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Introduction

Depuis le décès de Jean Carbonnier en 2003, la communauté juridique française n’a pas fait défaut d’honorer à plusieurs reprises, et à juste titre, la figure et l’oeuvre de celui que ses admirateurs considèrent comme le plus grand juriste français du vingtième siècle[1].

L’année 2008 a été particulièrement riche à cet égard. Pour souligner le centième anniversaire de naissance de Carbonnier, trois colloques abordant des dimensions différentes de son héritage scientifique ont eu lieu. Le premier a été organisé par l’École Nationale de la Magistrature et l’Association française d’histoire de la justice sur le thème «Jean Carbonnier et la justice». Le second, préparé par l’Université Paris X — Nanterre avec la coopération de l’Institut des Hautes Études sur la Justice, avait pour objet «Jean Carbonnier et les sciences humaines». Le troisième colloque s’est tenu les 5 et 6 novembre 2008, sous l’égide du Sénat français, à l’initiative de la Bibliothèque Cujas, en collaboration avec l’Association française droit et cultures. Ce colloque international avait pour thème «Jean Carbonnier : Art et science de la législation».

Le texte qui suit reprend pour l’essentiel la communication que j’ai présentée dans le cadre de ce dernier colloque, à titre de participant à la table ronde sur «le rayonnement international de la pensée du doyen Carbonnier»[2]. Sauf l’ajout des notes de bas de page, le texte conserve le ton et la substance d’une communication orale, qui se voulait à la fois un court essai de synthèse sur le rayonnement de Carbonnier au Québec et l’hommage d’un ancien doctorant en sociologie juridique envers son directeur de thèse. Il ne s’y trouve donc pas un bilan systématique des influences explicites et implicites de l’oeuvre de Carbonnier au Québec, ni une interprétation pouvant prétendre à l’objectivité que favoriserait la confrontation d’une pluralité d’opinions. En revanche, la forme personnalisée du texte et la synthèse impressionniste des directions dans lesquelles a soufflé l’esprit de Carbonnier au Québec peuvent se réclamer de la manière très personnelle et souvent elliptique qu’empruntait lui-même[3] celui qui a été salué tout récemment comme «un anticonformiste chez les juristes»[4].

I. Un chemin de lumière et d’ombre

À l’aube de ses quatre-vingt-dix ans, Jean Carbonnier livrait une réflexion de politique législative dans son état des questions sur la théorie de la monnaie, au chapitre II de l’«Introduction au droit du patrimoine» de son traité de droit civil. Je le cite :

Dans le parcours haché qui mènera à la monnaie unique, chaque phase nouvelle paraît s’enclencher sur la précédente par une nécessité irrécusable et, le terme atteint, tout retour en arrière, dit-on, sera impossible — de sorte qu’à aucun moment les décideurs n’ont eu, n’auront quoi que ce soit à décider. Plus exactement, la décision a été prise une fois pour toutes dans le big-bang du référendum sur Maastricht. Après quoi la porte de la politique législative en matière monétaire a été fermée. Et pourtant, à l’occasion de chaque étape, un euroscepticisme ressurgit — entendons par là, non pas comme à l’ordinaire un doute raisonné sur l’utilité d’une monnaie unique, mais une espèce de pressentiment que l’euro ne pourra se faire complètement (avec des billets de banque) ou, s’il se fait, ne durera pas. Ce pessimisme s’explique aisément pour peu qu’à une conception dogmatique de la législation on substitue une vision sociologique. L’observation peut déjà en être faite à propos de Maastricht. Qu’importe la validité constitutionnelle de ce traité (d’ailleurs violenté à plusieurs reprises) si l’incapacité intellectuelle d’appréhender un texte aussi compliqué, la présentation obreptice et subreptice qui en a été faite [...] laissent soupçonner un vice du consentement collectif ? Et anticipant la conclusion, la sociologie ne peut que protester dès maintenant contre l’irrévocabilité que s’attribuerait le Système [européen des banques centrales]. L’édit de Nantes (1598), le traité de Francfort (1871) avaient été eux aussi irrévocables : la clause rebus sic stantibus est un minimum de sociologie inclus dans tous les traités. Plus généralement, on ne peut que reprocher un manque d’esprit sociologique — psycho-sociologique — à un système qui se préoccupe aussi peu de ses usagers. Un chemin n’est voie publique qu’autant que le public y circule ; de même, un nom monétaire [l’euro] ne deviendra monnaie que si les contractants le font circuler effectivement dans leurs contrats. Une résistance passive, dispersée et molle, telle que celle qu’avait rencontrée le nouveau franc, ne suffirait probablement pas à faire capoter l’euro. Mais on ne saurait préjuger des résultats d’une colère plus bruyante comme celle qui contraignit la S.N.C.F. en 1995 à retirer son système Socrate, technique de billetterie trop complexe pour la moyenne des voyageurs[5].

Malgré ce que pourrait laisser croire cette longue citation, je n’ai pas emprunté la voie publique qui mène de Montréal à Paris pour vous entretenir d’union monétaire, ni pour attiser la division entre «eurosceptiques» et «eurofrénétiques» en ce temps de crise financière. Je me suis plutôt référé à cette prose particulière parce qu’elle exprime bien la personnalité intellectuelle de celui que je voulais contribuer à honorer : le civiliste sans complexe qui se mêle d’économie politique ; le jurisconsulte sceptique qui préfère la loi expérimentale au décret irrévocable ; le durkheimien psychosociologue qui voit la conscience collective de la société s’insinuer dans les actes de résistance, voire de révolte des individus usagers d’un système qui trouble leur paix intérieure.

La métaphore du chemin public fournit, par ailleurs, l’image contrastée de l’oeuvre dont cette communication cherche à décrire et interpréter le rayonnement au Québec. L’image, d’abord, de l’oeuvre d’élite qui ouvre des perspectives nouvelles en droit et sur le droit. Un exercice de sociologie du droit sans rigueur permet de constater l’indéniable rayonnement de Jean Carbonnier au Québec. Son oeuvre a été fréquentée avec admiration et reconnaissance, tant chez les juristes que chez les sociologues du droit. Il ne semble pas, toutefois, qu’elle ait suscité un engouement général. Serait-il réaliste d’espérer autre chose qu’un succès d’estime pour une oeuvre d’élite ?

L’image, ensuite, de l’oeuvre d’un honnête homme dont la pensée subtile et les notations violemment réalistes n’ont de véritable rayonnement qu’auprès des esprits adeptes du recueillement. Un essai de compréhension interprétative suggère que la voie publique tracée par Carbonnier constitue un chemin canonique au sens fort du terme. Il mène les voyageurs à sortir de leurs bulles ou de leurs idéologies tant obreptices, celles qui exposent le faux, que subreptices, celles qui taisent le vrai[6]. Dans ce chemin de lumière et d’ombre ne circulent durablement que les usagers qui apprécient aussi bien le jour et la nuit, l’ancien et le moderne, l’utile et le beau, le positif et le négatif, l’action et la méditation, le droit et la sociologie. Serait-il réaliste d’espérer que cette morale dialectique du chaud et du froid rallie une vaste majorité ?

II. Le succès d’estime d’une oeuvre d’élite

En 1967, la Faculté de droit de l’Université McGill célèbre à sa façon le centenaire de la fédération canadienne, en procédant au lancement d’un nouveau programme d’enseignement[7]. Ce programme, dit «national», vise à procurer à ses diplômés les avantages d’une formation bijuridique en droit civil et en common law. La Faculté invite pour l’occasion trois juristes étrangers de grande renommée : Earl Warren, juge en chef de la Cour suprême des États-Unis, Lord Denning, maître des rôles à la Cour d’appel d’Angleterre et Jean Carbonnier, professeur à l’Université de droit, d’économie et de sciences sociales de Paris (aujourd’hui Paris II — Panthéon-Assas). Une photo d’archives de cet événement montre Jean Carbonnier debout à une table de banquet en train d’adresser la parole aux convives. Assis à sa droite, en arrière-plan, la photo montre Lord Denning : le juge iconoclaste dans l’ombre du professeur magnifique[8] !

Si j’évoque ce document historique, ce n’est évidemment pas pour flatter l’orgueil national de la communauté juridique française. Chacun sait bien que pareille vanité n’a plus sa place dans l’Europe d’aujourd’hui. C’est plutôt pour souligner à quel point était justifiée la position de premier plan conférée à Jean Carbonnier dans cet événement qui se voulait d’envergure internationale. Nul mieux que lui ne pouvait apporter la caution de la culture juridique française à l’ambitieux projet de marier les traditions du droit civil et de la common law dans l’enseignement d’une faculté principalement anglophone et protestante, au sein d’un système juridique mixte bousculé par les ambitions de changement d’une majorité francophone et catholique. Il fallait de la bigarrure intellectuelle et une forte ouverture au pluralisme pour incarner la valeur scientifique et normative de ce projet institutionnel dans ces circonstances historiques. En lui décernant un doctorat honoris causa en droit, l’Université McGill savait que Carbonnier pratiquait avec excellence l’une et l’autre de ces vertus[9].

Les juristes et les sociologues du droit que j’ai récemment consultés savent aussi que l’oeuvre qu’ils ont fréquentée est celle d’un esprit foncièrement métissé et multiple. Elle puise à cette source l’originalité et la grandeur qui forcent l’admiration. Y transparaît une curiosité insatiable pour la diversité des territoires disciplinaires et la pluralité des imaginaires sociaux. Civiliste de grand style, oracle codificateur, pionnier de la sociologie juridique française, Jean Carbonnier a cultivé alternativement ou concurremment ses images de marque, sans jamais s’abandonner exclusivement à l’une d’elles. Il aura été jusqu’à la fin l’intellectuel ambigu et le juriste polyvalent qu’aucune communauté d’appartenance n’a pu revendiquer comme porte-étendard exclusif, d’où le rayonnement indéniable et le succès d’estime constatés dans les trois communautés québécoises dont je parlerai maintenant.

Parlons, premièrement, des civilistes et autres privatistes qui ont joint les facultés de droit québécoises dans les années 1960. Ils forment la première cohorte de professeurs majoritairement universitaires plutôt que praticiens. Les deux premières décennies de leur carrière professorale correspondent à la période pendant laquelle s’affirme l’ascendant du doyen Carbonnier dans l’enseignement et la doctrine du droit civil en France. Au Québec, l’air du temps favorise, à l’époque, la suprématie symbolique des publicistes sur les privatistes. À défaut de pouvoir se convertir en zélateurs du nouveau droit public, les recrues civilistes peuvent au moins se réclamer du nouveau droit civil incarné par le magistère de Carbonnier. C’est ainsi, par exemple, que deux de ses élèves québécois, Jean-Louis Baudouin et Hubert Reid, sont devenus respectivement chef de file de la nouvelle doctrine québécoise et doyen de la Faculté de droit de l’Université Laval. L’onction du maître parisien a, semble-t-il, suffi à rendre le droit des obligations et celui de la procédure civile compatibles avec la Révolution tranquille[10].

Quarante ans plus tard, il reste encore des traces évidentes de cette transsubstantiation doctrinale. La littérature de droit civil se réfère quasi systématiquement au traité de Carbonnier là où régnaient avant lui les Planiol et Ripert, Aubry et Rau, Marty et Raynaud, Ripert et Boulanger. Il est vrai que la jurisprudence récente des tribunaux du Québec et de la Cour suprême du Canada, lorsqu’elle va au-delà de la doctrine québécoise pour se justifier, réfère désormais plus souvent au traité de Ghestin qu’à celui de Carbonnier[11]. Néanmoins, la vraie mesure d’un succès qui varie avec le temps est ailleurs que dans la fréquence statistique. Elle se trouve plutôt dans la mentalité juridique qui prédispose soit à l’admiration respectueuse, soit à la réception besogneuse.

Selon deux sources très bien informées que je me garderai de nommer, la première prédisposition l’emporte à l’égard de l’oeuvre civiliste de Jean Carbonnier. Je les cite : «Son ouvrage se situe deux ou trois coches au-dessus de ce que les juristes civilistes du Québec conçoivent comme ouvrage de doctrine utile», ou encore «son manuel fourmille d’idées inspirantes pour la recherche, mais il n’offre pas assez de réponses aux problèmes de droit positif». En somme, le diable était et reste dans le détail de l’état des questions : modernisme utile aux juristes qui s’interrogent sur l’avenir de leur discipline ; humanisme superflu pour ceux qui jettent leur dévolu sur un ouvrage de doctrine comme d’autres choisissent un livre de recettes[12].

Parlons, deuxièmement, de la communauté des juristes qui ont travaillé activement à la réforme du droit civil québécois depuis 1955 jusqu’à 1991, avec les hauts et les bas inévitables d’une telle entreprise. Le Québec a finalement réussi sa recodification[13]. Il est aisé d’imaginer que les propres succès de Jean Carbonnier, «figure législatrice» du nouveau droit de la famille français pour emprunter l’expression de mon ami Jacques Commaille[14], aient pu servir d’exemple inspirant pour les codificateurs québécois. En effet, la première phase de la recodification, réussie dès 1980, a été celle du droit de la famille. À cette fin, le doyen Carbonnier a été expressément consulté à deux reprises : d’abord pour solliciter son regard critique sur le rapport du Comité du droit des obligations ; ensuite pour profiter de son expérience dans la difficile mise au point du droit transitoire qui devait régir le passage de l’ancien au nouveau code. Je tiens ces informations du professeur Paul-André Crépeau, qui a présidé l’Office de révision du Code civil et qui est généralement considéré comme le père du Code civil du Québec.

Je ne pense pas, cependant, que ces faits avérés soient suffisants pour permettre une qualification exacte de l’influence de Carbonnier au Québec. Certes, ils attestent du prestige dont jouit ce dernier parmi les universitaires, les praticiens experts et les légistes qui ont porté le processus de codification à son terme. Toutefois, c’est davantage l’autorité doctrinale du civiliste que la méthode législative du codificateur qui a été sollicitée par les artisans du code québécois. Il ne pouvait en être autrement dès lors que la production du code a privilégié un travail d’équipe réparti entre de multiples comités, personne n’imaginant qu’il puisse sortir de la réflexion solitaire d’un oracle savant.

La communauté juridique québécoise aurait-elle voulu s’en remettre à l’éminence d’une seule figure législatrice qu’elle n’en aurait sans doute pas eu le loisir. Ni le pouvoir politique, ni les groupes de pression qui avaient déjà donné leur imprimatur aux premiers chapitres codifiés ou qui s’octroyaient un droit de préemption, voire de veto sur les textes à venir, n’auraient permis que puisse se déployer l’art stratégique et tactique inventé par Carbonnier pour procurer au peuple français une législation à choix multiples dont les sondages montraient l’utilité, sinon la légitimité[15].

Parlons, enfin, de la communauté québécoise des juristes sociologues et des sociologues du droit, en y ajoutant tous ceux qui se réclament aujourd’hui d’une approche interdisciplinaire du droit. Je suis fier de dire que s’y trouvent les admirateurs les plus authentiques de la pensée de Carbonnier et les utilisateurs les plus attentionnés de ses concepts. Je ne prétends pas qu’ils forment une majorité, mais je sais qu’il s’agit d’une minorité fortement reconnaissante.

Reconnaissante, d’abord, parce que Carbonnier a mis tout le prestige de son autorité doctrinale pour conférer à la recherche empirique et à ceux qui en maîtrisent les méthodes une place et un statut dont la science du droit ne voyait guère l’utilité quand elle n’y était pas hostile. Le «flexible droit» cognitivement ouvert au changement de la société est grâce à lui davantage qu’un slogan : il offre une accréditation institutionnelle pour des recherches empiriques individuelles et collectives, beaucoup plus nombreuses à partir de 1970, à l’intérieur comme à l’extérieur des facultés de droit.

Reconnaissante, ensuite, parce que les théorèmes, les hypothèses et les concepts que Carbonnier place au fondement de sa sociologie juridique sont autant de sauf-conduits théoriques pour l’introduction des perspectives des sciences sociales dans la compréhension des rapports entre le droit et la société. J’ai été un témoin privilégié de l’importance cruciale de cet oecuménisme théorique, au milieu des années 1990, alors que je présidais tant bien que mal aux destinées d’un réseau interuniversitaire d’anthropologues, sociologues, politologues, philosophes et juristes. Cette improbable communauté de chercheurs s’était assigné le défi de produire un ouvrage commun autour d’une problématique qui serait authentiquement et organiquement interdisciplinaire[16]. Au terme de palabres aussi édifiants qu’éreintants, le concept d’internormativité forgé par Carbonnier fut, en définitive, la planche de salut d’une entreprise collective qui risquait autrement de sombrer dans le quant à soi disciplinaire. Guy Rocher, maître de la sociologie générale québécoise, devait rallier tout ce beau monde en affirmant que le concept de Carbonnier offrait un véritable pont d’interdisciplinarité praticable en droit et autour du droit. Dans sa préface à notre ouvrage, Carbonnier a écrit : «Il n’est pas niable qu’au terme de la recherche, le droit, dans le tourbillon de ses soeurs les normes, se retrouve dépouillé de toute prétention à l’hégémonie. C’est une conclusion qui n’est pas anti-juridique, mais d’une exacte sociologie»[17].

En préconisant une attitude d’empathie sororale envers les disciplines qui se préoccupent des normes sociales non juridiques, Carbonnnier a rendu obsolète, voire grotesque, l’anathème du «sociologisme» utilisé autrefois pour discréditer toute considération sociale non conforme à la doctrine officielle du savoir juridique[18]. Il a aussi prescrit, au bénéfice de la science juridique d’aujourd’hui, l’attitude du pluralisme axiologique et méthodologique sans laquelle, par exemple, le droit comparé se pratique comme un «art d’imitation» incapable d’atteindre le niveau d’un art d’hybridation[19].

Parmi les comparatistes du Canada, le pluralisme heuristique de Carbonnier est salué avec le plus vif sentiment de reconnaissance par deux membres de la communauté juridique de l’Université McGill, qui ont trouvé chez lui le génie juridique français le plus apte au mariage heureux avec la mentalité juridique et l’esprit sociologique de la common law. Le premier, Roderick A. Macdonald, jouit d’une notoriété pancanadienne, aussi bien en droit positif public et privé qu’en théorie du type «droit et société». Président fondateur de la Commission du droit du Canada, il publie en 2002 un ouvrage bilingue intitulé Le droit du quotidien/Lessons of Everyday Law. Je cite le dernier paragraphe de ses «Remerciements» :

Je tiens enfin à exprimer ma reconnaissance intellectuelle. Le lecteur saura discerner les fortes influences de Lon Fuller et, à un degré moindre, de Jean Carbonnier. Je ne les ai jamais rencontrés. Ce que je pense savoir du droit, je l’ai appris en grande partie dans leurs oeuvres et dans ce que d’autres ont écrit sur eux. Je me sentirai très honoré que des lecteurs avertis jugent que j’ai été un bon étudiant[20].

Le second, Nicholas Kasirer, doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill de 2003 à 2009 et récemment nommé juge à la Cour d’appel du Québec, est un comparatiste prolifique, notamment en droit de la famille et en droit des biens. C’est aussi un éminent jurilinguiste et l’expert le plus réputé de la qualité de la version anglaise du Code civil du Québec. Outre l’amour du vocabulaire juridique, il partage avec Carbonnier un même intérêt pour l’exploration des interactions entre le droit et les autres registres normatifs de la vie sociale. En 2007, dans son introduction à un ouvrage collectif intitulé Les sept péchés capitaux et le droit privé, Kasirer révèle une nouvelle fois sa fréquentation assidue et admirative de l’oeuvre de Carbonnier. Je le cite :

Le péché a-t-il sa place en droit ? A-t-il sa place en droit privé ? [...] Jean Carbonnier explique de façon magistrale le fondement de l’idée que le droit et la morale logent à des enseignes différentes — le droit c’est «le maintien de l’ordre social», la moralité c’est «le perfectionnement intérieur» — même si la moralité fait des «irruptions» régulières dans l’ordre juridique[21].

Je ne saurais trouver meilleure transition pour aborder la seconde partie de cet exposé. J’y esquisserai ma compréhension des raisons pour lesquelles l’oeuvre de Carbonnier rayonne au Québec, de façon incontestable et diverse, mais sous le mode d’un succès d’estime. Je crois qu’il ne peut en être autrement s’agissant d’une oeuvre scientifique dans laquelle la moralité d’un honnête homme fait des irruptions régulières.

III. Le chaud et le froid d’une morale d’honnête homme

J’imagine assez facilement que chaque participant à la table ronde sur le rayonnement international de la pensée du doyen Carbonnier aura eu la tentation de penser que son oeuvre, malgré les apparences, est celle d’un esprit authentiquement belge, italien, colombien, grec ou suisse. Je confesse avoir moi-même succombé au plaisir de croire qu’il s’agit plutôt d’un esprit authentiquement canadien. Or, je crois avoir pour cette inconvenance une excuse légitime que mes collègues, en tout respect, n’ont pas. Mon péché s’explique, en effet, par la pression de la vérité : j’appelle à la barre le baron de Montesquieu, un des maîtres à penser de Carbonnier. Si le lecteur veut bien se souvenir de sa célèbre théorie des climats, il conviendra avec moi qu’une oeuvre qui souffle alternativement le chaud de la sociologie et le froid du droit ne peut venir que du Canada ! Reconnaissant en lui le plus illustre juriste anglo-normand et même franco-saxon, je me suis fait fort d’interpréter le rayonnement intellectuel de Jean Carbonnier... en France. La vérité vient parfois de loin !

Blague à part, je crois sincèrement que pour comprendre avec objectivité la destinée de l’oeuvre de Carbonnier, il faut se défaire des prénotions qui inciteraient à chercher l’essence de son esprit dans un arrimage métaphysique avec le territoire national français, non plus d’ailleurs qu’avec la période historique du vingtième siècle. Il me paraît plus prometteur de regarder cet esprit comme un phénomène transculturel et transhistorique dont le noyau serait constitué d’une morale d’honnête homme forgée dans le creuset du multiculturalisme européen, quelque part entre les seizième et dix-huitième siècles.

Je n’essaierai pas d’identifier les racines profondes de cette morale d’honnête homme qui fournit, c’est mon hypothèse, à l’oeuvre de Carbonnier son armature intellectuelle et sa sensibilité originale. D’autres l’ont fait avec une compétence bien supérieure à la mienne. Je pense en particulier au beau livre de Francesco Saverio Nisio publié en italien en 2002 et en français chez Dalloz en 2005[22]. Je pense aussi au livre très instructif et souvent émouvant que Simona Andrini et mon ami André-Jean Arnaud ont publié en 1995 pour faire l’archéologie de la sociologie du droit à travers les figures complices de Jean Carbonnier et de Renato Treves[23].

Je me propose plutôt de mettre en évidence trois prédispositions cognitives et normatives qui infusent à l’oeuvre de Carbonnier ce mélange hétérogène de sensibilité chaude qui séduit et de pensée froide qui impressionne. Je résumerai ces prédispositions sous la forme de trois préceptes dont l’observance rigoureuse expliquerait à la fois le rayonnement et le succès d’estime de son oeuvre auprès des contemporains, juristes et sociologues du droit, en France aussi bien qu’ailleurs.

Premier précepte : «Dans le changement du droit, comme dans la dynamique de la société, il faut savoir raison garder». Plutôt qu’à la passion de la loi égalitaire, de la justice protectrice ou correctrice, de la liberté morale ou économique, la première loyauté du juriste Carbonnier va indéniablement au droit raisonnable, celui qui est le plus apte à refroidir les ardeurs velléitaires les mieux intentionnées. Le secret de fabrication de ce droit raisonnable réside dans une observation raisonnée des faits plutôt que dans une volonté juridique arraisonnée par les idéologies du moment. Sa plus grande vertu est de prémunir les porteurs de l’esprit juridique contre les ruptures intempestives qui brisent l’unité continue des choses et de la vie. Le droit raisonnable se souvient, par exemple, qu’il y avait une société française avant la Révolution et que la République n’est pas née en 1958. Ainsi, Carbonnier doute que «[l]e potentiel de mondialisation du droit dont l’[économie] immatériel[le] est chargé[e] aura [...] assez de puissance pour briser le besoin vital de cloisonnement que porte en elle toute société»[24].

Deuxième précepte : «En sociologie, comme en droit, il faut élaborer des théories qui, mieux que vraies, seront utiles». Au nom de la vérité, les systèmes juridiques préfèrent le commandement à la mise en question, le contrôle à l’autolimitation, le monopole de la juridicité au partage de la normativité. Une théorie du non-droit, douteuse peut-être au plan dogmatique, est éminemment utile pour contrer l’enfermement légicentriste des bureaucraties publiques et privées. Elle protège la vie des personnes, personnes physiques surtout, car les autres «n’ont ni nerfs, ni coeur» et peuvent en prendre davantage, contre cette maladie infantile du «panjurisme» qui fait «lire l’univers comme si c’était un livre de droit»[25].

Troisième précepte : «Juriste ou sociologue, il faut savoir se taire pour écouter l’Autre du droit et de la société»[26]. Tout le droit n’est pas contenu dans les sources formelles qui parlent haut et fort. Il faut réapprendre à écouter le fait, même ancien, banal, populaire ou vulgaire, à travers lequel la société exprime son droit vivant. Tout le bric-à-brac institutionnel de la société des pouvoirs officiels et des ouvrages savants ne livre qu’une piètre connaissance de la diversité sociale dans tous ses étagements et dans toutes ses zones d’ombre. Dans la culture contemporaine du «présentisme» et du subjectivisme exacerbés, l’écoute active de la mémoire collective sera l’ultime rempart contre l’action frénétique qui échoue le double test de la réalité et de la sérénité...

Conclusion

Pour conclure, je dirai que la morale de l’honnête homme Carbonnier[27] prescrit de cultiver, parallèlement à l’exercice d’un métier engagé dans le siècle, un regard mécontemporain, un esprit sceptique et une âme méditative. J’ai dit «prescrit», mais c’est une erreur. Il aurait fallu dire «enseigne» car, j’allais l’oublier, Jean Carbonnier fut avant tout un professeur. Au Québec comme en France, son influence la plus grande aura peut-être emprunté un chemin moins visible que les écrits, mais psychologiquement plus marquant, celui de l’enseignement et de la relation pédagogique. Je ne résiste pas à la tentation d’ajouter ici un fragment de biographie qui participe d’ores et déjà de la légende :

Son parcours n’est pas banal. Il quitte l’école à 10 ans et apprend plus de cinq langues avec un précepteur. Étudiant, il «sèche» les cours de droit, préfère étudier l’économie et part étudier seul à l’étranger. [...] Après des études de droit à Bordeaux, qui débouchent sur une thèse consacrée aux régimes matrimoniaux, il devient professeur (agrégé) en 1937, et passe les premières années de sa carrière à Poitiers. Il y médite, dans le calme, son objet d’étude, avant de rejoindre la faculté de droit de Paris en 1955. Des générations d’étudiants et de professeurs seront marquées par son enseignement[28].

Comme beaucoup d’autres, j’espère ne pas avoir démérité de sa pédagogie.