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Introduction

La fonction de médiation du système de communication scientifique est large et complexe. Elle comprend plusieurs acteurs – industriel, institutionnel – de différents types : éditeur, distributeur, libraire, agrégateur, institutions, bibliothécaire. Ces acteurs interviennent selon une chaîne de processus dont chacun des maillons ajoute une valeur à la publication scientifique. Déjà avec l’imprimé, le cycle de la diffusion n’est pas linéaire. Mais les parcours qu’emprunte le document scientifique numérique sont démultipliés.

L’apparition de plusieurs nouveaux canaux de diffusion bouleverse l’économie générale et les rapports entre les acteurs. Si les innovations de procédés pour la production modifient la fonction d’auteur, celles touchant la diffusion ont un impact encore plus grand, en ce qu’elles concernent l’économie et la structure sociale du système de communication scientifique.

Le recours à la notion de « champ » de Pierre Bourdieu[1] permet de représenter le système de communication scientifique selon les espaces définis par les positions, les pratiques et les relations entre les acteurs, selon les genres éditoriaux. Les travaux de John Thompson, qui appliquent la notion de « champs » de Bourdieu à l’espace éditorial du livre scientifique[2], sont aussi utiles pour notre analyse. Pour les fins de cet article, nous concentrons notre attention sur le champ éditorial scientifique du livre, en décrivant les formes de capital, les structures de différenciation et les relations entre les acteurs. En somme, nous considérons les positions des chercheurs (comme auteurs et lecteurs), des éditeurs, des universités, des bibliothèques, des bases de données bibliographiques, des agrégateurs et, en raison de l’espace qui nous est imparti, nous nous contenterons d’évoquer les outils de recherche (particulièrement Google) en conclusion. L’analyse de l’ensemble de ces acteurs permet de mieux saisir la logique et la spécificité de ces champs.

L’espace du livre comme champ éditorial

Le champ éditorial du livre scientifique a comme principaux genres les ouvrages (d’auteur ou collectifs), les monographies, les actes de certaines disciplines, les cours publics, les éditions critiques et les éditions de correspondance. La médiation de ces genres se fait, dans le monde imprimé, selon une chaîne d’approvisionnement qui est représentée dans la Figure 1.

L’auteur transmet son manuscrit, sous forme numérique, à l’éditeur qui en prépare l’édition et détermine les caractéristiques de sa fabrication pour faire parvenir ensuite un fichier (pdf, le plus souvent) à l’imprimeur qui procède à l’impression et à la reliure des ouvrages. Par la suite, la marchandise est acheminée chez le distributeur qui dispose d’un entrepôt et des services pour « distribuer » selon diverses conditions. Les clients du distributeur sont multiples : institutions (bibliothèques), marchands en gros spécialisés ou non dans le marché institutionnel, ou encore détaillants (librairies ou autres types de commerce). En définitive, le client/lecteur n’entre en relation qu’avec le détaillant ou la bibliothèque, selon les cas, pour obtenir un livre. Ces nombreuses fonctions de la médiation ne correspondent pas nécessairement à des acteurs différents. Certains éditeurs agissent eux-mêmes, ou par une de leur filiale, comme distributeurs, et même parfois comme détaillants.

Figure 1

La chaîne d’approvisionnement du livre imprimé[3]

La chaîne d’approvisionnement du livre imprimé3

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Cette chaîne est en place depuis la fin du xix e siècle, coïncidant avec l’arrivée de la production de masse et le déploiement d’infrastructures industrielles pour répondre à l’élargissement de la demande du marché, moment qui constitue la seconde révolution du livre. Depuis cette période, elle n’a pas connu de modifications majeures. C’est à l’ère numérique que l’approvisionnement du livre imprimé sera transformé de nouveau, comme le représente la Figure 2.

Les acteurs de la chaîne traditionnelle d’approvisionnement du livre sont encore tous présents. Toutefois, leurs fonctions sont modifiées dans leurs pratiques, comme les relations qu’ils entretiennent entre eux. Ainsi, l’éditeur est maintenant en mesure de vendre directement, grâce à son site web, au client internaute. L’imprimeur garde sa fonction traditionnelle, mais peut ajouter des services d’impression sur demande. Cette dernière possibilité, ainsi que l’impression numérique de courts tirages, donnent une plus grande flexibilité aux éditeurs et permet de prolonger la vie commerciale d’un livre en imprimant sur demande les exemplaires requis après l’épuisement du premier tirage[4]. De plus, les libraires spécialisés sont en lien avec les grands libraires en ligne pour vendre par leur intermédiaire.

Figure 2

Chaîne d’approvisionnement du livre imprimé à l’ère numérique

Chaîne d’approvisionnement du livre imprimé à l’ère numérique

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Les libraires en ligne ont fait leur apparition et se sont développés considérablement au cours des dernières années. Amazon et ses concurrents sont maintenant des acteurs importants de l’économie du livre. Leur dynamisme et l’exploitation des possibilités du numérique font en sorte qu’ils offrent des services inégalés en termes de nombre de titres disponibles, de possibilité de recherche dans le texte intégral, de consultation des tables des matières, des index et des couvertures, de mise en réseau de centaines de fonds de libraires, y compris pour les livres d’occasion[5], voire anciens. La possibilité de « toucher » au livre et d’en faire l’acquisition sur le champ en se rendant à la librairie commence à peser moins lourd dans les comportements des acheteurs de livres, particulièrement pour les acheteurs d’ouvrages savants. Le libraire traditionnel qui souhaite poursuivre son activité dans le secteur de l’édition scientifique[6] a avantage à utiliser ces nouveaux modes d’offres auprès de sa clientèle.

Figure 3

Reader Digital Book de Sony

Reader Digital Book de Sony

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Avec le livre numérique, le ebook, c’est maintenant un objet numérique qui devient marchandise. De plus, la matérialité du livrel est plurielle : fichiers xml ou pdf, fichiers pour divers appareils de lecture (tels le Kindle d’Amazon ou le Reader Digital Book de Sony, voir Figure 3) ou documents audionumériques (pour lecture par l’iPod ou tout autre assistant personnel ou lecteur mp3). Dans tous ces cas, il s’agit du livre dont on fait la lecture à partir d’une forme d’expression numérique, sans passer par l’imprimé. La matérialité numérique du livrel permet de concevoir une tout autre structuration de la chaîne d’approvisionnement représentée par la Figure 4.

Entre la structure d’approvisionnement du livre imprimé (Figure 1) et celle du numérique (Figure 4), on passe d’une chaîne maximale de sept acteurs, de l’auteur au lecteur, à six. Toutefois, la chaîne du livre numérique peut se résumer à trois acteurs : l’auteur, l’éditeur et le client. Mis à part l’imprimeur qui disparaît dans la chaîne d’approvisionnement du numérique, les fonctions et la majorité des acteurs restent en place. C’est l’entrepôt numérique qui agit comme distributeur, bien que l’éditeur puisse assumer sa propre distribution. Le numérique a permis de développer de nouveaux modes de commercialisation qui transforment le métier de l’éditeur. De nouveaux joueurs apparaissent : ce sont les agrégateurs et les librairies en ligne qui prennent la place des marchands en gros du monde de l’imprimé. À ces nouveaux joueurs s’en ajoutent d’autres qui créent un nouveau type d’intermédiaire dans la chaîne de valeur ajoutée, notamment les concepteurs d’outils de recherche.

Figure 4

Chaîne d’approvisionnement du livre numérique

Chaîne d’approvisionnement du livre numérique

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Ces chaînes d’approvisionnement permettent d’identifier cinq nouveaux modes de médiation propres au numérique que nous développons dans cet article : le site web de l’éditeur, la librairie en ligne, l’agrégateur, l’outil de recherche et l’entrepôt numérique. Ces modes ne sont pas mutuellement exclusifs et s’appliquent aux livres imprimés ou numériques.

L’éditeur assure sa propre diffusion

Le premier mode de diffusion pour l’éditeur consiste à s’investir du rôle de commerçant de ses propres livres. L’éditeur peut considérer que ce rôle appartient au libraire et qu’en bonne intelligence avec ces partenaires traditionnels, il serait inapproprié d’entrer sur ce territoire professionnel. Mais, parallèlement, afin de favoriser la vente de leurs livres, plusieurs éditeurs offrent dans leur site web la possibilité d’en acheter, que ce soit sous forme imprimée ou numérique. Ce service peut être intégré par une plateforme développée en interne ou, comme pour certains éditeurs[7], en ayant recours aux services de libraires ou de grandes surfaces en ligne. Ainsi, une personne qui consulte le site web de l’éditeur peut sélectionner un livre et l’acheter sur le champ, avec un minimum d’opérations, en utilisant le paiement sécurisé par carte de crédit. Un grand nombre de livres en format numérique sont proposés sous forme de chapitres que l’on peut se procurer séparément. Le client a le loisir d’acheter l’un ou l’autre des chapitres d’un livre plutôt que l’intégralité du texte. C’est un modèle pratiqué par nombre d’éditeurs visant le marché des étudiants, notamment Thomson avec son site iChapters [8]. Dans ce cas, la stratégie marketing employée vise directement les étudiants et les modes de paiement, par carte de crédit ou carte prépayée sur le modèle des cartes de téléphones mobiles, conviennent à ce type de clientèle.

En marge du marché contrôlé directement par les éditeurs, l’offre de livres sous forme numérique se fait de plus en plus imposante. Il s’agit souvent d’initiatives institutionnelles, parfois personnelles[9], ayant comme objectif la constitution de collections d’ouvrages sous forme numérique. Dans ces projets, le livre peut être aussi bien marchandise que « bien public ». Pour illustrer cette approche, citons le modèle de l’éditeur pour qui le livre numérique est marchandise, avec Oxford Scholarship Online, ou encore le projet OpenLibrary/Open Content Alliance de l’Internet Archive qui vise à diffuser gratuitement le livre.

Open Content Alliance (oca) a commencé ses activités en 2005 sous l’impulsion de Brewster Kahle, comme un prolongement du projet Internet Archive. La mission de ce projet est de donner un accès universel à toutes les connaissances. Brewster Kahle résume : « the idea of getting all the books, music, video on the Net and making them accessible to people anywhere ... that’s where we’re coming from [10] ». De façon particulière, les institutions participantes (plus de 70[11]) de l’oca contribuent à la constitution d’un fonds de livres qu’elles ont numérisés à partir de leurs exemplaires imprimés. Ce fonds, comprenant déjà plus d’un million de livres, est disponible en accès libre. Les partenaires de l’oca déterminent les conditions et les lieux de diffusion de leur fonds mutualisé. Entre autres, il est possible d’accéder aux ouvrages numérisés tout à fait gratuitement, à partir de l’Internet Archive [12] ou encore de l’Open Library [13]. Malgré le fait qu’aucune bibliothèque du monde francophone ne participe à l’oca, un très grand nombre d’ouvrages en langue française numérisés à partir des fonds des bibliothèques américaines et canadiennes sont disponibles. Cette initiative compte sur les ressources de plusieurs institutions, sur des subventions et sur des dons de fondations pour la mise en oeuvre d’une infrastructure importante et imposante. Une fois le processus et l’infrastructure en place, il en coûte 10 ¢ la page pour procéder à la numérisation de leurs fonds. Les mots clés sont : accès libre. Ce sont ainsi les ouvrages dans le domaine public qui sont numérisés en priorité. Toutefois, l’objectif ultime est de rassembler tous les savoirs consignés, un peu à la façon de la première bibliothèque d’Alexandrie. Les oeuvres orphelines, les livres dont les éditions sont épuisées et, finalement, les ouvrages sous la protection des lois sur le droit d’auteur sont visés par les promoteurs de ce projet.

Oxford Scholarship Online [14] (oso) est le service de diffusion en ligne d’ouvrages exclusivement publiés par Oxford University Press (oup, Oxford). Le fonds est présenté selon une organisation par collections : économie et finance, philosophie, science politique, religion, biologie, commerce et management, études classiques, histoire, linguistique, littérature, mathématique, musique, physique et psychologie. Lancé en novembre 2003 avec environ 700 titres[15], oso en compte maintenant plus de 2200, disponibles en texte intégral aux membres des institutions qui s’abonnent à ce site sur une base annuelle. Contrairement au projet de numérisation de l’oca, oso donne accès à des ouvrages très récents : la majorité des titres ont été publiés depuis le tournant du xxi e siècle. La notoriété et le prestige de Oxford University Press lui permettent de créer une plateforme diffusant exclusivement ses propres ouvrages. Reste à voir si les revenus générés par oso permettront de couvrir les investissements ainsi qu’une éventuelle diminution des ventes d’imprimés. On peut penser qu’un tel service puisse stimuler la vente d’imprimés, ou encore permettre de procéder à des tirages moins importants et avoir recours à l’impression sur demande. Quoi qu’il en soit, avec oso, oup est à même de combiner les ventes d’imprimés, l’impression sur demande et les revenus d’abonnements à partir de ses propres installations. Cette formule n’est pas à la portée de bien d’autres presses universitaires. Il est d’ailleurs intéressant de constater que oup, qui n’a fermé que récemment (en 1989) son imprimerie en opération depuis 1478[16], est de nouveau un acteur entreprenant et audacieux pour l’utilisation d’une nouvelle technologie.

Le marché de la librairie réinventé pour le meilleur et pour le pire : un réseau international de librairies et Amazon

Un deuxième mode de médiation du livre scientifique consiste à avoir recours aux libraires en ligne qui commercialisent autant les ouvrages imprimés que numériques. La nature de ce service, souvent proposé par de nouveaux joueurs, vient considérablement modifier la chaîne du livre scientifique.

Une librairie en ligne peut être le prolongement d’une librairie traditionnelle, comme dans le cas de la fnac [17] ou de Gibert Joseph [18], ou encore une initiative commerciale d’activités de librairie d’un nouveau genre : l’exemple d’Amazon l’illustre bien. D’autres libraires en ligne occupent des segments précis, comme le regroupement de libraires spécialisés du site www.livre-rare-book.com pour le livre ancien. En somme, un marché de la librairie numérique s’est créé, en parallèle ou en complémentarité au marché de la librairie comme lieu bâti. L’espace de la librairie en ligne se structure selon les types de besoins des clients, comme pour la librairie bâtie. Pour le livre scientifique, imprimé ou numérique, l’acheteur (bibliothécaire, professeur ou étudiant) s’adresse à la librairie en ligne selon les créneaux de spécialisation.

Le numérique crée un marché d’un tout nouveau genre : la logique du marché de détail était jusqu’à ce jour de déterminer ce qui se vend le plus, alors que celle du numérique est plutôt de présenter à l’acheteur la plus grande offre possible. C’est ce que Chris Anderson appelle le phénomène de la « longue traine »[19]. Amazon, iTunes et les autres détaillants en ligne offrent des contenus de toutes sortes, des courants dominants aux publications sur des sujets particuliers et quasi confidentiels. La longue traine décrit la courbe qui représente le nombre des ventes en abscisse et les différents items en ordonnée. La courbe de la longue traine, en forme de « L » évasée, montre qu’un très grand nombre de ventes se concentre sur relativement peu de titres disponibles et qu’une multitude de livres sont vendus à un ou deux exemplaires. Ces « niches » existaient avant le numérique, mais elles sont maintenant plus faciles à trouver. C’est comme si le marché invisible était devenu visible.

L’entreposage, surtout pour les produits numériques comme les fichiers musicaux ou les livrels, ne se pose plus dans les mêmes termes. Les coûts incrémentaux d’entreposage, une fois l’infrastructure en place, sont nettement moins élevés que pour les documents imprimés ou sur supports tangibles. Le détaillant qui souhaite commercialiser un large éventail de produits profite d’une structure de coût beaucoup moins lourde. Amazon est, depuis juillet 1995, un nouveau joueur de la chaîne du livre qui est rapidement devenu incontournable. L’introduction du numérique a permis à ce nouvel acteur, sans expertise du métier de la librairie, de créer de nouvelles pratiques en répondant à un besoin des clients internautes.

Amazon domine le marché de la vente de livres en ligne. Ses ventes pour l’ensemble de ses départements ont augmenté de 31 % au troisième trimestre de 2008, s’élevant à 4,26 milliards dont 2,5 milliards pour les produits médias (livres, cd et dvd)[20]. Son omniprésence dans l’espace numérique ainsi que la dimension imposante de son offre (plus de 14 millions de livres) font souvent d’Amazon le premier réflexe de l’acheteur de livres. Amazon jouit d’une position dominante, comme en témoignent ses multiples acquisitions d’autres libraires en ligne (dont Audible, en mars 2008[21] et AbeBooks [22] en aout de la même année). Par ailleurs, il s’agit d’une entreprise à intégration verticale de la chaîne du livre qui ajoute à son site de détail (amazon.com) les services de création de contenus (Brilliance Audio, CreateSpace), d’impression sur demande (BookSurge) et de diffusion de contenu numérique (Audible, Kindle, Mobipocket).

Cette position privilégiée, voire de quasi-monopole, amène Amazon à imposer des fournisseurs et des façons de faire aux autres acteurs de la chaîne du livre. Pour certains, notamment les éditeurs, le géant devient préoccupant. Une récente politique d’Amazon oblige ces derniers à recourir à son propre fournisseur d’impression sur demande (BookSurge) pour l’ensemble des livres vendus par la librairie en ligne. Les éditeurs qui n’acceptent pas cette nouvelle politique verront disparaitre l’option « impression sur demande » pour leurs titres, se privant du même coup des ventes par ce moyen. Les éditeurs sont également préoccupés par la présence de plus en plus importante d’Amazon dans la création de contenu original, notamment pour l’auto-édition[23]. Un éditeur prédit que ce n’est qu’une question de temps pour qu’Amazon approche directement les auteurs à succès pour signer des ententes d’édition et de diffusion[24].

Les signaux de la concentration du marché de la librairie et l’application de la vision d’Amazon (Our vision is to be earth’s most customer centric company [25]) se font également sentir du côté des bibliothèques[26]. Amazon offre aux bibliothèques une multitude de services pour faciliter leurs achats : comptes spécifiques, panier de 75 livres par commande, commodité de paiement et préparation des livres. Une bibliothèque qui achète d’Amazon peut recevoir ses livres déjà prêts pour les rayons. Les opérations de préparation telles que la pose du code barre et de l’ex-libris, de même que la préparation des couvertures et des notices marc pour le catalogue sont assurées par le fournisseur. Par ailleurs, un bibliothécaire lié à un compte institutionnel peut recevoir régulièrement des listes d’ouvrages proposés par Amazon qu’il ne lui reste plus qu’à approuver pour les mettre à disposition de ses lecteurs et les faire débiter au compte de son établissement. Ce service vise davantage les bibliothèques publiques ou scolaires que celles des universités ou des centres de recherche. Néanmoins, on verra un peu plus loin que d’autres acteurs occupent déjà le terrain du scientifique.

L’appropriation du numérique par le marché de la librairie produit côte à côte le pire et le meilleur. En quelques minutes, du bout des doigts, il est possible de repérer le livre rare ou épuisé qui vous sera livré à votre porte quelques jours plus tard en provenance d’un libraire dont l’enseigne a pignon sur rue dans un autre continent. Encore plus facilement, et en moins de 24 heures, le dernier ouvrage savant publié sur un sujet si pointu que votre libraire préféré ne le recevra pas d’office peut vous être livré. Par contre, la concentration aux mains d’un même acteur inquiète, pour le moment, surtout les éditeurs. Ce qui est à craindre, outre la concentration de la majorité des ventes par un seul joueur, c’est surtout les effets de la convergence des fonctions par Amazon (libraire, éditeur, impression sur demande, distributeur de lecteurs de livres numériques liés à une seule technologie). Cette stratégie pourrait bien avoir un effet sur des segments importants du marché en dévalorisant le travail de certains acteurs par l’établissement de standards de qualité revus à la baisse.

Un nouvel acteur du numérique : l’agrégateur comme lieu de convergence de contenu

Le principe de l’agrégateur est de constituer une collection de contenus de plusieurs éditeurs pour l’organiser et en vendre l’accès. Le marché de prédilection des agrégateurs est le marché institutionnel, principalement les bibliothèques universitaires et de recherche. L’agrégateur propose des formules adaptées de contenus différenciés selon les profils des clients. L’éditeur, propriétaire des ouvrages diffusés, accorde par contrat une licence de diffusion de leur version numérisée, contre une redevance calculée selon des modèles économiques assez variés qui prennent en considération plusieurs facteurs. Par exemple, les bénéfices nets de la vente de l’accès à la base de données documentaire peut être le point de départ du calcul de répartition des recettes, auquel s’ajoute la prise en considération, notamment, du poids relatif des titres de l’éditeur dans l’ensemble de l’offre et dans le volume des consultations. Ces ententes de diffusion sont basées sur le principe de la non-exclusivité et sont à renouveler périodiquement. Un éditeur peut avoir en parallèle plus d’une entente avec des agrégateurs concurrents. C’est une réalité et non un simple cas d’école. Pour l’agrégateur, la chose ne pose pas problème, car l’un des objectifs, c’est d’avoir la plus grande masse documentaire pour qu’elle présente un contenu qui, sans être exhaustif, soit imposant, riche et diversifié.

Pour l’éditeur, ce modèle de diffusion présente plusieurs avantages. D’abord, les redevances peuvent être assez importantes. Ensuite, l’impact de l’action en termes de développement et de maîtrise d’une compétence en publication numérique est à toute fin pratique nul. Tout au plus, cela peut inciter à faire préparer des fichiers numériques à partir de l’édition imprimée répondant aux normes des agrégateurs. Par ailleurs, dans le cas où c’est l’agrégateur qui prépare les fichiers numériques à partir des imprimés ou des formats de mise en page de l’éditeur, les fichiers utilisés pour la diffusion dans le site de l’agrégateur sont la propriété de l’agrégateur, bien qu’au plan des contenus, il ne dispose que d’une licence de diffusion non exclusive. Il n’est ainsi pas possible pour l’éditeur de réutiliser ces fichiers pour d’autres usages.

Pour le lecteur comme pour la bibliothèque, le modèle de l’agrégateur permet d’identifier des plateformes documentaires dont les contenus répondent à certains critères de sélection ainsi qu’à des caractéristiques techniques de présentation. La quasi-totalité des agrégateurs constituent des fonds de documents textuels. On peut toutefois mentionner OverDrive avec son service College Download Library [27] qui offre des livres audionumériques, ou encore, ARTstore [28] qui propose une banque d’images spécifiquement pour les milieux de la recherche et de l’enseignement supérieur. Le marché des agrégateurs de livres scientifiques est très important, tant par le nombre de produits offerts que par la demande des bibliothèques. Pour représenter ce type d’acteur, deux modèles d’agrégateur sont décrits : l’agrégateur général, représenté par NetLibrary, et l’agrégateur spécialisé, pour lequel les collections acls Humanities E-Book constituent un exemple.

L’agrégateur général

Le modèle de l’agrégateur général a pour caractéristique de rassembler dans un seul système d’information documentaire un très grand nombre de livres numériques, sans exclusivité quant aux disciplines. John Thompson se réfère à ce modèle et l’associe à la bibliothèque numérique[29]. NetLibrary est une division de oclc, une organisation américaine sans but lucratif bien connue des bibliothèques pour les nombreux services qu’elle leur offre depuis 1967. NetLibrary est la plateforme de contenus numériques (livrels et livres audionumériques) pour les milieux académiques et de recherche. Plus de 150 000 titres en 20 langues provenant de centaines d’éditeurs à travers le monde et sur une multitude de sujets y sont disponibles.

NetLibrary offre, tout comme Amazon, des services particuliers pour faciliter le travail des bibliothécaires. Les bibliothécaires d’une institution abonnée peuvent se prévaloir du service TitleSelect qui donne accès au catalogue complet des 150 000 titres disponibles. Cet outil facilite le développement de collections pour l’inclusion de nouveaux livres numériques à la collection souscrite par la bibliothèque. En tenant compte des titres sélectionnés, NetLibrary fait parvenir par courriel au bibliothécaire des listes de titres qui pourraient répondre aux critères de la politique de développement de l’établissement. Dans toute la documentation publicitaire de NetLibrary, il est surprenant de constater à quel point l’accent est porté sur les services et non pas sur la qualité des livres et de leur contenu.

Cette façon d’interagir avec les clients n’est pas sans rappeler les procédés d’Amazon. Par ailleurs, si NetLibrary est en mesure de transmettre aux bibliothécaires des propositions d’achat, c’est qu’il dispose sur ses propres serveurs de l’information colligée par les bibliothécaires eux-mêmes au moment de leurs explorations des collections avec TitleSelect. Prend ainsi place une économie sophistiquée de l’information qui circonstancie la décision d’acheter. Sans trop s’en soucier, l’acheteur laisse des traces de ses consultations et de ses choix dans les systèmes des fournisseurs. Ces derniers analysent ces données pour ensuite les utiliser dans des stratégies de vente ciblée.

Figure 5

Présentation d’un livre par l’interface de NetLibrary

Présentation d’un livre par l’interface de NetLibrary

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La présentation des livres à l’écran montre que le contrôle sur les contenus est entièrement sous la responsabilité de l’agrégateur. L’agrégateur n’est pas tenu de respecter la maquette graphique de la publication d’origine. L’éditeur n’a pas de contrôle sur le voisinage de ses ouvrages (langue, genre, qualité, etc.), de même que sur l’image de marque développée par l’agrégateur. L’inexistence du droit de regard de l’éditeur sur le « rendu » de la version numérique peut gêner celui qui est généralement soucieux de la facture de ses livres, de la qualité de la présentation et du respect des règles typographiques. Il est fréquent, par exemple, de voir des textes non justifiés (voir en exemple la ). Les normes des agrégateurs répondent à d’autres impératifs et l’éditeur souscrit de fait à ces normes lorsqu’il signe une entente de diffusion avec ceux-ci.

La lecture ou la consultation d’un livre faisant partie du bouquet d’un agrégateur est souvent une expérience frustrante pour un lecteur. L’interface n’est ni intuitive, ni claire. Les caractéristiques techniques reconnues pour faciliter la lecture à l’écran ne sont pas souvent respectées, sans compter les fonctionnalités de base (tel que le fameux « copier-coller ») qui soit ne sont pas possibles, soit répondent à des manipulations beaucoup plus complexes que celles auxquelles le lecteur est habitué. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, les agrégateurs généraux ont l’avantage d’exister et les bibliothèques, faute d’avoir une offre plus intéressante, s’abonnent à ces nouveaux services.

Ces limites se font sentir par la faible consultation de ces collections de livrels[30]. Faute d’améliorations de la qualité technique et de l’ergonomie de leurs interfaces, les agrégateurs généraux pourraient perdre, à moyen terme, des parts de marché.

L’agrégateur spécialisé

Le deuxième modèle est celui de l’agrégateur spécialisé. acls Humanities E-Book (heb)[31] est créé en 1999, alors que l’American Council of Learned Societies (acls) reçoit une subvention de 3 millions $ de la Fondation Mellon pour lancer un projet d’édition numérique en histoire[32]. Le projet voit le jour en 2002 et s’autofinance depuis 2005 grâce aux abonnements de plus de 600 bibliothèques. Les objectifs de heb sont, notamment, d’encourager les chercheurs et les éditeurs à publier des livres numériques, d’explorer les possibilités éditoriales du numérique pour le livre savant, de contribuer à assurer la viabilité de la publication de livres savants, de mettre de l’avant la qualité des ouvrages et du fonds par opposition à la quantité et de créer un espace sans but lucratif dans le marché de l’édition numérique. L’acls, qui regroupe près de 300 sociétés savantes ou autres regroupements de chercheurs, travaille en collaboration avec 12 sociétés savantes et 95 presses universitaires pour constituer un fonds de grande qualité, tant de livres récemment publiés que d’autres faisant partie des fonds des éditeurs.

Plus de 2000 livres sont présentement disponibles dans heb. Ils sont produits sous forme numérique, intégrés dans une plateforme web et organisés en collections correspondant à plusieurs champs disciplinaires des sciences humaines : histoire, histoire de l’art, archéologie, architecture, étude du folklore, littérature, musicologie, histoire des idées et religion. Pour chacune des disciplines, les responsables du projet, les éditeurs et les chercheurs des sociétés savantes identifient les livres à rendre disponibles en privilégiant les critères de grande qualité et d’utilité pour les chercheurs et les étudiants des études supérieures. L’édition numérique des livres est faite selon des normes de qualité reconnues (xml). De plus, les livres de ces collections existent sous formes numérique et imprimée. Plus de 300 titres sont disponibles en impression sur demande au tarif d’environ 11 à 15 ¢ la page. Outre les abonnements institutionnels, les sociétés savantes peuvent offrir à leurs membres un abonnement individuel à heb pour aussi peu que 30 $ par année.

En comparaison avec NetLibrary, le heb applique et privilégie en tous points la qualité à la quantité. Cet agrégateur ne cherche pas à devenir « bibliothèque numérique » ni à prendre la place des bibliothécaires. La présentation et les modes d’appropriation des textes mis en ligne par heb sont remarquables par la clarté, le respect des règles d’utilisation de la documentation scientifique et une certaine esthétique. Le succès et la reconnaissance dans la communauté des chercheurs viennent précisément de la qualité des contenus qui découle directement des processus de sélection et de traitement des livres de la collection. Par ailleurs, la qualité esthétique et le respect des meilleures normes de présentation à l’écran du texte sont remarquables.

Figure 6

Un exemple de la présentation d’un livre dans ACLS Humanities E-Book

Un exemple de la présentation d’un livre dans ACLS Humanities E-Book

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À la lumière des tendances qui se dessinent, les agrégateurs se taillent petit à petit une place dans la chaîne du livre numérique. Ils développent des services non seulement pour la diffusion des « contenus », mais aussi pour offrir une « boite à outils » au bibliothécaire[33].

La distribution du numérique et de l’imprimé dans le champ du livre à l’ère du web

De la même manière que pour l’imprimé, les publications numériques doivent être stockées, archivées, diffusées et distribuées. L’« entrepôt numérique » est l’un des moyens pour y arriver. Pour des raisons analogues à celles qui ont conduit les éditeurs à recourir aux services d’entrepôts pour l’imprimé, depuis quelques années, des services d’entreposage numérique sont offerts aux éditeurs, particulièrement aux États-Unis.

En plus des services de gestion et d’hébergement des fichiers des publications, ces entreprises[34] peuvent prendre en charge la préparation des différents formats numériques des publications de l’éditeur (à partir d’un fichier Quark, InDesign ou pdf, par exemple), la gestion des droits numériques, la distribution de livrels de façon sécuritaire et les services de distribution et de fabrication de livres imprimés sur demande. Souvent, l’entrepôt numérique fait partie du dispositif d’une entreprise qui offre déjà des services d’entrepôt et de distribution de livres imprimés.

Après signature d’un contrat, l’éditeur a accès à l’infrastructure de l’entrepôt par une interface web lui permettant de déposer les fichiers des livres à diffuser. Grâce à l’expertise du personnel et avec les outils dont dispose l’entrepôt, les fichiers sont convertis selon les normes requises (pdf, xml, Mobipocket, etc.). Les fichiers des livres, traités par le personnel et l’infrastructure matérielle et logicielle de l’entrepôt, sont déposés dans des serveurs de grande capacité pour ensuite être distribués dans plusieurs canaux de diffusion. Dans certains cas, les titres sont intégrés dans un catalogue numérique relié aux distributeurs de livres imprimés.

Les éditeurs confient leurs contenus aux entrepôts et ceux-ci vendent des accès à des collections directement aux bibliothèques universitaires et publiques. Les entrepôts peuvent aussi alimenter, à la demande des éditeurs, les agrégateurs généraux ou spécialisés pour atteindre des segments de marché précis. Ces infrastructures servent autant pour la production, l’entreposage, la diffusion et l’archivage. Toute activité professionnelle en matière d’édition numérique nécessite un savoir-faire pour la préparation des publications à diffuser ainsi qu’une infrastructure pour stocker, gérer et distribuer les livres numériques. L’entrepôt est sans conteste la meilleure façon pour l’éditeur de s’intégrer dans les canaux de diffusion du numérique, sachant qu’il peut compter sur du personnel qualifié et une infrastructure performante.

Contrairement au monde de l’imprimé où les procédés et les outils de travail sont connus et maîtrisés assez aisément, les technologies du numérique évoluent encore à grande vitesse, ce qui commande un niveau d’expertise élevé. Par ailleurs, alors que la technologie de l’imprimé donne comme résultat un objet stable et quasi immuable, le numérique impose des normes d’accessibilité 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, qui impliquent une artillerie de serveurs pour assurer la production, la diffusion, la relève en cas de panne, etc. Pour les mêmes raisons, l’interopérabilité entre les différents acteurs (libraires, agrégateurs, entrepôts, bibliothèques), en ce qui concerne les métadonnées et les livrels eux-mêmes, est assurée par le respect à 100 % de normes techniques. Le foisonnement des formats d’encodage, encore pour quelques années à tout le moins, justifie d’autant le recours à ces services spécialisés.

Un tel dispositif est coûteux à mettre en place. Pensons seulement aux coûts des serveurs et des logiciels à implanter, à la sécurité informatique des données et des accès à garantir ou à la main-d’oeuvre hautement qualifiée nécessaire pour son exploitation. Devant un tel constat, l’éditeur peut rapidement conclure qu’il serait hasardeux pour son entreprise d’assurer tous les frais d’un entrepôt numérique[35].

Le modèle de l’entrepôt

Le modèle de l’entrepôt est représenté par la Figure 7. Le client (individu ou institution) procède au choix et au paiement sécurisé[36] d’un livre selon le format numérique dont il souhaite faire l’acquisition. À partir du site de l’éditeur ou du libraire en ligne, la commande est transmise en temps réel à l’entrepôt numérique ou au distributeur de livres imprimés qui fait parvenir le document directement au client. Selon la périodicité convenue, l’entrepôt numérique ou le distributeur fournit les rapports de ventes et les versements des recettes à l’éditeur.

Figure 7

Le modèle de l’entrepôt numérique[37]

Le modèle de l’entrepôt numérique37

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Les acteurs de la fonction « distribution » dans le monde imprimé ont parfois développé des services d’entrepôt numérique, pensons notamment à Ingram sur lequel nous reviendrons un peu plus loin. D’autres distributeurs, par attentisme face à l’adoption du numérique par l’industrie du livre et par les lecteurs, ont continué à mener leurs activités en intégrant uniquement les processus nécessaires à la vente de livres imprimés par le web. Par ailleurs, ces entreprises peuvent aussi rencontrer des difficultés internes limitant les investissements dans de nouveaux équipements et l’embauche de personnes disposant des compétences requises. Les services d’entrepôt numérique et les services connexes destinés aux éditeurs et aux bibliothèques ont aussi donné lieu à la création de nouvelles entreprises concentrant leurs activités seulement sur le numérique, par exemple, la société Overdrive [38]. Dans l’univers de l’imprimé, ces entreprises font office d’intermédiaires entre d’autres entreprises de la chaîne du livre (l’éditeur et la bibliothèque ou le libraire ou tout autre détaillant). Avec le numérique, le distributeur ne se contente plus d’offrir seulement un service d’entrepôt et de distribution. C’est l’ensemble des fonctions intermédiaires qui sont concentrées par les mêmes types d’acteurs.

Les entreprises de distribution, en effectuant cette transition au numérique, ont pu développer les services laissés en berne par certains éditeurs ou par les bibliothécaires. Par exemple, la production des fichiers nécessaires à la version numérique, que ce soit pour l’un ou l’autre des supports de lecture, ou encore, du côté des bibliothèques, la création de nouveaux processus possibles grâce au numérique pour sélectionner et accélérer le traitement des ouvrages. Ainsi, après le libraire en ligne Amazon ou l’outil de recherche Google, un troisième centre de concentration s’est développé autour des services d’entrepôt. Grâce aux mutations du numérique, le groupe américain Ingram a pu se constituer en véritable empire (voir la courte description des activités qui suit). La concentration de l’offre de ce type de services par un seul intermédiaire s’est réalisée par l’acquisition de plusieurs entreprises. Le résultat n’est que plus net : l’aplatissement des couches d’intermédiaires entre l’éditeur et le lecteur. Par la même occasion, il y a bien entendu une concentration des capitaux qui s’effectue.

Un exemple : Ingram

Ingram Industries Inc. comporte trois secteurs de diversification : le transport maritime (Ingram Marine Group), les services d’impression et de distribution (Ingram Lightning Group) et la production et la distribution de contenus numériques (Ingram Digital). Pour un éditeur, le groupe Ingram offre à lui seul tous les services pour la production de contenu numérique, l’édition, la distribution imprimée et numérique et l’impression, y compris l’impression sur demande. Ingram Digital offre les services pour le numérique aux détaillants (librairies en ligne), aux bibliothèques et aux éditeurs. Aux éditeurs, il offre des services d’entrepôt, de production, de gestion et de diffusion de contenus numériques. Les livres préparés par les éditeurs sont transmis à Ingram Digital qui en prépare les versions numériques pour les distribuer aux détaillants ou aux clients finaux. Ingram Digital utilise deux plateformes de diffusion pour la commercialisation des contenus, soit VitalSource, dédiée au monde de l’éducation pré-universitaire, et MyiLibrary, pour l’enseignement supérieur. C’est à l’une ou l’autre de ces deux plateformes que les bibliothèques peuvent s’abonner pour donner accès à leurs usagers aux publications des éditeurs avec lesquels Ingram a signé des ententes. En ce qui concerne l’imprimé, c’est la filiale Ingram Lightning Group qui offre les services de ses différentes unités d’opération[39] portant sur l’entreposage et la distribution de livres imprimés, de livres audio, de magazines et d’impression sur demande, jusqu’aux services de développement de collections et de catalogage pour les bibliothèques.

Ce dernier service est un développement directement lié au numérique concernant deux étapes du cycle du livre en bibliothèque : le développement de collection et le catalogage. Jusqu’à maintenant, les bibliothécaires n’ont pas su développer en collaboration des services efficaces. Certaines entreprises ont évalué qu’il était possible de faire mieux et à moindre coût. Ainsi, certaines bibliothèques ont recours à Coutts Informations Services (qui appartient à Ingram), à Baker and Taylor [40] ou encore à YBP Library Services [41] pour les activités de sélection, de catalogage et de préparation matérielle de leurs acquisitions. La Figure 8 représente les étapes et les acteurs de ce service.

Figure 8

Service de choix et de catalogage

Service de choix et de catalogage

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Après avoir signé un contrat avec un service de choix et de catalogage, la première étape consiste à concevoir des « profils » répondant aux besoins de la collection à développer par la bibliothèque. Un profil par discipline ou champ disciplinaire comprend notamment des noms d’auteurs, d’éditeurs, de collections et de sujets qui constituent autant de critères de recherche qui sont utilisés par l’entreprise pour constituer une liste d’ouvrages qui seront choisis pour le client, catalogués, préparés et transmis physiquement. Par ailleurs, chaque livre est accompagné de sa notice marc qui est automatiquement intégrée au catalogue de la bibliothèque. Les livres reçus à la bibliothèque sont prêts à être déposés sur les rayons.

Il peut paraître surprenant que la bibliothèque abandonne deux de ses activités fondamentales. Malgré la résistance d’un nombre relativement important de bibliothèques universitaires, une tendance lourde se dessine en faveur de l’adoption de ce mode d’acquisition. Les économies attendues se confirment et la qualité du travail est acceptable[42]. Pour les bibliothèques dont les budgets diminuent comme peau de chagrin, avoir recours à un intermédiaire signifie des économies de fonctionnement et la possibilité de se procurer davantage d’ouvrages, ou encore de présenter un budget équilibré à son administration.

La distinction entre les concepts de « développement de collections » et « gestion de collections » prend ici tout son sens[43]. Le développement de collections, selon une politique établie en relation avec les activités et les besoins des usagers, menait traditionnellement à la sélection et l’acquisition de contenus. La « gestion de collections », quant à elle, couvre un spectre beaucoup plus large d’activités (évaluation, valorisation, négociation de licences, notamment) et intègre la possibilité d’impartir l’une ou l’autre des activités touchant le cycle documentaire en bibliothèques, de la sélection jusqu’à la préservation. L’impartition est particulièrement fréquente lorsqu’il s’agit de documentation sous forme numérique, bien que la sélection et l’acquisition d’ouvrages imprimés en fassent de plus en plus souvent l’objet.

À ce jour, ces services n’ont pas encore été développés sur une base collaborative par les bibliothèques. Cette incapacité mine la possibilité de conserver et de développer leur expertise pour ces deux fonctions cardinales dans la définition de leurs institutions. La faillite des bibliothèques sur ce plan permet à Jim Chandler, alors une des personnes à la tête de l’empire Ingram, de dire en 2003 :

Today we can do everything that a library can do in their back room. We can do everything that an online retailer can do in an online distribution center. In many cases we can do things a publisher would like to do in their own distribution capabilities. Our whole objective is to sell more to the trading partners we have[44].

Devant cette situation, il ne serait pas surprenant que certains s’interrogent sur l’utilité de recruter autant de bibliothécaires dans les bibliothèques. Cette appropriation de leurs fonctions fondamentales par les libraires, les agrégateurs ou les éditeurs force les bibliothèques à reculer dans leurs retranchements et à redéfinir leurs missions. La rapidité des réactions est ici capitale pour préserver le rôle de ces institutions dans la société. Sans réalisation à grande échelle, le risque de voir le bien commun numérisé devenir propriété de l’espace commercial est bien réel.

Les façons d’appréhender ou de s’approprier le numérique ont un effet sur la structuration des acteurs des champs éditoriaux. Ce sont cette question et les rapports de force en jeu qui font l’objet de la prochaine section.

Conclusion

Le numérique entraîne des mutations sociales, économiques et organisationnelles qui transforment les modalités de diffusion et de commercialisation des publications scientifiques. La caractérisation des pratiques et des règles du jeu selon les divers champs éditoriaux rend possible une compréhension d’ensemble du système de communication scientifique. Le champ éditorial de l’ouvrage témoigne des mutations des fonctions et de la structuration des acteurs.

La chaîne d’approvisionnement du livre, qu’il soit imprimé ou numérique, est transformée par l’apparition de nouveaux acteurs. Les libraires en ligne, particulièrement Amazon, gagnent des parts de marché significatives en créant de nouveaux services et de nouvelles façons de joindre les clients. Pour le marché institutionnel, les agrégateurs généraux et spécialisés gagnent de plus en plus de terrain en adaptant à ce genre les méthodes déjà éprouvées pour la revue. Ce qui distingue le plus le champ éditorial de l’ouvrage ce sont la présence de l’entrepôt numérique et l’éclosion des projets de numérisation, principalement le Google Library Project. L’entrepôt numérique devient un moyen de concentrer dans quelques infrastructures une quantité phénoménale de livres. Les alliances entre les entrepôts à l’échelle internationale démontrent la mondialisation de l’offre éditoriale[45]. Les services qu’offrent les entrepôts numériques aux éditeurs prennent en charge toutes les opérations techniques et commerciales du circuit du livre. Le nouveau modèle est basé sur l’externalisation des fonctions de production et de distribution, et pousse vers de nouveaux horizons le principe organisationnel déjà présent dans plusieurs maisons d’édition qui ont recours aux prestations de pigistes ou aux services spécialisés pour l’impression ou la distribution.

Le passage à la culture numérique amène un foisonnement de projets de numérisation de collections d’ouvrages manuscrits et imprimés. Google Library Project intervient massivement dans le champ de l’ouvrage et est en voie de constituer le fonds le plus important en nombre de titres qu’une seule organisation n’ait jamais colligé. Les livres numérisés par Google proviennent des éditeurs et de certaines bibliothèques de recherche. Selon la logique de l’agrégateur général qui obtient une licence de diffusion sans bénéficier des droits de façon exclusive, Google commencera, au cours des prochains mois, à vendre aux individus et aux bibliothèques l’accès à son fonds numérisé selon des normes techniques minimales pour ce qui touche à l’encodage des documents eux-mêmes[46]. L’ampleur du fonds offert pourrait avoir un effet sur le marché du livre numérique. Avec cette stratégie, Google se pose comme une voix distincte et indépendante du circuit de livre et de ses acteurs. Le modèle proposé par Google marginalise les entrepôts numériques, les agrégateurs, les libraires ou les bibliothèques (collections) en s’adressant directement aux clients individuels et institutionnels, sans intermédiaires.

Le passage au numérique, au plan des caractéristiques quant au droit d’auteur, n’a pas eu d’effet significatif. Bien que des assouplissements soient consentis, notamment pour permettre l’archivage des articles dans les dépôts institutionnels et thématiques, dans la quasi-totalité des cas, les droits d’auteur sont cédés à l’éditeur de la revue. Sans que cela n’ait fait grand bruit, à ce premier stade de stabilisation du développement du champ éditorial de la revue, on s’aperçoit qu’un acteur présent dans ce champ pour l’imprimé a disparu : le libraire. Que ce soit la librairie bâtie ou en ligne, la revue numérique ne passe jamais par cet intermédiaire.

Pour le livre numérique, c’est encore et toujours la métaphore du livre imprimé qui dicte les modes de présentation et d’appropriation. Le pdf est largement utilisé comme format de diffusion. La revue numérique voit plutôt se développer depuis le début des années 2000 des interfaces et des services qui mettent en valeur les caractéristiques de ce genre et en facilitent l’exploitation. Pour chaque article présenté, le lecteur peut accéder rapidement aux publications citées en bibliographie ou en note, ou encore bénéficier de l’exportation des références bibliographiques dans les outils tels que EndNote ou RefWorks, de l’utilisation de Digital Object Identifier pour le référencement permanent ainsi que d’une foule d’autres liens permettant des utilisations multiples des publications. C’est une véritable structure sémantique du contexte éditorial de l’unité documentaire qui est créée en hypertexte. Alors qu’on pourrait penser que cette abondance de liens puisse brouiller les pistes, ils participent plutôt à contextualiser la publication consultée et à proposer les utilisations selon de nouvelles pratiques de recherche.

Les bibliothèques vivent une période de profondes mutations dans un contexte de contraintes budgétaires fortes. Certaines des fonctions qu’elles remplissent depuis Alexandrie font maintenant l’objet de propositions de services de la part d’entreprises privées. À un degré ou à un autre, toutes les fonctions sont touchées par l’impartition. Le choix des ouvrages à acquérir (sous forme imprimée ou numérique) fait l’objet de services de prestataires. Le développement des collections est de plus en plus assuré par « profils » pour les ouvrages, et selon les paniers déjà constitués par les éditeurs pour les revues. Ces derniers présentent des offres qu’on qualifie de Big deals pour les négociations de licences auprès des consortiums de bibliothèques. Le traitement catalographique est aussi assuré, à tout le moins en partie, par ces mêmes fournisseurs, que ce soit pour les livres ou les revues. La diffusion de la majorité des ressources numériques auxquelles est abonnée une bibliothèque se fait à partir des infrastructures des éditeurs ou des agrégateurs. Il en va de même pour la fonction de préservation à long terme qui peut être confiée à un prestataire de services. La valeur ajoutée des bibliothèques dans le système de communication scientifique devient de plus en plus rattachée aux services de proximité à offrir aux étudiants et aux chercheurs. La structuration et l’organisation de l’ensemble des ressources et des systèmes d’information numériques auxquels s’abonnent les bibliothèques, la formation pour les exploiter au mieux, la participation des bibliothécaires aux programmes de recherche et d’enseignement sont autant d’exemples de leurs nouveaux rôles. La contribution des bibliothèques pour le chantier de numérisation des patrimoines et des productions éditoriales, comme la responsabilité qu’elles assument pour la mise en oeuvre et la gestion des infrastructures de communication directe sont aussi de nouvelles fonctions qui prennent peu à peu leurs assises et leur importance.

Globalement, cette vue d’ensemble du système de communication scientifique fait ressortir la place importante qu’occupe un nombre plutôt limité d’acteurs : Amazon, Google, les grands éditeurs commerciaux, Ingram (entrepôt numérique). Une multitude d’acheteurs se retrouvent devant quelques très grands vendeurs. Tout se passe comme si le numérique favorisait la position hégémonique d’un petit nombre d’acteurs. On pourrait pourtant croire que le contraire est à l’ordre du jour. La relative flexibilité des technologies du numérique faciliterait plutôt leur appropriation dans le quotidien. Mais c’est une fausse impression. L’élément déterminant est la rapidité d’appropriation et de contrôle de la technologie pour la mise en oeuvre d’infrastructures et de services à très grande échelle.