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1. Introduction

La littérature jeunesse constitue un outil privilégié pour soutenir l’apprentissage de la lecture, donner accès à la culture et favoriser la socialisation de l’enfant. C’est pour de telles raisons qu’on y accorde de plus en plus d’importance dans les programmes scolaires (Galda et Cullinan, 2003). D’autre part, dans le milieu familial, malgré la forte concurrence des autres formes de loisirs possibles, le livre jeunesse demeure une valeur sûre pour bon nombre de parents soucieux du bien-être et de la réussite de leurs enfants (Brugeilles, Crommer et Crommer, 2002). Selon Lagache (2006), les livres écrits spécifiquement pour les jeunes font partie du paysage littéraire de l’enfance depuis la seconde moitié du 19e siècle. À travers les époques, ces livres ont été marqués par les valeurs culturelles de la société et ils ont contribué à transmettre certaines idéologies d’une génération à l’autre (Gooden et Gooden, 2001).

Au Canada, bien que la littérature jeunesse de langue française soit relativement jeune, elle connaît, depuis la fin des années 1980, un essor considérable (Lepage, 2003). Comme dans d’autres pays de la francophonie, le nombre de livres publiés destinés aux enfants francophones augmente d’une année à l’autre (Dafflon Novelle, 2003 ; Madore, 2003). Un examen attentif de la littérature jeunesse canadienne-française devrait donc permettre de rendre compte de certaines valeurs culturelles ou idéologies qui imprègnent les illustrations dans les livres destinés aux jeunes. Par exemple, alors que le principe de l’égalité entre les sexes est un fondement de notre démocratie (UNESCO, 1996), on peut se demander si les livres de littérature jeunesse publiés en français au Canada reflètent ce principe d’universalité.

Dans cet article, nous faisons état d’une analyse de contenu des illustrations retrouvées dans l’ensemble des livres de littérature jeunesse ayant reçu le Prix du Gouverneur général du Canada pour la catégorie illustration de 1987 à 2006 (voir le tableau 4, en annexe). Après l’exposition de la problématique et du cadre théorique qui soutiennent la recherche, nous présenterons la méthodologie. Ensuite suivront la présentation des résultats, la discussion et, enfin, une brève conclusion.

2. Problématique : contexte de la recherche

Les illustrations des personnages masculins et féminins dans la littérature jeunesse offrent à l’enfant un éventail d’images de soi possibles pour le présent et pour l’avenir. Ces représentations ont de l’influence sur ses choix, ses aspirations et ses buts futurs, car à travers ce qu’il observe, il tente de dégager des normes qu’il associe à la masculinité ou à la féminité. C’est ainsi qu’il développe son identité sexuelle, en même temps que des stéréotypes, positifs ou non, à l’égard du masculin et du féminin (Nilges et Spencer, 2002 ; Weitzman, Eifler, Hokada et Ross, 1972).

Michel (1986) souligne que les effets pernicieux des stéréotypes reliés aux sexes sont multiples. Ils ont des effets négatifs tant chez les garçons que chez les filles, même si ces dernières en subissent davantage les conséquences. Dans une étude réalisée pour l’UNESCO (Michel, 1986), l’auteure soutient que la représentation sociale des métiers et des professions dans les livres destinés aux jeunes pourrait amener les filles à choisir des emplois correspondant aux stéréotypes féminins traditionnels, qui les réduisent souvent à des positions de subordination. De ce fait, elles risquent de se détourner des carrières où s’exerce le pouvoir, et ce, malgré le fait qu’elles pourraient légitimement accéder à l’ensemble des activités professionnelles, quelle que soit la sphère d’activité (Rignault et Richert, 1997). Pour sa part, Fox (1993) soutient que les stéréotypes trouvés dans la littérature jeunesse nuisent à la réalisation du potentiel féminin, puisqu’ils privent les filles de la représentation de modèles alternatifs, positifs et puissants. Selon l’auteure, les livres illustrés, tout particulièrement, affectent le développement de l’identité sexuelle de l’enfant, surtout à l’âge où il aime lire ou se faire lire et relire les mêmes livres.

Autrefois reléguée à une fonction accessoire, voire décorative, l’illustration a longtemps eu le rôle de paraphraser le texte. Or, depuis les années 1980, on constate que le rapport hiérarchique entre le texte et l’image a changé. Les illustrations ne tiennent plus uniquement un rôle secondaire et elles constituent une forme de discours (le discours visuel) dont le lecteur doit tenir compte autant qu’il tient compte du discours linguistique (Lepage, 2003). Ainsi, les illustrateurs peuvent délibérément transmettre des représentations sexuelles à travers les activités des personnages car, en tant que créateurs, ils exposent dans leurs oeuvres une image de leur culture (Lagache, 2006).

Étant donné l’importance accrue que l’on accorde aux livres de littérature jeunesse dans le milieu scolaire (Galda et Cullinan, 2003 ; Lagache, 2006 ; Ministère de l’Éducation de l’Ontario, 2006 ; Turgeon, 2005) et le milieu familial (Chartier et Hébrard, 2000 ; Donnat, 1998), il est essentiel de considérer la représentation des sexes qu’ils véhiculent. Au-delà des fonctions ludiques et pédagogiques qu’ils remplissent, ces livres constituent un outil de socialisation puissant qui influence le développement de l’identité sexuelle de l’enfant et, par conséquent, la construction de rapports égalitaires entre les hommes et les femmes.

Cette recherche concerne la représentation masculin / féminin dans les livres de littérature jeunesse publiés en français. Elle porte plus spécifiquement sur l’analyse des illustrations dans les livres jeunesse ayant reçu un Prix du Gouverneur général du Canada dans la catégorie Illustrations, une reconnaissance prestigieuse dans le domaine de la littérature canadienne. Alors que plusieurs chercheurs européens et américains se sont intéressés à la représentation des sexes dans les livres jeunesse publiés dans leur pays, il demeure que les études portant sur la littérature jeunesse de langue française sont très peu nombreuses (Ferrez et Dafflon Novelle, 2003). À l’heure actuelle, peu de chercheurs se consacrent à l’étude de ce phénomène dans la littérature jeunesse publiée en français au Canada. Puisque la culture est un élément qui transcende la littérature destinée aux jeunes (Gooden et Gooden, 2001), la représentation des sexes dans les illustrations des livres de littérature jeunesse publiés en français au Canada pourrait être différente de celle que l’on retrouve dans les illustrations des livres jeunesse publiés ailleurs. Il semble donc important de porter un regard sur la littérature jeunesse canadienne francophone afin de savoir si elle véhicule des stéréotypes sexuels.

3. Cadre théorique

3.1 Développement de l’identité sexuelle 

La notion d’identité sexuelle dépasse le simple fait de distinguer les deux sexes et de reconnaître son appartenance à l’un ou à l’autre. Elle passe par la connaissance et l’appropriation des caractéristiques qui y sont culturellement rattachées (Le Maner-Idrissi, 1997). Le développement de l’identité sexuelle de l’enfant est influencé par les croyances et les valeurs que partagent les gens qui l’entou- rent. Elle se forme graduellement à travers ses rapports avec les adultes, les autres enfants, ainsi que par son exposition aux médias incluant la télévision et les livres. Dans son esprit en développement, les croyances et les valeurs dont il est témoin se transposent en une forme simplifiée des rôles et des attributs associés à la masculinité et à la féminité (Kortenhaus et Demarest, 1993 ; Mosconi, 2004). La représentation sexuelle qu’il intègre progressivement est susceptible de créer, dans ses schèmes de pensée, une dichotomie en ce qui concerne l’apparence, les habiletés physiques, les attitudes, les intérêts, de même que les occupations qu’il associe à chacun des sexes. Ainsi, il se peut que l’enfant acquière des idées stéréotypées à propos des représentations qu’il se fait de l’univers masculin et de l’univers féminin (Gooden et Gooden, 2001). En effet, comme le souligne Shaw (1998), le jeune enfant n’est pas un observateur passif de son environnement : il scrute le monde qui l’entoure afin de découvrir des règles auxquelles il ressent le besoin de se conformer. Ces règles sont les piliers sur lesquels repose la construction de son identité sexuelle.

Selon Dafflon Novelle (2006), les théories qui visent à rendre compte de la construction de l’identité sexuelle peuvent se regrouper en trois volets : 1) des théories d’orientation psychanalytique, 2) des théories d’orientation cognitive et 3) de la théorie de l’apprentissage social. Dans une perspective psychanalytique, la représentation de l’identité sexuelle que développe le jeune enfant dépend autant de facteurs innés que de facteurs acquis (McDougall, 1987). Ainsi, pour Chiland (1999), l’identité sexuelle de l’enfant résulte en grande partie de l’interprétation qu’il fait des messages conscients ou inconscients que lui transmettent ses parents. Par exemple, l’éducation familiale valoriserait chez les petits garçons les expressions associées à l’agressivité, au dynamisme et à l’indépendance, alors que chez les petites filles, ce sont les expressions associées à la sociabilité et aux relations avec les autres qui seraient davantage encouragées (Mosconi, 2004). D’autre part, selon les théories d’orientation cognitive, en passant par différents stades, l’enfant développerait des connaissances relatives aux objets et activités culturellement associés à son propre sexe (Kohlberg, 1966), ce qui l’amènerait à élaborer des schèmes masculin et féminin, en fonction desquels il organiserait sa pensée (Bem, 1981 ; Martin et Halverson, 1981). Enfin, en ce qui a trait à la théorie de l’apprentissage social, selon Bandura (1977, 1986), l’enfant construit son identité sexuelle à travers deux processus : le renforcement et la prise d’exemples. Le renforcement prend en compte les réactions favorables ou non de l’entourage de l’enfant lorsque ce dernier adopte des comportements conformes à son sexe ou typiques du sexe opposé. Quant à la prise d’exemples, il s’agit du processus qui permet à l’enfant d’acquérir des connaissances par le biais de médiateurs qui lui offrent des représentations sexuelles du monde, que ce soit par le truchement des jeux, de la publicité, de la télévision ou des livres auxquels il a accès.

Pour la présente recherche, la théorie de l’apprentissage social (Bandura, 1977, 1986) offre un cadre théorique pertinent par le fait que le livre jeunesse peut être perçu comme un médiateur, qui transmettrait des représentations du monde sexuellement différenciées. En effet, dans une perspective post-moderniste, sous l’impulsion des mouvements féministes des années 1970, les stéréotypes sexistes dans la littérature jeunesse et dans les manuels scolaires ont été soupçonnés de maintenir et de renforcer les inégalités entre les hommes et les femmes (Brugeilles, Cromer et Cromer, 2002). Comme on le verra dans la partie qui suit, des études menées aux États-Unis ou en Europe ont étudié la question sous plusieurs angles.

3.2 Études sur la représentation des sexes dans les illustrations dans les livres de littérature jeunesse

Weitzman, Eifler, Hokada et Ross (1972) font figure de pionniers dans l’étude des stéréotypes sexuels dans la littérature jeunesse. À partir d’un ensemble de 18 livres jeunesse ayant reçu le prix Caldecott, le prix le plus prestigieux en littérature jeunesse aux États-Unis accordé pour la qualité des illustrations, ils ont noté que les personnages féminins étaient souvent représentés de manière passive, dans des rôles de domestiques ou de subordonnés, alors que les personnages masculins apparaissaient comme des leaders remplissant des fonctions associées au pouvoir et à la réussite. Par ailleurs, d’un point de vue quantitatif, les personnages masculins étaient représentés beaucoup plus fréquemment que les personnages féminins. Malgré une certaine évolution observée au cours des décennies qui ont suivies (Kinman et Henderson, 1985 ; Turner-Bowker, 1996), d’autres études (Crabb et Bielawski, 1994 ; Kolbe et Lavoie, 1981 ; Nahahara, 1998 ; Nilges et Spencer, 2002) ont corroboré les résultats de Weitzman, Eifler, Hokada et Ross (1972), ce qui porte à croire que la représentation des sexes dans la littérature jeunesse pourrait encore être inéquitable. Par ailleurs, cette discrimination s’exprime parfois de façon subtile, comme le montrent les résultats plus nuancés des études qui suivent.

Dans une étude exhaustive de 537 albums édités en France au cours de l’année 1994, Brugeilles, Cromer et Cromer (2002) ont observé que la prédominance masculine se retrouve partout, tant dans les livres où les protagonistes sont des êtres humains que dans les livres où l’histoire met en scène des animaux anthropomorphes (animaux habillés), qu’ils soient enfants ou adultes. Par ailleurs, les femmes adultes tiennent rarement les rôles principaux dans les histoires. Elles sont tenues à l’écart des activités professionnelles et restent cantonnées dans la fonction maternelle. Par contre, chez les hommes, la fonction paternelle n’est qu’une des facettes de l’identité masculine : en effet, ces derniers sont souvent représentés dans la sphère professionnelle, où ils exercent une variété de métiers et de professions. Le sexe des auteurs des livres analysés est une autre variable qui a été considérée dans cette étude. La présence de personnages féminins dans les histoires n’est pas favorisée davantage par les écrivaines que par les écrivains, semble-t-il. Cependant, la visibilité des filles et des femmes est plus importante dans les livres écrits par des équipes d’auteurs mixtes composées d’une femme et d’un homme.

Pour sa part, Monk-Turner (2001) s’est intéressée aux activités des personnages dans les livres jeunesse. Après analyse des illustrations d’un ensemble de 22 livres, l’auteure a porté une attention particulière aux artéfacts utilisés par les personnages des deux sexes afin de déterminer le type d’activités dans lesquelles ils étaient engagés. En utilisant des critères de catégorisation développés par Crabb et Bielawski (1994), elle a classé en trois catégories les activités des personnages illustrés dans les livres : les activités de production associées aux rôles professionnels, les activités domestiques et les activités personnelles. D’après ses résultats, les activités personnelles étaient les plus fréquentes, tant chez les personnages masculins que chez les personnages féminins. Toutefois, on retrouvait le plus souvent les personnages masculins, lorsqu’ils n’étaient pas représentés dans des activités personnelles, dans des activités de production associées aux rôles professionnels. On les voyait rarement engagés dans des activités domestiques. Quant aux personnages féminins, lorsqu’ils n’étaient pas engagés dans des activités personnelles, ils se répartissaient de façon équilibrée entre les activités de production associées aux rôles professionnels et les activités domestiques. Cette étude, qui reproduisait celle de Crabb et Bielawski (1994), marque une certaine évolution en ce qui a trait aux activités des personnages féminins. En effet, Crabb et Bielawski avaient observé que les personnages féminins étaient plus souvent engagés dans des activités domestiques, contrairement aux personnages masculins davantage engagés dans des activités de production associées aux rôles professionnels. Selon l’étude de Monk-Turner (2001), malgré la persistance d’activités stéréotypées pour les deux sexes, les activités féminines seraient plus diversifiées. Cependant, les activités masculines resteraient traditionnelles.

À la lumière des connaissances apportées par les études mentionnées précédemment et en tenant compte du manque de recherches sur la littérature jeunesse canadienne francophone en ce qui a trait à la représentation des sexes, il apparaît essentiel de mener une analyse afin de mieux connaître les valeurs transmises aux jeunes par l’intermédiaire de ce moyen de socialisation dont ils disposent. Cette recherche s’inspire des études menées par Crabb et Bielawski et par Monk-Turner. En appliquant les critères de catégorisation utilisés par ces chercheurs, nous souhaitons tracer un portrait de la représentation des sexes dans les livres de littérature jeunesse publiés en français par des auteurs et des illustrateurs canadiens. Par la même occasion, nous voulons porter un regard sur l’évolution de la représentation des sexes dans la littérature jeunesse canadienne francophone au cours des vingt années auxquelles correspondent les livres analysés. L’objectif spécifique de cette recherche est de savoir dans quelle proportion sont représentés les personnages de chaque sexe et dans quels types d’activités se retrouvent les personnages masculins et les personnages féminins sur les illustrations des livres jeunesse. Ces éléments sont analysés selon deux variables : le sexe des auteurs et des illustrateurs, ainsi que la date de publication des livres.

4. Questions de recherche

Les questions qui orientent notre recherche sont les suivantes : 1) Dans les illustrations des livres jeunesse de langue française ayant reçu le Prix du Gouverneur général du Canada, quelle est la proportion de personnages féminins et la proportion de personnages masculins ? 2) Dans les illustrations de ces livres, dans quelles proportions les personnages de chaque sexe sont-ils représentés dans des activités de production, dans des activités domestiques et dans des activités personnelles ? 3) Le sexe de l’auteur et celui de l’illustrateur ont-ils de l’influence sur la représentation des deux sexes dans chacune des trois catégories d’activités (production, domestique et personnelle) ? 4) Quelles sont les variations observées au cours des années quant à la représentation des deux sexes dans chacune des trois catégories d’activités (production, domestique et personnelle) ?

5. Méthodologie

5.1 Sélection et description du matériel

Nous avons effectué l’analyse de contenu d’un échantillon de 19 livres de littérature jeunesse ayant reçu le Prix du Gouverneur général du Canada dans la catégorie illustration, entre 1987 et 2006 (il est à noter qu’en 1996, aucun prix n’a été attribué dans cette catégorie). Ce prix littéraire de haute distinction est attribué annuellement par le Conseil des Arts du Canada, qui souligne ainsi l’excellence littéraire et artistique des oeuvres primées. Bien que les livres puissent avoir été publiés au Canada ou à l’étranger, ils doivent être écrits ou illustrés par des citoyens ou des résidants permanents du Canada. De plus, ils doivent être vendus dans les librairies canadiennes (Conseil des Arts du Canada, 2007). L’obtention de ce prix littéraire apporte une visibilité importante aux livres primés dans les librairies et dans les bibliothèques. Par le fait même, ces livres constituent un échantillon représentatif des livres dont disposent les jeunes Canadiens. Par ailleurs, comme le mentionnent Brugeilles, Cromer et Cromer (2002), la longue durée de vie des livres illustrés dans les écoles et dans les bibliothèques, de même que les rééditions effectuées pour des raisons de rentabilité, font en sorte que de tels livres restent en circulation bien après leur première date de parution.

Les données ont été recueillies à partir des 384 illustrations trouvées dans les 19 livres sélectionnés, chacun comptant en moyenne 20 illustrations. Dans la présente étude, c’est seulement l’analyse des illustrations qui a été effectuée, ce qui constitue à la fois un avantage et un inconvénient. L’avantage de cette option est que l’illustration permet aux illustrateurs de représenter des éléments culturels, plus précisément des artéfacts qui ne sont pas nécessairement mentionnés de façon explicite dans le texte (Crabb et Bielawsky, 1994). Même si, en n’analysant que les illustrations, on risque de perdre certaines parties du message transmis par l’auteur, nous avons choisi d’analyser uniquement les illustrations, car il est plus aisé de coder objectivement les artéfacts utilisés par les personnages que d’interpréter les propos des auteurs pour y déceler la représentation des sexes (Monk-Turner, 2001). Par ailleurs, on sait que l’illustration revêt une importance particulière en tant que soutien à la compréhension (Levin et Mayer, 1993) chez le jeune lecteur et, évidemment, chez l’enfant qui n’a pas encore appris à lire.

5.2 Codage du matériel

Pour chaque livre analysé, des indices ont été relevés et notés dans une grille développée à cet effet : l’année d’édition, le sexe de l’auteur et de l’illustrateur, le nombre d’illustrations, le nombre de personnages masculins, le nombre de personnages féminins, le nombre d’artéfacts utilisés par les personnages masculins, le nombre d’artéfacts utilisés par les personnages féminins, la nature de ces artéfacts (selon les trois catégories définies plus loin), ainsi que la fréquence de leur utilisation par chacun des sexes. Quant aux personnages, ceux faisant partie de l’arrière-plan dont il n’était pas possible de déterminer le sexe avec certitude n’ont pas été comptabilisés.

D’après Schlereth (1985), l’utilisation d’un artéfact se définit comme l’emploi d’un objet créé intentionnellement par les humains, pour répondre à un besoin pratique ou pour produire un effet sur l’environnement selon des intentions qui sont culturellement déterminées par la société. Selon la catégorisation développée par Crabb et Bielawsky (1994), et que nous avons utilisée dans cette étude, les artéfacts sont associés à trois domaines d’activités. Ils se définissent de la façon suivante. Les artéfacts liés aux activités de production associées aux rôles professionnels (que nous nommerons plus simplement activités de production) sont des objets utilisés pour le travail à l’extérieur du foyer. Ils peuvent servir à la construction, à l’agriculture, aux transports ou à tout autre travail qui constitue une activité professionnelle. Quant aux artéfacts associés aux activités domestiques, ce sont des objets utilisés pour le travail à l’intérieur du foyer et qui servent à la préparation de la nourriture, au ménage, à la réparation et aux soins d’un autre membre de la famille. Enfin, les artéfacts associés aux activités personnelles se définissent comme des objets qui ne sont pas utilisés pour le travail, mais pour effectuer une action sur l’utilisateur lui-même ; par exemple, les soins personnels, la protection contre les éléments de la nature ou les loisirs. Précisons que dans la présente étude, tout comme dans celles de Crabb et Bielawski (1994) et de Monk-Turner (2001), les vêtements, les bijoux et les lunettes n’ont pas été comptabilisés.

5.3 Procédures

À la suite d’un exercice visant à se familiariser avec la marche à suivre et les définitions adoptées pour les catégories d’artéfacts, deux évaluatrices (dont la chercheure principale) et un évaluateur ont codé séparément l’ensemble des illustrations des livres qui constituent l’échantillon. Chacun s’est servi de la grille mentionnée plus haut afin de noter les informations recherchées. Des accords inter-juges ont été calculés. Pour le nombre de personnages masculins et féminins, le taux d’accord entre les trois évaluateurs se situait entre 94,3 % et 98,9 %. Pour ce qui est des catégories d’artéfacts utilisés par les personnages masculins et par les personnages féminins, le taux d’accord entre les trois évaluateurs se situait entre 87,6 % et 92,3 %. Comme les données recueillies sont de type nominal, les fréquences et les pourcentages servant à rapporter les résultats dans la partie suivante ont été calculés à partir des observations de la chercheure principale.

5.4 Méthodes d’analyse des données

Des données descriptives rapportées sous forme de pourcentages permettent de répondre aux deux premières questions de la recherche. Rappelons que la première question porte sur la proportion de personnages féminins par rapport à celle des personnages masculins dans les illustrations des livres analysés, alors que la deuxième question porte sur la proportion de personnages de chaque sexe qui sont représentés dans les trois types d’activités (production, domestique, personnelle). Pour répondre à la troisième question, des tests-t pour échantillons indépendants permettent de comparer les auteurs et les illustrateurs selon leur sexe afin de savoir si cette variable a de l’influence sur la représentation des sexes dans les trois types d’activités. Enfin, pour répondre à la quatrième question, d’autres tests-t pour échantillons indépendants permettent de rendre compte de la variation observée au fil des années quant à la représentation des sexes dans les trois types d’activités.

6. Résultats

Dans un premier temps, nous rapportons des données descriptives. En plus de répondre à la première question de la recherche, ces données quantitatives présentent des informations pertinentes à la réalisation des analyses comparatives qui suivront afin de répondre aux 2e, 3e et 4e questions. Des test-t ont été effectués pour répondre à ces questions. Par ailleurs, des analyses corrélationnelles permettent de compléter les informations en ce qui concerne les deux dernières questions.

6.1 Nombre de personnages de chaque sexe et autres données descriptives

La première question de la recherche avait pour but de déterminer la proportion de personnages féminins par rapport aux personnages masculins dans l’ensemble des illustrations des livres analysés. Afin de répondre à cette question, notons que, pour un total de 384 illustrations, on compte 887 personnages. De ce nombre, 280 (31,6 %) sont du sexe féminin et 607 (68,4 %), du sexe masculin.

Parmi les 19 livres, huit (42,1 %) ont été écrits par des femmes contre 11 (57,9 %) écrits par des hommes. On ne compte aucune équipe mixte parmi les auteurs. En considérant à la fois les auteurs et les illustrateurs, on en dénombre trois (15,8 %) qui sont le fruit d’une collaboration entre un homme et une femme. Pour l’ensemble des livres, on compte 12 (63,2 %) illustrateurs et sept (36,8 %) illustratrices. Rappelons que ces livres ont été publiés entre 1987 et 2006.

Les données suivantes permettent de répondre à la deuxième question de la recherche, qui concerne la proportion des représentations de chaque sexe dans les activités de production, dans les activités domestiques et dans les activités personnelles. Toutes catégories confondues, 469 artéfacts ont été repérés dans les illustrations. Les artéfacts associés aux activités personnelles sont au nombre de 271 (57,8 %), alors que 137 (29,2 %) sont associés aux activités de production, et 61 (13,0 %), aux activités domestiques. Les données présentées dans le tableau 1 permettent de voir la répartition des artéfacts entre les personnages féminins et les personnages masculins. On note un plus petit pourcentage de personnages féminins (25,8 %) que de personnages masculins (30,9 %) qui sont représentés avec un artéfact associé à une activité de production. Pour ce qui est des artéfacts associés aux activités domestiques, on remarque un plus grand pourcentage de personnages féminins (31,6 %) que de personnages masculins (3,8 %) représentés avec ce type d’artéfact. Enfin, un moins grand nombre de personnages féminins (42,6 %) que de personnages masculins (65,3 %) sont représentés alors qu’ils utilisent un artéfact associé à une activité personnelle. Pour les trois catégories d’activités, des tests-t pour échantillons pairés ont permis de déterminer que les différences observées entre les deux sexes sont significatives.

Tableau 1

Comparaison entre les personnages masculins et les personnages féminins selon le nombre et le pourcentage d’artéfacts associés aux activités de production, aux activités domestiques et aux activités personnelles

Comparaison entre les personnages masculins et les personnages féminins selon le nombre et le pourcentage d’artéfacts associés aux activités de production, aux activités domestiques et aux activités personnelles

* p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001

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6.2 Incidence du sexe de l’auteur et de l’illustrateur

Avec notre troisième question de la recherche, nous avons voulu savoir si le sexe de l’auteur et celui de l’illustrateur sont des variables qui sont associées à la façon de représenter les deux sexes dans les illustrations des livres analysés. Les corrélations effectuées n’ont pas démontré de relation significative entre ces deux variables et le nombre de personnages de chaque sexe, pas plus qu’avec les trois catégories d’artéfacts. Toutefois, des tests-t pour échantillons indépendants ont été effectués et il ressort de ces analyses que les livres écrits par les hommes comptent en moyenne 17,6 artéfacts associés aux activités personnelles des personnages masculins, alors que les livres écrits par les femmes en comptent en moyenne 5,44 (t = 2,288 ; dl = 17 ; p < 0,05). Pour ce qui est de l’incidence du sexe de l’illustrateur sur les trois catégories d’activités pour chacun des sexes, on note une seule différence significative. Elle se situe au niveau des artéfacts associés aux activités domestiques pour les personnages féminins : alors que dans chaque livre, les illustrateurs incluent en moyenne 1,23 artéfact associé aux activités domestiques pour les personnages féminins, les illustratrices en incluent en moyenne 5,50 (t = 2,451 ; dl =17 ; p < 0,05). Les détails de ces analyses apparaissent dans le tableau 2.

Tableau 2

Comparaison des moyennes selon le sexe des auteurs et des illustrateurs quant aux personnages masculins et féminins et aux artéfacts de chaque catégorie utilisés par sexe

Comparaison des moyennes selon le sexe des auteurs et des illustrateurs quant aux personnages masculins et féminins et aux artéfacts de chaque catégorie utilisés par sexe

* p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001

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6.3 Évolution au cours des années

La quatrième question de la recherche avait pour but de rendre compte des variations observées au cours des années. Afin de savoir si l’année de publication des livres est en lien avec le nombre de personnages masculins et féminins ainsi qu’avec le nombre d’artéfacts de chacune des trois catégories qu’ils utilisent, des corrélations ont été effectuées. Celles-ci ont fait ressortir une relation négative entre les années et le nombre d’artéfacts associés aux activités domestiques chez les personnages masculins (r = -0,519 ; p < 0,05). On constate ainsi que plus les années passent, moins on retrouve de personnages masculins qui sont représentés avec un artéfact servant à accomplir une activité domestique. Par ailleurs, en effectuant des tests-t pour échantillons indépendants, on remarque que, dans les livres publiés au cours de la décennie allant de 1987 à 1996, on trouve en moyenne 1,44 artéfact associé aux activités domestiques chez les personnages masculins, alors que cette moyenne est de 0,10 pour les livres publiés lors de la décennie suivante, soit entre 1997 et 2006 (t = 3,330 ; dl = 17 ; < 0,01). Les artéfacts associés aux activités de production chez les personnages masculins se distinguent également de façon significative entre les deux décennies : alors que les livres publiés entre 1987 et 1996 comptent en moyenne 8,11 artéfacts de ce type, les livres publiés entre 1997 et 2006 n’en comptent que 3,8 (t = 1,958 ; dl = 17 ; p < 0,05). Les détails de ces analyses apparaissent dans le tableau 3.

Tableau 3

Comparaison des moyennes selon les décennies (1987 à 1996 / 1997 à 2006) quant aux personnages masculins et féminins et aux artéfacts de chaque catégorie utilisés par chaque sexe

Comparaison des moyennes selon les décennies (1987 à 1996 / 1997 à 2006) quant aux personnages masculins et féminins et aux artéfacts de chaque catégorie utilisés par chaque sexe

* p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001

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7. Discussion

La présente étude avait pour objectif d’examiner la représentation des sexes dans les illustrations de livres de littérature jeunesse canadienne francophone, en fonction de leur répartition selon le sexe des personnages et selon les activités dans lesquelles ils sont mis en scène. La discussion portera sur ces deux aspects, en considérant à la fois l’incidence du sexe des auteurs et des illustrateurs sur les résultats et variations observées au cours des années.

7.1 Proportions de personnages féminins et de personnages masculins

Bien que la population canadienne soit composée d’un peu plus de femmes que d’hommes (Statistique Canada, 2002), on constate que moins du tiers des personnages présents dans les livres de littérature jeunesse de l’échantillon analysé sont des personnages féminins. Cette proportion reste sensiblement la même au cours des ans, indépendamment du sexe de l’auteur et de l’illustrateur. C’est donc dire que dans les illustrations des livres produits par les femmes, on n’accorde pas plus de place aux personnages féminins que dans les livres produits par les hommes. Est-ce que, par souci de ne pas créer une littérature trop féminine relatant des histoires de filles ou de femmes qui seraient lues surtout par les filles, les écrivaines s’imposent des choix qui les amènent à créer un plus grand nombre de personnages masculins ? Leurs collègues masculins ne semblent pas avoir cette inquiétude en ce qui a trait aux représentations masculines dans leurs livres. Brugeilles, Cromer et Cromer (2002) ont déterminé que la mixité des équipes de création permet une meilleure visibilité des filles et des femmes dans les livres de littérature jeunesse. Dans la présente étude, la faible taille de l’échantillon n’a pas permis une telle analyse, puisque trois livres seulement étaient le fruit d’une collaboration mixte entre auteur et illustrateur de sexes différents.

Face à une représentation aussi démesurée des deux sexes dans les illustrations des livres analysés, doit-on croire, à l’instar de Weitzman, Eifler, Hokada et Ross (1972), que l’on enseigne aux enfants que, dans notre société, il est moins intéressant d’être une fille que d’être un garçon ? On ne peut bien sûr pas tirer une telle conclusion. Cependant, les effets d’une représentation inégale des deux sexes sur la construction de l’identité sexuelle des garçons et des filles sont bien connus. Selon Cromer et Turin (1998), les conséquences de l’androcentrisme qui marque la littérature jeunesse, cette tendance à considérer le sexe masculin comme le référent de l’espèce humaine et de lui attribuer les rôles principaux, font en sorte que les filles manquent de modèles auxquels s’identifier. Ainsi, tout ce que la culture dominante valorise (l’art, la science, la technique, le pouvoir économique et politique, etc.) leur paraît comme implicitement réservé aux garçons, et donc implicitement contradictoire avec la sphère d’activité qui leur est réservée en raison de leur sexe : celle de la famille, de l’affectivité et de l’intérieur de la maison.

Toutefois, on peut se demander si la répartition inégale entre les personnages des deux sexes favorise forcément la transmission de stéréotypes. Selon Clark, Guilmain, Saucier et Tavarez (2003), dans des livres publiés vers la fin des années 1930 et 1940 aux États-Unis, on retrouvait une proportion relativement élevée de personnages féminins, mais aussi davantage de stéréotypes traditionnels à l’égard de chacun des sexes, alors que dans des livres publiés vers la fin des années 1950 et 1960, on comptait moins de personnages féminins, mais les stéréotypes traditionnels à cet égard étaient moins perceptibles. Il n’est pas donc pas suffisant de tenir compte du nombre de représentations de personnages masculins et féminins, pour juger de la présence de stéréotypes dans les illustrations des livres destinés aux jeunes. Les activités dans lesquelles les personnages sont représentés s’avèrent probablement plus révélatrices quant à la transmission des stéréotypes.

7.2 Répartition des personnages selon le type d’activité

7.2.1 Activités de production

La participation croissante des femmes à la vie économique et leur conquête des diverses sphères d’activités professionnelles marque notre époque. En ce qui a trait aux activités de production, on pourrait s’attendre à observer une adéquation des illustrations des livres jeunesse à cette réalité. Or, ce n’est pas le cas. À la lumière de nos résultats, nous constatons qu’il s’agit du domaine d’activités dans lequel la présence féminine est la moins importante. Ces résultats correspondent à ceux obtenus dans le cadre d’autres études où les auteurs ont également observé que, dans la littérature jeunesse, le monde du travail est marqué du sceau de la masculinité (Brugeilles, Cromer et Cromer, 2002 ; Crabb et Bielawski, 1994 ; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003). En outre, Brugeilles, Cromer et Cromer (2002) ont sou-ligné le fait que, dans les livres jeunesse, les hommes sont représentés dans des professions diversifiées et valorisantes, alors que les femmes restent cantonnées dans des rôles traditionnels. Bien plus, lorsque les femmes tiennent des rôles non traditionnels, leur travail, présenté souvent de façon humoristique, est dévalorisé : par exemple, une vache pilote d’avion provoque un crash ; une cordonnière exerce son métier en dépit du bon sens, etc.

Au moyen d’une analyse complémentaire de nos données, nous avons pu observer que, quand elles ne sont ni mères ni ménagères (ce qui vaut pour les deux tiers des cas), les personnages féminins adultes illustrés dans les livres de notre échantillon exercent le métier d’infirmière, d’enseignante, de couturière, de servante ou d’ouvrière, ce qui constitue des emplois traditionnellement féminins (Cromer et Turin, 1998). Parmi ceux que nous avons analysés, un seul livre faisait exception. Ferrez et Dafflon Novelle (2003) croient que les possibilités qu’envisagent les enfants pour leur avenir reflètent clairement les stéréotypes qu’ils acquièrent au cours de leur enfance. En revanche, lorsqu’on leur donne accès à une littérature exempte de stéréotypes, la perception des rôles et les aspirations des filles pour le futur peuvent être plus diversifiées. De la même manière, Scott (1986) souligne que les enfants qui ont accès à des livres présentant des fonctions non traditionnelles expriment moins d’idées stéréotypées à propos des professions, des rôles familiaux et des traits de personnalité associés à chaque sexe que les enfants qui lisent des livres dont le contenu offre des représentations traditionnelles.

Selon nos observations, bien que la différence ne soit pas statistiquement significative, on note que la fréquence d’apparition des personnages féminins engagés dans des activités de production associées à une profession a tendance à diminuer d’une décennie à l’autre, ce qui va à l’encontre de ce que l’on observe dans la société canadienne. Alors qu’en 1986, 55,7 % des femmes occupaient un emploi rémunéré, ce pourcentage est passé à 62,1 % en 2006 (Statistique Canada, 2006). Cette réalité sociale ne se reflète pas dans les illustrations des livres analysés. Enfin, rappelons qu’indépendamment de leur sexe, les créateurs et les créatrices ont tendance à associer les activités de production aux personnages masculins plutôt qu’aux personnages féminins. Quelles valeurs transmettent-ils ainsi aux enfants ? Conçoivent-ils l’activité professionnelle comme étant l’apanage de la gent masculine ? Peut-être véhiculées de façon inconsciente, ces représentations n’en restent pas moins en décalage avec leur quotidien et avec celui des enfants. Quoi qu’il en soit, Junod (2004) explique que l’exposition à de tels stéréotypes a des répercussions négatives sur le développement des filles qui, à cause d’un manque de modèles, éprouvent de la difficulté à se percevoir comme des sujets pensants et à se sentir libres de choisir leur activité professionnelle, ce qui a des incidences importantes sur leur vie.

7.2.2 Activités domestiques

Dans les illustrations des livres analysés dans le cadre de cette recherche, les activités domestiques, même si elles sont les moins fréquentes, apparaissent surtout comme le lot des personnages féminins et ce, de façon constante au cours des deux dernières décennies. Durant cette période, ce type d’activités tend à diminuer chez les personnages masculins. Est-ce là un reflet de la société canadienne ? On peut se permettre d’en douter, car comme le montrent des données publiées par Statistique Canada (2007), de 1986 à 2006, le temps qu’ont consacré les hommes aux tâches domestiques a augmenté de 40 %, alors qu’il a diminué de 17 % chez les femmes, bien que celles-ci aient consacré toujours plus de temps que les hommes à l’accomplissement de ces tâches. L’évolution de la situation masculine par rapport à ce domaine d’activités ne se reflète pas de façon évidente dans les illustrations des livres analysés. Nos résultats concordent en partie avec ceux de Crabb et Bielawski (1994). Ces auteurs ont observé que dans des livres publiés sur une période de plus de 50 ans (de 1937 à 1989), le nombre de personnages féminins utilisant des artéfacts associés aux activités domestiques n’avait pas diminué d’une décennie à l’autre par rapport aux personnages masculins. Cependant, contrairement à la présente étude, cette proportion avait augmenté chez les personnages masculins au cours de la même période.

En ce qui concerne le sexe des créateurs des livres analysés, seuls les illustrateurs se démarquent à propos de la représentation des sexes dans les activités domestiques. Ainsi, les illustratrices favorisent davantage la représentation graphique d’éléments liés aux activités domestiques chez les personnages féminins que ne le font leurs collègues masculins. Il serait intéressant de savoir à quel point elles en sont conscientes.

Le fait que les illustrateurs se démarquent des auteurs nous permet d’insister brièvement sur l’importance des illustrations dans la conception des livres destinés aux jeunes. Bien que dans certains livres jeunesse, le lien entre le texte et les illustrations puisse être particulièrement étroit, au moment où l’illustrateur s’applique à mettre les mots de l’auteur en images, c’est sa culture, son imaginaire, son humour, ses goûts et son art qui le guident (Lagache, 2006). Dans la présente étude, on constate que l’expression artistique des illustrateurs peut être porteuse de stéréotypes sexuels. Par ailleurs, le rôle de l’illustration comme soutien à la compréhension chez le jeune lecteur a déjà été mentionné. Selon Stoodt, Amspaugh et Hunt (1996), l’influence de l’illustration est tout aussi marquante chez le très jeune enfant qui, dès l’âge de 14 mois, est déjà en mesure d’exprimer une préférence pour certaines illustrations. Les illustrateurs ont donc un rôle important à jouer dans la représentation des sexes à l’intérieur de la littérature jeunesse.

7.2.3 Activités personnelles

Les activités personnelles sont celles qui sont les plus fréquentes chez les personnages masculins / féminins. Rien de surprenant à cela, car, comme le précisent Crabb et Bielawski (1994), cette catégorie correspond à tous les artefacts qui ne sont pas utilisés pour les activités de production ou pour les activités domestiques. Selon les résultats de la présente étude, on observe qu’au fil des années, les activités personnelles ont tendance à diminuer, mais non de façon significative, tant chez les personnages masculins que chez les personnages féminins. Monk-Turner (2001) a également noté une diminution des artéfacts associés aux activités personnelles. Pour leur part, Crabb et Bielawski (1994) ont observé que les artéfacts associés aux activités personnelles reprennent la même dichotomie qui régit les activités domestiques et les activités de production. Selon ces auteurs, ce modèle reproduit la répartition du travail entre les sexes que l’on retrouvait déjà à l’ère industrielle, et il semble avoir de l’influence même sur les activités personnelles, ce qui laisse croire que ces dernières pourraient véhiculer des stéréotypes tout autant que les activités domestiques et de production. Il serait intéressant d’approfondir cette question dans le cadre d’une autre étude.

Les résultats de la présente recherche doivent être considérés à la lumière des limites méthodologiques liées à l’échantillonnage. Les livres choisis, lauréats du Prix du Gouverneur général du Canada, ont déjà été soumis à un examen effectué par des experts dans le domaine de la littérature jeunesse. Conformément à des standards préétablis, il se peut que ces évaluateurs aient déjà éliminé certains livres présentant de façon marquante des stéréotypes sexuels dans les illustrations. L’analyse des illustrations d’autres livres publiés en français au Canada serait nécessaire pour dessiner un portrait plus complet de la situation. Il serait intéressant de choisir les livres préférés des jeunes ; par exemple, en constituant un échantillon à partir des résultats du sondage réalisé annuellement par Communication-Jeunesse, un organisme qui fait la promotion de la littérature canadienne francophone auprès des jeunes. Les critères d’analyse de la représentation des sexes constituent une autre limite méthodologique. Nous avons choisi de porter un regard critique sur les illustrations, plus particulièrement sur les artefacts utilisés par les personnages afin de déterminer les activités dans lesquelles ils étaient engagés. L’analyse d’autres éléments tels que les traits de caractère des personnages, les signes d’affectivité ou les relations familiales, transmis par les textes et les illustrations, permettrait d’apporter des informations complémentaires sur la présence des stéréotypes sexistes dans la littérature jeunesse. Nous sommes consciente que le fait d’étudier uniquement les illustrations sans tenir compte du texte limite la portée des résultats que nous avons obtenus.

8. Conclusion

Les illustrations qu’observe l’enfant dans les livres de littérature jeunesse lui offrent une certaine image de la féminité et de la masculinité, qui pourrait avoir un effet sur la formation de son identité sexuelle. L’objectif de cette étude était d’étudier la représentation des personnages masculins et féminins dans les illustrations de livres jeunesse ayant reçu le prix du Gouverneur général du Canada pour la catégorie illustration de 1987 à 2006. Nous avons pris en compte la répartition des personnages selon le sexe, de même que le type d’activités dans lequel ils étaient engagés.

L’égalité entre les hommes et les femmes est une valeur importante dans la société canadienne. Une représentation équitable des deux sexes s’avère donc nécessaire dans les livres proposés aux jeunes Canadiens, car comme on l’a vu, les livres peuvent transmettre des valeurs susceptibles de favoriser des rapports égalitaires entre les sexes. Selon certaines études (Clark, Guilmain, Saucier et Tavarez, 2003 ; Weitzman, Eifler, Hokada et Ross, 1972), bien qu’elles soient encore présentes, les différences masculin / féminin dans la littérature jeunesse se sont progressivement atténuées avec le temps. Cependant, dans la présente recherche, qui porte sur un échantillon de livres canadiens publiés en français et, de surcroît, primés par le Prix du Gouverneur général du Canada pour la qualité de leurs illustrations, nous n’avons pas été en mesure d’observer ce mouvement progressiste. Au contraire, l’inégalité dans la représentation des deux sexes ressort grandement dans les illustrations analysées, et semble aller au-delà de ce qui est observé dans des études américaines (Crabb et Bielawsky, 1994 ; Monk-Turner, 2001 ; Weitzman, Eifler, Hokada et Ross, 1972), ou européennes (Brugeilles, Cromer et Cromer, 2002 ; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003).

Certes, l’élimination des stéréotypes sexistes dans la littérature jeunesse n’est pas le seul moyen de favoriser des rapports égalitaires entre les hommes et les femmes. Les autres supports médiatiques tels que les journaux, la télévision et Internet ont également, sur le développement de l’enfant, une influence que l’on ne peut ignorer, et il serait difficile de reconnaître l’influence respective de chacun de ces médias. Notre objectif n’est pas de proposer des lignes directrices qui, à notre avis, nuiraient à la création littéraire et artistique des auteurs et des illustrateurs ; néanmoins, nous souhaitons que les enfants puissent avoir accès à une littérature qui donne droit, autant aux filles qu’aux garçons, au succès professionnel, à la vie familiale active, à la culture, à la sensibilité et aux sentiments ; bref, à une littérature qui leur présenterait les multiples choix de vie qui s’offrent à eux.

D’autres recherches doivent être effectuées afin de mieux circonscrire les idéologies que véhicule la littérature jeunesse canadienne francophone vis-à-vis des sexes. Il importe de mieux connaître l’incidence que celle-ci peut avoir sur la construction de l’identité sexuelle des enfants. Nous souhaitons que la présente recherche puisse susciter une prise de conscience chez les auteurs, les illustrateurs et les éditeurs canadiens quant aux conséquences liées aux stéréotypes traditionnels qu’ils proposent aux enfants. Il est impératif que les responsables de l’éducation s’engagent dans la lutte contre le sexisme : les enseignants doivent inclure la notion d’égalité dans leur enseignement et, tout comme les parents, il leur revient de faire des choix judicieux en matière de littérature jeunesse pour ne pas véhiculer de manière inconsciente les stéréotypes qui les ont eux-mêmes modelés.