Corps de l’article

Lorsque Victor-Lévy Beaulieu publie en 1968 son premier roman, Mémoires d’outre-tonneau, la littérature québécoise achève sa « fondation du territoire », selon le titre d’un article-bilan de Paul Chamberland paru l’année précédente dans Parti pris[1]. Il n’y a plus qu’à continuer le travail, à ajouter des pierres à l’édifice dont les bases venaient d’être jetées avec enthousiasme par des écrivains parfois à peine plus âgés que lui. Le rôle du fondateur n’étant plus disponible, il reste deux possibilités à la génération montante : ou bien rompre avec les aînés, comme le feront à des degrés variables les écrivains de La barre du jour et des Herbes rouges, ou bien se réclamer de leur héritage. C’est l’attitude que choisit Victor-Lévy Beaulieu lorsqu’il se proclame à qui veut l’entendre le disciple de Jacques Ferron, même si ce dernier ne s’est jamais reconnu en tant que maître. Peu importe d’ailleurs ce que pense l’auteur du Ciel de Québec : l’héritier décide seul de son héritage, selon la formule bien connue de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament[2]. » VLB est d’autant plus sûr de son droit qu’il ne fait ainsi qu’appliquer à la lettre la leçon de son maître : « C’est le Fils qui a engendré le Père[3]. » Voici donc le fils libre de s’inventer un père sur mesure, et dont il va ensuite se détacher rapidement, comme Ferron l’avait pressenti, afin d’aller voir ailleurs s’il n’y a pas moyen d’agrandir la famille, de se constituer une généalogie autrement plus célèbre et ainsi de « briser l’écrou du golfe », pour reprendre une autre image ferronienne[4]. C’est ce que VLB fera en écrivant une série d’essais consacrés à des géants de la littérature : Victor Hugo, Jack Kérouac (avec l’accent aigu), Herman Melville, Voltaire, Léon Tolstoï et James Joyce.

Ainsi entouré, l’héritier n’a rien à envier aux fondateurs de la littérature québécoise et son rôle est tout sauf secondaire ou passif. L’héritage est pour lui une sorte d’expérience héroïque, une quête identitaire grandiose, une création au sens le plus fort. Il va s’inventer d’autres racines qu’il va greffer sur la racine-mère, procédant par ajouts successifs et observant grandir ce corps étrange, de plus en plus monstrueux à force de subir des greffes. Le risque de passer pour un pâle imitateur ne l’effleure même pas : c’est qu’il imite à outrance des oeuvres si peu apparentées les unes aux autres qu’on ne saurait l’identifier à un courant littéraire en particulier. D’où l’intérêt d’aller chercher des précurseurs loin de lui[5]. Il n’a pas à se distancier de ses modèles, à se libérer de leur influence, à affirmer son originalité. Il ne connaît pas ce que Harold Bloom appelait « the anxiety of influence[6] », et il lutte en fait contre une anxiété inverse, celle que suscite le désir de toutes les influences et qui se traduit par un vertige devant l’absence de tradition forte, devant le vide à remplir de sa propre présence. C’est pourquoi il ne cesse de souligner à grands traits la nécessité de cet héritage sui generis qui, à l’inverse du modèle bloomien, constitue le signe même de sa liberté et de son originalité. Si la figure de l’héritier est aussi centrale dans l’oeuvre de VLB, c’est que son propre passé est pour lui une sorte de mystère et devient l’objet même de son désir, comme s’il était entièrement à reconstituer : qui étaient ses ancêtres ? Dans quel monde vivaient-ils ? Des auteurs comme Miron et Ferron avaient commencé à formuler de telles questions, mais à partir d’un héritage commun relativement facile à identifier. Pour VLB, cet héritage ne suffit plus : il va donc se lancer corps et âme dans une entreprise de relecture unique en son genre, en proposant non pas une « fondation du territoire », mais plutôt une interminable « refondation du territoire » dans un monde où l’écrou du golfe est brisé depuis longtemps.

L’héritier se perçoit ainsi comme le véritable fondateur, celui qui reprend à son compte le désir de la grande épopée nationale, quitte à ce qu’elle devienne une entreprise solitaire et presque anachronique. Toute l’oeuvre de VLB se place sous le double signe de l’expansion littéraire et de son échec lamentable. Le tort de la littérature québécoise, comme VLB le dit dans son Manuel de la petite littérature du Québec[7], c’est justement d’être « petite ». La réussite ou l’échec d’une oeuvre n’ont d’intérêt que si celle-ci est adossée à un rêve de grandeur, à un projet démesuré qui lui permet de s’élever au-dessus d’elle-même, de briser à nouveau l’écrou du golfe et de sortir du carcan national. VLB n’est pas le premier, au Québec, à projeter l’identité nationale traditionnelle dans ce que Milan Kundera appelle « le grand contexte[8] » : Ferron, Miron, Aquin, Ducharme et plusieurs autres sont passés par là. Mais le rapport de VLB aux géants qu’il convoque n’est pas de même nature : il ne se contente pas d’établir une relation d’ordre textuel avec les écrivains qui le fascinent. Il s’identifie à eux, habite leur corps et s’approprie leur vie comme leur oeuvre avec la violence de l’instinct. Mais surtout, il confronte leur biographie à son propre roman familial, il les ramène à lui au prix d’une formidable projection de soi. Au-delà de toute filiation esthétique, il partage avec eux les zones obscures du psychique et du physique, des pulsions et des déviances sexuelles, des maladies honteuses et des désirs meurtriers. Grâce à ces auteurs, l’écrivain s’affranchit de sa famille immédiate, mais c’est pour mieux revenir au thème obsessionnel de la famille (éclatée, décomposée ou démultipliée). Tout est affaire d’inceste, peu importe qu’on s’appelle VLB, Melville ou Joyce. L’expansion de l’écriture ne s’arrête jamais aux limites de la littérature : elle traverse celle-ci et investit le domaine de la biographie, de la psychanalyse, de la politique, de l’Histoire. Les 750 pages de Monsieur Melville et les 1090 pages de James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots[9] constituent par leur seul volume l’expression la plus évidente de cette expansion hétérogène. C’est là que VLB manifeste de la façon la plus stupéfiante son appétit insatiable de tout dire, non pas seulement à la manière d’Abel Beauchemin dans Don Quichotte de la démanche, à travers des emprunts et des jeux intertextuels, mais en sortant du cadre romanesque, en se libérant des habitudes et des contraintes de la fiction pour transformer la littérature en une expérience totale.

Une expérience-limite

Dès les premières pages de Monsieur Melville, VLB opère cet immense transfert de la littérature romanesque vers cette épopée de soi : « Et maintenant que je sais qu’il est facile d’écrire et qu’une fois les premiers ouvrages mis en forme, il ne s’agit plus que de continuer, je me révolte » (M1, 19). En 1978, l’auteur a 33 ans et se comporte comme un écrivain qui est en quelque sorte revenu de la littérature : il a déjà publié une dizaine de romans, deux essais littéraires (sur Victor Hugo et Jack Kérouac), quelques pièces de théâtre et son Manuel de la petite littérature du Québec. Mais ce qu’il oppose à cette « petite » littérature, ce n’est pas seulement la grande littérature : c’est sa propre fatigue, une curieuse fatigue d’écrivain pour qui la littérature est devenue insuffisante, trop facile. Nouer une intrigue, inventer des personnages : simples « bricoles » (M1, 13) de romancier réaliste. Il ajoute : « Ce n’est pas la littérature qui est ma passion mais cette présomption que parfois elle puisse devenir tout autre chose, quelque expérience-limite de l’homme, une assomption de liberté » (M1, 20). En d’autres mots, il s’agit d’aller vers les oeuvres réputées les plus littéraires pour mieux sortir de la seule littérature.

Monsieur Melville se présente comme une « simple lecture-fiction » (M2, 276) vaguement inspirée de L’idiot de la famille de Sartre, mais liée étroitement à l’oeuvre romanesque de VLB. Pour commencer, l’écrivain convoque ses personnages pour les aviser qu’il va devoir prendre congé d’eux pendant un certain temps afin de plonger dans un projet qui lui tient à coeur, comme si enfin il allait pouvoir être lui-même, toucher à une beauté exclusive et profonde, une beauté qui lui ressemble vraiment. Le narrateur, qui s’appelle d’abord Abel Beauchemin comme dans les romans avant de se transformer en Melville (qu’il pastiche au passage : « Je m’appelle Herman Melville. Mettons » [M2, 159]), prévient son lecteur que son projet n’a rien à voir avec les essais antérieurs qu’il a écrits sur Hugo et Kérouac : « Avec Melville, ça ne peut être que fort différent : ce que Melville a été, c’est ce que je voudrais être » (M1, 23). Par analogie avec le mouvement émancipateur du poète brésilien Oswald de Andrade, on a parlé d’anthropophagie culturelle pour décrire la manière dont VLB s’approprie l’oeuvre de Melville, en la faisant sienne, en la dévorant littéralement. Jean Morency observe ainsi le riche réseau métaphorique associé au motif de la dévoration qui traverse Monsieur Melville, symbolisé par la table de pommier sur laquelle VLB place les livres dont il parle, comme un buffet à partager avec son lecteur[10]. Toutefois, alors que le Manifeste anthropophage (1928) d’Oswald de Andrade procédait d’un projet de dévoration critique de la culture-mère européenne, l’anthropophagie de VLB se définit par rapport à une culture qui n’est pas celle du pays colonisateur, mais celle des États-Unis, c’est-à-dire d’un autre pays en lutte contre l’Angleterre, tout comme ce sera le cas, sur un autre plan, avec l’Irlande de Joyce. D’où les limites de la notion d’anthropophagie culturelle qui ne se transpose pas sans difficulté au projet de VLB. À cela s’ajoute le fait que ce dernier lit mal l’anglais et doit se fier par conséquent aux traductions pour entrer dans les textes de Melville et de Joyce, ce qui accentue la distance qui le sépare de ceux-ci, laquelle est d’autant plus grande que la culture française, elle, ne semble jamais aussi attirante. Sauf le Hugo des Travailleurs de la mer et le Flaubert de La tentation de saint Antoine, la littérature française est reléguée aux seconds rayons de la bibliothèque personnelle de VLB.

Du reste, si VLB dévore bel et bien les oeuvres (et la personne même) de Melville, c’est d’une tout autre manière que ne le faisait le très parisien Oswald de Andrade. L’effort de VLB pour s’imprégner des romans de Melville n’est rien à côté de la passion avec laquelle il se projette dans la vie de l’auteur de Moby Dick. Si par là son entreprise se rapproche de celle de Sartre vis-à-vis de Flaubert, elle va cependant beaucoup plus loin dans l’identification à l’auteur. L’objectif de VLB n’est pas seulement de s’approcher de Melville, de dévoiler ses secrets ou même de se reconnaître en lui : c’est carrément d’être ce que Melville a été, comme il le dit ci-dessus. Il s’agit moins, dès lors, d’anthropophagie que de ventriloquie, VLB mettant les mots dans la bouche de Melville au gré de ses propres fantasmes et obsessions. La fiction comme le récit biographique sont soumis à la même loi, subordonnés à une exigence qui n’est plus celle de la littérature ou de la vérité historique, mais celle d’un écrivain québécois qui veut comprendre pourquoi il ne pourrait pas s’appeler, lui aussi, Herman Melville :

Cette recherche que j’ai entreprise, c’est celle d’essayer de comprendre ce qui fait que je suis tenu au monde circulaire alors que tout devrait me forcer à la verticalité et à d’autres définitions de moi-même. Pourquoi j’avance si peu dans l’écriture — ce qu’il est advenu d’une grande exception qui s’appela Herman Melville. C’est là tout mon propos.

M1, 24

VLB ne se contente donc pas de dévorer l’oeuvre de Melville : il va vivre avec Melville, vivre comme Melville pour participer au désastre de sa vie, pour ressentir la part d’échec que comporte son oeuvre. C’est aussi pour cela qu’il se reconnaît si peu finalement dans un écrivain du triomphe comme Victor Hugo : ce qui l’attire, c’est la résignation formidable d’un auteur qui ne cesse de s’assombrir ; ce qui compte, c’est la grandeur de l’échec (Melville est « ce grand écrivain du grand échec » [M1, 33]). VLB commence son portrait par une image de Melville au moment où il est déjà vieux, accablé par les dettes, dévasté par le suicide de son fils Malcolm, découragé par l’insuccès de son oeuvre. Par la suite, il respecte la chronologie de façon plus traditionnelle, mais il insiste tout au long sur cette image de Melville fatigué, perdu, retiré loin de lui-même, obligé pour faire vivre les siens d’accepter un poste d’inspecteur des douanes. Joyce aussi, répète VLB, a été un homme terriblement seul, malgré sa notoriété internationale. Cette solitude n’est qu’un mot pour dire autre chose, une expérience de l’échec monumental qui constitue ce que VLB recherche par-dessus tout chez les écrivains qu’il phagocyte. Non pas un échec d’ordre littéraire, mais un échec plus global, ce qu’il appelle « cette impossibilité d’être » :

[…] même si je sais qu’au bout il n’y aura que cet échec, que cette impossibilité d’être, cela même qui m’a fait me passionner pour Melville au point de revenir dans la maison de Père, délesté de mes personnages pour devenir cette image nue, ce médium mangeant de l’espace et du temps pour s’approprier le créateur de Moby Dick — autrement dit : pour se perdre et le perdre avec soi.

M1, 123

Après avoir consacré trente pages à décrire Mardi, VLB n’a plus rien à dire que son émotion brute, le sentiment de son propre inaccomplissement devant l’énormité de l’oeuvre dont il lui faut à présent sortir : « Je ne suis, face à Mardi, qu’un pauvre scribe sans envergure, condamné à la chronique — alors que c’est l’épopée que j’appelle, la création mythologique des pays québécois, ce qui n’a pas encore été écrit, mais qui ne demande qu’à l’être » (M2, 153). Il est découragé, embourbé dans son interminable projet qui n’est jamais qu’une mémoire-prothèse, un héritage usurpé : « C’est que mon écriture n’est pas un métier mais une infamante contrefaçon par quoi je suis désespérément pris, de quoi en perdre à tout jamais la carte » (M2, 155). Le voilà, comme son (faux) personnage, « au-delà de toute littérature, au centre même de l’angoisse » (M2, 155). La prochaine étape s’appelle Moby Dick. Il le sait, et c’est sans doute en anticipant la rencontre avec ce monstre encore plus intimidant qu’il se sent perdre pied.

VLB semble en effet démuni une fois placé devant le chef-d’oeuvre, ne pouvant que répéter ce que d’autres ont dit avant lui. Il le cite, il fait le portrait de chaque protagoniste, il insiste sur quelques symboles — le blanc comme signe du mal, ce qui constitue, selon lui, la marque même de l’originalité de Melville : « Cette utilisation de la blancheur, voilà ce qui distingue Melville de tous les autres écrivains ; et voilà ce qui constitue le noeud même de Moby Dick et en bouleverse toutes les données » (M2, 253). Il sent bien qu’il n’a rien de vraiment neuf à dire sur le sujet, et c’est en ramenant encore une fois le livre à sa propre histoire, à sa propre fiction, à sa Grande tribu, qu’il s’approprie vraiment Moby Dick.

Ainsi Père, j’écrirai bientôt La grande tribu[11] et ce sera de la plus haute autorité. Il faut donc que je sache, il faut donc que je possède totalement Moby Dick au point que fermant les yeux, je pourrais le ré-écrire même si je ne me souvenais plus d’un seul de ses mots.

M2256

Très vite, VLB passe toutefois à l’étape suivante, celle de l’après Moby Dick. Il évoque longuement le sentiment d’échec, les lettres découragées à Hawthorne. Autant il manque de mots pour exprimer son admiration, autant il semble à l’aise pour se projeter dans les malheurs de l’écrivain. Il interprète l’histoire familiale de Melville à sa manière, comme marquée à jamais par l’inceste, Melville étant condamné à vivre avec sa mère et sa soeur Augusta, une histoire que VLB croit retrouver dans le roman Pierre ou les ambiguïtés, dans lequel Melville raconte justement le destin d’un fils unique qui découvre qu’il a une soeur, et décide de quitter sa fiancée et sa mère pour s’occuper de cette soeur-ange. Plus que n’importe quel autre texte de Melville, c’est ce roman qui le séduit, à cause du thème de l’inceste qui le traverse de bout en bout, mais aussi parce qu’il marque, selon VLB, l’abandon par Melville de la forme romanesque. Voici Pierre qui entreprend d’écrire son « Grand’Oeuvre » (M3, 35), avec sa soeur Isabelle à ses côtés, exactement comme VLB le racontera de lui-même, avec sa propre soeur. Cette « Grande tribu » est aussi, pour lui, une façon de saboter tout l’édifice romanesque construit auparavant. « Là est le noeud de Pierre, là est l’explication de l’abandon par Melville de la forme romanesque » (M3, 35). VLB est dans son élément, celui du récit de soi qui tue le roman, qui l’avale comme une baleine avale un navire. Ce roman austère et embarrassé qu’est Pierre ou les ambiguïtés devient ainsi le centre d’un dispositif autocritique dont VLB observe les secousses sismiques. Pierre n’écrira jamais son grand livre, trop absorbé par la vie affective : « La vie affective a tout dévoré, ne lui laissant que cette volonté profonde qui refuse de capituler » (M3, 36). C’est pire que de lutter contre une baleine : le drame ici oppose l’écrivain à la vie elle-même, il procède de l’amour impossible entre frère et soeur, de l’opprobre qui s’abat sur eux et qui les oblige à vivre coupés du monde, à renoncer au confort bourgeois, à la protection de la mère qui renie son fils et le déshérite. Pierre devient, explique VLB, son « propre père » (M3, 31) et choisit d’épouser sa soeur Isabelle pour que personne, dans son nouvel entourage, ne soupçonne l’inceste.

Après Pierre ou les ambiguïtés, mal reçu par la critique, Melville s’éloigne, comme on le sait, du roman au profit de la poésie à laquelle il va se consacrer presque entièrement durant les dernières années de sa vie.

Et c’est cette démarche qui me fascine : habituellement, on commence d’abord par écrire des poèmes, puis l’on va vers la nouvelle et le conte avant de se lancer, à corps perdu, dans le roman. D’une façon assez exemplaire, Melville renverse les données traditionnelles de l’écriture : de romancier, il devient conteur avant de se consacrer exclusivement à une importante oeuvre poétique qu’il a écrite presque secrètement dans la dernière partie de sa vie. Pourquoi ?

C’est à cette question qu’il me faut maintenant répondre parce qu’en tant qu’écrivain, elle me pose un problème fondamental.

M3, 47

Mais auparavant voici Bartleby, qui plonge VLB dans une autre forme de stupéfaction admirative devant la capacité de renouvellement de Melville. Rien n’est pourtant plus éloigné de l’écriture de VLB que la concision et le ton doucement ironique de cette nouvelle, proche de Tchekhov. Bartléby (c’est ainsi que l’épelle VLB), c’est l’homme qui préfère ne pas dire où il est né, qui refuse de parler de sa famille, qui choisit finalement de se taire tout à fait. Si VLB est fasciné par cette figure qui lui ressemble si peu, c’est encore une fois par la force même de l’échec. « Moi j’y vois une fascinante fermeture, la fin d’un grand moment d’écriture. Avec ce texte, Melville s’est absolument dépouillé de lui-même. Car Bartléby, c’est lui » (M3, 61). Qu’est-ce à dire ? VLB nous a habitués à ces identifications brutales d’un auteur et d’un personnage. Mais il va plus loin ici dans la ventriloquie, ajoutant une prosopopée dans laquelle il fait parler Melville expliquant sa décision de ne plus être un homme de lettres, mettant cette fois dans la bouche de Melville les mots de Mille Milles, le héros écrivain de Ducharme : « Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme » (M3, 61-62). Il veut sortir de la fiction, se « recréer absolument » par le refus même de la fiction. C’est « ce qui fait la grandeur exemplaire de ce texte — ce prodigieux refus, cet absolu refus » (M3, 63).

Que faire devant pareil texte ? La fascination est ici, au sens étymologique du mot, aveuglement :

Comme lecteur, je suis aveuglé : tant de beauté, et tant de solitude dans tant de beauté, que j’en oublie où je dois aller, seulement conscient d’être bien en-dessous de ce texte sublime, ne désirant rien d’autre que de le manger, et de le manger éternellement puisque l’espoir désespéré de Melville je le fais mien.

M3, 63

La fascination se distingue de l’admiration en ce sens qu’elle s’exprime difficilement : un écrivain admiratif peut se livrer, comme Cioran, à des Exercices d’admiration[12] ; un écrivain fasciné ne se livre pas de la même manière à des « exercices de fascination ». Ce qui fascine VLB, ce n’est pas tant ce qu’écrit Melville : c’est ce qu’il renonce à écrire, c’est l’échec de l’écriture. Il est fasciné moins par les réussites de Melville que par ses revers successifs : « Cet homme ne s’est jamais compris qu’en s’écrivant, d’abord furieusement, dans une innocence fascinante qui l’a conduit tout droit à l’échec » (M3, 96). Parlant d’un autre livre, Israël Potter, qui, à l’instar de Bartleby et de tant d’autres titres de Melville, n’a eu aucun succès, VLB écrit : « Voilà, rapidement résumée, la trame d’Israël Potter, ce conte fascinant parce que raté » (M3, 85). La prose, explique-t-il, ne s’accorde pas au thème biblique qui traverse ce livre, lequel n’est racheté que « lorsqu’il atteint à la grande poésie », c’est-à-dire, comme il le dit plus loin, à la poésie religieuse, au livre sacré, à la Bible. Pierre Nepveu a montré le rôle de la poésie dans l’oeuvre de VLB, en tant que lieu par excellence de l’échec[13]. Mais le sentiment d’échec dépasse ici la seule question des genres. Ce qui compte, c’est la volonté obstinée de l’écrivain, son ambition extrême, son entêtement « pitoyable » à vouloir écrire un grand livre, et donc à courir le risque du grand échec. L’héritage dont se réclame VLB n’a pas seulement à voir avec des questions esthétiques : il se reconnaît dans le rêve d’écrire toujours autrement, dans l’inépuisable énergie du recommencement et surtout dans l’expérience-limite de l’échec : « Je suis finitude avant même que de commencer — cette prodigieuse impossibilité qui m’a tant fasciné chez Melville parce que, tout simplement, elle se trouve à être inscrite en moi, depuis les commencements équivoques de mon pays » (M3, 126).

James Joyce à Trois-Pistoles

Publié aux Éditions Trois-Pistoles trente ans après Monsieur Melville, James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots. Essai hilare se présente comme « l’ouvrage majeur » de VLB, l’aboutissement de toute sa vie d’écrivain. On ne compte pas les allusions à Joyce dans l’oeuvre romanesque de VLB[14]. L’auteur d’Ulysse éclipse tous les autres héritages, comme s’il était la littérature à lui tout seul :

Aucun écrivain m’a autant enthousiasmé, sidéré, fait travailler, fait suer eau et sens, orienté et stimulé, pas même Victor Hugo, ni Jack Kérouac, ni Herman Melville, ni Jacques Ferron, ni Yves Thériault, puisque Joyce en son écriture est l’un et les autres, si solitairement lui-même et si solidairement tous les autres, pour la première fois en l’histoire de toutes les littératures, pour la dernière fois peut-être aussi en l’histoire de toute la littérature.

JJ, 1027

La critique a vu dans l’engouement de VLB pour Melville l’expression d’une certaine « américanité », l’auteur de Moby Dick fondant une littérature nationale, comme rêvait de le faire VLB au Québec. Une telle américanité n’a bien sûr guère de sens en ce qui concerne Joyce. L’identification passe plutôt par l’Irlande, comme le suggère fortement le titre du livre qui juxtapose l’Irlande et le Québec. Plus que Ferron ne l’avait fait (notamment dans Le salut de l’Irlande), VLB va se passionner pour l’histoire de l’Irlande, consacrant de longues pages à la mythologie celtique avant d’insister sur la haine de Joyce pour son pays natal. Comme souvent, VLB adopte des points de vue contradictoires, d’abord ceux des nationalistes comme Daniel O’Connell qu’il désigne comme le Papineau irlandais, puis celui de Joyce qui tente de se « dénationaliser » en s’exilant en Italie. Ce n’est toutefois pas la raison principale de sa fascination pour Ulysse et Finnegans Wake : ce qui est nouveau ici, par rapport à tous les autres géants qui peuplent le ciel de VLB, c’est le privilège accordé aux « mots », point d’aboutissement du titre[15] : tout le reste — c’est-à-dire James Joyce, l’Irlande et le Québec — est ramené au pouvoir des mots, une fois qu’on les a libérés de la grammaire et du dictionnaire, à la manière des écrivains qui s’amusent à recréer la langue à leur gré. C’est ce qu’illustre de façon déconcertante l’incipit de James Joyce :

Il est reveneure. Sur l’allouinde gyrent et vriblent les slictueux toves. Ah ! Cet air de vivre dépassé en tout son levant, loin de Notre-Dame, loin des ténèbres de la rivière Trois-Pistoles, en rêverie de fleuve Saint-Laurent, mon père en allé dedans pour l’éternité.

JJ, 15

Les deux premières phrases ressemblent à l’exploréen de Claude Gauvreau[16], mais il s’agit, comme on l’apprend beaucoup plus loin, d’une citation d’un poème d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, lequel n’a rien d’un Irlandais (peu importe, nous dit VLB : il « aurait dû naître irlandais, car son esprit n’est pas londonien, mais dublinois » [JJ, 762]). L’esprit dublinois, c’est celui qui permet à James Joyce de se jouer de la langue anglaise comme Carroll se moque de la langue littéraire. Ainsi VLB s’inscrit dans une lignée d’écrivains qui réinventent la langue anglaise et il s’autorise de leur exemple pour en faire autant de son côté avec la langue française et la langue littéraire. Il hérite d’eux, mais à cette importante différence près qu’il inverse en quelque sorte l’effet produit : tandis que Carroll et Joyce, comme Rabelais et Swift également cités par VLB, s’emparent de la culture sérieuse pour la transformer en un « texte hilare » (JJ, 765), lui-même transforme ce « texte hilarant » en une entreprise qui n’a plus rien de drôle, en dépit du sous-titre « Essai hilarant » qu’il donne à son ouvrage[17]. Au contraire, si les mots semblent avoir perdu leur pouvoir de représentation initial, comme le suggère la troisième phrase, ce n’est pas par esprit de dérision, mais au profit d’une sorte de rêverie, à la fois grave et sérieuse, d’un fils affligé par la mort du père. Nulle unité de style ici, mais au contraire une juxtaposition d’écritures hétérogènes ayant pour centre de gravité la géographie intime du narrateur. Cela se poursuit tout au long de ce paragraphe initial :

Sans recours possible, plus de dépense amoureuse, ni ascension par montée jusqu’à la Pointe-à-la-Loupe, Côte du Bic et Environs, lieux sacrés des promenades d’autrefois, quand le paysage ressemblait à une main chaude et parfaitement abrillante. Très loin était alors le fauteuil roulant et mon père assis dessus, en mémoire effilochante, panier percé ne retenant plus rien. Muette la peur que mon père avait de verser. Éteinte la pétillance de l’oeil, devenu comme soleil noir sous un ciel enlarmé de brume.

JJ, 15

À la rivière Trois-Pistoles, qui rappelle le mot initial intraduisible de Finnegans Wake « riverrun[18] », s’ajoute l’allusion aux « Environs », maintes fois reprise par la suite[19]. Au reste, toute la scène de la veillée funèbre qui marque le début de James Joyce s’inspire directement de la tradition du « Wake » irlandais sur laquelle s’ouvre Ulysse, alors que Stephen Dedalus se voit reprocher de ne pas s’être agenouillé au chevet de sa mère mourante[20]. Or, ce qui frappe ici, ce n’est pas tant l’intertexte joycien que l’incongruité des langages tantôt les plus modernes, tantôt les plus archaïsants (notamment les inversions syntaxiques et les termes régionalistes ou romantiques comme « abrillante », « effilochante », « pétillance » ou « enlarmé de brume »). D’emblée, la littérature s’expose, se surexpose, se poétise à l’extrême (« Acérante fut son agonie comme un poème de Gaston Miron », lit-on un peu plus loin [JJ, 15]). Avant de renvoyer à la réalité, les mots renvoient à tout un répertoire littéraire qui ne cesse de s’exhiber.

De même, l’énorme livre « vert-pituite » (l’adjectif revient sans cesse) épouse ostensiblement la structure en dix-huit chapitres de l’Odyssée et d’Ulysse. Le commentateur n’a que l’embarras du choix s’il veut montrer l’étendue et la profondeur du mimétisme intertextuel auquel se livre VLB à partir de l’oeuvre de Joyce[21]. Mais ici encore, comme pour Melville, la lecture fascinée de Joyce est constamment détournée au profit d’un récit de l’échec qui englobe toute l’entreprise métatextuelle et lui donne sa valeur dramatique. Les pages les plus révélatrices sont celles qui font apparaître l’indignation de VLB devant les géants auxquels il se mesure et dont il ne cesse de souligner les fautes et les failles pour mieux s’identifier à elles. C’est d’abord Ulysse lui-même qui reçoit tous les blâmes[22], père « manquant » (JJ, 560), mari infidèle (JJ, 569), « ce beau parleur, mais ce petit faiseur » (JJ, 584), ce faux rusé qui ne cesse, par sa propre imprudence, de perdre ses hommes sans même se « sentir coupable » (JJ, 595). Mais c’est aussi Joyce alcoolique, violent, narcissique, ingrat, dépensier, mauvais père. Tous ces travers se retrouvent naturellement dans les personnages joyciens. VLB admire plus que tout Finnegans Wake non seulement parce que Joyce s’y livre au pur plaisir des mots, mais aussi parce que ce roman porte sur l’inceste (comme Pierre ou les ambiguïtés de Melville) : « Tout au long de Finnegans Wake, c’est d’inceste qu’il s’agit » (JJ, 933). Toute distance historique, géographique ou culturelle susceptible de séparer l’héritier de son modèle est abolie par la loi de l’inceste, que VLB retrouve partout où il regarde. C’est aussi vrai de Joyce lui-même, accusé par VLB d’avoir nourri un amour incestueux pour sa fille Lucia, qui finira ses jours à l’asile. L’inceste constitue le point de départ et d’aboutissement de l’entreprise de VLB qui n’a congédié sa famille que pour mieux y revenir et y faire entrer tout Joyce. On dirait un combat entre deux univers : d’un côté, il y a le rêve, la littérature, le langage délivré de toute contrainte et, de l’autre, il y a la famille qui suscite à la fois la rage meurtrière et le désir incestueux. James Joyce fait d’ailleurs alterner deux styles, celui de l’explication historique ou du commentaire textuel, écrit le plus souvent dans un français conventionnel, puis l’écriture pathétique et désarticulée de l’écrivain qui se sert de Joyce pour appeler son lecteur à l’aide. Le langage alors se disloque et n’est plus qu’une suite de (mauvais) jeux de mots projetés dans l’immédiateté d’un cri de panique : « S’il vous plaît, quéqun, viendez à mon secours, je ne veux pas crever ici pour qu’on vienne après craècher sur ma tombe. À l’aide ! » (JJ, 1035). Nous ne sommes plus chez Joyce, nous n’avons jamais vraiment été chez Joyce : nous sommes à Trois-Pistoles, dans la maison du père de VLB, au milieu d’un inachevable roman familial. La « mère reptilienne » (autre expression récurrente) a décidé, après les funérailles du père, de rester avec Abel : c’est désormais la guerre au sein de la tribu, une guerre menée avec Joyce — c’est-à-dire avec la littérature — comme seul moyen de défense.

Tout l’héritage littéraire trouve son sens dans ce combat mené contre la « mère reptilienne ». La littérature est ce qui permet à Abel de ne pas être avalé par sa mère « préhistorique » alors qu’elle s’approche de lui et exige une parole qu’il lui refuse obstinément — exactement comme Stephen se tait au lieu de prier pour sa mère agonisante. Il trouve son seul allié au sein même du clan familial, en la personne de sa soeur Colette, sa préférée, celle qui a eu durant son enfance, comme lui, une attaque de poliomyélite, et qui agit comme la destinataire du grand livre qu’il écrira un jour :

Si les greffes prennent bien, je pourrai enfin l’écrire le livre de la plus haute autorité, si irlandais, si kébékois, qu’on pourra patiner sur la glace du fleuve, sans fin, des chutes du Niagara à l’estuaire du Saint-Laurent désencroué.

JJ, 1039

Si loin qu’il aille dans l’aventure qui consiste à presque tout lire ce qu’a écrit Joyce et ce qu’on a écrit sur Joyce, VLB revient toujours à l’expérience du corps, illustrée ici par l’image des greffes. Il n’est pas certain du tout que les greffes dont parle VLB ont bel et bien pris au bout du compte, mais l’auteur nous avait prévenus que son projet avait quelque chose d’impossible. C’est l’échec même du projet qui lui donne son unité, son sens, sa grandeur. Cet échec, on l’aura compris, est révélateur d’un échec plus global, celui d’une culture plus déstructurée que jamais, qui ne se souvient même plus qu’elle a cru naguère à la « fondation du territoire ».

En 2004, VLB publie un article au ton polémique, intitulé « Nos jeunes sont si seuls au monde », dans lequel il s’en prend à la nouvelle génération d’écrivains québécois. Il reproche à ceux-ci d’avoir coupé les ponts avec leurs ancêtres, de ne rien connaître de l’histoire de la littérature québécoise ni de l’Histoire nationale et d’écrire de façon conformiste et indifférenciée (« une phrase simplette, formée d’un sujet, d’un verbe et d’un complément[23] »). Son article suscite quelques réactions agacées, notamment celle de Marie-Hélène Poitras qui affirme ne pas se reconnaître dans le portrait de sa génération esquissé par VLB[24]. Les choses s’arrêtent à peu près là toutefois, la jeune génération n’ayant visiblement pas beaucoup lu les oeuvres de VLB et ne pouvant donc lui répondre que de façon vague et distante. Les aurait-elle lues, elle aurait vu que la « déstructuration du tissu familial, social, culturel et politique » que dénonce VLB dans ces romans est au coeur de ses propres livres, y compris de Monsieur Melville et de James Joyce. Certes, il apparaît comme un héritier direct de la Révolution tranquille lorsqu’il espère que son livre contribue à « désencrouer » l’estuaire du Saint-Laurent, reprenant ici la grande thématique de la fondation du territoire. Mais la forme même de l’oeuvre de VLB, déstructurée à l’extrême, radicalement hétérogène, interdit de croire à ce projet. Elle célèbre l’échec de cette « fondation du territoire » et exige l’impossible, soit de renouer en même temps avec la mémoire des grands-pères et avec l’héritage de Joyce (c’est-à-dire de la littérature la plus moderne).

Cet « en même temps » trahit un rêve de contemporanéité absolue, le passé le plus lointain se superposant à l’expérience la plus immédiate. Tout se mélange, comme dans la scène finale de James Joyce, alors que convergent la famille de l’écrivain, ses animaux domestiques et la prose syncopée de Joyce. L’héritier héroïque a épuisé toutes ses forces. « Dors, tu es fatigué, a dit Colette » (JJ, 1040). Sa soeur se couche alors à ses côtés, suivie du petit mouton noir qui n’a cessé d’accompagner l’écrivain, tout comme les sept chiens venus se blottir au pied de son lit. Mais il n’y aura pas de paix, car voici que resurgit une dernière fois l’horrible mère « reptilienne », symbole du pays trop incertain pour entrer enfin dans l’Histoire, cette mère comparée à une « imparissable truie québécoise » (JJ1032) qui hisse sa « tête antédiluvienne » (JJ, 1040) au bord du lit d’Abel et le supplie de la laisser monter. Il refuse et c’est comme s’il allait enfin assassiner sa mère avec le plus étrange des livres jamais écrits, ce Finnegans Wake auquel il accorde le mot de la fin : « Meurs, meurs donc ! Moi, je revis. Couché en ma soeur Colette, je revis. Comme en ce livre qui fut Joyce, si irlandais, et si souverainement québécois, pour tous les siècles dans notre siècle, comme ça s’est écrit, si faimfin, dans Finnegans Wake » (JJ, 1040-1041).