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Cet ouvrage est le premier de deux volumes sur les établissements de l’ancien Régime français dans l’aire des Caraïbes et en Amérique du Sud, série que l’auteur se propose d’offrir aux étudiants spécialisés en histoire ainsi qu’aux lecteurs avertis. Le présent volume traite des premiers établissements, aux xvie et xviie siècles ; le second traitera du xviiie. L’auteur est un des rares historiens de langue anglaise qui se soit spécialisé dans l’étude des Antilles française avant la maturité du « système plantationnaire » au xviiie siècle. Depuis une quarantaine d’années, on lui doit plusieurs monographies sur le sujet et un nombre important d’articles. C’est donc l’auteur idéal pour cette nouvelle synthèse.

Organisé en dix chapitres, l’ouvrage traite d’abord du contexte environnemental, géographique et humain, dans lequel s’inscrit la colonisation française en Amérique tropicale, puis des balbutiements de cette colonisation jusqu’à l’avènement de Richelieu au poste de premier ministre (1624) et à la création de la première compagnie coloniale pour l’île de Saint-Christophe (1626). Une seconde partie traite des quatre décennies suivantes, période de fondation des colonies antillaises, puis de leur octroi à des propriétaires privés. La dernière période est celle de la prise en main graduelle par la couronne, sous l’égide de Louis XIV et de Colbert, puis des successeurs de ce dernier. Chacune des deux dernières sections est divisée en quatre chapitres, les deux premiers décrivant la politique suivie, les deux derniers traitant de la société aux îles, de celle des libres d’abord, ensuite de la situation des « travailleurs contraints », engagés puis esclaves africains et créoles. Une brève conclusion donne un avant-goût de ce que sera le prochain tome sur le xviiie siècle. Un chapitre additionnel sur la vision française des Caraïbes avant 1700 et une énorme bibliographie, éliminés de l’ouvrage publié par manque d’espace, se trouvent sur le web, à www.philipboucher.com. Nous soulignerons ici l’utilité de cette bibliographie sous son format inhabituel qui lui permettra d’être révisée périodiquement et risque ainsi de devenir un site essentiel pour qui s’intéressera au sujet.

Plusieurs thèmes démarquent l’auteur des assertions souvent trouvées dans les ouvrages généraux de ses prédécesseurs, dont beaucoup ont tendance, comme l’indique l’auteur, à extrapoler la réalité du xviie siècle de l’expérience du xviiie, mieux documentée et étudiée. Ainsi, Boucher s’oppose au concept de « révolution » dans l’émergence du sucre comme principale denrée antillaise. Non seulement insiste-t-il sur le transfert très graduel des terres du tabac, première plante exploitée aux Antilles, au sucre et à l’indigo, mais il note que même dans les colonies où le sucre prend un essor précoce, peu d’habitations du xviie siècle peuvent être comparées aux grandes plantations du xviiie. Par ailleurs, il insiste sur le fait que jusqu’à la fin du siècle la production aux îles de denrées vouées à l’exportation était accompagnée d’une agriculture vivrière. De même, le remplacement des engagés par des esclaves africains se fait plus graduellement qu’on ne l’a dit, si bien qu’assez longtemps, des engagés s’occupent dans les sucreries des travaux artisanaux. Ce n’est que dans les dernières décennies que les propriétaires, outrés par les exigences de ces artisans et l’incapacité de les retenir au-delà de leur engagement, commencent à apprendre les différents métiers du sucre à certains de leurs esclaves créoles. Enfin, on notera que l’énorme déséquilibre démographique entre les libres et les esclaves, caractéristique du xviiie siècle, n’apparaît que très tardivement aux Antilles françaises et que la moyenne du nombre d’esclave par plantation demeure au xviie assez modeste.

L’une des qualités de l’ouvrage est l’approche comparative avec d’autres sociétés de l’époque, tant coloniales que métropolitaines. Ainsi, le sort des engagés et des esclaves dans les colonies françaises se trouve constamment comparé aux situations parallèles dans les colonies anglaises et espagnoles, au bénéfice tout relatif de ceux que les colons français exploitent. De même, les taux de mortalité très sévères, surtout au cours de la période d’acclimatation aux tropiques, sont comparés à ceux de la métropole, somme toute assez semblables, et à ceux de la Nouvelle-France, de beaucoup inférieurs. C’est aussi par comparaison avec l’histoire de l’expansion américaine aux xviiie et xixe siècles que l’auteur peut qualifier la société antillaise à ses débuts comme caractéristique de la « frontière » : population principalement mâle et jeune ; équilibre entre les libres et les non-libres ; précarité de la vie. Il note toutefois qu’au cours des périodes suivantes, l’ère qu’il nomme de « pré-plantation », les colonies évoluent différemment, certaines comme la Martinique étant plus avancées, alors que d’autres, comme Saint-Domingue et Cayenne, demeurent jusque très tard au niveau de la frontière.

Nous ne pouvons terminer sans mettre quelques bémols à notre enthousiasme. Avec raison, l’auteur condamne certains collègues pour leur habitude de citer les ouvrages les plus récents au sacrifice des plus anciens dont ils sont dérivés, et directement les documents d’archives qu’ils ont lus dans les ouvrages de leurs prédécesseurs (p. vii-viii). Boucher naturellement suit ses propres conseils et s’évertue à citer la source exacte où il a trouvé son information. À l’occasion cela compliquera la tâche du chercheur, par exemple lorsque la fameuse anecdote sur Louis XIII et la reconnaissance de l’esclavage est citée comme véridique à partir d’un ouvrage de Gabriel Debien (p. 77) avant d’être correctement attribuée au père Labat et remise en question (p. 155). Citer le document original pourrait être une aide au lecteur, mais surtout, il est essentiel de vérifier sur ce texte l’exactitude de l’information reçue. Est-ce toujours le cas ici ? Ni la méthode de l’auteur ni sa bibliographie ne nous permettent de le savoir. Enfin, est-ce le soin « d’éviter d’être taxé d’insensibilité », comme il l’indique dans un autre contexte (p. 300), qui rend l’auteur particulièrement prudent dans ses jugements de valeur, même au risque d’être accusé de s’adonner au « politiquement correct » ? Toujours est-il qu’il assure un peu trop souvent ses lecteurs de sa propre sensibilité aux malheurs des exploités et à l’immoralité de l’esclavage en général. Toutefois, rien de cela n’enlève à l’ouvrage son exceptionnelle qualité. Voici un texte mesuré qui mérite de devenir une référence incontournable.