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Si dans les espaces de travail, des solidarités naissent d’une commune condition et d’une subordination partagée, la coexistence dans un même espace de travail sur des postes identiques de statuts d’emploi distincts, dans des modalités d’accès elles-mêmes différenciées, pose la question des conditions d’émergence de solidarités possibles au travail. Sous la menace du chômage, les salariés sont conduits à jouer le jeu d’une « concurrence entre égaux », contribuant à fragiliser les homogénéités intra-catégorielles. On montrera ici, à partir de l’exemple de l’emploi intérimaire, saisi comme forme archétypique de l’emploi précaire, les logiques endogènes de ce processus de fragilisation des solidarités intra-catégorielles qui posent de nouveaux défis au syndicalisme.Le chômage de masse et la précarisation des emplois depuis une trentaine d’années en France ont produit une déstabilisation généralisée du salariat et une fragilisation de la cohésion sociale (Castel, 1995). Si le chômage et la précarisation de l’emploi produisent des inégalités sociales, ces clivages ne s’arrêtent pas aux frontières des entreprises et contribuent aussi à la reconfiguration des collectifs de travail et des logiques productives. Comme en témoigne l’article de Dominique Glaymann et François Grima dans cette revue, la question des effets de la précarisation de l’emploi se focalise très fréquemment sur l’individu au travail, entérinant implicitement l’entreprise comme une somme d’individus atomisés. Les effets de la précarisation de l’emploi ne sauraient pourtant se réduire à la somme de ses effets sur les rapports au travail et à l’emploi de chaque salarié pris isolément. Cet article entend donc questionner les statuts d’emploi comme variable déterminante dans l’analyse des rapports sociaux de travail, y compris à l’intérieur d’une même catégorie de salariés. Cette problématique a été initiée dans la sociologie française à partir des travaux de Margaret Maruani sur le temps partiel féminin, où elle a montré que les statuts d’emploi introduisaient aussi des segmentations et des hiérarchisations dans les statuts de travail (Maruani, 1989). Il s’agira de montrer ici que la cohabitation de statuts d’emploi différents au sein d’un même espace de travail engendre aussi des transformations de la division du travail, de la coopération productive et des solidarités au travail. Si dans les espaces de travail, des solidarités naissent d’une commune condition et d’une subordination partagée (Castel, 2003), la coexistence dans un même espace de travail sur des postes identiques de statuts d’emploi distincts pose clairement la question des conditions d’émergence de ces solidarités au travail. Sous la menace du chômage et de la précarisation de l’emploi, les salariés sont conduits à jouer le jeu d’une « concurrence entre égaux », contribuant à fragiliser les homogénéités intra-catégorielles. Il s’agira de montrer ici, à partir de l’exemple de l’emploi intérimaire, saisi comme forme archétypique de l’emploi précaire, les logiques endogènes de ce processus de fragilisation des solidarités intra-catégorielles qui posent de nouveaux défis au syndicalisme.

Après avoir rendu compte des conditions de construction de l’intérim comme « emploi de jeune », je souhaiterais explorer ici cette question à partir d’une présentation idéal-typique[1] des rapports sociaux de travail que des jeunes intérimaires diplômés de l’enseignement supérieur, « ouvriers malgré eux », ont avec les ouvriers permanents dans leurs débuts de vie active[2]. Comment les processus de mise au travail et rapports à l’emploi des premiers informent les rapports sociaux de travail qu’ils entretiennent avec les seconds. Si, généralement, à poste équivalent, les intérimaires se trouvent en position subalterne par rapport aux permanents, leurs modes d’usage de l’intérim sont susceptibles de spécifier cette subalternité.

L’intérim comme « emploi de jeune »

Depuis les années 1980, les mobilités sur le marché du travail français se sont accrues. Le chômage et le risque de perte d’emploi sont au coeur des transitions aujourd’hui (Gautié, 2003). Le marché du travail intérimaire est un marché en pleine expansion en France. Entre 1990 et 2000, alors que les emplois stables ont progressé d’à peine 2 %, l’intérim a augmenté de 130 % et les contrats à durée déterminés de 60 %. En 2005, un peu plus de 15 millions de missions d’intérim ont été réalisées et deux millions de personnes ont accompli au moins une mission au cours de l’année. Le volume de l’intérim atteint 586 000 emplois en équivalent temps plein, soit 3,3 % de la population salariée (DARES, 2006).

Au-delà des facteurs conjoncturels, le développement de l’emploi intérimaire est lié à des facteurs structurels d’évolution des pratiques de gestion des ressources humaines dans les entreprises. Outil de flexibilité dans des organisations de plus en plus souvent en « juste-à-temps », l’intérim est devenu progressivement un moyen important d’externalisation de la gestion des ressources humaines (Lefèvre, Michon et Viprey, 2002). Dans le secteur de la construction automobile par exemple, qui avait jusqu’à la crise de 2008 un des taux de recours à l’intérim les plus élevés, le travail temporaire est une composante essentielle de la gestion de la main-d’oeuvre. Pour atteindre leurs objectifs d’amélioration de rentabilité et de productivité, les entreprises sont de plus en plus incitées à recourir à l’intérim, y compris selon un processus de substitution plus ou moins direct d’emplois temporaires aux emplois permanents, y compris en contournant les dispositions légales[3]. « Ceci permet de répondre aux impératifs, de plus en plus affirmés, de rentabilité financière, en présentant des ratios de productivité satisfaisants, calculés à partir des seuls effectifs inscrits (CDI et CDD[4]), alors que les intérimaires, “mains invisibles”, y contribuent fortement » (Gorgeu et Mathieu, 2000 : 82). Sur un même site de production, il n’est plus rare de trouver autant de personnel intérimaire que de personnel permanent. L’intérim fournit une main-d’oeuvre ouvrière sélectionnée qui « permet d’exercer une pression constante sur le personnel permanent, soumis à la concurrence d’éléments plus jeunes et souvent plus diplômés » (Gorgeu et Mathieu, 2000 : 83). S’il compose d’abord évidemment un engagement temporaire de main-d’oeuvre qui permet de différer l’irréversibilité de l’embauche définitive, il s’inscrit aussi dans une tendance plus générale à l’allégement des effectifs. Face aux exigences d’actionnaires d’objectifs d’amélioration de rentabilité, les entreprises peuvent d’abord être incitées à recourir à l’intérim pour des raisons d’affichage comptable. Les coûts de recours à l’intérim[5] étant en effet affectés au poste « autres charges externes » et non intégrés à la masse salariale, le recours à des travailleurs extérieurs permet ainsi de transformer des charges fixes en charges variables. Par ailleurs, la non-prise en compte de l’ancienneté dans la détermination des salaires du personnel intérimaire, la contraction des temps plus faiblement productifs par la gestion flexible des contrats, les fortes incitations au surinvestissement au travail, etc. sont à même de compenser le surcoût des primes de fin de mission (10 %). Mais le recours à l’intérim est aussi alimenté par des logiques managériales de report de responsabilité de la gestion de la relation salariale : reports d’actes de gestion des ressources humaines sur l’entreprise de travail temporaire, reports de responsabilités d’adaptation des salariés par la possibilité de changement d’intérimaires, mais aussi report de la gestion des relations sociales. Il contribue ainsi à lever en partie l’incertitude de la contribution au travail des salariés par une intermédiation de nature marchande : l’achat de main-d’oeuvre à l’agence de travail temporaire.

Le travail intérimaire se caractérise par la relation triangulaire créée entre l’employeur (l’entreprise de travail temporaire [ETT]), l’entreprise utilisatrice (EU) (qui signe avec l’ETT un contrat de mise à disposition), et le salarié en mission (qui signe avec son employeur un contrat de mission). Si les modes d’usage de l’emploi intérimaire laissent apparaître à la marge[6] quelques cas de retournement de la précarité (« intérim de profession », Faure-Guichard, 1999 ; « intérimaires permanents », Kornig, 2003), l’intérim compose bien la forme paroxystique de l’emploi précaire par la fragilité du lien salarial qui le caractérise, le manque de sécurité à court terme et de perspectives à long terme qui permettent d’organiser l’avenir et de lui donner un sens. Le contrat de mise à disposition par une agence de travail temporaire cumule les écarts au modèle salarial : identification ambiguë de l’employeur; mise à disposition temporaire; discontinuité des missions et brouillage des frontières entre travail et chômage...

Contrairement à la situation québécoise où « il n’existe aucune réglementation particulière régissant les conditions de travail des intérimaires », où « les intérimaires gagnent des salaires en moyenne 40 % inférieurs à ceux que reçoivent les salariés réguliers de l’EU et où ils n’ont pas accès aux mêmes avantages sociaux que ces derniers » (Notebaert, 2006 : 228–229), le travail intérimaire en France a fait l’objet de plusieurs dispositions juridiques visant à limiter les motifs de recours pour l’entreprise utilisatrice et les conditions d’emploi des salariés mis à disposition par l’entreprise de travail temporaire au sein de l’entreprise utilisatrice. Cependant, comme le souligne à juste titre Gérard Notebaert, « on constate l’existence de lacunes au plan de l’effectivité de la règle de droit puisque certains intérimaires accomplissent dans les faits les mêmes missions auprès des même EU depuis six, sept, voire quatorze années consécutives » (Notebaert, 2006 : 231).

L’activité des intérimaires est marquée par la discontinuité et la brièveté des missions. Un quart des missions dure au plus une journée. La durée moyenne d’une mission n’excède pas deux semaines. En 2005, en moyenne, les intérimaires ont été en mission deux mois et demi dans l’année et 14 % seulement des intérimaires l’ont été pendant au moins six mois (DARES, 2006). La conjugaison des deux fait donc de l’expérience de l’intérim une participation en « pointillé » au monde du travail et de l’attente de mission une dimension constitutive de celle-ci. Compte tenu de cette intermittence d’activité et du temps effectivement passé en mission, on peut s’interroger sur le maintien de la dénomination d’intérimaires pour qualifier cette main-d’oeuvre. Au vu de la durée réelle de travail, il serait plus juste de les désigner par l’expression de « chômeurs-intérimaires ».

Trois intérimaires sur cinq ont moins de trente ans contre un sur quatre parmi les salariés du privé (DARES, 2006). L’intérim actuel des jeunes prend place et sens dans un contexte général de vulnérabilité salariale croissante et rend compte d’un phénomène structurel : aujourd’hui la plupart des recrutements de jeunes se font sur des statuts précaires (Givord, 2006) contribuant à prolonger la « dépendance juvénile » (Papinot, 2006b). Les difficultés d’insertion et les dispositifs « jeunes » de la politique de l’emploi ont contribué à constituer « un groupe singulier redevable d’un traitement spécifique » et à légitimer « des régimes spéciaux d’emploi marqués par la précarité, la moindre rémunération et la différenciation statutaire » (Rose, 1998 : 55), c’est-à-dire à légitimer et normaliser comme « emplois de jeunes » des conditions d’emploi et de travail dégradées par rapport aux normes de l’emploi typique, du CDI à temps plein. Si dans les années 70, les publicités des entreprises de travail temporaire vendaient l’idée que le besoin de flexibilité répondait aussi à une aspiration des salariés à plus de « liberté », avec la crise de l’emploi, l’intérim est de plus en plus présenté comme un « tremplin vers l’emploi permanent ». Un « tremplin vers l’emploi permanent » totalement démenti par les enquêtes longitudinales qui soulignent toutes au moins autant, sinon davantage, un « tremplin » vers le chômage que vers l’emploi stable. Ainsi 17,3 % des intérimaires un trimestre donné en 2003 occupaient un emploi salarié en CDI un an plus tard. Mais ils sont 24,9 %, intérimaires un trimestre donné en 2003, à être au chômage un an plus tard (Givord, 2006 : 4).

En 1979, Michel Pialoux avait décrit le processus qui contraignait des jeunes de milieu populaire faiblement qualifiés à avoir recours à l’intérim, perçu alors comme « institution repoussoir » proposant du travail « moralement méprisable » (Pialoux, 1979). On a assisté depuis au développement et à la « normalisation » du recours à cette forme atypique d’emploi, ainsi qu’à une sélectivité plus grande sur ce marché du travail en fonction notamment du niveau de formation (Gorgeu et Mathieu, 2000). Aussi même s’ils sont encore minoritaires dans la population des intérimaires, il n’est plus rare que de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur y aient désormais recours[7]. L’idée d’un « déficit naturel » de la jeunesse sur le marché du travail se trouve très intériorisée par les jeunes diplômés enquêtés à travers la déclinaison récurrente d’un manque d’expérience intériorisée comme rédhibitoire (Papinot, 2006a). Sur fond de forte exposition au chômage des jeunes y compris diplômés, les agences de travail temporaire trouvent dans la mobilisation de cette main-d’oeuvre singulière comme l’ont montré Damien Cartron, Guillaume Burnod et Vanessa Pinto (2000), à propos de la gestion des ressources humaines en fast-food, les « traditionnels avantages sociaux de la jeunesse » (Faguer, 1999). L’opportunité, liée à la fois au resserrement du marché de l’emploi et à l’allongement des études, d’avoir à disposition, pour un « prix » minimal, des jeunes surqualifiés induit des dispositions spécifiques, en termes de rapport aux règles et à l’autorité par exemple.

Particulièrement concernés par les transformations récentes de la relation entre le titre et l’emploi (Merle, 2001 : 75), les jeunes « chômeurs-intérimaires », bacheliers et diplômés de l’enseignement supérieur court, font quasiment tous l’expérience du déclassement[8] pendant leurs missions d’intérim. En 2005, 79 % des intérimaires ont effectué des missions d’ouvriers (DARES, 2006). Si l’intérim alimente la tendance générale « des jeunes à occuper des emplois situés en bas de la hiérarchie professionnelle (ouvriers et employés) » (Fondeur et Lefresne, 2000 : 122), ce phénomène se trouve accentué en Bretagne, caractérisée par un faible taux d’emplois de professions intermédiaires et de cadres (26,2 % contre 32,8 % pour l’ensemble du pays) et le plus fort taux de scolarisation des moins de 25 ans[9]. Les premiers emplois proposés le sont quasiment tous sur des postes non qualifiés dans l’industrie, la grande distribution : opérateurs sur ligne de production dans l’agroalimentaire ou pour les équipementiers automobiles, manutentionnaires dans la grande distribution... Ils font l’expérience du travail d’usine, parfois en horaires décalés.

Si l’accès au marché du travail par le biais de l’intérim se présente unanimement comme un choix par défaut, une « acceptation contrainte » (De Nanteuil, 2002), s’est progressivement normalisée et banalisée l’idée de l’emploi intérimaire comme « emploi de jeune », c’est-à-dire comme emploi précaire, déclassé mais « temporairement acceptable » faute de mieux. Il n’est cependant pas vécu comme un « vrai travail », selon l’expression récurrente employée pour désigner aussi bien le contenu des tâches que le caractère instable de l’emploi. Si l’objectif unanimement recherché est l’obtention d’un emploi stable dans un poste correspondant à sa qualification, l’emploi intérimaire comme substitut à véritable emploi peut présenter quelques avantages, qui ne sont cependant vécus comme tels que parce qu’ils sont pensés comme provisoires dans cette phase d’insertion professionnelle. À cet égard, leurs rapports à l’emploi et au travail les situent hors typologie de l’intégration professionnelle établie par Serge Paugam (2000), dans un sas en amont. Dans les premiers temps de l’expérience intérimaire, le caractère temporaire des missions permet aux diplômés de l’enseignement supérieur de vivre cette déqualification sur le mode du détachement symbolique. De façon apparemment contradictoire, ce qui permet de rester c’est la possibilité théorique de « partir quand [on] veut », de ne pas être « tenu » par un contrat trop contraignant. L’épreuve du déclassement est alors acceptable car provisoire, dans la logique d’une concession pensée comme limitée dans le temps (« Bon tu te dis que c’est un mauvais moment à passer »). Elle est vécue sur le mode du « petit boulot » c’est-à-dire comme un travail « provisoire, purement instrumental, et qui n’a de sens que par ce qu’on entrevoit derrière et qu’il doit permettre d’atteindre » (Cartron, Burnod et Pinto, 2000 : 139).

« L’intérimaire, une place à part »

C’est ainsi que Coste résumait son « intégration » difficile de jeune intérimaire en entreprise (Coste, 1999), identifiant l’intérimaire à un « étranger ». Celui-ci suscite de la part des salariés permanents, « au mieux de la méfiance, au pire du mépris », ceux-ci craignant d’être jugés selon les mêmes critères que les intérimaires : flexibilité, polyvalence, adaptabilité (ibid.). Pour analyser les rapports sociaux de travail entre intérimaires et permanents, on décrira d’abord les conditions structurelles d’intégration des intérimaires dans l’entreprise, puis leurs conditions d’accueil par les ouvriers permanents et la nouvelle division du travail informelle générée par leur arrivée massive dans le collectif de production.

Parce qu’il relève du chapitre comptable des « fournitures extérieures » de l’entreprise, le personnel intérimaire est structurellement distinct du personnel permanent (hors de l’organigramme, non comptabilisé dans la masse salariale, ni dans la liste des membres du personnel, etc.). Ces conditions structurelles d’entrée dans l’entreprise se matérialisent parfois, non seulement par une « place à part », mais par une place non prévue : pas d’armoire disponible au vestiaire ou pas accès au vestiaire du tout, pas de vêtements de travail à disposition (« On est peut-être trente intérimaires sur la matinée et il y aura vingt tenues, vingt bottes »), l’utilisation des restes, voire des rebuts comme matériel de travail, etc. Les exemples sont nombreux où dès l’entrée est matériellement signifiée aux intérimaires leur position de surnuméraires.

Aux conditions structurelles s’ajoutent les conditions d’« accueil » par les ouvriers en postes. La gestion en flux tendus de la main-d’oeuvre temporaire tout comme la rotation importante de celle-ci et le développement exponentiel d’un volant important et constant d’intérimaires accentue l’interchangeabilité de ceux-ci pour les permanents. Le fait d’arriver comme intérimaire les désigne de facto comme étant « de passage », même si ce passage peut être de long cours parfois. Par définition, l’entrée comme intérimaire signale structurellement sa présence comme temporaire, dissuade donc de tout engagement de sociabilité. Chez les salariés intérimaires, la crainte de non-reconduction de mission génère un surinvestissement au travail qui créée les conditions d’une intensification productive généralisée et engendre de fait la mise en concurrence avec les permanents et l’hostilité de ceux-ci.

Dans une entreprise métallurgique du bassin d’emploi étudié, qui fonctionnait jusqu’en 2008 avec un minimum d’un tiers de l’effectif de production sous statut intérimaire, une semaine de formation en binôme est organisée pour tout nouvel arrivant. Or, cette action de formation, qui, traditionnellement, vient plutôt signifier reconnaissance de qualification pour les ouvriers permanents promus au rôle de formateur, est en fait délaissée par ceux-ci. L’un d’entre eux, en CDI dans l’entreprise depuis trois ans après y avoir cumulé cinq années d’activités intermittentes en intérim, explique :

Quand on voit les gens qui arrivent le lundi matin, nous on est là : « Oh ! Merde ! ». Pour nous, c’est vraiment usant. Normalement, on devrait être content de former des gens, ca serait logique, mais quand on sait que certains ils vont rester une semaine, 15 jours et ils vont se barrer. Là on a formé des mecs la semaine dernière, il y en a trois sur quatre qui sont partis (ouvrier permanent depuis trois ans à GE, 41 ans, CAP électricien, cinq années d’intérim avant d’être embauché).

« Normalement […] ca serait logique » : les salariés expérimentés sont en fait pris dans des injonctions contradictoires par rapport à leur ethos professionnel. Ils « devraient » s’en acquitter positivement, éprouver une certaine satisfaction à « passer le flambeau », en contribuant à la pérennité de l’activité et à l’efficience productive et concomitamment à la valorisation de leur savoir-faire. Les logiques organisationnelles viennent ainsi ici singulièrement gripper les logiques professionnelles de transmission du métier. Les ouvriers permanents renâclent, voire refusent pour nombre d’entre eux, à assurer ces actions de formation sur le tas. Parce qu’ils n’ont pas le même pouvoir de dire non, ce sont donc les intérimaires les plus anciens qui se voient fréquemment confier la formation des nouveaux.

Dans d’autres secteurs industriels, comme l’industrie agro-alimentaire, grosse consommatrice également de main-d’oeuvre intérimaire, la violence symbolique ou matérielle des conditions d’entrée dans l’activité se voient parfois redoubler de la violence verbale des interpellations :

À la S., c’était bonjour et au revoir. On avait vraiment l’impression d’être comme des Kleenex[10]. Ils n’avaient pas beaucoup de respect pour nous. Les salariés permanents n’avaient pas l’air d’apprécier les intérimaires et puis on nous donnait des noms. [Par exemple ?] C’est débile, mais comme tous les intérimaires venaient de chez Manpower, on nous appelait les « Power Rangers », ou les « Manpower Rangers ». […] Sachant que l’on était là pour un temps limité, ils n’ont pas cherché à nous connaître et à nous intégrer. On sentait bien qu’ils avaient l’habitude de voir du monde passer. Ils s’en foutaient qu’on soit là encore demain ou non. Je n’ai pas eu de lien avec les salariés de cette boîte, et je m’en moquais, tout comme eux. Je n’ai travaillé là que pour la paie, c’est tout, rien d’autre, si ce n’est que je ne voudrais plus jamais y retravailler (H, 24 ans, BTS comptabilité/gestion, ouvrier intérimaire dans l’agro-alimentaire depuis deux ans, autonomie résidentielle).

Comme pour la sous-traitance de travail (Papinot et Pouliquen, 2005), la sous-traitance d’emploi engendre des processus de délégation des tâches les plus ingrates (« J’étais là pour faire tout ce que les autres employés ne voulaient pas faire […] Elles me prenaient pour leurs boniches »), mais aussi des risques et des conditions de travail les plus pénibles, vers les personnels extérieurs. Les intérimaires occupent les postes les plus « durs » ou les plus exposés à l’intensification productive, exigeant à la fois endurance physique et rapidité d’exécution. La délégation quasi systématique du « sale boulot » est régulièrement assortie d’une propension à jouer un rôle de « fusible » pour les salariés permanents :

Au début, tu es regardé comme un étranger. C’est marrant, tu vois tous les regards se porter sur toi quand tu arrives. Tu as l’impression que tu es jugé d’incompétent quand les autres voient arriver un intérimaire. Pourtant tu peux être mieux qualifié qu’eux, mais le fait d’être intérimaire renvoie à l’idée de non qualifié. C’est évident que tu ne sais pas comment faire au début, mais ça même une personne qualifiée a besoin d’un temps d’adaptation avant de pouvoir être compétent à 100 %. Alors si tu as le malheur de faire une bêtise ou de ne pas aller assez vite, alors là tu es vite jugé d’incapable. Là tu peux entendre « c’est l’intérimaire qui s’est planté ». Et puis tu as le dos large, dès qu’il a un défaut, c’est de ta faute et toi tu ne peux pas démontrer que c’est ton voisin... (H, 23 ans, Bac L, magasinier en CDI en grande surface, après plusieurs missions dans l’agroalimentaire).

Concomitamment aux conditions de travail difficiles, l’expérience intérimaire de l’usine signifie aussi faire l’expérience directe de positions subalternes dans la division du travail d’exécution, exacerbée et institutionnalisée par le statut d’emploi occupé :

Quand tu es intérimaire, tu fermes ta bouche, tu fais ce qu’on te dit et point barre ! C’est un peu comme les autres qui travaillent à la chaîne. Mais bon tu peux encore moins te permettre de faire des réflexions […] Les responsabilités, ce n’est pas pour nous parce qu’en général on est jeune et puis de toute façon, on n’est pas là pour rester 107 ans. On est là pour faire le bouche trou quand il y a besoin de monde. Non, tu ne prends aucune décision, tu donnes encore moins des ordres aux autres salariés parce que là, tu es sûre de ne pas être acceptée. Chacun doit rester à sa place. On ne fait que ce qu’on nous dit, et il ne faut surtout pas faire un truc qu’on ne t’a pas dit de faire, même si c’était une bonne idée (F, 23 ans, licence d’AES, employée de banque en CDI, un an de chômage-intérim comme ouvrière en usine agroalimentaire).

Parce que le salaire compose un élément essentiel de la reconnaissance sociale au travail, il cristallise les tensions entre permanents et intérimaires :

La plupart n’aiment pas trop les intérimaires parce qu’on gagne plus qu’elles pour le même boulot parfois. Alors forcément, ça crée des tensions. Et puis tu arrives dans un groupe qui est déjà formé donc c’est un peu difficile, surtout au début. Elles ont peur qu’on prenne leur place. Et puis elles n’ont pas l’air de se plaire dans ce qu’elles font. Alors bon, je comprends un peu parce qu’elles font ça toute leur vie contrairement à nous. Pour nous, on prend ça comme quelque chose de passager donc on relativise (F, 23 ans, licence d’AES, employée de banque en CDI, un an de chômage-intérim comme ouvrière en usine agroalimentaire).

Sur la base d’un malentendu persistant dans la détermination du salaire des uns et des autres[11], la différence de rémunération alimente également les tensions comme si elle attestait d’une reconnaissance différentielle de qualification en renversant « l’ordre des choses », puisque ici les plus jeunes, moins expérimentés, sont parfois pensés comme mieux payés...

« Eux » et « nous » : l’habillage de clivages de statuts d’emploi en clivages intergénérationnels

Face à cette épreuve du déclassement, les jeunes intérimaires ne sont pas sans ressources. Si la « sécurité relative que permet l’appartenance encore à la famille d’origine » (Mauger, 1998 : 256) offre par exemple une condition objective de résistance au déclassement, c’est bien du côté des titres et diplômes qu’il faut chercher les facteurs les plus déterminants. La qualification autorise les diplômés à Bac + 2 et plus à penser l’intérim comme une solution d’attente. Les bacheliers, sortis de formation initiale par l’échec dans l’enseignement supérieur pour la plupart, sont quant à eux dans un rapport nettement plus contraint à l’intérim et au travail non qualifié (le premier terme étant régulièrement employé comme synonyme du deuxième). À la résignation qui guette potentiellement tout le monde répondent les différentes « manières de faire avec » le déclassement afin de ne pas se laisser entièrement définir par ces statuts de travail occupés.

Concernant des ex-étudiants résidant encore pour la plupart d’entre eux au domicile parental, cette mise à distance possible consiste d’abord à prolonger la logique du job d’été d’étudiant, comme une des stratégies de différemment possibles. Travailler en usine l’été pour « avoir un peu d’argent » appartient à l’univers des possibles estudiantins. C’est même une configuration légitime en milieu populaire, relevant d’une familiarisation valorisée avec le monde du travail. Le job d’été obéit à d’autres logiques que celle d’une adéquation « formation-emploi » : « au début je mettais les produits en rayon ! N’importe qui peut le faire ! On peut faire ça pendant les vacances d’été, il n’y a pas besoin de diplômes pour faire ça » (F, 22 ans, BTS comptabilité et gestion des entreprises, aide-comptable en intérim, vie maritale). Apparenté au « petit boulot », il doit être « provisoire, purement instrumental, et n’a de sens que par ce qu’on entrevoit derrière et qu’il doit permettre d’atteindre » (Cartron, Burnod et Pinto, 2000 : 139). Le processus de construction d’identité d’actif, qui fait qualifier ce mode d’usage de l’emploi intérimaire d’« intérim d’insertion » par Faure-Guichard, peut s’accommoder dans un premier temps d’un rapport instrumental au travail, a fortiori lorsqu’il est pensé comme bénéficiant d’une compensation monétaire (« l’intérim, ça gagne bien »); ce faisant il compose un puissant ressort de la mobilisation salariale de cette catégorie de main-d’oeuvre par les agences de travail temporaire.

Dans les premiers temps, le caractère temporaire des missions d’intérim autorise à vivre cette déqualification sur le mode du détachement symbolique. De façon apparemment contradictoire, ce qui permet de rester c’est la possibilité théorique de « partir quand [on] veut », de ne pas être « tenu » par un contrat trop prégnant. L’épreuve de l’usine est alors acceptable car provisoire, dans la logique d’une concession pensée comme limitée dans le temps (« Bon tu te dis que c’est un mauvais moment à passer »). En tout premier lieu, la brièveté des missions facilite indéniablement ce processus de « présence-absence » :

Ce qui me plaît dans l’intérim, c’est le fait qu’on ne travaille pas toujours dans la même usine. Les missions ne durent que quelques jours, quelques semaines. Alors si ça ne te plaît pas, tu sais que tu ne vas pas rester (F, 22 ans, BTS Commerce International, quelques missions d’intérim en usine agroalimentaire, au chômage).

Cependant le risque réel de relégation sociale se trouve parfois objectivé dans des exemples dont ils cherchent à se convaincre du caractère « accidentel » :

Il y a une fille avec qui je bossais, qui avait une maîtrise d’AES et elle a signé un CDI, en pensant qu’elle pourrait chercher ailleurs entre temps. Et ça fait deux ans qu’elle est là ! Quand tu as des prêts à rembourser tu n’as pas le choix, je crois (F, 23 ans, BTS assistante de gestion PME-PMI, secrétaire en CDD, missions en conserverie de poissons et nettoyage industriel en début de vie active).

Mais contenir l’assignation sociale à l’usine et au travail déqualifié, c’est aussi, pendant les missions, mettre en oeuvre des processus de distance au rôle ou de distanciation avec l’univers de travail – la dureté des conditions d’« accueil » encourageant la prise de distance avec ce monde social. Au processus d’exclusion et de mises à l’écart des uns répond en écho la volonté de non-identification des autres. Refuser l’assignation sociale à l’usine, c’est refuser l’assimilation à ceux qui en composent la population ordinaire, en se tenant à distance physiquement ou symboliquement, ou en mettant en oeuvre des processus de démarcation. Au-delà du mot d’ordre affiché de « faire abstraction des autres », va se développer la mise en exergue de différences profondes et radicales entre « nous » et « eux ». Les deux supports « objectifs » de cette non-identification sont l’âge et le diplôme. Spontanément mobilisé, le clivage générationnel « jeunes/vieux » qui requalifie fréquemment la segmentation « intérimaires/permanents » sert à soutenir ce processus de mise à distance du monde de l’usine en le « naturalisant »; la jeunesse apparaissant comme ressource de démarcation radicale.

Facilité en cela par les conditions structurelles d’entrée dans le collectif de travail, un registre de mise à distance consiste à se réapproprier la désignation de leur activité professionnelle par référence au statut d’emploi en lieu et place du statut de travail, y compris sous l’angle limite d’une réappropriation du stigmate. Être un « (Man)Power Ranger », c’est d’abord et avant tout ne pas être ouvrier et donc pas COMME eux....

Dans cette configuration, la figure du permanent peut composer une figure repoussoir. L’exemple paroxystique d’une première mission d’intérim en abattoir industriel vient exacerber la tension entre aspiration et situation de fait des « malgré eux » du monde industriel. Elle engendre des mises à distance flirtant avec le racisme de classe :

La plupart des gens qui travaillent là-bas, c’est quand même pas des gens que tu fréquentes en général. [C’est-à-dire ?] C’est-à-dire, c’est des gens un peu bêtes, des gens qui ne peuvent pas travailler ailleurs... Il y en avait d’autres qui étaient là, tu ne tiens pas une discussion. Par exemple C. [collègue de travail permanente] parlait de son copain. Bon un peu ça va, mais tout le temps, c’est quand même pénible à force... Pour arriver là où on était, on devait passer par la zone de réfrigération... Tu as les chaînes où il n’y a que des mecs et je te jure à chaque fois que je devais passer par là toute seule... C’est limite s’ils ne sifflaient pas ou en tout cas ils te voyaient arriver et donc tu te faisais mater. Il y en avait même un qui m’avait dit je voudrais bien t’embrasser [rires]. J’étais là « mon Dieu ! » et je me cassais, tout juste si ce n’était pas en courant ! Tu imagines ! C’est un monde de fous. Tu as l’impression de te retrouver ailleurs ! Ils sont tous tarés ! (F, 24 ans, maîtrise d’AES, employé administratif en CDD dans une coopérative agricole).

Le refus de la « contamination » par l’univers de travail qui « colle à la peau » bien au-delà du temps de subordination salariale donne lieu à des interprétations en termes de naturalisation des dispositions : « Le pire, c’est l’odeur : après trois douches tu pues toujours autant. Je ne sais pas comment elles font » (F, 23 ans, BTS assistante de gestion PME-PMI, secrétaire en CDD, missions en conserverie de poissons et nettoyage industriel en début de vie active). Sous entendu : « les ouvrières permanentes supportent quelque chose que je ne pourrai viscéralement pas supporter, donc ce n’est pas un boulot pour moi ».

L’identité virtuelle conférée par le titre peut contribuer diversement à « tenir à distance » l’assignation au monde de l’usine et à l’identité d’ouvrier non qualifié. Ainsi la résistance symbolique au déclassement peut prendre par exemple la forme d’un CV « à double détente » en quelque sorte :

J’ai expliqué mon cas au chef. J’ai dit que je cherchais du boulot en tant que technicien qualité et environnement... L’intérim, ça peut déboucher sur du boulot aussi. En manutention, ils peuvent te proposer un CDI, des trucs comme ça. Mais moi, tu vois, là en arrivant dans la boîte, la première ou la deuxième semaine, j’amenais mon CV avec une lettre de motivation et je leur disais : je cherche du boulot dans tel domaine. Comme cela s’ils ont besoin de monde en environnement qualité, et bien ils savent que je suis dans la boîte. On ne sait jamais. Là chez P., j’ai amené mon CV et ma lettre de motivation cette semaine, disant que je cherche du boulot en tant que technicien qualité, environnement, hygiène et sécurité et apparemment le CV a fait le tour de la boîte et il est arrivé dans les mains de la responsable qualité qui l’a trouvé très bon mon CV. J’ai entendu dire qu’ils cherchaient du monde dans ce domaine, donc je croise les doigts ! C’est un avantage aussi d’être dans la boîte. Tu peux discuter avec les chefs et ils apprennent à te connaître (H, 24 ans, DUT de biologie appliquée en agro-alimentaire plus un an de spécialité en « environnement », ouvrier intérimaire en agroalimentaire).

Au-delà de sa fonction habituelle, le CV vient ici contribuer à contenir la non-réduction de l’identité sociale au statut de manutentionnaire occupé.

Le même interviewé développe un deuxième exemple d’une autre manière de mettre à distance le poste déqualifié en se projetant dans un poste d’encadrement à venir et en donnant à sa participation laborieuse actuelle le sens d’une observation compréhensive de la condition de personnel exécutant : « bon, là aussi je vois comment ça se passe le travail à l’usine. Si un jour, je suis un plus haut gradé, je serais plus compréhensif envers les employés. Parce que tu as des chefs qui n’ont jamais fait de boulot en usine ils ne savent pas ce que c’est ». Participer tout en observant c’est effectivement ne pas réduire sa présence à une simple participation.

Ce processus de distanciation peut d’ailleurs exceptionnellement se voir soutenu de manière ambivalente par les permanents eux-mêmes. La reconnaissance par autrui d’une différence essentielle entre eux et nous peut osciller entre une volonté de réduire la concurrence en poussant dehors les intérimaires et une sortie de l’usine « par procuration » pour les permanents qui viennent souligner le rôle prépondérant du diplôme et accentuer en écho une frontière essentielle entre ces deux statuts d’emploi du personnel :

Les filles te disent : tu as des diplômes, faut pas rester là ! Elles, elles n’ont pas le choix : elles sont là parce qu’elles n’ont pas de diplômes et qu’elles ne peuvent pas trouver autre chose (F, 23 ans, BTS assistante de gestion PME-PMI, secrétaire en CDD (missions en conserverie de poissons et nettoyage industriel en début de vie active).

Dans cette logique, le refus de « signer en usine » constitue donc un événement majeur du processus de distanciation :

À W. (usine agroalimentaire) quand tu travailles bien, tu es pris en CDD puis en CDI. On me l’a proposé, j’ai refusé, mais je suis quand même gardé puisqu’on m’a dit que je travaillais bien. [Pourquoi as-tu refusé ?] Parce que j’ai des entretiens en même temps et si je suis pris parce que le boulot m’intéresse, je serais obligé d’avoir un préavis d’un mois si je suis en CDD ou en CDI, alors que si je suis en intérim, je peux arrêter quand je veux. Par exemple, demain, j’ai un entretien à la B. [compagnie de transport maritime], et s’ils me disent que la semaine prochaine on a besoin de moi, avec un CDD je serai obligé de refuser à cause du préavis (H, 24 ans, BTS comptabilité-gestion, ouvrier intérimaire dans l’agroalimentaire).

Cependant mettre à distance « l’usine » n’est possible que dans une perspective de « carrière » rendue probable par la détention du titre et confortée par la reconduction des missions. La faible reconduction des missions et l’absence de sens (c’est-à-dire de montée en qualification dans l’enchaînement des missions) dans la carrière intérimaire interroge alors le sens des investissements scolaires et universitaires antérieurs. Ces conditions requises (condition nécessaire du titre + condition suffisante d’une reconduction des missions) autorisent alors à la marge une instrumentalisation possible de l’emploi intérimaire dans une logique d’attente. Dans ce sas entre l’école et l’emploi stable où se réalise cet ajustement des dispositions et des positions et ce passage de l’identité virtuelle à l’identité possible, le « provisoire qui dure » questionne le sens de l’épreuve. Cette période est une zone de turbulences qui met à l’épreuve les ressources de résistance au déclassement. Le support du diplôme est une ressource qui peut rapidement se dévaluer si elle ne se trouve pas validée et renforcée par une amorce de mobilité professionnelle ascendante. Si « la jeunesse peut être définie comme une période de différemment de cet ajustement, qui n’est pas encore fait, des dispositions et des positions » (Mauger, 1998 : 257), elle ne constitue une ressource pleinement efficace qu’armée de ressources scolaires suffisantes (Papinot, 2007).

Intérim et syndicalisme

Le développement de l’intérim et ses conséquences sur la dynamique des rapports sociaux internes à l’entreprise posent plusieurs défis aigus aux syndicats de salariés. La première difficulté réside dans la quasi-absence de syndicalisation des salariés intérimaires en France. Si le taux de syndicalisation général est très faible en France (de l’ordre de 8 %), il est quasi nul pour les salariés intérimaires. « Les caractères transitoire et intermittent de leur lien d’emploi avec les ETT et de leur dispersion au sein d’une multitude d’EU » (Notebaert, 2006 : 240) rendent la syndicalisation de cette catégorie de travailleurs particulièrement difficile. Du côté des représentants du personnel de l’entreprise utilisatrice, la présence à durée limitée des salariés intérimaires dans l’entreprise, leur interchangeabilité, rend difficile toute mobilisation pour la défense de leurs droits. Il faut un temps de présence minimum en mission pour que des actions de défense des droits soient possibles… Du côté des salariés intérimaires, ceux-ci n’osent guère faire valoir leurs droits, voire même se rendre à « l’heure d’information syndicale » par exemple, a fortiori donc de se syndiquer de crainte de ne pas être reconduit dans leur mission et de se faire « mal voir » par la direction de l’entreprise et de facto par l’agence de travail temporaire. Qui plus est, la démarche de faire valoir ses droits ne prend véritablement son sens que dans la perspective où une insertion durable dans l’entreprise en question constitue un enjeu. Or, comme nous venons de le voir, pour la plupart des jeunes diplômés interrogés, dont l’expérience de l’intérim sur des postes d’ouvriers non qualifiés constitue un pis-aller « en attendant », les enjeux ne sont pas là, en tout cas pas dans les premiers temps des missions en intérim.

En guise de conclusion

Le processus de précarisation de l’emploi affecte au premier chef ceux qui y sont directement soumis. Face à l’omniprésence des théories de l’acteur qui en atomisent les effets, il est utile de rappeler avec Elias que chaque coup sur l’échiquier social affecte la configuration sociale dans son ensemble par les rapports d’interdépendance qui la caractérise. Aussi, si dans les espaces de travail, des solidarités naissent d’une commune condition et d’une subordination partagée (Castel, 2003), la coexistence dans un même espace de travail sur des postes identiques de ces statuts d’emploi distincts, dans des modalités d’accès elles-mêmes plurielles en fonction des trajectoires, affectent les conditions d’émergence des solidarités au travail et fragilisent les dynamiques syndicales. Le développement de l’intérim repose sur une logique tacite de mise en concurrence de travailleurs à statuts différents. Le clivage générationnel « jeunes/vieux » qui requalifie la segmentation intérimaires/permanents « naturalise » et soutient un processus de mise à distance du monde des permanents de l’usine tout en affectant les dynamiques de résistances collectives transversales, mais aussi les coopérations productives. Permanents et intérimaires sont pris dans une spirale de défiance réciproque qui freine leurs capacités d’action collective. À la crainte des permanents pour leur emploi répond l’amertume des intérimaires déclassés. Le souhait de ces derniers de n’être que de passage dans l’usine renforce les postures d’évitement et de mise à distance et constitue un obstacle à la reconnaissance d’une condition de subordination partagée. Investi comme « boulot de jeune » le souci d’en sortir prime sur celui d’en améliorer les conditions... Sans doute faut-il que le travail fasse enjeu pour que puisse naître le sentiment d’appartenance à une communauté de destin et les possibilités de construction de rapports de force qui transcendent les différents statuts d’emploi des personnels d’exécution. La segmentation des collectifs de travail par le statut d’emploi engendre des transformations importantes et rapides des rapports sociaux de travail en affectant en profondeur la dynamique intergénérationnelle des systèmes de régulation autonome, les compromis sociaux implicites et les ressorts des résistances salariales.