la montée des tensions entre la Géorgie et les entités séparatistes abkhazes et ossètes du Sud, et entre la Russie et la Géorgie, qui ont débouché sur un affrontement interétatique en août 2008, et des affrontements plus locaux en 2004, 2001 et 1998. Le Nagorno-Karabakh a également été au centre de nouvelles tensions, laissant craindre un conflit d’une plus grande envergure entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en mars 2008 (Ismailzade 2008). Le recours aux armes reste donc une possibilité réelle dans tous les cas de conflits gelés et il peut conduire à la diffusion du conflit. De multiples indicateurs montrent clairement que les protagonistes poursuivent une logique de confrontation. Par ailleurs, les canaux de dialogue n’ont jamais été totalement coupés, laissant toujours place à la négociation.

L’existence des conflits gelés interpelle la communauté internationale et suscite un certain nombre de débats. Le premier a trait aux solutions qui pourraient être appliquées. Deux pistes de réflexion émergent : soit la création de fédérations dans les États de jure, laissant une large autonomie aux provinces séparatistes ; soit la partition, et donc la séparation. Le maintien du statu quo, qui peut apparaître comme une troisième solution, découle en fait de l’absence de consensus, même minimal, sur des avenues possibles. Il amène également à se pencher sur le rôle des tierces parties et des organisations internationales, sujet qui constitue un deuxième débat, tout aussi brûlant.

A — Les possibles solutions aux conflits gelés

Le fédéralisme ethnique comme problème et solution

La création d’États fédéraux a été vue comme une solution permettant de rapprocher des positions a priori inconciliables : maintenir l’intégrité des États, tout en octroyant au sujet fédéré une large autonomie, selon le principe d’une souveraineté partagée et d’une relation entre le centre et les unités régionales qui combine des éléments d’autonomie et de coordination (par opposition aux relations de subordination entre les territoires autonomes et le gouvernement central dans les États unitaires) (Stefan 2004 ; Watts 1999). Le fédéralisme est ainsi souvent présenté comme un compromis raisonnable entre deux principes antagonistes du droit international, sur lesquels les mouvements sécessionnistes et les États de jure appuient leurs revendications respectives. Selon cette perspective, le fédéralisme devient une forme utile de partage du pouvoir qui offre l’avantage d’intégrer l’autodétermination sans détruire l’intégrité territoriale.

Cette solution fait toutefois l’objet de nombreuses controverses. Pour certains, le principe fédéral ne constitue aucunement une sortie de crise, dans la mesure où c’est précisément l’organisation ethno-fédérale de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan au sortir du communisme qui a conduit à l’éclatement des conflits gelés. Notons en effet que, sauf pour le cas de la Transnistrie, les conflits gelés se situent dans de nouveaux États indépendants (nei) qui possédaient une structure ethnofédérale au moment de leur indépendance[15]. L’éclatement des fédérations ethniques du monde communiste au début des années 1990 fournit en effet une explication structurelle de l’apparition des conflits gelés de l’ex-urss ; il donne quelques indices sur les raisons pour lesquelles ces situations perdurent. Bien que cet aspect n’explique pas à lui seul l’émergence de conflits violents, les mouvements séparatistes se sont en général servis de l’architecture institutionnelle existante pour porter leurs revendications et s’engager sur la voie de l’indépendance (Zürcher et al. 2005 : 287). Il n’est pas étonnant que les promoteurs du fédéralisme ethnique – ou d’une forme d’autonomie politique pour les territoires sécessionnistes de la cei – se heurtent localement à de nombreuses résistances.

En dépit de ces réticences, plusieurs plans de paix ont proposé l’établissement de fédérations en Géorgie et en Moldova depuis la signature de leurs cessez-le-feu respectifs. Ces propositions sont généralement acceptées par les États de jure, mais ont toujours été écartées par l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et la Transnistrie. En position de force dans les négociations, contrôlant les territoires qu’ils revendiquent tout en étant soutenus par Moscou, les États de facto estiment n’avoir rien à gagner dans ce type de solution, qui leur demanderait une trop grande concession sans contrepartie. À tort ou à raison, ils considèrent que le fédéralisme implique un abandon de leur autonomie conquise par les armes, ne répond pas à leurs préoccupations de sécurité et constitue un retour au statu quo ante (sur les différentes tentatives en Géorgie et les débats qu’elles ont engendrés, voir Coppieters et al. 2000).

Finalement, le débat entourant le fédéralisme occulte un autre débat normatif essentiel. En effet, une telle perspective limite la discussion au cadre institutionnel étatique et accorde une proéminence au principe du maintien de l’intégrité territoriale comme valeur supérieure intrinsèque. La réalité des États de facto force la communauté internationale à considérer également d’autres avenues, comme la partition et la reconnaissance de nouveaux États issus de mouvements sécessionnistes.

Les débats entourant la partition et la reconnaissance de nouveaux États

Au cours des années 1990, un débat s’est développé dans la communauté scientifique concernant l’efficacité de la sécession ou de la partition comme moyens de mettre un terme à certains conflits ethniques. Kaufmann a maintes fois soutenu que la partition peut être un moyen équitable et efficace de résoudre des conflits entre groupes opposés au sein d’un même État – selon le principe que de bonnes frontières font de bons voisins (Kaufmann 1996, 1998). Cette « solution » controversée serait justifiée lorsque la violence est prononcée et que la coexistence des groupes ethniques est vue comme un dilemme de sécurité. Les thèses de Kaufmann ont été contestées par plusieurs, dont Kumar qui montre bien que certains des conflits les plus persistants dans le monde impliquent des partitions territoriales dont la légitimité n’a jamais été reconnue par les principales parties concernées (Kumar 1997). En d’autres termes, la partition et la reconnaissance de nouveaux États créent souvent de nouvelles conditions de conflit ou imposent des frontières qui génèrent une hostilité mutuelle. Sambanis a également examiné l’efficacité de la partition pour mettre fin à un conflit violent dans une étude comparative pour conclure que, somme toute, la partition ne met pas fin à la violence (2000). Des études de cas récentes plus limitées vont dans le même sens (Joireman 2005). Suivant cette logique, il semblerait, bien que le manque de recul soit patent, que la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie envenime les relations entre les deux voisins.

Indépendamment de cette réalité internationale, les élites sécessionnistes se mobilisent pour que la communauté internationale reconnaisse l’indépendance de leur État de facto. En dépit du parti pris évident de la majorité des États pour le maintien de l’intégrité territoriale des États de jure, les gouvernements de facto affirment que les entités qu’ils dirigent répondent aux critères étatiques en vigueur[16] et prétendent avoir développé au fil des ans des institutions et des standards de vie démocratiques qui se comparent avantageusement à ceux des États dont ils font officiellement partie. Cette réalité, qui s’est constituée au cours d’une quinzaine d’années, en conjonction avec l’inimitié accumulée et l’historique de contentieux avec l’État de jure, justifierait leur reconnaissance pleine et entière. Les relations qu’ils ont établies entre eux et avec la Russie les confortent dans l’option de l’indépendance. En fait, ce type d’arguments remet en cause les critères et les normes de reconnaissance étatique par les autres États. Par ailleurs, la simple existence d’États de facto depuis une quinzaine d’années force les analystes à relativiser des concepts clés en relations internationales, tels que la souveraineté, l’indépendance ou la sécession, les poussant ainsi à remettre en question certaines bases normatives du droit international.

La reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par une soixantaine d’États et l’opposition affichée d’une majorité de membres de la communauté internationale ont ravivé le débat. Celui-ci a été transposé aux cas de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud au moment de la reconnaissance de l’indépendance de ces deux entités séparatistes par la Fédération de Russie entre autres. L’argument du précédent a d’ailleurs été manié sans retenue par le président russe Dmitri Medvedev et son premier ministre, Vladimir Poutine : la reconnaissance du Kosovo, décriée par la Russie, est devenue un moyen de légitimer la position russe de soutien aux Abkhazes et aux Ossètes du Sud. Déployant une rhétorique en apparence contradictoire, les Russes ont réfuté l’argumentaire soutenu entre autres par les États-Unis d’une spécificité du cas du Kosovo, tout en justifiant leur propre intervention contre la Géorgie au nom des crimes perpétrés par l’armée géorgienne sur les populations civiles ossètes (Campana et Tournon 2008 : 1). Les considérations politiques l’emportent ici dans un débat qui se veut à l’origine juridique. Les dimensions politiques sont d’autant plus exacerbées qu’elles impliquent les protagonistes aux différents processus de résolution des conflits.

Le rôle des tierces parties et les enjeux géopolitiques

Le rôle des tierces parties dans le maintien ou la résolution de conflits est crucial. La littérature portant sur le rôle de tierces parties médiatrices est un domaine très vaste (Khosla 1999 ; Regan 2002 ; Stedman et al. 2002 ; pour les conflits du Caucase, Betts 1999 ; Sabanadze 2002). Plutôt que de présenter les diverses oppositions entre théoriciens, nous proposons ici de faire certains constats découlant de l’exemple des conflits gelés. Il semble qu’un conflit gelé ne puisse apparaître sans qu’une puissance régionale n’intervienne aux côtés de la partie sécessionniste. Tous les conflits sécessionnistes dans lesquels la partie sécessionniste a bénéficié de l’appui d’une puissance régionale se sont transformés en conflits gelés. Sans le soutien de la Russie, tant l’Abkhazie que l’Ossétie du Sud auraient sans doute été réabsorbées par la Géorgie. Ces entités sont géographiquement isolées, particulièrement l’Ossétie du Sud qui se trouve coincée entre la Géorgie et la Russie. Il en aurait probablement été de même de la Transnistrie, par la République de Moldova (Popescu 2007 ; Falkowski 2006).

L’autre cas de conflit gelé à l’étude, le Nagorno-Karabakh, se distingue à cet égard, dans la mesure où toutes les puissances régionales ont pris position dans ce conflit, bien que l’implication de l’Arménie et de la diaspora arménienne aux côtés du mouvement sécessionniste se soit avérée beaucoup plus déterminante (De Waal 2003 ; Croissant 1998 ; Panossian 2001). Les États de la région sont initialement intervenus assez mollement, mais ils ont redéfini leur rôle à la faveur de l’évolution des rapports de force et des dynamiques régionales. À l’origine, la Turquie a offert son appui à l’Azerbaïdjan, tandis que l’Iran a soutenu la partie arménienne. Mais leur rôle est resté modeste jusqu’en 2008[17]. En effet, alors que la guerre entre la Russie et la Géorgie s’achevait, la Turquie a tenté de relancer un processus de médiation dans l’impasse. Le rapprochement opéré avec l’Arménie lui a permis de relancer l’idée d’un pacte de stabilité pour le Caucase (Reuters 2008). C’est la première fois que la Turquie se positionne en tant que médiateur potentiel, bien que l’initiative d’un pacte, déjà discutée dans les enceintes européennes, soit loin d’être nouvelle[18]. La Russie est également intervenue, contribuant dans un premier temps à maintenir l’équilibre entre les parties et donc le statu quo. Plus récemment, elle a réuni l’Arménie et l’Azerbaïdjan à Moscou. Les négociations ont abouti à la signature d’un document engageant les deux parties à résoudre le conflit à l’aide de moyens exclusivement pacifiques et diplomatiques (Fuller 2008). Cette rencontre constitue pour beaucoup un premier pas vers une relance de négociations qui restent pourtant difficiles.

Par opposition, d’autres conflits sécessionnistes qui se sont développés dans la cei se sont éteints sans développer les caractéristiques d’un conflit gelé ou produire un État de facto, en raison du manque de soutien d’une puissance régionale. Par exemple, la République talyche du Mougan, une république sécessionniste du sud-est de l’Azerbaïdjan, autoproclamée indépendante en 1993, n’a jamais obtenu de soutien de l’extérieur (Herzig 1999 : 47 ; bbc News 2003). Il en fut de même dans la région azérie, où vit une population de Lezguiens et où un mouvement sécessionniste, nommé Sadval (unité), a été actif entre 1992 et 1994 (Matveeva et McCartney 1998). Ce mouvement, qui existe également dans le sud de la Fédération de Russie, a été formé dans le but de créer une république lezguienne au sein de la Russie incluant les régions azerbaïdjanaise et daghestanaise où vivent les Lezguiens (Chenciner 1997 ; Cornell 1998). Certes, le soutien populaire à l’endroit du Sadval ou d’une république talyche était resté limité. Toutefois, l’échec de ces mouvements indépendantistes, qui s’étaient pourtant développés dans la même période trouble et dans le même pays affaibli, entre autres par la guerre au Nagorno-Karabakh, s’explique surtout par l’absence totale de soutien étranger[19]. Enfin, l’Adjarie, la seule région autonome de Géorgie à ne pas avoir fait officiellement sécession, a évolué indépendamment de l’autorité de Tbilissi pendant plus d’une décennie. Aslan Abachidzé, le dirigeant régional, bénéficiait alors de la protection de la Russie. Lorsque Moscou lui a retiré son appui au printemps 2004, à la faveur d’une crise entre l’Adjarie et le gouvernement géorgien au lendemain de la Révolution des roses, la Géorgie a pu restaurer son autorité sur cette région rétive.

Ces divers exemples montrent que les conflits gelés ne sauraient exister sans l’intervention d’une puissance extérieure, soutenant la partie la plus faible, et surtout la moins légitime, qui est généralement la partie sécessionniste. Dans cette perspective, le statu quo peut représenter pour la puissance extérieure, comme pour les parties du conflit, une solution sur le court, voire le moyen terme. La puissance extérieure y trouve un levier d’influence important dans la région : pression sur les États de jure ; contrôle sur les entités séparatistes à travers son soutien à leurs dirigeants. La Fédération de Russie, qui a apporté un soutien multiforme, mais constant, aux Abkhazes et aux Ossètes du Sud, utilise les conflits gelés comme leviers pour peser sur l’évolution de ses voisins les moins bien disposés à son égard (De Tinguy 2008 : 76). L’équilibre est certes précaire et ne peut être maintenu que si les différents acteurs qui évoluent à l’intérieur et autour du conflit trouvent un intérêt à maintenir cette situation (King 2001a : 525). Cependant, l’intervention d’une tierce partie ne mène pas nécessairement à la stagnation du conflit : au contraire, une tierce partie peut contribuer à le régler, comme l’otan l’a fait pour mettre un terme à celui de Bosnie-Herzégovine en 1995. Les tierces parties, qu’il s’agisse d’un État ou d’une organisation régionale, impriment ainsi leur marque de différentes manières sur les processus de paix, contribuant parfois à les geler et parfois à les débloquer.

Les États ne sont pas les seules tierces parties à être intervenues dans les processus de résolution des conflits gelés au Caucase du Sud. Les organisations internationales y sont très présentes. L’onu et l’osce y sont impliquées depuis le début des années 1990 ; l’otan et l’ue sont intervenues plus récemment, consécutivement à l’évolution des rapports de force géopolitiques. Toutefois, ces conflits représentent un défi majeur pour ces organisations. Les cadres multilatéraux dans lesquels sont discutées de possibles solutions fonctionnent mal, tant divergent les positions initiales des États membres. Deux autres aspects expliquent également les impasses diplomatiques dans lesquelles les processus de résolution de ces conflits gelés se trouvent : les questions de statut des États de facto et leur participation éventuelle aux processus de résolution des conflits ; le double jeu joué par certaines tierces parties, à l’image de la Russie.

L’effet que peut avoir une intervention extérieure sur le peu de développements observés dans les processus de paix ne constitue qu’une des facettes de l’intervention des tierces parties. L’autre facette concerne les motivations qui incitent ces puissances extérieures à intervenir. À ce chapitre, la réponse repose généralement sur les intérêts que ces acteurs externes détiennent dans les régions de conflit. Or, les régions affectées par les conflits gelés suscitent moins l’intérêt des puissances extérieures pour leurs ressources naturelles qu’en raison de leur situation géographique. Les États concernés ont acquis une nouvelle importance géopolitique parce qu’ils sont situés aux portes de l’Union européenne et de l’otan. De plus, nous ne pouvons occulter l’importance acquise par le Caucase du Sud en tant que région de transit des hydrocarbures. L’Azerbaïdjan, pays producteur de gaz et de pétrole, est courtisé par ceux des États européens qui dépendent pour beaucoup de la Russie pour l’importation du gaz et qui cherchent à diversifier leurs sources d’approvisionnement. L’intérêt des puissances extérieures repose donc davantage sur la volonté d’étendre ou de défendre leur zone d’influence, un argument qui relève de la géopolitique.

Le présent numéro spécial d’Études internationales arrive à un moment opportun, car il alimente, par ses contributions diverses, certains des débats soulevés par les conflits gelés dans un contexte de bouleversements et d’apparition de nouveaux États dont la légitimité et le statut soulèvent des questions. La récente guerre ayant opposé la Russie à la Géorgie a amplifié le débat sur la reconnaissance étatique, déjà en partie rouvert par la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par une partie de la communauté internationale depuis février 2008 (Lévesque et Jolicoeur 2008). Les cinq textes qui constituent le dossier reviennent sur différents aspects liés aux conflits gelés. Chacun privilégie une perspective différente, mais tous traitent d’une manière ou d’une autre de l’intervention des tierces parties et des processus de résolution de ces conflits. Cette diversité d’approche permet à la fois de saisir les principaux débats qui animent la communauté scientifique et de comprendre les développements qui pourraient influencer les problèmes de sécurité se perpétuant aux portes de l’Europe élargie.

L’article d’Oana Tranca porte sur l’émergence d’un conflit gelé. Il nous propose une étude de cas particulièrement riche sur les principales dimensions situées en amont du déclenchement des hostilités et ayant conduit au « gel » du conflit et du processus de résolution. Tout en constatant la spécificité du conflit au Nagorno-Karabakh, l’auteure s’attache à retracer les différentes étapes qui ont provoqué le gel et ont mené à la diffusion du conflit après l’effondrement de l’urss. Les actions et les non-actions de Moscou lors des premières phases d’un conflit aux fortes implications symboliques constituent un élément d’explication de son enracinement. Cet aspect, souvent négligé, ouvre de nouveaux horizons à la compréhension de l’émergence des conflits gelés dans la cei. De plus, Oana Tranca offre un cadre d’analyse qui pourrait être applicable à d’autres contextes conflictuels, dans lesquels une solution paraît difficilement atteignable.

Le deuxième texte est centré sur les questions de sécurité soulevées par la permanence des conflits gelés. Pierre Jolicoeur analyse l’implication de la Russie et l’évolution du rôle de cet État que l’on pourrait qualifier de parrain des entités séparatistes. Acteur central de ces conflits, la Russie a largement contribué par ses interventions officielles dans le cadre des instances de médiation[20], et par ses actions plus officieuses, au renforcement du statu quo. Toutefois, comme le montre l’auteur, les politiques de la Russie au Caucase du Sud ont des incidences qui dépassent la région. Elles conduisent ainsi deux des organisations qui se sont investies tardivement dans la résolution de ces conflits gelés, l’otan et l’ue, à de constants réajustements de leurs stratégies, certes divergentes, mais pointant toutes vers un même objectif : la stabilisation d’une région devenue un enjeu géostratégique important.

Les troisième et quatrième textes contiennent des analyses plus spécifiques de certaines dimensions abordées par Pierre Jolicoeur. Ekaterina Piskunova s’arrête plus particulièrement sur les motivations d’un acteur clé de ces conflits gelés de la cei : la Russie. À travers l’examen des relations conflictuelles entre la Russie et la Géorgie, l’auteure inscrit ces relations conflictuelles dans le cadre plus large de la rivalité géopolitique russo-américaine. L’attitude de Moscou s’explique particulièrement bien par le concept de soft balancing, sorte d’équilibrage indirect, qui cherche avant tout à limiter l’exercice de la surpuissance américaine par d’autres moyens que la formation d’alliances ou le renforcement des capacités militaires, soit les formes traditionnelles d’équilibrage (ou de hard balancing) chères aux néoréalistes (Pape 2005 ; Waltz 2005). Ce faisant, elle montre la stratégie de Moscou qui fait la promotion de la séparation des protagonistes.

Aurélie Campana, quant à elle, analyse l’engagement graduel de l’ue au Caucase du Sud. Bien que présente dans la région depuis le début des années 1990, l’ue n’est intervenue dans la résolution des conflits gelés que très récemment. Les élargissements successifs ont conduit les acteurs européens à redéfinir cette région et à l’intégrer dans la conception du voisinage européen. Toutefois, si l’ue déploie des stratégies diversifiées, son action reste largement dépolitisée et surtout empreinte d’une prudence qui reflète, d’une part, les difficultés inhérentes aux mécanismes de décision qui lui sont propres et, d’autre part, les hésitations quant à la stratégie à adopter face à la Russie, acteur incontournable de ces conflits.

Enfin, Magdalena Dembinska s’insère dans les débats portant sur les solutions permettant de parvenir à un compromis entre les différentes parties au conflit. Privilégiant une approche peu développée dans l’étude des conflits gelés, l’auteure analyse les processus de résolution complémentaires, mis en oeuvre par le haut et par le bas parallèlement aux arrangements institutionnels négociés. Comparant les processus observables en Transnistrie et en Abkhazie, elle accorde une place centrale aux éléments économiques, culturels et aux dimensions émotionnelles attachées à ces conflits. Elle montre ainsi que les revendications des dirigeants des entités séparatistes sont élaborées autour de visions du monde transformables en fonction de l’évolution des contextes régionaux, nationaux, mais également des initiatives locales menées de part et d’autre des frontières construites par ces conflits qui perdurent.

Le présent numéro d’Études internationales constitue une tentative d’éclairer quelques facettes du phénomène extrêmement complexe que représentent les conflits gelés. Toutes les contributions semblent cependant indiquer qu’une solution n’est pas envisageable dans un avenir rapproché. Il s’agit donc d’un phénomène qui est appelé à rester une préoccupation des études en relations internationales et qu’il est essentiel d’analyser. Les articles ici rassemblés visent à participer à cet effort d’analyse.