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Avec L’autre Zanzibar. Géographie d’une contre-insularité, Nathalie Bernardie-Tahir et ses collaborateurs nous proposent, d’une part, de « mettre à jour et comprendre les nouvelles logiques territoriales, économiques et identitaires à l’oeuvre aujourd’hui dans cet archipel en pleine recomposition » (p. 12) et, d’autre part, « à partir de l’exemple de Zanzibar, considéré ici comme une île-laboratoire, de mener une réflexion plus générale sur l’insularité et de revisiter ce concept » (p. 13). Pour ce faire, l’ouvrage de 18 chapitres s’organise en cinq parties que sont « Construire le mythe… », « … puis le déconstruire », « Territoires en mouvement », « Zanzibar et la mer : des rivages aux horizons maritimes » et « Zanzibar, l’Autre et l’Ailleurs — Identités insulaires en questions ». Le tout est judicieusement accompagné d’un feuillet couleur de 12 pages qui comprend les principales cartes ainsi que 75 photographies.

Répondant au premier objectif du livre, l’étude géographique de l’archipel est fort bien menée, intégrant tout à la fois les questions spatiales et les logiques territoriales contemporaines en référence aux contextes environnemental, historique, politique, économique et socioculturel. On y découvre d’abord un petit archipel que les aléas du temps ont doté d’une forte individualité, résultante des influences successives de quatre mondialisations : la mondialisation swahilie (XVIe au XIXe siècle), la mondialisation coloniale (1873 à 1964), la mondialisation refusée (1964 à 1984) et la mondialisation actuelle. Cela a donné une société originale, cosmopolite et complexe, aujourd’hui confrontée à de graves problèmes de développement, grandement influencée par un contexte économique renouvelé (libéralisation économique, développement du tourisme et des échanges internationaux) et profondément secouée par la question identitaire (face à l’Afrique continentale d’abord, mais aussi face à l’Occident).

De fait, la réalité géographique de Zanzibar apparaît très éloignée des représentations habituelles de l’insularité telles que déclinées par l’auteure sous la forme des quatre « i » : imaginaire, immobilité, isolement et identité. On se trouve donc en présence d’un territoire bien réel, avec ses qualités, ses enjeux et ses difficultés, d’un espace en mutation et marqué par une forte mobilité humaine (quotidienne, migrations internes et internationales), d’un archipel ouvert sur le reste du monde (migrations et diaspora, tourisme, communications) et, enfin, d’une société qui s’identifie, plutôt qu’à l’insularité, d’abord à sa langue (le kiswahili) et à sa religion (l’islam), ensuite de plus en plus à sa différence face à l’Afrique continentale.

Cela nous mène au deuxième objectif du livre, soit celui de revisiter le concept de l’insularité. Il s’agit cette fois de rappeler qu’il n’y a pas de déterminisme insulaire qui ferait de l’insularité « l’élément moteur d’un fonctionnement insulaire a priori et a posteriori singulier » (p. 19), c’est-à-dire capable de déterminer un type d’économie et de société. En s’appuyant sur une démonstration convaincante dans le cas de Zanzibar, Bernardie-Tahir propose un concept néologique qui est celui de « contre-insularité ». Pour l’auteure, « en rupture avec l’idée selon laquelle c’est la forme de l’objet “île” qui détermine le contenu de ce dernier, la contre-insularité offre une piste de réflexion visant à remettre en question les déclinaisons et implications longtemps considérées comme irréfutables de l’insularité » (p. 19). Dans les faits, il ne s’agit pas vraiment d’une position nouvelle, pas plus que d’un nouveau champ d’étude, car il s’agit toujours de s’intéresser à l’insularité, en revisitant les travaux antérieurs, en proposant de nouvelles explications et en formulant de nouveaux questionnements.

Si le néologisme de contre-insularité ne nous accroche guère, le plaidoyer pour une approche renouvelée de l’insularité et l’étude géographique de Zanzibar sont, quant à eux, tout à fait réussis. Reste encore à trancher sur la pertinence de l’île en tant qu’objet géographique, une question qui nous amène à considérer l’île dans la dialectique du général et du spécifique. Sans doute y a-t-il différents types d’espaces insulaires (petits, grands, île, archipel, pauvres, riches, etc.) et chacun de ces espaces est finalement doté d’une personnalité individuelle qui se décline dans une combinaison singulière de ses caractéristiques environnementales, historiques, économiques, socioculturelles et politiques. Enfin, Bernardie-Tahir souligne « l’effet de loupe » des îles et, par conséquent, l’intérêt de l’espace insulaire comme « laboratoire de l’étude de la complexité » des espaces et des sociétés (p. 373). Cet ouvrage sur Zanzibar vient appuyer cette proposition, l’archipel zanzibari étant soumis, comme tout autre espace (insulaire ou pas), à des problématiques et à des dynamiques sociales, économiques et spatiales multiples, multiscalaires et interreliées de diverses manières.

En bref, ce livre présente Zanzibar d’une manière fertile en jouant sur l’antagonisme « mythe de l’île paradisiaque » versus « réalité du quotidien zanzibari », en abordant les questions sensibles (propriété foncière, héritages de la révolution de 1964, enjeux identitaires, situation politique) et en identifiant les principales dynamiques à l’oeuvre (accroissement démographique, migrations, urbanisation, évolutions économiques et sociales). Il présente aussi une lecture renouvelée et intéressante du concept d’insularité et propose une critique des notions associées d’imaginaire, d’immobilité, d’isolement et d’identité. Intégrant réflexion conceptuelle et analyse géographique réussies, cet ouvrage est d’intérêt pour qui s’intéresse à l’insularité en général et aux petits territoires insulaires en particulier.