Corps de l’article

Introduction

L’objectif du présent article est de traiter du lien entre la culture et le droit dans le contexte particulier du Canada. Plus précisément, notre but est de faire part de nos réflexions à propos de l’incidence de la culture sur le droit canadien sur deux aspects spécifiques, à savoir le droit du crédit et des institutions de financement, d’une part, et le droit de la faillite, d’autre part.

Traiter du lien entre droit et culture est, à sa face même, un sujet très vaste pouvant être abordé d’une grande diversité de perspectives. À première vue, l’incidence des caractéristiques culturelles sur le crédit et le recours aux institutions de financement apparaît indirecte par rapport à l’impact des règles de droit. La question se pose dès lors de savoir si le droit est le reflet de la culture de la société dont il émane ou s’il est lui-même un facteur contribuant à forger la culture de cette société. Une telle influence du droit sur la culture et les valeurs, tant individuelles que collectives, existe-t-elle vraiment ? Ce débat n’est pas nouveau. Selon une conception positiviste du droit, celui-ci doit être dissocié de la culture. Le droit est alors étudié sur la base d’arguments rationnels, en évitant le débat émotif entourant inévitablement la définition des tenants et aboutissants de la culture propre aux citoyens d’un État, d’une nation ou d’un territoire donné. À l’inverse, le courant épistémologique considère que le droit ne sert pas seulement à mettre en place des règles et des principes neutres et que les frontières entre le droit, la morale et la culture ne sont pas hermétiques[1].

Le but premier du présent article n’est pas de prendre position dans ce débat opposant les positivistes et les tenants d’une conception élargie du droit. D’une part, le thème choisi ne cadre pas avec une conception positiviste du droit, dans laquelle la question de l’impact de la culture sur les domaines de droit relatifs au crédit, aux institutions de financement et à la faillite ne se poserait pas. D’autre part, une approche purement épistémologique exigerait que nous cherchions à circonscrire les relations complexes pouvant exister entre le droit et la culture. Or, les limites matérielles qui nous sont imposées nous en empêchent.

Nous sommes donc conscients du caractère en apparence irréductiblement dualiste de notre représentation du droit et de la culture, d’autant plus que nous cherchons à saisir les innombrables manifestations culturelles principalement à l’aide de données statistiques. Certes, la notion même de culture est trop vaste pour se résumer à quelques chiffres. Néanmoins, cette approche a l’avantage de nous permettre de présenter de façon plus concise et structurée les résultats de nos recherches et de nos réflexions. C’est pour cette raison que la notion de «culture», difficile à définir avec précision, doit ici être entendue d’une manière large, permettant ainsi un examen aussi approfondi que possible du sujet. En outre, si un tel sujet intéresse au premier chef les sociologues et les anthropologues, c’est évidemment en tant que juriste, avec les outils propres au droit, que nous nous sommes penchés sur ces questions. Toutefois, loin d’être un exposé de droit positif, le présent texte se veut avant tout un bref compte rendu de nos réflexions sur le lien entre les particularités culturelles et juridiques du Canada et le droit relatif au crédit, aux institutions de financement et à la faillite. Bien que ces questions puissent apparaître intimement liées, ces deux thèmes seront traités de façon distincte dans chacune des deux sections composant le présent article.

I. Le droit du crédit et des institutions de financement au Canada

Traiter de l’incidence de la culture sur le fonctionnement du crédit et des institutions de financement au Canada nous amène d’abord à considérer le triple clivage caractérisant à bien des égards l’ensemble de la société canadienne et de son corpus normatif.

D’une part, compte tenu de la répartition constitutionnelle des compétences législatives, les lois touchant le crédit et le fonctionnement des institutions financières relèvent à la fois du Parlement fédéral et des assemblées législatives provinciales[2]. Ainsi, si le législateur fédéral a compétence en matière de banques[3], les provinces, en vertu de leur pouvoir d’adopter des lois relatives à la propriété et aux droits civils, peuvent régir les autres formes d’institutions financières, notamment les compagnies d’assurance et les coopératives financières[4].

D’autre part, au Canada, deux traditions juridiques coexistent en matière de droit privé : le droit civil au Québec et la common law d’origine britannique dans les autres provinces[5]. Dans la mesure où ces différentes manifestations du droit privé, de compétence législative provinciale, ont une incidence sur l’accès au crédit des particuliers et des entreprises, le bijuridisme doit être pris en compte au moment de considérer l’incidence du droit et de la culture sur le crédit et les institutions de financement[6].

Enfin, puisqu’il s’agit de traiter de l’impact de la culture sur le fonctionnement du système financier canadien, nous ne pouvons passer sous silence l’aspect linguistique et le bagage culturel sous-jacent qu’il représente. Nonobstant les différences ou les similarités du système juridique en vigueur dans les différentes régions du pays, l’histoire et les particularités culturelles de chaque province ont pu contribuer à forger la perception des citoyens du crédit et des institutions de financement et la manière dont ces dernières fonctionnent[7].

Au Québec, malgré le développement économique considérable de la province, il semble que les Québécois éprouvent une certaine réserve à l’égard de l’argent comme manifestation tangible du succès. La cause de ce phénomène résiderait dans l’inconscient catholique d’une partie importante de la population, pour qui il serait difficile d’admettre qu’une personne puisse avoir de l’ambition et que son succès personnel soit néanmoins profitable à l’ensemble de la collectivité[8].

L’industrialisation du Québec, amorcée au dix-neuvième siècle, fut d’abord l’affaire des anglophones de confession protestante. Comme ailleurs en Amérique du Nord, la Seconde Guerre mondiale a contribué à l’essor d’une classe moyenne prospère. Cette époque a été particulièrement bénéfique à l’épanouissent économique des Québécois francophones. En outre, le développement du mouvement coopératif, incarné au Québec par le Mouvement Desjardins, a permis de canaliser les épargnes et de généraliser le recours aux assurances, facilitant ainsi grandement l’accès à la propriété. Parallèlement, à partir des années 1960, le développement d’une bureaucratie étatique et un meilleur accès aux études supérieures ont alimenté le développement économique de la province et ont permis à la population québécoise de s’enrichir.

Malgré ces progrès, la question de la perception de la richesse individuelle par les Québécois reste ouverte. Les réponses varieront selon les personnes consultées. À notre avis, les Québécois n’ont peut-être pas peur d’être riches, mais leurs valeurs sociales les pousseraient à entretenir un rapport différent à l’argent. Collectivement, ils demeureraient critiques quant aux moyens utilisés pour acquérir cette richesse. Par ailleurs, l’accroissement du rôle de l’État dans l’économie québécoise depuis les quelque quarante dernières années a mis en exergue l’importance de la richesse collective, peut-être au détriment de la richesse individuelle. Toutefois, à la lumière de certaines statistiques, nous pouvons néanmoins constater que les Québécois se distinguent des autres Canadiens quant à leurs habitudes d’épargne et de recours au crédit et par conséquent, quant à leur propension à devenir insolvables.

Bien qu’il soit difficile d’identifier avec précision les facteurs qui déterminent cet état de fait, les mécanismes de crédit varient de façon notable entre les différentes régions et provinces composant le Canada. Des centaines d’entreprises différentes offrent sur le marché divers produits et services financiers variés : banques, sociétés de fiducie, coopératives de crédit et caisses populaires, compagnies d’assurance, fonds communs de placement et fonds de pension, courtiers en valeurs mobilières, sociétés de crédit et de prêts hypothécaires. Toutes ces entreprises rivalisent pour offrir aux Canadiens une vaste gamme de moyens de financement et de véhicules d’investissement[9].

En ce qui concerne plus particulièrement le secteur bancaire, selon les statistiques de 2001, le Canada compte treize nationales, c’est-à-dire des banques constituées au Canada et dont le siège social est au Canada[10]. À ce nombre s’ajoutent trente-quatre filiales de banques étrangères et onze actives au Canada. Ensemble, ces institutions gèrent des actifs dont la valeur s’élève à environ 1,6 billions de dollars. Ce montant représente approximativement 70 pour cent du total des actifs détenus par le secteur des services financiers canadien. À elles seules, les six plus grandes banques canadiennes possèdent plus de 90 pour cent des actifs du secteur bancaire[11].

Les banques canadiennes exploitent un vaste réseau de plus de huit mille succursales et près de dix-huit mille guichets automatiques répartis dans toutes les régions du Canada. Tel qu’illustré par le graphique 1, cette répartition n’est toutefois pas uniforme d’un océan à l’autre. Ainsi, c’est au Québec, en Alberta et en Colombie-Britannique que la concentration des succursales bancaires est la moins élevée. Dans ces provinces, les banques font face à une importante concurrence de la part des coopératives de crédit, dont, au Québec, les caisses populaires du Mouvement Desjardins.

Graphique 1

Nombre de succursales bancaires par dix mille habitants (2006)[12]

Nombre de succursales bancaires par dix mille habitants (2006)12

-> Voir la liste des figures

Le financement octroyé par les coopératives de crédit, notamment les caisses populaires, varie beaucoup d’une province à l’autre, le Québec arrivant en tête des provinces canadiennes dans les prêts consentis aux entreprises par ces institutions financières. En effet, tel qu’illustré par les graphiques 2 et 3, c’est au Québec que les coopératives financières octroient le plus de financement par emprunt auprès du plus grand nombre de clients.

Graphique 2

Financement par emprunt octroyé par les coopératives de crédit et les caisses populaires auprès d’entreprises au Canada (au 31 décembre 2005) selon la répartition géographique et le montant autorisé au client[13]

Financement par emprunt octroyé par les coopératives de crédit et les caisses populaires auprès d’entreprises au Canada (au 31 décembre 2005) selon la répartition géographique et le montant autorisé au client13

-> Voir la liste des figures

Graphique 3

Nombre d’entreprises ayant emprunté auprès des coopératives de crédit et des caisses populaires au Canada (au 31 décembre 2005)[14]

Nombre d’entreprises ayant emprunté auprès des coopératives de crédit et des caisses populaires au Canada (au 31 décembre 2005)14

-> Voir la liste des figures

En général, les petites et moyennes entreprises (PME) canadiennes se tournent vers des sources informelles de financement (prêts et épargnes personnels) afin de démarrer leur entreprise ou de financer leurs activités courantes. Il vient néanmoins un temps où les entreprises doivent avoir recours à des sources de financement externes. Sur ce point, le Québec fait figure de «société distincte» par rapport aux autres provinces. Les coopératives de crédit, dont la présence est supérieure au Québec, y jouent un rôle beaucoup plus important dans le financement des PME qu’ailleurs au Canada. Les statistiques les plus récentes que nous avons pu trouver à ce sujet remontent à 2004. Cette année-là, 22 pour cent des PME québécoises, représentant environ 22 pour cent des PME canadiennes, ont demandé un financement externe sous une forme quelconque et 18 pour cent de ces entreprises ont eu recours à un prêt commercial auprès d’une institution financière. Seulement 49 pour cent de ces demandes de prêts commerciaux ont été adressées à des banques, comparativement à 63 pour cent à l’échelle nationale, et 39 pour cent à des caisses populaires. Au contraire, dans la province voisine de l’Ontario, les PME se tournent en grande majorité vers les banques afin d’obtenir un financement par emprunt. En effet, ces institutions financières ont été privilégiées par 84 pour cent des demandeurs de crédit, ce qui est de loin supérieur à la moyenne nationale de 63 pour cent[15].

Graphique 4

Fournisseurs de services de financement sollicités par les PME (2004)[16]

Fournisseurs de services de financement sollicités par les PME (2004)16

-> Voir la liste des figures

Non seulement l’importance relative des banques et des coopératives de crédit comme source de financement des entreprises varie beaucoup d’une région à l’autre, mais les moyens employés par les entreprises pour obtenir du financement auprès de ces institutions de crédit n’est pas le même partout au pays. Au Québec, en 2004, 21 pour cent des PME québécoises ont eu recours à un financement par crédit, ce qui est inférieur à la moyenne nationale de 34 pour cent et bien en deçà de la situation observée en Ontario, où 63 pour cent des entreprises ont eu recours à un tel mode de financement pour l’acquisition d’actifs.

Certes, le nombre d’entreprises, tout comme la population, varie beaucoup d’une province canadienne à l’autre, l’Ontario et le Québec étant plus populeuses que les autres provinces ou territoires canadiens[17]. Il est donc normal que le nombre de clients des coopératives de crédit et le montant des prêts qu’elles accordent varient beaucoup géographiquement. Ces données illustrent néanmoins l’importance particulière que présentent les coopératives dans l’économie québécoise.

Les variations dans l’importance relative des banques et des coopératives financières à travers le Canada semblent correspondre au clivage linguistique décrit précédemment. Toutefois, bien que le Québec se distingue des autres provinces à ce niveau, le facteur linguistique ne nous semble pas pouvoir expliquer à lui seul cet état de fait[18]. De même, la théorie juridico-financière éclaire peut-être les variations interprovinciales en cette matière sur la base du clivage entre droit civil et common law[19]. Il n’est pas certain, néanmoins, que la tradition juridique d’une province puisse déterminer la prévalence d’une forme d’institution financière par rapport à une autre.

À première vue, les coopératives financières apparaissent tout aussi avantageuses que les banques quand vient le temps de choisir une institution financière comme source de financement ou institution de dépôt. En effet, elles offrent aux épargnants les mêmes taux d’intérêt que les banques, ceux-ci étant en large partie conditionnés par des facteurs macroéconomiques. De même, s’il existe des différences entre le droit civil et la common law en matière de sûretés, banques et coopératives sont à toutes fins pratiques sur un même pied d’égalité lorsqu’il s’agit d’obtenir une garantie de la part d’un débiteur situé dans une juridiction donnée[20]. Au Québec, par exemple, le Code civil ne fait pas de distinction quant au statut juridique d’un créancier à qui un débiteur accorde une hypothèque sur un immeuble.

Toutefois, les coopératives de crédit se distinguent des banques par le fait que leurs opérations reposent sur des préceptes de solidarité entre des membres qui partagent certains intérêts communs[21]. Elles ont également un mode de formation et surtout une structure organisationnelle et un mode de gouvernance différents. Bien que tant les coopératives de crédit que les banques soient des personnes morales[22], seules les banques sont en mesure d’émettre un nombre illimité d’actions à leurs actionnaires et ceux-ci exercent alors les droits de vote afférents en fonction du nombre d’actions détenues[23]. À l’opposé, les coopératives de crédit sont des institutions financières détenues et contrôlées par leurs membres et non pas par des actionnaires. En principe, elles ne peuvent émettre d’actions et leur principal objectif est de fournir à leurs membres des services de dépôt et de prêt. Chaque client doit en devenir sociétaire, c’est-à-dire, en quelque sorte, propriétaire[24]. Chaque sociétaire a un droit de vote qu’il peut exercer peu importe le montant de ses dépôts ou la valeur du capital social qu’il détient. En outre, la propriété et la gouvernance de ces institutions reposent sur des principes de coopération.

Ne pouvant détenir une position de contrôle, chaque membre d’une coopérative financière est donc limité dans sa capacité à influencer le fonctionnement de la coopérative dont il est membre. De plus, contrairement aux actions émises par les banques, les parts des coopératives financières ne sont pas transigées sur le marché secondaire, c’est-à-dire à la bourse. Or, en permettant l’achat et la vente des actions, la bourse constitue un mécanisme par lequel les actionnaires sont en mesure de déterminer le prix des actions à la lumière de leur appréciation des performances de l’émetteur (en l’occurrence la banque) et de la qualité de son mécanisme de gouvernance. En l’absence d’un tel mécanisme de fixation de prix et malgré l’importance de la démocratie au sein des coopératives financières, celles-ci font parfois face à des problèmes d’agence entre leur direction et leurs membres[25]. Ces problèmes sont toutefois limités grâce à l’organisation des coopératives en réseau, qui leur permet de fonctionner efficacement, alors même qu’elles sont généralement trop petites prises isolément pour être en mesure de faire concurrence aux banques[26].

À notre avis, les raisons pouvant expliquer le clivage entre le Québec et le reste du Canada dans le rôle des banques et des coopératives de crédit comme source de financement[27] et dans leur rôle d’institutions de dépôt[28] ne sont pas exclusivement d’ordre juridique ; elles sont aussi d’ordre historique et culturel. En effet, les banques sont présentes partout au Canada et sont régies par la même loi, quelque soit le lieu d’établissement de leur siège social ou de leurs succursales. De même, les coopératives de crédit existent également ailleurs qu’au Québec. Dans la mesure où banques et coopératives financières offrent des produits et services similaires, ces institutions financières peuvent se concurrencer afin d’attirer de nouveaux clients. Or, malgré cette concurrence, il semble que les coopératives financières (et au premier chef, le Mouvement Desjardins) aient établi et maintenu leur prédominance au Québec, tout comme les banques se sont imposées comme principaux bailleurs de fonds et institutions de dépôt dans les autres provinces. Cet état de fait paraît découler des caractéristiques propres aux coopératives financières, lesquelles semblent mieux correspondre aux caractéristiques géographiques du Québec et aux besoins et valeurs de sa population.

Ainsi, les caisses populaires et autres coopératives de crédit desservent certaines régions, notamment de petites villes, où la caisse populaire locale ou la coopérative de crédit est souvent la seule institution financière du voisinage. Au-delà de la similarité des produits et services offerts, il se pourrait par ailleurs que les principes de coopération à la base du mouvement coopératif soient au diapason avec les valeurs sociales considérées comme représentatives de la société québécoise[29]. Quoi qu’il en soit, au Québec, la formation du Mouvement Desjardins au début du vingtième siècle a permis d’offrir des services financiers à une population non seulement francophone, mais aussi, à l’époque, essentiellement rurale. La présence locale de ces coopératives répondait à un besoin que les banques n’avaient pas su combler. Une fois les caisses populaires bien établies partout sur le territoire de la province, il a certainement été difficile pour les banques d’établir des succursales ayant la même proximité avec la clientèle locale.

Toutefois, rien n’étant immuable, le mouvement coopératif, au Québec comme ailleurs, n’est pas à l’abri des avatars de la consolidation organisationnelle et de la centralisation décisionnelle[30]. Si de tels objectifs peuvent se justifier par des motifs économiques d’efficience, ils risquent néanmoins de miner l’avantage de proximité dont pouvaient jouir traditionnellement les succursales locales de ces institutions financières. De plus, l’avenir dira si les valeurs de solidarité qui sous-tendent le mouvement coopératif sauront résister aux changements de mentalité et à l’individualisme croissant de la société québécoise[31].

II. Le droit de la faillite au Canada

Le droit canadien de la faillite tire son origine du droit anglais où, traditionnellement, la personne insolvable était considérée comme un criminel[32]. Dans ce contexte, l’intérêt des créanciers était secondaire ; le législateur cherchait avant tout à sanctionner l’état d’insolvabilité qui était, dès lors, considéré comme une infraction, sinon criminelle, du moins quasi criminelle. À bien des égards, en effet, l’insolvabilité était traitée de la même manière que la fraude.

Au fil du temps, sous l’influence vraisemblable de divers intérêts économiques et sociaux, la faillite est devenue un moyen par lequel il est possible pour une personne qui n’est plus en mesure de faire face à ses obligations de remédier à la désorganisation des droits civils qui résultent de son insolvabilité (que celle-ci soit volontaire ou forcée). Il est peu à peu devenu normal qu’une personne ait des dettes. De plus, il est désormais accepté que des circonstances souvent indépendantes, notamment une perte d’emploi ou une crise économique, puissent entraîner l’insolvabilité. Du point de vue des gens d’affaires, un droit de la faillite trop sévère, loin de favoriser le commerce, constitue par ailleurs un frein à l’économie de marché. Parallèlement, les consommateurs, souvent bombardés de publicité et enivrés par leur désir de consommer, ont vu l’avantage de profiter des facilités de crédit. Un nombre croissant d’individus se sont donc trouvés dans une situation où l’insolvabilité était possible, voire même facile. Finalement, puisque l’insolvabilité est ainsi devenue prévisible, les pertes en découlant sont devenues des risques inhérents à la pratique commerciale. Grâce aux politiques de majoration de prix et au jeu des déductions fiscales, les commerçants arrivent maintenant à faire assumer ces pertes au public en général.

C’est ainsi qu’entre 1968 et 2006, le nombre de faillites au Canada a augmenté en moyenne de 8,6 pour cent par année[33]. Cette tendance à la hausse est par ailleurs illustrée par le graphique 5 ci-dessous.

Graphique 5

Tendance des faillites de consommateurs[34]

Tendance des faillites de consommateurs34

-> Voir la liste des figures

L’Ontario et le Québec connaissent le plus grand nombre de cas de faillite, notamment en raison de la taille de leur population et du nombre d’entreprises qui y opèrent. Néanmoins, pour l’année 2006, le nombre de faillites a diminué dans toutes les régions du Canada, à l’exception du Québec où il a augmenté de 6 pour cent[35].

Les fluctuations cycliques du nombre de faillites sont tributaires des mouvements de l’économie et d’une interaction complexe de facteurs. Néanmoins, ces quelques données illustrent selon nous que la faillite, même s’il s’agit d’un état juridique pouvant encore être qualifié d’«anormal» malgré sa plus grande fréquence, ne fait plus l’objet du même stigmate social que par le passé[36]. Selon certaines sources, cette absence d’opprobre social explique en partie cette tendance générale à la hausse des cas de faillite[37]. Il est intéressant de se pencher brièvement sur les facteurs qui pourraient expliquer la place peu enviable du Québec à ce chapitre, tout en évitant d’avoir recours à l’argumentaire traditionnel basé sur le jugement moral suivant lequel les personnes en faillite sont nécessairement irresponsables et malhonnêtes[38].

Les données ci-dessus semblent indiquer que les fluctuations pancanadiennes du nombre de faillites correspondent au clivage linguistique du pays[39]. Toutes choses étant égales par ailleurs, nous doutons toutefois que le seul caractère francophone du Québec puisse jouer un rôle déterminant dans la propension qu’ont les Québécois à s’endetter et à devenir insolvables. Un tel classement par province des cas de faillites est une manière pratique de percevoir l’état de la situation du Canada en matière de faillite, mais il ne permet pas de préciser en quoi les caractéristiques culturelles du Québec, au-delà de la question linguistique, sont des facteurs déterminants de l’endettement et de l’insolvabilité de sa population. Considérant les variations interprovinciales dans les modes de fonctionnement du crédit et des institutions de financement au Canada[40], il n’est pas surprenant de constater que les mécanismes légaux touchant la faillite ne soient pas partout utilisés de la même manière, même si le droit de la faillite est en principe unifié.

En effet, le pouvoir de légiférer en matière de faillite et d’insolvabilité relève du Parlement fédéral et la loi fédérale sur la faillite et l’insolvabilité[41] s’applique donc, en principe, avec la même force et de la même manière dans chacune des provinces canadiennes. L’interaction, au Québec, du droit fédéral de la faillite avec le droit civil ne peut faire en sorte, à notre avis, d’établir des rapports si différents entre débiteurs et créanciers que les ménages québécois soient plus enclins à faire faillite que les ménages habitant les juridictions de common law[42].

Par définition, la faillite et l’insolvabilité sont intiment liées à l’endettement et à la pauvreté. Or, des facteurs structurels et culturels influençant à la fois l’offre et la demande de crédit[43] permettent également d’expliquer la tendance des ménages et des entreprises au surendettement et par conséquent, à l’insolvabilité et à la faillite[44]. Un des facteurs structurels considéré comme ayant une influence sur l’offre de crédit est la dérégulation des taux d’intérêt. Il est cité dans la littérature pour tenter d’expliquer les fluctuations dans le niveau d’endettement aux États-Unis, où la dérégulation progressive de l’industrie du crédit à la consommation a modifié à la fois la culture entrepreneuriale des institutions financières et les habitudes de consommation des individus[45]. Néanmoins, cette explication ne peut être aisément transposée au Canada, puisque les institutions financières sont réglementées et structurées différemment[46]. De plus, les taux d’intérêt n’y ont pas fait l’objet d’une même libéralisation et demeurent fortement réglementés[47].

Les pertes d’emploi et les coûts des soins de santé peuvent également constituer des facteurs structurels susceptibles d’avoir une influence sur la demande de crédit. Des problèmes personnels, tels que la perte d’un emploi, la maladie ou le décès d’un proche, peuvent affecter la capacité financière des individus. Le niveau de recours au crédit ou à l’endettement dépend alors du niveau de protection sociale dont ces derniers jouissent. En matière de sécurité sociale, le Canada, à la différence des États-Unis, offre à ses chômeurs un régime d’assurance-emploi[48]. De plus, les coûts des soins de santé y sont en grande partie assumés par l’État[49]. Le système canadien de sécurité sociale connaît toutefois certaines faiblesses que le recours au crédit permet de contrer[50]. Il convient donc d’en tenir compte lors de l’analyse des facteurs ayant une incidence sur l’endettement et l’insolvabilité[51]. La seule comparaison des rapports juridiques qui s’établissent entre débiteurs et créanciers en vertu du droit de la faillite en vigueur sur un territoire donné ne permet pas nécessairement de cerner l’incidence de ces autres facteurs sociaux et mécanismes juridiques sur l’endettement et l’insolvabilité.

En plus de la distinction entre le Canada et les États-Unis quant aux facteurs structurels et culturels ayant une incidence sur la faillite et l’insolvabilité, les pratiques des consommateurs canadiens ont aussi évolué au fil du temps. Par exemple, des phénomènes, tels que le vieillissement de la population, les changements dans les moeurs personnelles et familiales et la composition ethnique de la population, ont fait en sorte que les Canadiens en général (et les Québécois en particulier) ont changé leurs habitudes en matière de consommation et de crédit. Celles-ci, tout comme leur situation financière, sont par ailleurs susceptibles de changer tout au long de leur vie. Ainsi, le vieillissement de la génération dite du «baby-boom» et le nombre croissant de départs à la retraite ont nécessairement une incidence sur les habitudes de consommation et de recours au crédit[52].

De même, la structure, la taille et les habitudes d’achat des ménages canadiens ont connu d’importants changements au cours des deux dernières décennies. De plus en plus de ménages se composent aujourd’hui de personnes vivant seules (y compris les personnes âgées dont le conjoint est décédé), de jeunes couples sans enfant, de parents dont les enfants sont partis et de personnes divorcées[53]. Si l’importance relative de ce dernier groupe résulte de l’instabilité croissante des relations conjugales actuelles[54], le nombre croissant de personnes vivant seules fait en sorte que ces personnes doivent relever des défis particuliers en matière de consommation et de crédit à la consommation. Ces personnes doivent en effet se débrouiller avec un seul revenu et elles ne peuvent profiter des économies d’échelle qui découlent de la vie à deux ou en famille[55].

Par ailleurs, puisque les taux de natalité ne cessent de diminuer, c’est l’immigration qui contribue principalement à la croissance démographique canadienne[56]. Outre leurs besoins de consommation possiblement différents, les immigrants, par définition, viennent de milieux culturels variés et différents de la majorité des citoyens canadiens, en plus de s’installer majoritairement en région métropolitaine[57]. En tenant compte de possibles barrières linguistiques, nous pouvons soupçonner qu’il puisse être difficile pour les immigrants de s’y retrouver sur le marché canadien et de bien saisir leurs droits en tant que consommateurs si de telles informations ne leur sont pas facilement accessibles[58].

Outre ces facteurs structurels permettant de décrire le comportement des Canadiens en matière de consommation, leur niveau d’endettement a également évolué. Si la proportion de Canadiens endettés est demeurée sensiblement la même entre 1984 et 1999, la valeur moyenne de l’endettement a plus que doublé[59]. De plus, si l’endettement hypothécaire demeure la principale forme d’endettement et celle qui a le plus contribué à son augmentation[60], le recours aux marges de crédit personnelles[61] et à l’endettement sur carte de crédit s’est accru[62]. De plus, les consommateurs canadiens utilisent de plus en plus d’autres services financiers d’urgence, tels que la conversion de chèques en espèces et les prêts à court terme remboursables le jour de la paie[63].

Cet élargissement de la gamme des moyens de crédit à la consommation entraîne une concurrence accrue sur le marché des services financiers. Si les institutions de crédit désirent généralement faire affaire avec des clients dont la cote de crédit est bonne, l’utilisation de données pointues sur le comportement des individus en matière de finances personnelles et de crédit permet à ces institutions d’offrir leurs services à des clients présentant de plus grands risques de crédit. Du point de vue des consommateurs, la souplesse financière supplémentaire que leur procure cet accès facile à une large gamme de sources de crédit peut être appréciée lors de temps difficiles sur le plan personnel ou professionnel[64]. Or, elle implique aussi un risque d’accumuler plus de dettes et de rendre difficile la gestion des finances personnelles. Il existe d’ailleurs une corrélation entre la facilité croissante d’accès au crédit, pour emprunter des montants toujours plus importants, et les faillites de consommateurs[65]. De plus, ces sources de crédit à court terme et non garanties, bien que faciles d’accès en apparence, présentent néanmoins des conditions d’obtention généralement plus onéreuses. Elles sont surtout soumises à des taux d’intérêt élevés[66]. Nous pouvons donc nous demander si les consommateurs qui choisissent d’avoir recours à ces formes de crédit sont renseignés sur l’existence de solutions possiblement plus avantageuses pour la gestion de leurs dettes courantes[67].

Par ailleurs, les citoyens canadiens sont de plus en plus instruits, ce qui devrait se traduire par des comportements de consommation plus rationnels[68]. Les consommateurs canadiens ne disposent pas toujours pour autant de toutes les compétences nécessaires pour prendre des décisions de consommation et de crédit éclairées. Dans la mesure où les politiques de protection des consommateurs, notamment dans le secteur des services financiers, reposent en grande partie sur le principe de divulgation, il est nécessaire que les consommateurs aient accès à ces informations et puissent les décoder. Les initiatives législatives et réglementaires visant à encadrer les pratiques commerciales en matière de crédit peuvent avoir un impact sur les habitudes (et donc la culture) des consommateurs en ces matières. Tout changement dans les habitudes de consommation et de crédit devrait aussi reposer sur des bases structurelles solides prenant la forme, par exemple, de programmes éducatifs en matière de consommation s’adressant aux enfants, dès leur jeune âge[69]. Dans un contexte de libre marché et face à la publicité intensive à laquelle sont soumis les consommateurs, de tels changements culturels risquent toutefois de prendre plusieurs années avant de prendre forme[70].

Conclusion

Force est d’admettre que le tableau que nous avons dressé ci-dessus, à grand renfort de statistiques, est essentiellement statique. Or, tant le droit que la société évoluent constamment. En introduction, nous nous demandions si un système juridique est le reflet de la culture de la société dont il émane ou si au contraire le droit est lui-même un facteur contribuant à forger la culture de cette société. Dans la mesure où une telle relation entre le droit, la culture et les valeurs individuelles et collectives existe, une telle influence nous apparaît subtile. Pourtant, si cette influence se distille lentement, elle est néanmoins réelle et aboutit à des résultats tangibles et durables. Sinon, comment expliquer des différences aussi marquées entre le Québec et les autres régions canadiennes, alors que les éléments du corpus juridique de ces territoires se rapportant aux institutions de crédit et à la faillite sont à toutes fins pratiques identiques ?

En soulignant les différences pouvant exister entre le Québec et les autres provinces canadiennes quant aux habitudes de crédit et au rôle respectif des différentes institutions de crédit, nous n’avons pas cherché à établir une relation de cause à effet entre l’état du droit en ces matières et les différences culturelles perceptibles entre les différentes régions du Canada. Du reste, de telles différences, bien que réelles, sont difficilement quantifiables. À ce sujet, le recours à des données statistiques constitue néanmoins, selon nous, un moyen d’appréhender plus facilement une réalité sous-jacente difficilement saisissable pour le juriste positiviste. Une telle difficulté nous apparaît particulièrement aiguë dans un contexte de droit comparé, où le droit doit se rattacher à un territoire, alors même que la culture est essentiellement «déterritorialisée»[71]. Le triple clivage évoqué, entre le niveau fédéral et provincial, entre le droit civil et la common law et entre les régions canadiennes à prédominance anglaise et celles à prédominance française, nous semble donc approprié pour aborder les différences juridiques et culturelles caractérisant le Canada.

Nous sommes conscients que la culture transcende les frontières géopolitiques. Malgré ses avantages pratiques indéniables, le recours à des données statistiques, elles-mêmes fortement liées à un territoire, permet difficilement de saisir les subtilités culturelles d’une population occupant un territoire aussi vaste que celui du Canada. Une piste de recherche intéressante à envisager serait de dépasser le carcan imposé par ce triple clivage et de considérer la manière dont les institutions de crédit peuvent être appelées à jouer un rôle différent dans une même province, par exemple au Québec, à travers ses différentes régions. De même, il serait opportun de considérer les différences dans l’application des règles relatives à la faillite et à l’insolvabilité en fonction de variables socioculturelles plus fines, telles que le sexe ou le statut social. Si des recherches préliminaires laissent à penser qu’il y a eu un changement d’attitude dans la société canadienne par rapport à la faillite, d’autres études seront nécessaires afin de cerner l’impact d’un certain nombre de variables sur l’insolvabilité, telles que l’expansion du crédit à la consommation et la dissolution des unités familiales à la suite d’un divorce ou d’une séparation. Pour le moment, de telles recherches dépassent largement le cadre du présent rapport, sans compter qu’elles donneront lieu à leurs propres difficultés méthodologiques, dues notamment à la rareté de données empiriques.