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1. Qu’est-ce que la psychologie sociale ?

Selon Meyer (2005, p. 15), « la psychologie sociale étudie les comportements, les états mentaux et les processus mentaux ancrés dans des contextes sociaux ; elle relie donc trois termes : soi, autrui et un contexte ». En reliant ces trois dimensions, cette discipline psychologique affirme en quelque sorte que nous ne sommes pas des électrons libres, déconnectés des autres et des situations dans lesquelles nous nous trouvons. La psychologie sociale considère en conséquence que « l’homme est par nature un être relationnel » (Fischer, 1987, p. 9) et que tout comportement humain est fonction des caractéristiques de la personne qui l’émet comme du contexte précis dans lequel elle se situe. De nombreuses recherches expérimentales en psychologie sociale, telles que celle de Milgram (1974) sur la soumission à l’autorité et celle de Zimbardo (1970) sur le phénomène de « dé-individuation », ont montré d’une part, l’impact des situations dans lesquelles sont placés les individus et des rôles qui leur sont attribués durant ces expériences sur leurs comportements et d’autre part, combien la seule prise en compte des variables personnelles dans l’explication de ceux-ci constitue une grave erreur, qualifiée par Ross (1977) d’« erreur fondamentale d’attribution ».

Eu égard aux divers éléments proposés par les auteurs pour définir la psychologie sociale, celle-ci peut finalement être considérée comme la discipline du « lien social » et « la théorie des représentations sociales, en nous éclairant sur ce qui, en permanence, nous relie au monde et aux autres » (Moliner, Rateau et Cohen-Scali, 2002, p.11), s’inscrit parfaitement dans ce champ disciplinaire.

2. Qu’est-ce qu’une représentation sociale ?

Les auteurs susmentionnés indiquent qu’« une représentation sociale se présente concrètement comme un ensemble d’éléments cognitifs relatifs à un objet social » (p .13). Ces contenus cognitifs variés, qui correspondent aux opinions (ce que je pense), aux informations (ce que je sais) et aux croyances (ce que je crois) concernant un objet donné, participent à la formation de la représentation sociale de cet objet. Il importe de souligner que cette construction sociocognitive ne relève pas de l’aléatoire, tous les chercheurs dont les travaux portent sur les représentations sociales évoquant les diverses propriétés les caractérisant. Ainsi, Jodelet (1991, p. 668), décrivant la représentation sociale comme une forme de connaissance courante (dite de « sens commun »), en énonce les principales spécificités comme suit :

  • elle est socialement élaborée et partagée,

  • elle concourt à l’établissement d’une vision de la réalité commune à un ensemble social (groupe, classe, etc.) ou culturel donné,

  • elle a une visée pratique d’organisation, de maîtrise de l’environnement (matériel, social, idéel) et d’orientation des conduites et des communications.

La première caractéristique citée par Jodelet renvoie à la manière dont une représentation sociale se construit. Comme on peut l’observer dans le schéma de la figure 1, les représentations émergent, se développent et se transforment dans un contexte socioculturel et historique donné au sein duquel la communication, à la fois interindividuelle, institutionnelle et de masse, vient façonner les « représentations collectives » (Durkheim, 1898) constitutives de la pensée sociale. Les représentations sont donc bien « sociales », non seulement parce qu’elles sont produites et transmises collectivement, mais aussi parce que, dépendantes en partie des diverses appartenances groupales des individus, elles définissent d’une certaine manière la spécificité des groupes et donc leur identité sociale (cf. la deuxième caractéristique mentionnée par Jodelet). Outre cette « fonction identitaire » des représentations sociales, Abric (1994) souligne qu’elles permettent également de comprendre et d’expliquer la réalité (« fonction dite de savoir »), de guider en conséquence les comportements et les pratiques (« fonction dite d’orientation » qui réfère à la troisième caractéristique avancée par Jodelet) et enfin de justifier, a posteriori, les prises de position et les comportements adoptés (« fonction justificatrice »).

Figure 1

Schématisation de la dynamique psycho-socio-cognitive en jeu dans la vie sociale

Schématisation de la dynamique psycho-socio-cognitive en jeu dans la vie sociale
Przygodzki-Lionet, 2008, p. 198

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Nos représentations et perceptions sociales (ces dernières portent davantage sur des objets concrets tels que « les individus dangereux », alors que les premières concernent en général des concepts abstraits comme « la dangerosité ») jouent indéniablement un rôle central (bien mis en évidence à la figure 1) dans la dynamique psycho-socio-cognitive à l’oeuvre dans la vie sociale puisque ce sont elles qui déterminent nos attitudes (c’est-à-dire nos émotions, nos cognitions et nos intentions d’action) et par voie de conséquence nos conduites et nos comportements à l’égard d’un objet donné. Il est important de préciser que les processus décrits ici relevant d’une véritable dynamique, les choses ne sont pas figées. Ce qui signifie que les représentations tendent à évoluer, notamment au travers des échanges interindividuels, ces remaniements représentationnels entraînant en conséquence des changements d’attitude (Rateau, 2000). De même manière, certains actes engageants et contraires à nos convictions, mais que nous sommes par exemple contraints d’émettre dans une situation spécifique, sont de nature à déclencher un processus de rationalisation (Festinger, 1957) favorisant une modification de nos représentations.

La manière dont on perçoit et se représente un risque ou un danger affectant directement nos comportements (prise de risque ou au contraire comportement excessif de protection par exemple), l’étude des représentations sociales de la dangerosité paraît tout à fait légitime. Elle l’est d’autant plus que l’on peut régulièrement observer des divergences comportementales chez des individus évoluant dans le même environnement. Ainsi, les personnels pénitentiaires et les soignants exerçant en prison ne définissent pas l’individu dangereux de la même façon alors que tous travaillent en milieu carcéral (Przygodzki-Lionet, 2003). De toute évidence, l’utilisation du vocable « dangerosité » chez ces différents praticiens ne recouvre pas les mêmes choses et « le risque acceptable » pour les uns ne correspond pas nécessairement à celui des autres. En définitive, il faut bien reconnaître que nous ne savons pas exactement de quoi parlent les gens lorsqu’ils évoquent le risque et/ou la dangerosité, et que nous ne savons pas plus précisément ce qu’ils entendent lorsque l’on parle de ces problématiques.

3. Présentation de la recherche

A l’heure où la notion de dangerosité est en plein essor et devient un véritable enjeu social partagé par la Justice, la Police, la Psychiatrie et la Psychologie (Viaux, 2003 ; cf. les lois françaises du 9 mars 2004 et du 25 février 2008), il importe de mettre en lumière, en vue d’une meilleure communication entre magistrats, personnels pénitentiaires, policiers, psychiatres et psychologues, ce que signifie cette notion pour ces différents professionnels.

C’est précisément dans cette perspective que s’est inscrite une récente recherche menée dans un premier temps auprès de citoyens, de juges et de surveillants de prison (Przygodzki-Lionet et Noël, 2004) puis auprès de policiers (Przygodzki-Lionet, Nyock Ilouga et Haroune, à paraître).

La notion de « danger » étant fréquemment assimilée, au moins dans le langage courant, à celle de « risque » (Boudou & Chéné, 2008, p. 173), il importe de préciser ici en quoi elles se distinguent. Le danger est un événement ou une situation susceptible d’occasionner des conséquences négatives pour l’homme et/ou l’environnement. Le risque est la possibilité qu’un événement ou une situation entraîne des dommages dans des conditions déterminées. On peut donc dire plus succinctement, et pour articuler les deux notions, que le risque est la possibilité qu’un danger s’actualise, cette éventualité étant formalisée en termes de probabilité. Ainsi, le risque recouvre deux composantes : la probabilité d’occurrence d’un événement et la gravité des conséquences qui lui sont consécutives (Leplat, 2007, p 21-22).

Dans la mesure où « le risque est toujours lié à une situation, c’est-à-dire à l’interaction des caractéristiques d’un sujet avec les conditions externes de son activité » (Leplat, 2007, p. 24) et que, de même, « la dangerosité individuelle et collective ne s’exprime finalement qu’en situation, dans des contextes activateurs ou révélateurs » (de Beaurepaire et Kottler, 2004, p. 424), l’approche psychosociale adoptée dans cette étude se révèle particulièrement adaptée et nous a logiquement conduits à distinguer « l’individu dangereux » de « la situation dangereuse ».

Les trois groupes de professionnels approchés dans cette recherche étant en fait amenés à côtoyer le même type d’individus (qui après avoir été interpellés par les policiers, se retrouvent au tribunal devant les magistrats puis éventuellement en prison pour exécuter leur peine sous la surveillance des personnels pénitentiaires), on peut supposer qu’ils se rejoignent, au moins en partie, sur les éléments caractérisant la « personne dangereuse » (Hypothèse 1). Par contre, les spécificités de leur environnement de travail respectif (voie publique, commissariat, tribunal, établissement pénitentiaire) devraient les conduire à appréhender différemment la « situation dangereuse » (Hypothèse 2).

3.1. Méthode

3.1.1. Participants

Cent vingt personnes (47 femmes et 73 hommes, de 38 ans et 3 mois en moyenne) ont accepté de participer à cette étude. Ces sujets étaient répartis en quatre groupes indépendants :

  • 30 Policiers, exerçant dans six commissariats du Nord de la France : commissariats d’Arras, Calais, Lens, Lille, Roubaix et Tourcoing ;

  • 30 Magistrats du siège (juges), exerçant dans six Tribunaux de Grande Instance (TGI) de la Cour d’Appel de Douai : TGI de Béthune, Cambrai, Douai, Dunkerque, Lille et Valenciennes ;

  • 30 Personnels de surveillance des prisons, exerçant dans six établissements pénitentiaires de la Direction Inter Régionale des Services Pénitentiaires (DIRSP) de Lille : Maisons d’arrêt de Dunkerque et de Loos, Centres de détention de Bapaume et de Loos, Centres pénitentiaires de Château-Thierry et de Longuenesse ;

  • 30 sujets tout-venant, n’exerçant aucun métier en lien avec la police ou la justice.

Eu égard au caractère exploratoire de ce travail, il est apparu important de constituer, au sein de ces quatre échantillons, un éventail de participants diversifiés du point de vue des variables sociodémographiques (sexe, âge, niveau d’études, fonction…) en vue d’une certaine représentativité des groupes étudiés. Il est à signaler également que les sujets tout-venant constituent ici un groupe contrôle permettant de mettre en évidence les différences de représentations entre des personnes directement concernées par la problématique de la dangerosité (les professionnels de la police et de la justice) et des profanes en la matière.

3.1.2. Matériel et procédure

Nous avons procédé à des entretiens individuels semi-directifs, structurés par huit conditions dans lesquelles les quatre groupes de sujets étaient placés consécutivement :

  • Condition 1 : Qu’est-ce qu’un individu dangereux pour vous, en tant que citoyen ?

  • Condition 2 : Qu’est-ce qu’une situation dangereuse pour vous, en tant que citoyen ?

  • Condition 3 : D’après vous, qu’est-ce qu’un individu dangereux pour un policier ?

  • Condition 4 : D’après vous, qu’est-ce qu’une situation dangereuse pour un policier ?

  • Condition 5 : D’après vous, qu’est-ce qu’un individu dangereux pour un magistrat ?

  • Condition 6 :D’après vous, qu’est-ce qu’une situation dangereuse pour un magistrat ?

  • Condition 7 : D’après vous, qu’est-ce qu’un individu dangereux pour un surveillant de prison ?

  • Condition 8 : D’après vous, qu’est-ce qu’une situation dangereuse pour un surveillant de prison ?

3.1.3. Traitement des données

Les réponses verbales recueillies auprès de l’ensemble des participants ont d’abord été soumises à une analyse discursive « logico-sémantique » (Mucchielli, 1991), qui a consisté à faire l’inventaire puis à comptabiliser les unités de signification (mots, expressions ou courtes phrases) présentes dans le discours des sujets.

Cette « analyse fréquentielle simple » (Bardin, 2001) a ensuite été complétée par une Analyse Factorielle des Correspondances (AFC) associée à une « analyse de la contiguïté ». Ce traitement statistique particulier présente l’avantage non négligeable de proposer une visualisation immédiate, et en deux dimensions, d’une structure sémantique complexe. En représentant les statuts des sujets (Policiers, Magistrats, Surveillants et Citoyens) par des symboles graphiques différents, il est possible d'observer des points de vue différents sur le même espace sémantique. Par analogie avec l'interprétation des facteurs dans les analyses multidimensionnelles, nous indiquons dans les cartographies observées des interprétations de sous-régions du graphe, en fonction des unités et des individus qui s'y trouvent réunis.

Il est à signaler aussi que le traitement de ces données s’est déroulé en deux temps : il a d’abord porté sur les réponses fournies par les citoyens, les magistrats et les surveillants de prison avant d’intégrer celles des policiers.

3.2. Résultats

Etant donné le nombre important de graphiques obtenus, ne pourront être présentés ici que quelques résultats montrant notamment les liens existant entre d’une part, les notions de dangerosité et de risque (figure 2) et d’autre part, nos appartenances et nos représentations sociales (figure 3).

On observe d’emblée, et ce pour tous les sujets, que le nombre d’unités de sens émises dans les conditions concernant « la situation dangereuse » est significativement moins important que celui relatif à « l’individu dangereux ». Cette première observation confirme notre tendance persistante à appréhender le monde plutôt en termes personnels qu’en termes situationnels.

Un deuxième constat porte sur le degré différentiel d’élaboration des représentations selon le statut des personnes interrogées. Moins directement concernés par la problématique de la dangerosité que les professionnels de la police et de la justice, les sujets tout venant ont relativement peu de choses à dire sur les individus dangereux et encore moins sur les situations dangereuses. Cette constatation est bien visible dans le graphe de la figure 2 suivante.

Figure 2

Graphe de l’espace sémantique relatif à la condition « situation dangereuse pour un magistrat »

Graphe de l’espace sémantique relatif à la condition « situation dangereuse pour un magistrat »
Przygodzki-Lionet & Noël, 2004, p. 421

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Ce graphique, résultant des premiers traitements effectués, révèle nettement la difficulté des sujets du groupe contrôle et des surveillants à se représenter une « situation dangereuse pour un magistrat » : on peut noter en effet dans ce graphe l’absence quasi-totale de points représentant les citoyens, quelques points seulement représentant les surveillants et une majorité de points représentant les magistrats.

Pour cette condition, l’analyse statistique a fait émerger trois branches qui font référence a) à l’ « Environnement » dans lequel se trouve une personne, que ce soit son milieu habituel ou sa mise en détention (cet axe relève essentiellement des propos tenus par les surveillants), b) aux divers « Facteurs de risque » décelés par les juges comme susceptibles de créer une certaine dangerosité, et c) aux spécificités des fonctions qu’ils exercent (« Fonctions exercées »), certaines d’entre elles étant systématiquement considérées comme dangereuses. Le discours des magistrats, qui évoque finalement surtout des facteurs de risque environnementaux, à la fois repérés chez les justiciables rencontrés et liés à leur exercice professionnel, met bien en évidence le lien entre « dangerosité » et « risque » et le passage de l’une à l’autre observé actuellement (Tubex, 2002 ; 2006).

Quant à « l’individu dangereux », il est caractérisé par des facteurs de risque personnels qui sont propres à chaque groupe de sujets. Ainsi, comme on peut le voir dans le graphe de la figure 3, les citoyens considèrent une personne comme dangereuse sur la base de son « apparence physique » (plutôt menaçante). Il est assez logique, quand on ne connaît pas quelqu’un et que l’on ne dispose d’aucune information à son sujet, de se servir, pour l’évaluer, de ce qui est d’abord perceptible, son corps. Celui-ci devient alors le premier vecteur de sens, susceptible de dévoiler la nature profonde et véritable de l’individu (Le Breton, 1992). Pour les policiers et les magistrats, la dangerosité d’une personne est davantage liée à ses caractéristiques psychologiques, les premiers invoquant son « imprévisibilité » et les seconds ses « troubles psychologiques ». Dans la mesure où « la loi confie à la police le soin de prévenir et de rechercher les infractions pénales » (De Valkeneer & Francis, 2007, p. 49) et à la magistrature le soin de les sanctionner, il n’est pas étonnant d’une part, que les professionnels de la police soient particulièrement vigilants face à un individu susceptible de commettre ou d’avoir commis une infraction et d’autre part, que les magistrats du siège tiennent compte des éventuelles perturbations psychologiques affectant un individu, la présence de celles-ci ayant un impact certain sur leurs jugements. Enfin, pour les surveillants pénitentiaires, c’est l’ « agressivité » verbale et physique d’une personne qui caractérise sa dangerosité. Là encore, ce résultat n’est pas surprenant, ces professionnels étant fréquemment victimes d’agressions de la part des détenus. Une récente recherche menée auprès de 235 surveillants (Boudoukha, Przygodzki-Lionet & Hautekeete, à paraître) montre que plus de 87% d’entre eux ont été directement agressés, que ce soit verbalement, physiquement ou encore par arme.

Figure 3

Graphe de l’espace sémantique relatif à la condition « individu dangereux pour vous en tant que citoyen »

Graphe de l’espace sémantique relatif à la condition « individu dangereux pour vous en tant que citoyen »
Przygodzki-Lionet, Nyock Ilouga & Haroune, à paraître

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Ces résultats montrent clairement l’homologie existant entre nos positions sociales et nos prises de position. En effet, alors que dans cette condition nos quatre groupes de sujets étaient invités à répondre « en tant que citoyen », leurs réponses respectives reflètent en définitive leurs diverses appartenances sociales et professionnelles, ce qui atteste de la difficulté de se dégager de celles-ci. La manière dont nous nous représentons les individus et les situations que nous rencontrons est bien tributaire de nos différents ancrages socioculturels et professionnels, expliquant ainsi la pluralité des représentations sociales de la dangerosité.

Globalement, l’ensemble de nos résultats confirme nos hypothèses de départ, c’est-à-dire que nos trois groupes de professionnels présentent effectivement certaines convergences représentationnelles quant à la dangerosité individuelle mais se distinguent fortement au sujet de la dangerosité situationnelle. Emergent ainsi trois formes de dangerosité: la « dangerosité sociale », la « dangerosité pénale » et la « dangerosité carcérale ». Il est intéressant de remarquer que, comparativement aux citoyens, aux magistrats et aux surveillants pénitentiaires, qui ont des représentations bien spécifiques de la dangerosité relevant précisément des trois formes précitées, les policiers élaborent un discours plus diversifié rejoignant celui des autres groupes. On constate ainsi par exemple qu’ils définissent la personne dangereuse à partir d’un grand nombre d’informations parmi lesquelles on retrouve notamment « l’apparence » et les « comportements infractionnels », éléments cités respectivement par les citoyens et les magistrats. La façon dont les professionnels de la police appréhendent la dangerosité correspond finalement à la réalité de leur travail qui se situe à l’interface entre le social et le pénal. On voit bien encore une fois, au travers de cet exemple, que nos représentations sont de véritables constructions sociocognitives qui vont non seulement s’élaborer en fonction de nos pratiques mais aussi nous permettre de les orienter et de les justifier. C’est en conséquence l’utilité sociale des représentations, ou encore, selon les termes de Moscovici (2001, p. 24) leur « poly-fonctionnalité sociale », qui explique qu’elles soient plurielles.

4. Pour une approche pluridisciplinaire de la dangerosité

Ces différentes manières de percevoir et de se représenter la dangerosité ayant chacune une fonction sociale spécifique, leur prise en considération simultanée, rendue possible par un travail pluridisciplinaire acceptant de confronter des points de vue divergents, ne peut qu’être source d’enrichissement personnel pour chaque professionnel y participant et d’amélioration de l’évaluation de la dangerosité. Une telle démarche est d’ores et déjà adoptée dans le cadre de quelques formations interprofessionnelles (Przygodzki-Lionet, 2006, 2007) et dans certains services hospitaliers (Millaud, Auclair, Guay & McKibben, 2007). Ces auteurs, conscients « des variations importantes des perceptions des patients selon les groupes professionnels » (Millaud & col., 2007, p.72), ont impulsé la création, la mise en oeuvre et l’utilisation d’un Instrument de Mesure des Progrès Cliniques (IMPC) par une équipe multidisciplinaire. L’évaluation mensuelle de chaque patient par les douze personnes de cette équipe permet non seulement une observation très complète tenant compte de l’opinion de tous et mais aussi l’utilisation d’’un langage commun pour le patient et le personnel. Ainsi, la pluridisciplinarité présente un double avantage.

D’abord, la divergence d’opinions, pour autant que l’on cherche à la rendre cohérente, oblige nécessairement chacun à se décentrer de ses propres perceptions et représentations pour tenter de se représenter celles des autres. Comme l’écrit avec justesse Cyrulnik (2001, p. 88), « le fait de dire la même chose nous conforte et nous pousse quelquefois à l’erreur, alors que la différence de nos perceptions nous invite à nous étonner, à observer et explorer le monde de l’autre ».

Cette confrontation permet en outre de pondérer les différents biais de jugement à l’oeuvre dans toute démarche évaluative. Les recherches en psychologie sociale et cognitive montrent en effet que l’évaluation est susceptible d’être entravée par de nombreuses distorsions telles que l’ « illusion d’invulnérabilité » (Kouabenan, 2007), la « distorsion évaluative systématique » (Schweder, 1975) ou encore la « psychologisation » (Le Pouliter, 1987). Le fait de se croire invulnérable est fréquemment associé à un fort sentiment de contrôle personnel et à un optimisme comparatif irréaliste consistant à s’estimer moins exposé aux risques que les autres, du fait notamment de son expérience et de son expertise. Celles-ci conduisent alors l’évaluateur à une sous-estimation du danger perçu pouvant lui être préjudiciable. Les erreurs de jugement peuvent bien évidemment affecter aussi la personne évaluée, et tout particulièrement lorsque le rapport la concernant est rédigé quelques temps après l’évaluation, sur la base des souvenirs et/ou des notes de(s) l’évaluateur(s). Dans ces conditions, risque d’apparaître le « biais de distorsion systématique » qui consiste à associer, dans la représentation que l’on se fait d’un individu, les traits et les comportements plus en fonction de leur proximité sémantique qu’en fonction d’une réalité objectivement observée. Ce processus de « corrélation illusoire » (Hamilton & Gifford, 1976), en surestimant les relations entre certaines informations, permet d’aboutir à un « portrait » certes cohérent de l’individu observé mais ne correspondant pas toujours à la réalité. La pratique évaluative est également marquée par la surestimation, dans l’explication des évènements et des comportements, du déterminisme psychologique au détriment des facteurs du milieu, des circonstances ou de la situation. Ce phénomène de « psychologisation », en attribuant des causes exclusivement individuelles aux comportements observés, biaise inévitablement l’évaluation, celle-ci résultant en fait de l’interaction de multiples facteurs à la fois personnels mais également situationnels (Przygodzki-Lionet & Dupuis-Gauthier, 2003, p.17-18). Comme on peut le constater au travers des résultats de nombreuses études en psychologie, nous ne sommes pas toujours conscients de tous ces biais qui affectent nos actions, tant du point de vue du traitement de l’information que de celui des influences normatives et idéologiques. Une démarche pluraliste, par les nombreux échanges intra et interprofessionnels qu’elle implique et qui rendent le processus évaluatif plus transparent, peut révéler certaines de ces erreurs d’appréciation.

La prise en considération des diverses perceptions du danger et la prise de conscience de l’influence des différentes distorsions sociocognitives sur notre activité, en favorisant l’émergence de représentations sociales à la fois plus élaborées et plus justes, ne peuvent qu’optimiser l’évaluation de la dangerosité. Dans la mesure où, comme l’écrit Guingouain (1999, p. 124), « c’est à l’aune de la justesse de la décision que l’on peut qualifier l’évaluation », il convient finalement, afin de correctement décider du « risque acceptable », de s’interroger préalablement sur « l’évaluation acceptable ».