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Ingérer des psychotropes dans l’optique de soigner : un tel usage semble inconcevable dans nos sociétés occidentales, où ces drogues sont associées au ludique, à l’irresponsabilité ou à la dépendance. Ce procédé est néanmoins au coeur de la pratique chamanique des populations de l’Amazonie occidentale : autant dans les communautés indigènes que dans les zones métisses et urbaines, les chamanes emploient dans leurs rituels nocturnes un hallucinogène puissant connu régionalement sous l’appellation d’origine quechua ayahuasca[1]. Dans cet article, une telle utilisation pratique et régulée de psychotrope sera décrite au sein du groupe indigène shipibo-conibo[2]. En explorant la cosmologie de cette population, nous tenterons d’expliquer l’usage de l’ayahuasca à partir de leur propre perspective.

L’étude du chamanisme shipibo-conibo n’est pas une nouveauté, bien au contraire : cette thématique a fait l’objet de travaux importants auxquels nous renvoyons le lecteur pour des données complémentaires[3]. Le propos de cet article est bien précis : il vise à problématiser une bipartition qui ressort implicitement de certaines analyses entre « ordinaire / matériel » versus « extraordinaire / ésotérique », notamment par l’opposition des pratiques de l’herboriste et du chamane[4]. En présentant le chamanisme des Shipibo-Conibo, nous expliquerons pourquoi ces dichotomies ne traduisent pas adéquatement leur propre perspective. Ainsi, un des principaux objectifs de cet article est de démontrer que le chamanisme shipibo-conibo n’est pas considéré comme une pratique ésotérique marginale – idée courante en Occident – mais plutôt comme une institution en continuité avec un ensemble de pratiques sociales.

Les Shipibo-Conibo : une brève présentation

Les Shipibo-Conibo habitent la forêt centrale du Pérou, dans un vaste territoire qui longe les rives du fleuve Ucayali et ses affluents. Ce groupe indigène amazonien n’a pas été récemment contacté, bien au contraire. Leurs terres étant accessibles par voie navigable, ils connurent dès le XVIIe siècle une importante présence missionnaire et au XIXe siècle une exploitation marchande et patronale exacerbée (Morin, 1998 ; Tournon, 1995). Les Shipibo-Conibo ont donc vécu une longue histoire de perturbations sociales : épidémies, raids guerriers et fusions ethniques. D’ailleurs, l’appellation composée Shipibo-Conibo traduit la fusion de plusieurs populations de même famille ethnolinguistique (pano) au début du XXe siècle (Morin, 1998)[5]. Ces mariages mixtes couplés à une intense politique de vaccination dans les années 1970 expliquent la densité de la population shipibo-conibo : environ 25 000 habitants qui se repartissent en 120 communautés indigènes. Les terres shipibo-conibo sont parsemées de villages mestizos[6], avec qui les contacts sont continuels, alternant entre la tolérance et les conflits ouverts. En tant que population riveraine, les Shipibo-Conibo vivent principalement de pêche, mais aussi d’horticulture et de chasse. Dans certaines communautés indigènes qui se situent à proximité de grands centres urbains, ces activités de subsistance se transforment cependant en travail rémunéré[7]. Au coeur du territoire shipibo-conibo se trouve notamment l’énorme ville de Pucallpa, qui gruge le milieu naturel et provoque la déforestation des communautés indigènes avoisinantes.

Ainsi, les Shipibo-Conibo réagissent depuis plusieurs siècles au contact occidental, dont les répercussions se constatent sur l’ensemble des pratiques sociales, entre autres sur la pratique chamanique. Le chamanisme de la région de l’Ucayali s’est manifestement modifié au cours du temps (voir Gow, 1994)[8], il serait donc illusoire de le considérer comme un phénomène archaïque et immuable, en transformation depuis seulement quelques décennies. Cependant, il semble tout aussi inadéquat de le jauger comme une pratique « acculturée » au sens commun du terme, c’est-à-dire comme un vestige du passé qui se serait tant bien que mal adapté à une « culture dominante ». Au contraire, la dynamique propre au chamanisme shipibo-conibo le rend favorable au changement puisque, de tout temps, il a incorporé la différence et s’est constitué grâce à l’altérité (à ce sujet voir Colpron, s.d.). Le chamanisme de cette population ne faiblit donc pas envers les relations de contact, mais s’en nourrit plutôt et se transforme constamment au rythme de la société. Un important mouvement de revitalisation du chamanisme – qui a surgi dans la région de l’Ucayali autour des années 1970 – témoigne d’ailleurs de la vigueur du phénomène (Chaumeil, 1993). Ainsi s’expliquent le nombre élevé de chamanes shipibo-conibo (plus d’une centaine) et leur grande visibilité sociale.

Le chamanisme shipibo-conibo : l’ayahuasca comme intensificateur des relations sociales

Pour comprendre la persistance et l’importance sociale du chamanisme shipibo-conibo, nous devons nous référer à leur cosmologie particulière, qui diffère radicalement de notre propre entendement du monde. Alors qu’en Occident, nous tendons à départager l’être humain de son milieu, les Shipibo-Conibo les pensent plutôt en continuité, considérant la plupart des entités qui les entourent selon leurs propres modèles sociaux. Les arbres, les cours d’eau ou les astres – pour ne donner que quelques exemples – sont décrits comme des microcosmes, abritant une population caractéristique. Chaque arbre spécifique, par exemple, possède son propre ciel, son soleil, sa lune et ses étoiles, ainsi que ses propres villages, ses habitants, ses chefs et ses chamanes. La forêt est ainsi peuplée d’une multiplicité d’êtres aux connaissances singulières qui sont souvent désignés par le terme « maître » (ibo)[9]. Les lacs et les rivières, par exemple, détiennent comme maître l’anaconda Ronin, qui protège férocement son domaine aquatique. Ce maître peut aussi se manifester sous la forme d’un immense bateau ou sous son apparence humaine, paré de jolis vêtements dont les dessins géométriques rappellent la peau du boa. La puissance des maîtres réside dans leur pouvoir transformateur : comme dans les récits mythiques, ils épousent une multiplicité de formes fluctuantes, permutations qui prennent sens lorsqu’elles sont analysées à la lumière de la mythologie (voir Colpron et Cesarino, s.d.).

Dans un passé mythique, les Shipibo-Conibo pouvaient voir les maîtres qui peuplent la forêt sous leur apparence humaine – ils communiquaient et interagissaient avec eux, bénéficiant ainsi de leurs expertises –, mais ils ont graduellement perdu ces facultés et désormais, ils ne font que les pressentir. Lorsque les Shipibo-Conibo parcourent la forêt, un signe distinctif leur rappelle parfois la présence des maîtres, comme le fait d’entendre un chant d’oiseau non identifiable, de trouver une pierre dont la forme évoque une patte de jaguar ou de croiser un étranger à la démarche défaillante. Les maîtres font ainsi valoir leur présence et quoiqu’ils se montrent parfois sous leur forme anthropomorphe, ces rencontres exceptionnelles – qui ont surtout lieu dans leur domaine (la forêt) – sont jugées incontrôlées et hasardeuses. Les Shipibo-Conibo signalent bien un véhicule privilégié pour entrevoir les maîtres sous leur apparence humaine : le rêve, qui permet d’adhérer à une dimension similaire aux temps mythiques. Les rencontres oniriques peuvent néanmoins se révéler tout aussi périlleuses pour les Shipibo-Conibo qui ne maîtrisent pas l’art d’interagir avec les maîtres de la forêt.

La particularité du chamane shipibo-conibo, qui est d’ailleurs nommé onanya c’est-à-dire « celui qui sait », est précisément de savoir traiter avec les maîtres. Le titre d’onanya n’est pas autoréférentiel, mais découle plutôt du consensus social : c’est l’entourage qui établit que quelqu’un sait. Une personne encline à rêver aisément démontre une prédisposition à contacter les maîtres et donc une aptitude pour devenir onanya : elle apprendra d’ailleurs à maîtriser ses voyages oniriques lors de son initiation chamanique. Néanmoins, l’apanage de l’onanya est de pouvoir provoquer les rencontres avec les maîtres grâce à l’utilisation du psychotrope ayahuasca. Ce véhicule, similaire au rêve, déclenche une relation directe avec les maîtres et comme la plupart des Shipibo-Conibo craignent ces interactions, ils s’abstiennent généralement d’ingérer l’hallucinogène. Ainsi, seul l’onanya absorbe cette décoction lors de rituels nocturnes, son initiation chamanique l’ayant graduellement préparé à contrôler ce médium et à se familiariser avec les maîtres. Selon les Shipibo-Conibo, certains chamanes très puissants – qui sont nommés meraya c’est-à-dire « ceux qui rencontrent » – ne nécessitent pas les vecteurs que sont les rêves et l’ayahuasca puisque, comme leur appellation l’indique, ils rencontrent les maîtres de la forêt sous leur apparence humaine, comme dans les temps mythiques. Le titre de meraya est cependant très rare : la majorité des chamanes shipibo-conibo emploient l’ayahuasca dans leurs sessions chamaniques et sont donc désignés « onanya ».

En tant qu’expert dans les relations avec les maîtres, l’onanya effectue des médiations pour les membres alliés de sa communauté. Une idée courante en Occident est de considérer le chamane comme un simple thérapeute (Conklin, 2002). L’onanya s’adonne bien évidemment à des séances de guérison, mais l’idée shipibo-conibo de soigner ou d’être malade s’éloigne grandement de nos propres conceptualisations occidentales. Pour nous, la maladie renvoie à des dysfonctionnements biologiques internes, alors que pour les Shipibo-Conibo, elle résulte plutôt d’agressions externes provoquées par les maîtres de la forêt ou par des chamanes ennemis nommés yobe. Ainsi, les diagnostics de l’onanya réfèrent souvent à des attaques par dards pathogènes[10] qui s’incrustent dans le corps du souffrant ou encore au rapt d’une composante animique vitale. L’onanya cherche en un premier temps à identifier la cause, ou plutôt, le causeur du trouble pour alors négocier et le plus souvent lutter pour la rémission du patient. Par exemple, un enfant souffre sévèrement de fièvre, de frissons et de sueurs froides. Par l’intermédiaire de l’ayahuasca, l’onanya établit son diagnostic : le double vital du petit a été enlevé et séquestré par l’Anaconda Ronin dans son domaine aquatique et pour soigner l’enfant, l’onanya doit récupérer sa composante animique de gré ou de force. Il intercède donc auprès du maître boa, utilisant sa diplomatie, sa ruse et si nécessaire son arsenal chamanique[11]. Contrairement à notre idéal un peu new age et romantique d’un chamanisme thérapeutique épuré, l’onanya ne peut pas être considéré comme un simple guérisseur puisque soigner implique souvent l’idée d’un combat, logique propre au chamanisme offensif et défensif de la région amazonienne[12].

De plus, les médiations chamaniques de l’onanya concernent des motifs bien plus variés que la guérison. Il peut, par exemple, parlementer avec les maîtres des animaux dans l’optique de favoriser une chasse ou traiter avec les maîtres des nuages pour influencer le climat[13]. Il entretient ainsi des pourparlers constants avec les maîtres qui peuplent son milieu. Puisque les relations sociales shipibo-conibo ne se restreignent pas à ce que nous entendons comme tel en Occident, les interactions avec leur entourage renvoient à une constante « diplomatie cosmique » (Viveiros de Castro, 2007) qui est plus habilement engagée par l’expert en la matière : l’onanya.

Le chamanisme shipibo-conibo se base ainsi sur une conception d’environnement socialisé (Descola, 1992), cosmologie qui peut nous sembler curieuse, voire surprenante, pour nous Occidentaux dont les croyances se fondent sur la science. Selon notre cosmovision, tout ce qui dépasse l’entendement naturel – le concret, le matériel – est considéré forcément comme étant de l’ordre du surnaturel. Les descriptions de forêts habitées par des êtres anthropomorphes, possédant des maisons et des maîtres avec qui les interactions sont possibles, nous semblent donc saugrenues. Pour sa part, la tradition anthropologique a pendant longtemps épousé un certain relativisme et a considéré ces descriptions comme une vision du monde qui découle de croyances religieuses. Une telle approche ne nous libère pourtant pas de nos a priori théoriques et nous renvoie illico à notre propre dichotomie nature (monde) / surnature (vision) et à ses corollaires (profane / religieux ou réel / irréel) qui ne correspondent pas au point de vue shipibo-conibo.

À ce sujet, reprenons notre problème initial, mentionné dans l’introduction de cet article. L’herboriste shipibo-conibo a souvent été décrit comme celui qui soigne par l’aspect matériel des plantes médicinales (Tournon et coll., 1986 ; Cardenas, 1989 ; et Morin, 1998). Puisque la propriété curative des plantes médicinales est reconnue en Occident, notre réflexe est d’associer la pratique de l’herboriste à l’ordre de la nature, du tangible et du vrai. Cette pratique a été opposée à celle de l’onanya, qui traite par l’intermédiaire d’entités invisibles de la forêt (id.) considérées de surcroît comme immatérielles et surnaturelles. Ainsi, notre cosmovision nous incite à voir l’oeuvre de l’herboriste comme une pratique concrète semblable à celle de nos docteurs occidentaux alors que celle du chamane comme une pratique spirituelle semblable à celle de nos prêtres. Un tel cadre de référence et de telles bipartitions traduisent inadéquatement la perspective shipibo-conibo. Lorsque l’herboriste emploie une herbe médicinale pour fabriquer un emplâtre et soigner une plaie, il considère (tout comme l’onanya) que c’est le maître de la plante qui soigne la blessure. Le végétal n’est pas décrit comme une simple substance aux propriétés curatives, mais comme un sujet porteur de connaissances et de pouvoirs particuliers. Ainsi, ce que nous considérons comme un objet concret, dans ce cas une plante, s’avère en fait le vecteur d’une relation entre sujets, soit entre l’humain et le maître du végétal. Puisqu’il manipule intensément les plantes médicinales, l’herboriste est susceptible de rencontrer leurs maîtres en rêve. La différence entre l’herboriste et l’onanya ne réside donc pas dans l’opposition entre profane / religieux ou nature / surnature. Elle n’est pas une différence de principe, mais plutôt de degré (à ce sujet, voir Viveiros de Castro, 2007) : l’onanya intensifie les interactions avec les êtres de la forêt, notamment par son usage exclusif de l’ayahuasca, et développe ainsi une expertise dans ce domaine.

L’activité chamanique en continuité avec un ensemble de pratiques sociales : une différence de gradation et non de principe

Le chamanisme shipibo-conibo n’est donc pas un culte ésotérique à être envisagé de manière isolée, mais plutôt une activité qui se montre en continuité avec un ensemble de pratiques sociales. Pour illustrer ce propos, décrivons certains usages alimentaires. Puisque les Shipibo-Conibo considèrent que leur milieu est animé, des gestes aussi banals comme se nourrir impliquent des précautions particulières. Le fait de manger – soit d’absorber une substance qui détient un maître – crée une relation où le maître de l’aliment en question transmet ses propres attributs. Pour justifier les gibiers qu’ils favorisent dans leur alimentation, les Shipibo-Conibo soulignent d’ailleurs les qualités bénéfiques de leurs maîtres – comme la rapidité, la force et le courage – lesquelles permettent de former des personnes robustes et saines. Comme ils s’estiment perméables aux caractéristiques des denrées qu’ils ingèrent, les Shipibo-Conibo suivent de nombreux tabous alimentaires. Les bêtes qui observent des moeurs suspectes – comme une vie nocturne, un régime alimentaire sanguinaire ou une sexualité incontrôlée – ne sont pas des gibiers potentiels. Les consommer signifierait rechercher un comportement similaire, attitude réprouvée qui est attribuée aux sorciers (yobe).

Les Shipibo-Conibo renforcent les interdits alimentaires lors de la tendre enfance. Les tout-petits sont jugés plus faibles et perméables aux caractéristiques des aliments et donc plus vulnérables à certaines indispositions nommées copia[14]. Cette affection s’explique comme une contagion incontrôlée des attributs des maîtres. Si un jeune enfant ingère, par exemple, la chair interdite du singe hurleur, au lieu d’en acquérir les qualités recherchées – comme la rapidité et la force – il risque plutôt de devenir geignard comme la bête. Les tabous s’observent encore plus sévèrement lorsqu’il s’agit de nouveau-nés, la contagion copia pouvant alors se transmettre par l’entremise des parents. Le nourrisson n’est pas encore considéré comme une personne à part entière, mais plutôt comme un simple prolongement de ses géniteurs. Si le père ou la mère consomme, par exemple, la chair interdite du pécari, le tout-petit encourt le danger de se transformer graduellement en la bête en question : il respire bruyamment, grogne, sue et gigote. Si l’onanya n’intervient pas à temps, la métamorphose se complète, ce qui entraîne la mort de l’enfant.

En plus de l’alimentation, l’affection copia peut résulter d’une multitude de gestes quotidiens qui impliquent aussi des maîtres, comme se promener sous un arc-en-ciel lorsqu’il pleut : des petits abcès se forment alors sur le corps, à l’image des gouttes de la pluie. La présence des maîtres et leur impact sur l’être humain se manifestent ainsi au quotidien. De plus, bien qu’il ait jusqu’ici été question des maîtres de la forêt, il serait cependant inexact de penser que seules les entités naturelles possèdent des maîtres. Comme mentionné ci-dessus, le concept de la nature répond à notre propre cosmologie occidentale (Descola, 1992 ; 1996), mais n’a pas d’équivalent parmi les Shipibo-Conibo. Plusieurs biens matériels que les Occidentaux classent en tant qu’objets sont incarnés par des maîtres et appréhendés comme des sujets[15]. Ainsi, certains produits de fabrication humaine, comme les outils de chasse, possèdent des maîtres aux savoirs particuliers qui peuvent provoquer la contagion copia. Par exemple, un homme utilise un couteau pour sculpter un bout de bois. Son nourrisson pleure alors sans cesse, brûle de fièvre et une marque en forme de V se dessine sur son front. L’onanya diagnostique une contagion copia du maître du couteau et doit entreprendre ses médiations pour que le mal cesse[16].

Pour ne pas compromettre la santé de leur enfant naissant, les nouveaux parents doivent donc restreindre le plus possible leur alimentation, leur comportement et leurs sorties, restant idéalement paisibles dans leur foyer. Ainsi s’expliquent les tabous amazoniens connus sous le nom de la couvade[17] : le nourrisson, encore en processus de devenir humain, est plus sensible et perméable aux influences des maîtres environnants, pouvant même être atteint par l’entremise de ses parents. Les tabous de la couvade se relâchent graduellement, au fur et à mesure que le petit grandit, se renforce et qu’il est inclus dans la communauté humaine. Les cas de contagion copia diminuent donc avec l’âge. Une personne adulte souffre rarement de cette affection, étant seulement atteinte par les entités aux maîtres imposants et féroces comme le jaguar, l’anaconda ou les grands arbres épineux.

Alors que ces prédateurs sont redoutés et évités par la plupart des Shipibo-Conibo, l’onanya cherche au contraire à s’en faire des alliés. L’initiation chamanique suit, en quelque sorte, le mouvement contraire de la couvade : le néophyte s’expose volontairement aux maîtres menaçants pour acquérir leurs caractéristiques, notamment leur puissance (Colpron, 2004). Ainsi, à l’inverse de la socialisation des jeunes enfants – qui implique de s’habituer à la nourriture et aux moeurs légitimes pour devenir humain – l’onanya adopte l’habitus des maîtres prédateurs en vue de se transformer à leur image. En découle la figure ambiguë du chamane, ce dernier étant nécessaire et prisé pour ses médiations avec les maîtres périlleux, mais également suspect et craint pour son ambivalence. Le caractère équivoque du chamane s’illustre par ses désignations contextuelles, ce personnage douteux pouvant en tout temps basculer d’onanya, c’est-à-dire de « celui qui sait », à yobe : « sorcier ». Ces appellations sont d’ailleurs relationnelles, puisque seul le chamane allié se dit onanya, un ennemi étant forcément yobe.

Pour parvenir au savoir d’onanya, l’apprenti semble rechercher le même état de faiblesse et de perméabilité que le nourrisson. Ainsi, l’initiation chamanique implique une période de tabous alimentaires et comportementaux sévères (kikin sama), où le néophyte se rend intentionnellement vulnérable pour ainsi pouvoir absorber plus facilement les attributs des maîtres. Cette phase de privations définit d’ailleurs l’état d’initié, nommé samatay, c’est-à-dire « celui qui suit les tabous ». L’apprentissage chamanique commence par des sessions de vomissements[18], l’initié souhaitant ainsi se débarrasser de relents de nourriture qui le rendent malodorant et oisif. Il évite alors la compagnie et les odeurs humaines, s’isolant parfois dans la forêt, et utilise abondamment des végétaux qualifiés de rao[19]. Ce terme désigne des substances qui ont la faculté de modifier le comportement humain comme les parfums enivrants, les venins létaux et les drogues médicinales ou hallucinogènes comme l’ayahuasca. L’influence qu’ils exercent sur l’être humain indique la toute-puissance de leurs maîtres et justifie leur importance pour l’initiation chamanique. En vue d’établir un contact avec ces maîtres, le novice engage un rapport très symbiotique avec leur support : il se baigne avec leurs feuilles, boit des infusions à base d’herbes et d’écorces, se recouvre d’emplâtres. Il attire ainsi peu à peu les maîtres, notamment par son odeur parfumée de végétaux, et les rencontre de plus en plus fréquemment par rêve ou par l’intermédiaire de l’ayahuasca.

Les maîtres dictent alors les conditions de l’initiation et participent à la transformation radicale de l’apprenti. Par exemple, lors de rêves, les maîtres jaguars peuvent sucer le sang du néophyte pour le rendre léger et sensible aux attributs des rao. Devenant graduellement comparable aux maîtres, le novice se rend alors vulnérable à l’habitus humain, notamment aux odeurs des aliments et des sécrétions corporelles. Encore une fois, soulignons la réciprocité avec la pratique de la couvade : contrairement au nouveau-né dont le devenir humain est menacé par la présence prédatrice des maîtres, l’apprenti évite plutôt l’ordre humain et fréquente les maîtres afin de devenir onanya.

Le novice qui respecte la période de tabous reçoit alors les pouvoirs des maîtres qui, précisons-le, s’avèrent invisibles pour les non-initiés. Cet attirail chamanique comprend des chants, des parures ainsi qu’un arsenal offensif / défensif. Grâce à ces présents, l’initié incorpore littéralement le savoir des maîtres : il possède désormais leur code de communication – les chants chamaniques – et il est paré et armé comme eux, se transformant ainsi à leur image. Devenant lui-même maître de rao, il est alors prêt à entreprendre ses traitements et ses luttes chamaniques : il peut soigner comme les drogues médicinales, charmer comme les plantes odoriférantes et tuer comme les poisons. Plus un apprenti s’investit dans divers apprentissages, plus il cumule les pouvoirs chamaniques.

Cependant, si l’initié n’observe pas les restrictions requises, les pouvoirs des rao se corrompent et deviennent dangereux, voire létaux. Cette force viciée doit alors être retirée du corps du néophyte par un onanya expérimenté qui, lors de sessions chamaniques, l’aspire littéralement par le sommet du crâne. Manipuler les rao sans suivre les interdits qu’ils impliquent provoque inévitablement la contagion copia : les maîtres intransigeants châtient tout manquement à leurs égards en communiquant immodérément leurs caractéristiques. À plusieurs reprises, les Shipibo-Conibo ont expliqué qu’il ne fallait pas jouer avec les maîtres des rao.

De plus, absorber le psychotrope ayahuasca sans préalablement observer certaines précautions cause également une affection copia : le liquide ingéré peut durcir dans le ventre et se transformer en boa, maître de l’hallucinogène qui se venge ainsi dans les entrailles de l’impudent[20]. De tels risques permettent de mieux comprendre la crainte qu’inspire l’ayahuasca et son usage restreint à l’onanya. Par les tabous qu’il observe, l’onanya gagne les faveurs des maîtres des rao et rend l’utilisation de l’ayahuasca moins périlleuse.

Bien que la consommation de l’ayahuasca soit généralement l’exclusivité de l’onanya, l’usage des rao se montre cependant généralisé. Puisque ce terme réfère, entre autres, aux plantes médicinales, la plupart des Shipibo-Conibo y recourent nécessairement. De plus, dès l’enfance, certains rao s’emploient communément pour acquérir des compétences ou pallier des carences. Ainsi, ils permettent aux enfants de grandir, de grossir, de parler et de marcher (Morin, 1973), ils aiguisent l’intelligence et développent certaines qualités prisées, comme la générosité[21]. Les rao perfectionnent l’apprentissage des rôles sociaux : certaines plantes sont réputées pour aiguiser la vue des garçons, elles leur permettent de mieux viser leurs proies et de devenir de bons chasseurs ; d’autres favorisent l’habileté des jeunes filles dans l’élaboration de l’artisanat. L’usage des rao répond à des motifs divers : une femme enceinte manipule sciemment des végétaux à forme phallique pour enfanter d’un garçon ; un jeune homme se baigne avec les feuilles d’un arbre imposant pour devenir également robuste. Les rao peuvent aussi remédier à une insuffisance humorale, ainsi, une femme qui manque de lait maternel se sert de la sève blanche de l’arbre shoco ; de même, la résine laiteuse de l’arbre awajora permet aux hommes de produire plus de sperme[22]. Notons que l’aspect lactescent de ces substances renvoie aux liquides organiques requis. Selon les Shipibo-Conibo, les maîtres fournissent ainsi des signes distinctifs qui permettent de déterminer les propriétés particulières de chaque rao. Plus que de simples analogies, ces indices exhibent les facultés mêmes du rao, qui sont accessibles à toute personne qui observe les tabous alimentaires et comportementaux. Telles sont les exigences des maîtres des rao : pour allouer leurs compétences, les personnes concernées doivent suivre leurs conditions, autrement s’ensuit l’affection copia : à défaut de prodiguer de l’intelligence, ils rendent seulement bavard ou faute d’aiguiser la vue, ils aveuglent et ainsi de suite.

Cette utilisation courante de rao démontre comment la plupart des apprentissages shipibo-conibo suivent une même logique : un rao est choisi en fonction de certaines qualités recherchées, il est incorporé – par ingestion, emplâtre ou bain – et pour ne pas en altérer l’acquisition, une série de restrictions doivent être respectées. Ces quelques lignes résument les rudiments de l’initiation chamanique. Ce qui caractérise le chamanisme n’est donc pas une différence de principe – être onanya ne suppose pas une forme singulière de savoir – mais plutôt une différence de degré de spécialisation. L’onanya se distingue par la force de son engagement. Il devient « celui qui sait » (onanya), car il pousse cette forme de connaissance à son paroxysme, accroissant la manipulation des rao, multipliant et prolongeant les tabous. Ce qui fait varier la compétence d’un onanya dépend d’ailleurs de son investissement : la durée, la sévérité, somme toute, l’intensité de son initiation. De même, la persistance joue un rôle important puisque, pour que son pouvoir ne décroisse point, l’onanya doit constamment le renouveler par des périodes successives d’apprentissage. Ainsi ressourcé de rao, il dégage une puissance telle qu’il peut involontairement causer la contagion copia[23]. Cependant, l’aspect qui démarque le plus l’initiation chamanique des autres types d’apprentissage de rao – et qui décuple son pouvoir – est l’utilisation exacerbée de l’ayahuasca. L’usage du psychotrope peut, en quelque sorte, se comprendre comme un intensificateur des relations avec les maîtres des rao. Grâce à l’ayahuasca, l’onanya voit et interagit continuellement avec les maîtres et renforce ainsi son savoir et ses alliances.

Ces différents modes plus ou moins développés d’apprentissage de rao se pensent toutefois en continuité, ce qu’exemplifie d’ailleurs le récit d’une onanya[24]. Elle raconte comment dans son enfance, elle fut encouragée par son père (non-initié au chamanisme) à boire la décoction d’un grand arbre nommé sanango[25]. Son père avait déjà perdu plusieurs enfants en bas âge et par ce procédé, il souhaitait rendre sa fille robuste à l’image de l’arbre. Pour éviter toute forme d’affection copia, il l’isole dans la forêt pendant un mois et l’alimente peu (petits poissons et plantain). Selon l’onanya, cette période de réclusion et d’abstinence lui a permis d’intégrer profondément la force de l’arbre. Elle a gagné non seulement en solidité, mais de plus, elle a pu réutiliser ce pouvoir une dizaine d’années plus tard, lors de son initiation chamanique puisque, dès ses premières ingestions du psychotrope ayahuasca, les maîtres de l’arbre sanango se présentent à elle pour consolider leur alliance. La puissance de ce rao se cumule lors de son nouvel apprentissage chamanique. En plus de démontrer une constance entre ces types de savoir, ce récit révèle un détail important : pour désigner les deux phases de restrictions et d’isolement qu’impliquent ces apprentissages de rao, l’onanya emploie le même terme, sama. Elle distingue cependant la période de tabous de l’initiation chamanique par le superlatif kikin, démarquant ainsi leur intensité (kikin sama). Encore une fois, tout indique que l’apprentissage chamanique ne se différencie que par son degré d’investissement.

Pour illustrer davantage ce propos, exposons le cas du masseur rebouteux (tóbiacai), dont la compétence de replacer les os démis provient aussi de rao particuliers. Ainsi, certaines plantes se singularisent par leur propriété de s’encastrer les unes dans les autres – comme les pièces d’un Lego – et permettent à leur image d’emboîter adroitement les os. Pour acquérir ce savoir, le masseur rebouteux utilise ces plantes en concentrant le procédé aux mains : il effectue un bain de vapeur sur cette partie corporelle et suit une série de restrictions les concernant, évitant la plupart des activités qui les requièrent, ne pouvant ni les laver, ni en altérer l’odeur ou la température. Lorsque les interdits sont respectés, les maîtres des rao se présentent en rêve et lui offrent des bagues. Ces bijoux, que seuls les onanya peuvent voir, incarnent le savoir des maîtres et permettent de masser adroitement. Soulignons, encore une fois, une différence graduelle entre types de savoir : alors que l’onanya soumet tout son corps à l’initiation chamanique et devient entièrement paré comme les maîtres – d’où son grand pouvoir –, le masseur rebouteux restreint son savoir – et les parures qu’il implique – aux mains.

Une certaine continuité s’établit aussi entre les pratiques de l’herboriste et de l’onanya. L’herboriste – nommé raomis, c’est-à-dire « celui qui utilise les rao » – administre des mixtures sous forme de thé, de bains ou d’emplâtres. Pour que les maîtres des rao accomplissent adéquatement leur travail, la personne traitée doit suivre les tabous requis. Par exemple, pour favoriser un accouchement, l’herboriste peut recommander une décoction à base de cacao ou de malva[26], rao muqueux dont les maîtres aux qualités visqueuses incitent l’enfant à glisser facilement hors du corps de la mère. Pour que les rao soient effectifs, la mère doit éviter tout aliment trop semblable (muqueux) ou opposé (sec, dur). L’onanya aux prises avec une parturition difficile se sert des mêmes rao que l’herboriste et dicte les mêmes tabous à la mère. Néanmoins, s’il a déjà incorporé le pouvoir du cacao ou du malva, il n’a pas besoin de recourir au végétal en tant que tel. Ayant lui-même acquis les qualités des maîtres des rao, il peut les transmettre lors de traitements chamaniques. Ainsi, lorsqu’il ingère l’ayahuasca, il véhicule son pouvoir sous forme de chants qui détaillent les attributs visqueux des maîtres en question : escargots baveux qui glissent aisément sur le sol ou poissons gluants qui se faufilent entre les mains[27]. Les associations qui s’effectuent entre les rao, leurs maîtres, leurs pouvoirs et l’affection qui est traitée ne sont pas arbitraires, ils sont plutôt guidés par des qualités communes, dans ce cas, la mucosité qui favorise l’accouchement.

La similarité de cet exemple avec le cas classique étudié par Claude Lévi-Strauss (1958) parmi les Cuna incite une précision : selon la perspective shipibo-conibo, il n’est pas question « d’efficacité symbolique » (id.), mais bien de la transmission d’une propriété du rao[28]. Répétons encore une fois qu’une même logique sous-tend le traitement de l’herboriste et celui de l’onanya. Bien que ces experts manipulent différemment les rao, ils cherchent dans les deux cas à communiquer les attributs des maîtres des rao. La différence est que l’herboriste peut partiellement communiquer avec les maîtres des rao, étant limité aux rencontres qu’il éprouve lors de ses rêves, alors que l’onanya provoque et développe les relations avec les maîtres grâce à l’usage de l’ayahuasca. Explicitons davantage ce procédé en détaillant une séance chamanique.

La session de la prise de l’ayahuasca : expérimenter les cosmologies chamaniques

La session de la prise de l’ayahuasca[29] se déroule à la tombée de la nuit, lorsque la plupart des activités de la communauté cessent, le calme et la noirceur favorisant les visions hallucinogènes et auditives. Les personnes qui recherchent les soins de l’onanya le rejoignent à son domicile et attendent patiemment qu’il ingère l’ayahuasca et que les effets du psychotrope se fassent sentir. L’onanya fume alors abondamment de tabac et, au fur et à mesure que les visions psychédéliques commencent, il entonne les chants chamaniques. Il dirige ces chants vers chaque personne présente et s’attarde davantage sur les cas critiques. Parfois, il souffle de la fumée de tabac sur un corps malade et, par une série de succions, tente d’en extraire un élément pathogène. La réputation d’un onanya croît lorsqu’il peut retirer une preuve visible de l’affection – comme un petit insecte ou l’épine d’un arbre – et l’exhiber au public. La séance de la prise de l’ayahuasca se termine lorsque les effets hallucinogènes se dissipent – l’onanya s’arrêtant alors de chanter – et dure généralement de quatre à cinq heures. Les personnes traitées discutent souvent de leurs soucis avant de partir et, en guise de protection, l’onanya leur souffle une dernière fois du tabac. Un observateur qui assiste à une session chamanique voit, en gros, l’onanya chanter et fumer sa pipe[30]. Le peu d’action qui se manifeste lors d’une session contraste avec les descriptions de l’onanya, où se multiplient les rencontres avec les maîtres, les combats périlleux et les voyages chamaniques, événements inaccessibles aux yeux des non-initiés. Ci-dessous, nous exposons le déroulement de la cure chamanique selon la perspective de l’onanya.

Pour l’onanya, l’ayahuasca est le médium par excellence pour voir et communiquer avec les maîtres. Ainsi, lorsque le psychotrope commence à agir, les maîtres se présentent en chantant. Plusieurs onanya affirment qu’ils ne sont pas les auteurs des chants chamaniques, mais qu’ils ne font que suivre en choeur les mélopées des maîtres des rao. Les paroles des chants portent – et insistent – sur les attributs du rao concerné (rappelons l’exemple du cacao et du malva, où il est question de nombreux éléments visqueux). La synesthésie provoquée par l’ayahuasca pousse l’onanya à voir ce qu’il chante (ou à chanter ce qu’il voit)[31]. Les maîtres apparaissent donc parés et armés tels que décrits dans les chants et suivent un chemin (cano), également orné à leur image. Par son initiation, l’onanya a incorporé les parures et l’arsenal qui caractérise ces maîtres, notamment une couronne (maiti) qui accroît sa pensée (shinan). Puisqu’il est paré comme les maîtres, il est alors relié à leur chemin. La synesthésie s’aiguise : le chant devient un chemin par où circule le pouvoir du rao ; ce chant-chemin est décoré de dessins géométriques shipibo-conibo et de parures, également vecteurs du pouvoir des rao. Tous ces éléments ne forment plus qu’un tout qui incarne la force des maîtres du rao. C’est ce pouvoir que l’onanya incorpore et transmet à son tour lors de la session chamanique : par les chants qu’il entonne alors, il trace lui aussi un chemin qui le rattache à la personne qu’il traite et véhicule ainsi certains attributs du rao (qui peuvent également prendre la forme de parures)[32].

Afin de rendre cette explication plus claire, illustrons-la par quelques exemples[33]. Une femme consulte l’onanya au sujet du mariage de sa fille, cette dernière ne s’adaptant pas à son nouveau conjoint. Pour tenter de réconcilier leur ménage, l’onanya réfère alors aux maîtres appropriés : les lianes qui, par leurs propriétés enlaçantes, permettent d’unir les couples. Lors de la prise de l’ayahuasca, l’onanya relie sa pensée (shinan) au chemin des rao épiphytes et incite ainsi leurs maîtres à se présenter en chantant. Ces airs se rapportent sciemment à leurs qualités attachantes et à leur attirail – composé de chaînes, de clés et de cadenas – qui servent au même propos. L’onanya entonne ce chant en concert et le dirige vers l’affligée : puisque le chant incarne les pouvoirs du rao, il noue alors l’âme de la jeune femme à celle de son époux.

L’onanya passe ensuite à un autre chant et, de même, à un autre cas : celui d’un homme qui éprouve une malchance répétée à la chasse, étant incapable de débusquer ou de tuer du gibier. Pour contrer son affection (yopa), l’onanya invoque un grand arbre épineux, habitat du prédateur aigle harpie qui manque rarement ses proies. Ce maître se présente alors sous sa forme anthropomorphique, paré de ses accessoires de chasseur, notamment un arc, un carquois rempli de flèches, un diadème et des tatouages appropriés. L’onanya s’acquitte alors de son rôle de médiateur[34] : son chant chamanique crée un chemin qui transmet la force du rao et orne alors le mauvais chasseur de quelques attributs du maître : arc, carquois de flèches et tatouages. L’onanya ne communique pas tous les pouvoirs du maître, puisqu’un tel privilège lui revient et implique davantage de tabous. D’ailleurs, pour pouvoir incorporer les compétences de chasseur, l’homme qui a ainsi été paré doit suivre les restrictions alimentaires et comportementales imposées par l’onanya, autrement les pouvoirs du rao se pervertissent et le rendent encore moins habile.

L’onanya chante ainsi à tour de rôle se dirigeant vers les différentes personnes de l’assistance et, selon les cas, véhicule différents pouvoirs de rao. Encore une fois, les choix se basent sur les propriétés des rao : de par son goût piquant (boains), un rao est considéré chaud et détient des maîtres incandescents qui combattent les refroidissements du corps ; un rao qui produit une teinture rouge (rocou) prévient pour sa part contre les odeurs pathogènes des menstruations (Colpron, 2006) ; utilisant une prémisse chamanique pour traiter grâce à des attributs similaires ou contraires (Colpron, 2005). Incluant toute personne présente dans ses traitements chamaniques, l’onanya n’oublie pas l’anthropologue et, sans qu’elle le lui ait demandé, lui dédie des chants pour la chance et le succès dans ses recherches.

Soulignons, encore une fois, la continuité entre l’utilisation de rao et la pratique chamanique. Ainsi, au lieu de consulter l’onanya, les personnes concernées peuvent décider de manipuler directement les rao. Une telle méthode est notamment employée par les chasseurs qui ne veulent pas exhiber publiquement leur incompétence ou par les personnes qui convoitent un amour interdit. Notons que les propriétés transmises par les rao sont alors décrites de la même manière que lors du traitement chamanique : les lianes fournissent des cadenas et des chaînes, les grands arbres épineux des arcs et des flèches, pouvoirs tout aussi invisibles que ceux de l’onanya. Rien d’étonnant à cette invisibilité puisque ces pouvoirs proviennent des maîtres, eux-mêmes invisibles aux non-initiés. Bien qu’invisibles, ces qualités détiennent néanmoins un support, que se soit une plante, un chant ou une parure (tous ces éléments peuvent d’ailleurs se désigner par le terme rao) et leur visibilité dépend de la perspective[35] adoptée : celle des Shipibo-Conibo ou celle des maîtres. Alors que la plupart des Shipibo-Conibo adoptent la perspective des maîtres de manière limitée (lorsqu’ils rêvent) ou incontrôlée (dans la forêt), l’onanya provoque et gère ces rencontres par l’intermédiaire de l’ayahuasca.

L’onanya intervient généralement lorsque les situations se compliquent, lorsqu’elles persistent ou empirent malgré l’utilisation de rao. Ainsi, les cas traités par l’onanya ne se distinguent que par leur intensité. La gravité des circonstances se justifie souvent par leur intentionnalité, un sorcier ou un maître ayant provoqué le malheur (que se soit la discorde dans le couple ou l’inaptitude à la chasse). Pour rétablir la donne, l’onanya doit négocier ou lutter avec le causeur du trouble, invoquant ses puissants alliés prédateurs, comme les maîtres boa ou jaguar et leur imposant arsenal offensif / défensif.

De plus, par l’intermédiaire de l’ayahuasca, l’onanya acquiert les capacités transformatrices des maîtres. Rappelons que ces derniers ne sont pas contraints à une manifestation unique, ils adoptent des formes fluctuantes comme dans les récits mythiques. Le psychotrope – tout comme le rêve – permet à l’onanya d’expérimenter de telles mutations. Les parures des maîtres qu’il a incorporées l’autorisent à se transformer à leur image. Par exemple, grâce aux ornements de l’aigle harpie, l’onanya incarne lui-même l’oiseau, jouit de ses pouvoirs et adopte ses manifestations variées (arbre, arc et flèches, etc.) : il vole agilement dans le ciel, envoie des dards pathogènes et devient un prédateur féroce. Lorsqu’il se mute comme les maîtres, l’onanya peut aussi emprunter leurs différents chemins et accéder à leurs domaines, qu’ils soient célestes, aquatiques ou souterrains. Il va alors y quérir des armes ou des médicaments, il s’y cache en cas de danger ou y recherche une instance animique perdue. Plus l’onanya cumule les apprentissages de rao, plus il découvre des voies qui lui permettent de diversifier ses voyages chamaniques et d’atteindre les différentes dimensions des maîtres des rao.

Ainsi s’explique le contraste entre le calme apparent de la session chamanique et l’animation des récits d’onanya, ces expériences demeurant inaccessibles aux non-initiés qui s’abstiennent d’ingérer l’ayahuasca.

Conclusion

Le propos de cet article était de décrire l’utilisation pratique et régulée de l’ayahuasca du point de vue shipibo-conibo. Les descriptions détaillées du discours local démontrent comment le cadre de référence shipibo-conibo ne correspond pas à nos dichotomies classiques nature / surnature ou substance / agence. Ce que nous considérons comme une substance naturelle, un végétal, implique en tout temps – et non seulement lorsqu’employé par l’onanya – une relation avec des maîtres. Ainsi, il s’avère commun et courant pour les Shipibo-Conibo de tenter d’acquérir les qualités des maîtres en manipulant volontairement les rao. Devenir onanya implique de pousser cette utilisation de rao son paroxysme – notamment par l’emploi du psychotrope ayahuasca – pour ainsi intensifier les relations avec les maîtres. Ce qui distingue « celui qui sait » des non-initiés n’est donc pas une différence de principe, mais plutôt une différence de degré d’investissement, d’où les aspects communs entre les pratiques de la couvade, de masseurs rebouteux, d’herboristes et de l’onanya. Plutôt qu’un culte ésotérique isolé, le chamanisme se présente ainsi comme une pratique centrale en continuité avec l’ensemble social, d’où son importance et sa persistance parmi les Shipibo-Conibo.