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Introduction

Au Québec, les services policiers destinés aux communautés autochtones revêtent trois formes distinctes : ils sont assurés par la Sûreté du Québec, par des corps ou par des services de police autochtones. Au 31 décembre 2007, sur les 55 communautés[1], 49 étaient desservies par des polices autochtones dont 41 détenaient un corps et 8 un service de police autochtone[2]. Ainsi, seules six communautés bénéficiaient des services de la Sûreté du Québec (SQ). Les corps de police[3] et les services de police[4] autochtones se différencient sur le plan du pouvoir qui leur est reconnu et de leur degré de dépendance vis-à-vis de l’État. Les premiers disposent en effet de prérogatives plus importantes que les seconds. La gestion du corps de police relève du pouvoir des conseils de bande (et non du ministère de la Sécurité publique) et les policiers sont embauchés par le directeur de la police. Ces policiers peuvent assumer leurs fonctions sur tout le territoire du Québec et n’ont pas de restriction sur le port d’armes. En revanche, les policiers des services ont des attributions plus limitées, notamment d’un point de vue territorial. Ils restent dépendants des conseils de bande mais sont nommés par le ministère de la Sécurité publique. La situation actuelle révèle une certaine autonomie des communautés autochtones dans les fonctions de maintien de l’ordre. L’objectif du présent article est précisément de comprendre comment ces dernières qui, au cours du processus de colonisation, se sont vu imposer la présence des forces policières étatiques sur leur territoire, sont parvenues à instaurer des services policiers autochtones « autonomes ». Pour apporter un éclairage sur cette évolution, nous proposons de reconstruire, dans une perspective sociohistorique, la genèse et le développement des polices autochtones au Canada et plus particulièrement au Québec, et de repérer les enjeux qui ont prévalu à partir de l’analyse d’un matériau documentaire.

Les trois moments clés de l’histoire de la police autochtone

La mise en place de la police étatique au Canada n’a pas seulement procédé d’un enjeu de régulation sociale, mais est étroitement associée à un projet politique de colonisation (Jaccoud, 1992). C’est d’ailleurs la police étatique qui va assurer le maintien de l’ordre dans les communautés autochtones, de manière ponctuelle dans un premier temps, sous forme de patrouilles annuelles (dans le Nord notamment), puis en implantant des postes de police permanents dans certains villages éloignés (Jaccoud, 1992 ; 1995). Les enjeux de ce déploiement ont été de plusieurs ordres : il s’agissait de représenter la souveraineté du Canada, de prévenir la violence entre les Autochtones et les colons dans le processus de colonisation des terres (Kelly et Kelly, 1973 ; Horral, 1974), mais aussi d’assurer l’éducation juridique ou l’inclusion des Autochtones à l’État-nation, en leur inculquant les lois du Canada (Rouland, 1990 ; 1983 ; Havemann, 1988 ; Jefferson, 1994). À partir des années 1960, ce modèle d’imposition des structures étatiques commence à se fissurer sous l’effet conjugué d’un mouvement social et politique et d’un renversement de perspective dans les sciences humaines dénonçant l’exclusion et la marginalisation des peuples autochtones et les effets délétères du colonialisme (Balandier, 1951 ; 1952 ; Memmi, 1957 ; Balibar et Wallerstein, 1988). Au cours de la même période, certains conseils de bande commencent à investir le domaine du maintien de l’ordre en choisissant et en recrutant des agents de bande. S’il est difficile, compte tenu des données disponibles, de reconstituer les motifs qui ont conduit à la mise en place de ces tout premiers agents de bande, il semblerait que leur recrutement, qui remonterait aux années 1965-1966, procédait à la fois d’incitations émanant de l’État et de revendications des conseils de bande eux-mêmes[5] (McBeth, 2007 : 12).

Il est possible de dégager trois étapes majeures dans l’histoire de la police autochtone. La première s’inscrit dans le contexte des années 1960, qui voit apparaître l’embryon d’une force constabulaire autochtone dont la vocation est essentiellement supplétive. La deuxième étape s’amorce en 1973 et ouvre la voie à une politique d’autochtonisation. La troisième, enfin, est consécutive à l’adoption en 1991 d’une nouvelle politique qui privilégie l’autodétermination des communautés autochtones en matière policière.

Premier moment clé : une force constabulaire autochtone à visée supplétive

La mise en place des tout premiers agents de police des bandes, à compter de 1965, se réalise dans un contexte où les pouvoirs publics et plus particulièrement le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada (MAINC), chargé d’administrer les populations autochtones, commencent à s’inquiéter de la « fréquence élevée des comparutions devant les tribunaux, des incarcérations et du récidivisme » des « Indiens » du Canada (Laing, 1967 : 7). Cette nouvelle préoccupation amène le MAINC à commanditer une étude à la Société canadienne de criminologie qui donne lieu à la parution, en 1967, du rapport Laing, intitulé Les Indiens et la loi. Ce dernier constitue un rapport majeur puisqu’il est le premier d’une longue liste à venir portant sur l’administration de la justice en milieu autochtone et à consacrer un chapitre entier aux problèmes propres aux services de police destinés à ces communautés. En réponse à ces problèmes, deux ordres de recommandations sont formulés. Le premier vise à résoudre le problème de chevauchement de juridictions, le second à étendre et à améliorer le régime des agents de police des bandes[6]. Le rapport Laing va déterminer une politique importante en matière de prestations policières dans les communautés autochtones puisqu’elle va perdurer pendant plus de deux décennies. Il donne lieu à la publication de deux circulaires, les circulaires 34 (1969) et 55 (1971), qui entraînent une augmentation significative du nombre d’agents de police des bandes[7]. Dans les faits, les prérogatives de ces agents de bande sont relativement restreintes. En général, ils n’ont pas droit au port d’arme et peuvent uniquement appliquer les règlements de bande et traiter les questions d’ordre civil. En effet, l’enjeu de cette politique n’est pas de promouvoir une force constabulaire autonome qui remplacerait, dans les communautés autochtones, les forces policières conventionnelles, mais plutôt d’adjoindre à ces dernières les services d’agents de bande formés par l’État aux « méthodes policières modernes » (Laing, 1967 : 39) et travaillant sous leur « surveillance constante » (Laing, 1967 : 40).

Comment comprendre ce choix en faveur d’une force constabulaire autochtone subordonnée aux polices conventionnelles ? Le problème majeur soulevé dans ce rapport est, rappelons-le, l’ampleur des démêlés des « Indiens » avec la loi, situation qu’aggrave la rareté des services auxquels ils ont accès. Le second problème a trait à l’insuffisance de la protection policière et à ses conséquences éventuelles sur l’augmentation de la criminalité. Si ce dernier problème s’explique en partie par l’éloignement, l’isolement et la dispersion géographiques des communautés autochtones, il tiendrait aussi aux incohérences induites par le chevauchement de juridiction et de responsabilité entre les différentes forces policières régulières, notamment entre la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) et les Sûretés provinciales. Ce constat vaut surtout pour le Québec et l’Ontario, les deux provinces à avoir leur propre force de police. Cette situation participerait très directement de la surreprésentation pénale des Autochtones – dont l’alcool est une cause déterminante – puisqu’il est, d’après le rapport Laing, « beaucoup plus facile d’obtenir une condamnation en vertu [des articles de la Loi sur les Indiens] » (1967 : 30). Or, la GRC, responsable d’appliquer la Loi sur les Indiens, est souvent la première à intervenir dans les réserves[8]. Dans les cas de bagarres déclenchées par un abus d’alcool, elle est amenée à dresser une accusation conformément aux articles de cette loi, alors que la Sûreté provinciale, chargée d’appliquer le Code criminel, aurait plutôt tendance à inscrire ce type de comportement sous le chef d’accusation « coups et blessures ». Outre le traitement différentiel et inégalitaire des Autochtones devant la loi, le coût et l’inefficacité imputés à ce chevauchement de juridiction, il induirait également des relations tendues entre les agents des deux forces de police étatiques, tensions dont les Autochtones feraient là encore les frais sur le plan des prestations policières qui leur sont allouées.

Si le rapport Laing ne se départit pas d’une vision ethnocentrique en parlant de « la difficulté d’adaptation de l’Indien au code de comportement moral et social des Blancs » (1967 : 4) ou en évoquant les préalables nécessaires « à l’acceptation par les Indiens de la plupart des programmes établis à leur avantage et en vue de leur progrès » (ibid. : 17), il établit tout de même un lien de cause à effet direct entre « les préjugés et la discrimination des non-Indiens » à l’égard des « Indiens et des Esquimaux » et la totalité des problèmes de ces derniers (1967 : 56). La question des discriminations subies par les Autochtones et de leur « non-acceptation latente de la part d’une grande partie de la société non indienne » (ibid. : 4) apparaît en filigrane tout au long du rapport. Ce dernier évoque d’ailleurs le sentiment partagé des Indiens et des Métis de faire l’objet de contrôles et d’arrestations arbitraires de la part de la police, pratiques qui participeraient de leur manque de confiance à son endroit et de sa perte subséquente de légitimité.

Après avoir procédé à l’examen du travail effectué par les agents de bande dans toutes les régions du Canada, le rapport Laing établit un lien direct entre l’usage d’agents de race indienne et le maintien de « relations harmonieuses » entre les Indiens et la police (1967 : 34). Aussi, conclut-il sur les grandes possibilités et les nombreux avantages offerts par ce genre de surveillance policière. Si l’on retrouve l’idée que le régime des agents de bande permet de transférer aux bandes la gestion d’un certain nombre de problèmes, il ressort toutefois à la lecture du rapport qu’un des principaux avantages reconnus dans ce système a trait au rôle de médiateur culturel joué par les agents de bande et au fait qu’ils contribuent, ce faisant, à remplir une fonction de légitimation des forces policières étatiques.

Pour les rédacteurs du rapport Laing, l’expansion du régime des agents de police des bandes requiert néanmoins des aménagements justifiés par les nombreux problèmes d’administration et d’organisation dont il souffre : salaires insuffisants, manque de formation, problèmes d’impartialité pour les agents travaillant dans leur propre réserve, ingérence des conseils de bande dans leur activité, défaut dans l’encadrement, manque d’uniformes, de véhicules et de matériel, personnel en nombre insuffisant, manque d’occasions d’avancement, d’augmentations de salaire… Aussi, le rapport préconise-t-il que les attributions des agents de bande soient clairement définies, même s’il n’exclut pas une extension de leurs prérogatives dans l’application de toutes les lois fédérales et provinciales dans la réserve, qu’ils suivent une formation dont la charge pourrait revenir à la GRC, que des conditions de travail et des barèmes de paye suffisants et uniformes soient établis et que ces agents assurent leur fonction sous la surveillance de la force policière étatique responsable des services de police dans la réserve.

L’analyse de ce premier moment clé de l’histoire de la police autochtone révèle que cette dernière est amenée dès le départ à remplir une fonction hybride. En premier lieu, la mise en place d’une force constabulaire autochtone trahit la préoccupation des pouvoirs publics pour les problèmes sociaux grandissants dans les communautés autochtones et procède d’un souci d’efficience et d’effectivité du maintien de l’ordre afin de contribuer à la pacification de ces communautés et à la diminution de la criminalité. En second lieu, elle vise à résoudre le problème de légitimité des forces de police conventionnelles, mais plus largement de l’administration de la justice étatique en milieu autochtone en créant une interface qui remplit des fonctions de médiation culturelle. Elle s’apparente aussi, dans cette perspective, à une opération politique de relations publiques dont le but implicite est de neutraliser ou du moins de calmer le mouvement de contestation autochtone qui commence à se structurer dès le début des années 1960. Ce mouvement connaîtra son apogée avec le projet d’abolition des réserves et de la Loi sur les Indiens du gouvernement Trudeau en 1969. La sortie du livre blanc sur la politique indienne du Canada va susciter une mobilisation sans précédent des Autochtones à l’échelle pancanadienne pour contrer ce projet qui sous-tend leur assimilation et va contribuer à modifier les relations entre eux et l’État (Dickason, 1996 ; Charest, 1992). En effet, si la Loi sur les Indiens consacre leur mise sous tutelle, elle renferme des dispositions leur garantissant certaines prérogatives sur lesquelles les leaders autochtones vont s’appuyer pour faire valoir leur droit à la différence, à l’autodétermination sur le plan de la gouvernance politique, mais aussi sur les questions de gestion de l’ordre.

En toile de fond, on peut aussi ajouter que la mise en place d’une force constabulaire autochtone constitue aussi une manière de transférer partiellement la gérance d’un certain nombre de problèmes. Il reste que la logique d’imposition du système, à travers la création de relais, et la logique de hiérarchisation que sous-tend la subordination des agents de bande aux forces policières conventionnelles prévalent très largement et ne vont pas de pair avec la reconnaissance d’un droit à l’autodétermination, comme l’illustrent les manoeuvres d’intimidation auxquelles les Mohawks de Kahnawake ont dû faire face quand ils ont mis en place leur propre force de police.

Deuxième moment clé : l’intégration des forces constabulaires autochtones

L’année 1973 marque un tournant dans l’histoire de la police autochtone où une nouvelle politique voit le jour. Cette dernière fait suite aux recommandations d’un groupe de travail chargé de procéder, dès 1971, à l’évaluation du programme des agents de police des bandes et plus largement à l’examen des différentes modalités existantes en matière de maintien de l’ordre dans les réserves (Affaires indiennes et du Nord, 1973). Les motifs qui ont prévalu à la constitution de ce groupe de travail par le MAINC ont trait là encore au constat de la surreprésentation pénale et carcérale des Autochtones et à la persistance des problèmes de maintien de l’ordre dans leurs communautés.

La plupart des problèmes qui y sont décrits sont rigoureusement identiques à ceux déjà mis en avant par le rapport Laing : éloignement et isolement géographiques de certaines réserves, insuffisance de la protection et de la couverture policières dont elles bénéficient, incohérences liées au chevauchement de juridiction entre les forces policières fédérale et provinciale, confusion que ce chevauchement induit chez les Autochtones, etc. Le groupe de travail insiste également sur les difficultés et les relations tendues existant entre les communautés autochtones et les membres des forces de police conventionnelles en raison des différences culturelles et langagières, et sur le besoin manifeste dans les réserves d’une police préventive et non plus seulement axée sur le traitement des plaintes et des infractions. En outre, l’évaluation qui est faite du régime des agents de bande quelques années à peine après sa mise en place fait état des mêmes problèmes que ceux rapportés en son temps par le rapport Laing. Ces constats fondent la conviction du groupe de travail que l’amélioration du maintien de l’ordre dans les réserves requiert la recherche d’autres modalités de policing.

La voie privilégiée : l’ « autochtonisation » des forces policières conventionnelles

Partant du principe que l’amélioration des services de police dans les réserves passe par une participation accrue des Autochtones, le groupe de travail procède à une vaste consultation auprès des Premières Nations. Trois types de modèle de police vont être mis en discussion. Le premier consiste à confier le maintien de l’ordre à un service de police relevant du conseil de bande. Dans le deuxième, cette responsabilité revient à une municipalité. Enfin, dans le troisième, la province est reconnue comme détenant l’autorité principale en la matière. Cette troisième possibilité comprend deux sous-options : l’option 3a) propose la mise en place d’une force de police autochtone autonome ; l’option 3b) la création d’un contingent autochtone intégré aux forces policières étatiques.

À l’issue de la consultation, une nette préférence semble se dégager pour l’option 3b) dans les rangs des différentes parties concernées[9], y compris des Autochtones. Prenant acte de ce relatif consensus, le gouvernement fédéral confie, en 1973, au MAINC la charge de mettre en place un programme expérimental, celui des gendarmes spéciaux de la Gendarmerie royale du Canada, et « de négocier avec les provinces, en consultation avec le Solliciteur général, des accords de partage des coûts pour l’implantation de ces contingents spéciaux au sein des services de police provinciaux et territoriaux » (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996 : 92).

Si cette politique d’autochtonisation des forces policières conventionnelles se caractérise par une participation accrue des Autochtones aux prestations policières fournies dans les réserves, elle ne s’inscrit pas pour autant dans une logique qui reconnaît leur droit à l’autodétermination. La question du contrôle social et de la réglementation au sein des communautés autochtones étant conçue comme un problème de distance culturelle, la mise sur pied de forces constabulaires autochtones intégrées à la police ordinaire a d’abord vocation à créer les conditions d’une plus grande proximité culturelle. Néanmoins, cette volonté d’inclusion des Autochtones dans la police étatique marque l’ouverture de l’institution policière à la diversité culturelle, ouverture qui doit beaucoup à la politique du multiculturalisme adoptée dès 1971 par le gouvernement fédéral, compte tenu de sa préoccupation croissante pour la question des droits des minorités (Jaccoud et Felices, 1999).

Toutefois, cette nouvelle orientation ne met pas fin au régime des agents de police des bandes. En effet, en dépit des nombreuses limites reconnues à ce système, notamment quant à sa capacité à répondre efficacement aux problèmes présents dans les réserves, le groupe de travail préconise la poursuite du programme par le MAINC compte tenu du souhait exprimé par un certain nombre de communautés de continuer avec ce régime et du désir d’un certain nombre d’autres de bénéficier de ce programme. Il insiste néanmoins sur les nécessaires modifications à apporter à ce système en vue de son amélioration : perfectionnement de la formation des agents de bande, élévation des normes de recrutement, mise en place d’une assistance plus fréquente de la part des forces de police régulières. S’il ressort de la consultation engagée par le groupe de travail qu’il n’existe pas de solution unanimement acceptée par toutes les bandes indiennes, il apparaît également qu’il n’y a pas non plus de solution unique compte tenu de la variabilité des problèmes de maintien de l’ordre dans les réserves et de la situation qui prévaut dans chaque province.

Le cas particulier du Québec

D’emblée, le groupe de travail présente le Québec comme un cas particulier. La consultation engagée sur l’opportunité de mettre en place des services de police relevant de l’option 3b) s’affirme difficile en raison notamment de l’existence d’une force de police provinciale et de la réticence des Autochtones à l’idée qu’elle soit responsable du maintien de l’ordre dans les réserves et que le gouvernement fédéral et, partant, la Gendarmerie royale, se désengagent sur cette question. Le fait que près d’un tiers des Autochtones ne vivent pas dans des réserves et n’entrent donc pas dans le mandat du groupe de travail complique d’autant la situation. Mais le noeud du problème dans cette province a trait aux conflits qui opposent alors les Autochtones et le gouvernement du Québec.

Le programme des constables spéciaux de la SQ, mis en place en 1978, est d’ailleurs ni plus ni moins le résultat du bras de fer engagé par certaines communautés avec le gouvernement provincial. Depuis 1971, ce dernier doit faire face à la mobilisation de la nation crie, consécutive à l’annonce de la construction de grands barrages hydroélectriques dans la région de la Baie James qu’elle occupe en partie. De concert avec les Inuits, les Cris engagent des négociations avec les gouvernements du Québec et du Canada qui débouchent, en 1975, sur la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (1976). Cette convention est majeure d’un point de vue historique : elle constitue un réel pas dans le sens de la reconnaissance du droit à l’autonomie et à l’autodétermination des communautés concernées dans tous les domaines de la vie sociale, y compris celui de l’administration de la justice et des services de police. En effet, si le programme des constables spéciaux de la SQ constitue une sorte de variante de l’option 3b), il est conçu dès le départ comme un programme de transition en vertu duquel le contrôle et la gestion des services de maintien de l’ordre doivent être progressivement transférés aux communautés cries, inuites et naskapie, les trois nations visées par la Convention de la Baie James et du Nord québécois et par la Convention du Nord-Est québécois. Les agents autochtones recrutés sont engagés comme agents spéciaux en vertu de la Loi sur la police du Québec et possèdent, techniquement, tous les pouvoirs des agents de la paix, même s’ils ne peuvent les exercer que dans les réserves.

L’autre grand programme mis en oeuvre au Québec la même année est celui de la police amérindienne, à la suite de la création du Conseil de la police amérindienne du Québec. Ce dernier est formé d’un représentant de chacune des bandes participant au programme et qui est chargé de la direction, de la supervision et de la gestion des services de police qui relèvent de la circulaire 55 (régime des agents de police des bandes). La prestation des services concerne les réserves des collectivités montagnaises, huronne, micmacs, algonquines, abénaquis et atikamekw. Les agents de la police amérindienne ont eux aussi le statut complet d’agents de la paix en vertu de la Loi de police du Québec, mais là encore, leurs pouvoirs sont limités aux réserves concernées par le programme.

Enfin, le dernier cas de figure est celui des Mohawks de Kahnawake. Ils intègrent le Conseil de la police amérindienne en 1978, mais le quittent en 1979 « par suite de différends » (Canada, 1986 : 96). Ils établissent alors leur propre corps de gardiens de la paix en vertu d’une résolution du conseil de bande. Ce dernier refuse de reconnaître la moindre compétence aux autorités provinciales en matière de services de police destinés à la réserve et choisit d’octroyer un statut particulier à ces gardiens de la paix : ceux-ci n’ont pas le statut d’agent de la paix en vertu de la Loi de police du Québec, mais sont assermentés par un juge de paix aux termes de la Loi sur les Indiens. La Cour a toutefois décidé que leur statut est celui d’un agent de la paix selon l’article 2 du Code criminel. Les gardiens de la paix jouissent de fait de tous les pouvoirs de l’agent de la paix et veillent à l’application des lois fédérales, dont le Code criminel, ainsi qu’à celle des règlements de bande.

Si la politique d’intégration des Autochtones aux forces conventionnelles constitue dans le milieu des années 1970 un tournant important dans l’histoire de la police autochtone, l’exemple du Québec illustre assez bien la difficulté qui préside à la mise en oeuvre d’une politique uniforme en la matière. En effet, la question du maintien de l’ordre en milieu autochtone sous-tend des enjeux qui débordent très largement cette seule question. L’état des relations entre les communautés autochtones et le gouvernement provincial, le rapport de force que certaines d’entre elles sont en mesure d’instaurer avec lui, contribuent très largement à la diversité des programmes, programmes contrôlés à des degrés variables par les Autochtones, même si leurs prérogatives demeurent généralement limitées.

Troisième moment clé : le développement de polices autochtones autogérées

En 1991, le gouvernement fédéral adopte une nouvelle politique, la Politique sur la Police des Premières Nations (PPPN), qui marque le coup d’envoi d’un processus d’uniformisation à l’échelle pancanadienne. Elle donne lieu à la mise en place d’un programme unique et à un transfert des responsabilités du MAINC au ministère du Solliciteur général du Canada. Cette politique soutient le principe du développement de services de police autogérés par les communautés autochtones, services qui ont vocation à remplacer progressivement les différentes formes de police autochtone développées depuis 1969. Elle instaure un partenariat entre les gouvernements fédéral, provinciaux, territoriaux et les Premières Nations et prévoit la négociation d’ententes tripartites relatives à la création de ces services. Les coûts de fonctionnement de ces organisations policières autochtones, dont on a vu qu’elles prennent au Québec deux formes distinctes, sont assumés à 52 % par le gouvernement fédéral, les 48 % restants revenant à la charge du gouvernement provincial (Canada, 1996). Pour les collectivités autochtones qui n’ont pas signé d’entente, le gouvernement provincial reste tenu de leur offrir des services policiers en vertu de l’article 92 (14) de la Loi constitutionnelle.

Comment comprendre l’avènement de cette politique en faveur du développement d’une police autogérée par les collectivités autochtones ? La PPPN constitue un moyen pour le gouvernement fédéral de mettre en application le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des nations autochtones, reconnu et confirmé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui leur confère le statut de « peuples ». Bien qu’inscrit dans cette loi, ce n’est qu’au début des années 1990 que ce droit commence, dans les faits, à être réellement pris en considération par le gouvernement fédéral compte tenu de son échec patent, notamment au chapitre qui nous intéresse ici, à répondre aux besoins des communautés autochtones.

En effet, l’adoption de la PPPN est indissolublement liée au constat de faillite des politiques précédentes dans leur capacité à résorber la criminalité et à réduire les démêlés des Autochtones avec le système de justice pénale. Un nouveau rapport sur les services de police offerts aux Autochtones du Canada, publié en 1986, montre que les principaux problèmes décrits dans les rapports antérieurs sont toujours d’actualité et les impute en grande partie au « modèle non autochtone, urbain et occidental » dont découlent les divers programmes destinés aux communautés autochtones (Canada, 1986 : ix). Cette situation contribuerait très largement aux nombreuses difficultés relevées sur le plan de leur mise en vigueur, de leur gestion et de leur exécution.

En outre, un lien direct est établi entre la surreprésentation pénale et carcérale des Autochtones et la façon dont les forces policières conventionnelles exercent leurs fonctions au sein de ces collectivités : privilégiant la lutte contre la criminalité, elles se focalisent essentiellement sur l’application de la loi et l’arrestation des contrevenants, et investissent peu, voire pas, les fonctions de prévention ou de gestion du maintien de l’ordre. Ce faisant, elles s’avèrent incapables de répondre aux problèmes et aux besoins de ces communautés. Ce constat sur les limites d’un modèle policier centré principalement sur des activités de nature répressive déborde très largement le seul cas des collectivités autochtones. Il est au fondement même de la mise en place et du développement de la police communautaire au Québec tout au long des années 1980 (Dupont et Pérez, 2006 : 78 et suivantes).

Pour le rédacteur du rapport de 1986, le modèle communautaire appliqué aux collectivités autochtones présente un double intérêt : d’une part, la mise en place de tels services de police est susceptible de répondre plus efficacement aux problèmes qu’elles connaissent, la plupart des infractions pour lesquelles les Autochtones sont incriminés relevant davantage du désordre social que d’activités criminelles graves ; d’autre part, cette approche communautaire qui sollicite la participation conjointe des forces de l’ordre et de la collectivité en réponse aux besoins et priorités de cette dernière offre un cadre souple de nature à « [assurer] la défense des intérêts autochtones particuliers tout en restant conforme aux principes fédéraux et provinciaux plus généraux » (1986 : 196). En cela, elle apparaît comme un compromis entre la reconnaissance d’un nécessaire « pluralisme culturel dans l’organisation des services de police autochtone » et le respect « [des] valeurs et [des] principes de la démocratie canadienne » (1986 : 190).

Ces préconisations en faveur d’une approche communautaire et d’une prise en compte des différences culturelles dans l’élaboration de solutions de rechange en matière de prestations policières sont reprises à des degrés divers dans les rapports qui vont suivre entre 1989 et 1991. Là encore, le constat d’inadaptation du fonctionnement du système de justice pénale à l’égard des Autochtones apparaît toujours en toile de fond, mais il est relayé par celui de ses manquements à leur endroit. La condamnation à tort de Donald Marshall Jr. en Nouvelle-Écosse, la mort de J. J. Harper abattu par un policier au Manitoba, l’enquête bâclée sur le viol et le meurtre d’Helen Betty Osborne, une jeune Crie de 19 ans également du Manitoba, donnent lieu à la constitution de deux commissions d’enquête qui sont, dans leurs conclusions, sans appel sur les discriminations, le racisme, l’indifférence et le traitement arbitraire subis par les Autochtones au sein même du système de justice pénale. À titre de solution, la première en appelle notamment à une participation plus importante des Autochtones, via l’application d’une politique d’action positive destinée aux minorités visibles et susceptible de favoriser leur recrutement dans les rangs de la police (Hickman, 1989). La seconde va beaucoup plus loin puisqu’elle plaide en faveur d’un système de justice autochtone distinct, considérant que des changements additionnels au système de justice en vigueur ne suffiront pas à résoudre les problèmes (Manitoba, 1991). En 1991, les recommandations de la Commission de réforme du droit du Canada s’inscrivent dans le droit fil de ces préconisations en prônant notamment la création de corps policiers autochtones autonomes dans les collectivités qui le désirent.

Un évènement majeur durant l’été 1990, la crise d’Oka, finit d’entériner le constat d’échec des politiques développées en matière policière depuis 1969 et l’urgence d’en instaurer une nouvelle sur ce chapitre. En réaction au projet d’extension d’un terrain golf supposant la destruction d’un cimetière ancestral mohawk, la nation mohawk entre en résistance. Les affrontements armés qui vont durer pendant 78 jours et opposer les Warriors Mohawks à la SQ, puis à l’armée canadienne appelée en renfort par le gouvernement provincial, révèlent crûment l’absence de légitimité des forces policières conventionnelles au sein des collectivités autochtones. Cette crise donne lieu à un rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones qui réinvoque le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des Premières Nations, dont la reconnaissance apparaît comme « une condition essentielle à l’établissement d’un nouveau rapport entre Autochtones et non-Autochtones » et dont une des modalités est « le droit des nations autochtones d’établir et d’administrer leurs propres systèmes de justice, y compris le pouvoir de légiférer sur leur propre territoire » (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996 : 337). En cela, la crise d’Oka a très largement contribué à reconfigurer la question de la réglementation sociale en milieu autochtone comme étant une question de nature politique et non plus seulement culturelle.

Conclusion

Le repérage des trois moments clé de l’histoire de la police autochtone laisse ressortir trois grands principes au fondement des différentes politiques initiées depuis le milieu des années 1960 : 1) la logique d’autonomisation que sous-tend l’adoption de la PPPN est venue supplanter 2) la logique d’intégration en vigueur au cours de la période précédente qui, elle-même, s’est – en partie du moins – substituée à 3) la logique de subordination des débuts. Ces évolutions dont témoigne l’histoire de la police autochtone sont indissolublement liées à la progression qui s’est opérée dans la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Elles renvoient aussi très directement à la façon dont les problèmes vécus au sein de ces communautés sont appréhendés. Les solutions qui sont préconisées dans le cadre de ces trois politiques révèlent en effet les changements qui se sont opérés sur ce point. Au cours des deux premières périodes, la question des différences culturelles entre Autochtones et non-Autochtones est conçue comme un problème, voire comme le principal problème à résoudre. Il s’agit donc de créer des relais culturels et la mise en place d’une force constabulaire autochtone constitue un moyen d’y parvenir. Au cours de la troisième et dernière période, l’enjeu n’est plus de réduire l’écart occasionné par ces différences, mais de les reconnaître et de faire en sorte qu’elles puissent cohabiter. S’opère donc un changement de perspective qui engage une lecture plus politique des problèmes rencontrés dans les communautés autochtones : il s’agit de corriger les injustices engendrées par la colonisation et ses effets en termes de désorganisation sociale par la reconnaissance de droits et un transfert de pouvoirs.

Le développement de la PPPN s’inscrit donc dans le cadre d’une recomposition des relations entre les Autochtones et l’État, mais le rôle du processus de restructuration de l’État-providence n’est sans nul doute pas à négliger (Jaccoud, 2002). En effet, le mouvement de responsabilisation des individus et des collectivités et le désengagement concomitant de l’État dans différents domaines de la vie sociale (Bartkowiak et Jaccoud, 2008) ont indéniablement contribué au succès de cette nouvelle orientation en faveur de forces de police autochtones autogérées. Néanmoins, cette évolution en termes de transfert de pouvoirs semble, dans le domaine de l’administration de la justice, surtout effective sur le plan du policing. En effet, elle n’a pas remis en question le cadre juridique (notamment le Code criminel) issu de la colonisation. Les polices autochtones étant chargées d’appliquer des normes étatiques que d’aucuns jugent incompatibles avec les principes normatifs autochtones et assujetties à des normes de recrutement et de formation dont les Autochtones ne contrôlent ni le contenu ni les modalités, la question qui se pose au bout du compte a trait au degré réel d’autodétermination des communautés en matière policière et aux effets concrets de l’action de ces polices en leur sein : ces dernières présentent-elles une spécificité par rapport aux forces policières conventionnelles (principe de différenciation) ou reproduisent-elles les principes et les pratiques des services policiers non autochtones (principe de duplication) ? Dans quelle mesure constituent-elles un vecteur de cohésion sociale ou, à l’inverse, sont-elles source de fragmentation ?