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Qu’à ce double gage de succès : labeur obstiné d’une part, sympathie effective de l’autre, la Providence daigne ajouter ses larges bénédictions, et cette oeuvre de charité intellectuelle vivra comme tant d’autres en ce pays, apportant aux âmes troublées le secours des principes catholiques, rendant plus éclairée et plus agissante la foi des chrétiens[2].

C’est ainsi qu’en janvier 1925, la Direction de la Revue dominicaine conclut son « Mot aux abonnés ». Après dix années de publication, on a voulu répondre à ceux qui reprochaient à la revue « son physique d’annales, son extérieur démodé » ! On annonce des améliorations à la présentation matérielle, mais on ne modifie pas le programme de la publication ; elle répondra toujours « aux exigences d’une clientèle curieuse des choses de l’esprit ».

Les qualités de cette revue, publiée par les dominicains de la Province du Canada durant 46 ans, ont souvent été soulignées. Elle fait partie des sources maintes fois citées par les chercheurs pour démontrer la richesse de la réflexion dominicaine sur pratiquement tous les aspects de la vie en société[3]. Si plusieurs y ont puisé des textes témoignant des différents points de vue sur la religion, la philosophie ou l’idéologie de certains auteurs, aucune étude ne s’est cependant attardée à l’examiner dans sa globalité. Un regard diachronique sur cette revue permettrait pourtant de mieux situer le rôle intellectuel des dominicains dans la société canadienne-française, de mieux comprendre comment ils ont participé aux débats sur l’avenir qui ont marqué le xxe siècle au Québec.

Notre analyse de la Revue dominicaine s’attardera à l’évolution des thèmes abordés dans la revue ainsi qu’aux différents collaborateurs qui ont, au cours des années, donné une couleur particulière à cette « oeuvre de charité intellectuelle ». Elle lèvera le voile sur une facette de la contribution intellectuelle des dominicains aux nouveaux défis du xxe siècle.

Les dominicains dans l’historiographie québécoise

Les dominicains habitent le paysage canadien depuis la fin du xixe siècle[4]. Bien que cette implantation soit relativement récente par rapport à d’autres communautés comme les jésuites ou les sulpiciens, l’influence des frères prêcheurs sur la société canadienne-française est néanmoins indéniable. Certains chercheurs leur attribuent un rôle important dans la modernisation de la société québécoise, les hissant dans la catégorie de plus en plus vaste des « bâtisseurs de la Révolution tranquille ». D’autres les ont présentés comme les « précurseurs d’une nouvelle élite intellectuelle, voire les accoucheurs d’une nouvelle culture[5] ». Il a déjà été démontré que l’Église catholique a participé au processus de transformation du Québec durant l’après-guerre[6]. Les dominicains ont-ils aussi joué un rôle important dans ce processus ? Comment ces hommes de foi, dont la vie est centrée autour de la prédication, de la prière et de l’étude, ont-ils marqué la société québécoise ? Seule une recherche sur l’ensemble des activités dominicaines, sur leur rayonnement intellectuel et social, pourra mesurer cette influence.

Mais l’histoire de l’Ordre des frères prêcheurs au Canada reste encore à faire. Quelques études ont souligné la richesse intellectuelle de cette communauté, mais ces travaux n’ont brossé que des tableaux partiels de son histoire. Ainsi des synthèses sur l’histoire du catholicisme ou sur celle des communautés religieuses ont abordé rapidement le parcours dominicain en insistant sur la volonté de conquête du savoir[7] ou sur les tensions entre les pères français et canadiens concernant leur implantation en sol canadien[8].

L’histoire des dominicains au Canada a été sommairement racontée par le père Jules-Antonin Plourde qui s’est davantage attardé à retracer les faits saillants de leurs activités canadiennes. Le père Marcel-Marie Desmarais a, quant à lui, brossé un rapide portrait de sa communauté dans une petite brochure[9]. Le père Plourde a aussi publié Qui sont-ils ?, d’où viennent-ils ? Nécrologe dominicain, 1822-1964[10] dans lequel il retrace le parcours de quelque 165 religieux de la province dominicaine canadienne. Une courte biographie et un hommage posthume à chaque père décédé constituent l’essentiel de cet ouvrage. Tous ces travaux éclairent le chercheur sur les origines, les règles et les oeuvres dominicaines, mais leur caractère quasi hagiographique n’offre qu’une perspective historique très limitée. À côté de ces écrits plus descriptifs qu’analytiques, le père Plourde a apporté une contribution majeure à la connaissance de l’histoire dominicaine en publiant Dominicains au Canada. Livre des documents, un ouvrage en deux volumes dans lequel il a réuni et commenté plus de 500 lettres et extraits de lettres échangées entre les autorités dominicaines françaises et romaines, leurs répondants canadiens et les autorités épiscopales au sujet des différentes fondations canadiennes et américaines[11].

Des auteurs ont aussi voulu éclairer des aspects particuliers des activités dominicaines dont leur apport au développement de la philosophie au Québec. Cette contribution a été soulignée par Yvan Lamonde et Benoît Lacroix et par Yvan Cloutier qui en font ressortir toute la richesse sans en épuiser toutefois l’analyse[12]. Lamonde et Lacroix ont levé le voile sur les Mémoires du père Ceslas-Marie Forest, homme d’action qui a oeuvré au sein de la Faculté de philosophie de l’Université de Montréal durant 32 ans. Yvan Cloutier, quant à lui, a démontré dans un court article comment les dominicains ont joué un rôle de leaders dans le développement des études de philosophie au Québec en tirant profit de plusieurs situations dont les interventions de Rome concernant le thomisme, « la croisade philosophique de Mgr Pâquet » et le développement de facultés universitaires de philosophie[13].

Leur raison d’être étant d’abord et avant tout la prédication, les dominicains sont bavards. Ils ne cherchent pas seulement à s’adresser aux religieux, aux érudits ou aux dirigeants ; leurs conférences visent un public beaucoup plus large. Ils profitent de toutes les occasions pour entrer en communication avec la population : retraites, prédications de l’Avent et du Carême, sermon dominical. Certains travaux se sont intéressés aux nombreux modes de communication utilisés par les dominicains afin de diffuser leur pensée et leurs connaissances à la population. L’imprimé, l’édition et les conférences dominicaines ont fait l’objet de quelques études[14], mais une analyse systématique de toutes les stratégies de communication des dominicains, enseignement, publications de tous genres, conférences, contribuerait à une meilleure compréhension de l’apport de cette communauté religieuse dans l’évolution intellectuelle et sociale du Québec au xxe siècle.

Les dominicains ont laissé plusieurs traces de leur engagement dans la société, cependant la Revue dominicaine s’avère sans contredit une des plus riches. Publiée sans interruption de 1915 à 1961, elle est au coeur des stratégies de communication des dominicains. Revue généraliste, elle propose à ses lecteurs des articles de haut niveau qui abordent des sujets aussi variés que la théologie et la philosophie, la culture, la politique internationale sans oublier les textes plus hagiographiques et les recommandations morales. Revue de qualité, elle aurait même, en 1949, été désignée par les Nations Unies comme « la plus belle revue catholique jamais parue[15] ».

La fondation de la Revue dominicaine en 1915 ne constitue pas un événement en soi. L’Église catholique a déjà développé une bonne expertise en matière de presse périodique et on peut dire que la presse catholique québécoise se porte assez bien en ce début de xxe siècle[16]. La plupart des publications sont centrées sur la dévotion, la spiritualité ou l’associativité. S’insérant dans la tradition de la presse d’opinion du xixe siècle, quelques hebdomadaires poursuivent un combat en faveur des valeurs et des idées catholiques[17]. Certains diocèses se sont même lancés dans l’aventure de la presse d’information en affichant une volonté très nette de se tailler une place dans un marché très compétitif[18].

La fondation de la Revue dominicaine s’inscrit donc dans cette volonté déjà bien ancrée d’utiliser la presse périodique pour diffuser la pensée catholique. Les rédacteurs ne choisissent cependant pas l’unique voix de la piété, ils veulent offrir à leurs lecteurs une revue engagée qui s’intéresse autant à la spiritualité, aux transformations sociales qu’aux débats philosophiques. D’autres communautés religieuses adoptent une stratégie semblable : l’exemple des dominicains sera rapidement suivi par les franciscains qui, en 1917, transforment la très pieuse Revue du Tiers Ordre et de la Terre Sainte. Elle devient alors la Revue franciscaine, une publication plus généraliste qui abordera peu à peu une grande diversité de sujets. En 1936, les jésuites lancent L’Ordre nouveau, l’aïeul de la revue Relations fondée en 1941. Ces publications catholiques côtoient d’autres revues intellectuelles, notamment L’Action nationale fondée en 1933, La Relève publiée de 1934 à 1948 ou encore Cité Libre (1950-1966). Entre les années 1930 et 1960, plusieurs ressources sont donc offertes aux lecteurs canadiens-français qui souhaitent être éclairés sur les grands débats qui animent la société. Le défi du chercheur est de mesurer comment les revues catholiques ont participé à ce que plusieurs ont identifié comme le passage du Québec à la modernité[19].

Notre contribution à ce grand chantier se traduit par cette première analyse de la Revue dominicaine. Nous nous sommes intéressée à son contenu et à ses collaborateurs de 1915 à 1961. En soulignant quels ont été les sujets de prédilection de la revue et qui en furent les principaux rédacteurs, nous pourrons vérifier si la publication dominicaine a modifié son contenu en cherchant à s’ajuster aux nouvelles réalités propres à cette période de l’histoire de la société québécoise. La Revue dominicaine n’est pas une revue populaire ; les sujets traités et le niveau de langage utilisé par les rédacteurs en font une publication qui s’adresse sans aucun doute à des lecteurs instruits, à des gens qui maîtrisent les notions de philosophie ou de théologie qui y sont discutées. Les archives dominicaines n’ont conservé aucune liste des abonnés à la revue, mais il est fort plausible de situer son lectorat parmi les élites intellectuelles de la société. Clercs ou laïques, les gens qui lisent la Revue dominicaine y trouvent matière à alimenter leurs réflexions sur la foi et sur de nouveaux enjeux sociaux.

Nous ne prétendons pas faire ici une analyse doctrinale de la revue, mais nous souhaitons démontrer comment, au fil des ans, cette publication a élargi son questionnement. Le contenu de la revue a évolué durant ces années et cette évolution traduit une volonté de réagir face à de nouvelles réalités sociales, de participer aux grands débats. Les solutions proposées aux problèmes soulevés ne sont pas révolutionnaires ; elles s’inscrivent en continuité avec l’esprit dominicain où la foi joue un rôle primordial dans l’évolution de la pensée et de l’action humaines.

L’écrit comme mode de diffusion de la pensée dominicaine

La première publication périodique lancée par les dominicains canadiens est la revue Le Rosaire, un mensuel dédié essentiellement à la dévotion à la Vierge Marie. Cette revue est publiée à partir du couvent de Saint-Hyacinthe, dès 1895. Différents sujets côtoient les hommages à la Vierge et chaque livraison offre de brèves informations religieuses dans la section intitulée « Chronique ». En 1912, dès que la « fille de la province de France[20] » a pris son envol, la revue est transformée. Attendait-on cette nouvelle autonomie pour proposer aux lecteurs une publication qui corresponde davantage aux ambitions des pères canadiens ? On peut l’imaginer, Le Rosaire étant au départ fortement inspiré de son homologue français, la plupart des textes qu’on y publiait étaient d’origine française. La direction du Rosaire souligne d’ailleurs sa volonté de s’éloigner quelque peu de la piété et de « la rendre plus doctrinale, plus scientifique, mieux adaptée aux besoins des intelligences modernes, et revêtue, en quelque sorte, des armes dont se sert aujourd’hui l’apologétique chrétienne[21] ».

Parce que leur communauté a toujours mis en valeur l’enrichissement des connaissances, les frères prêcheurs n’ont pas voulu se contenter d’une publication pieuse pour livrer leur message. En 1915, le père Marcolin-Antonio Lamarche prend la direction d’une toute nouvelle publication. La Revue dominicaine est lancée et le père Lamarche veut en faire une revue d’idées, un véritable instrument de réflexion sur la société canadienne-française. Il en sera le maître d’oeuvre jusqu’à la fin de 1940. La Revue dominicaine est publiée 11 fois par année (les mois de juillet et août sont réunis) et chaque numéro compte entre 60 et 70 pages. Elle connaît rapidement un bon succès puisque son tirage se situe entre 1500 et 2000 exemplaires entre 1915 et 1943[22].

À partir de 1932, la Revue dominicaine est publiée par l’Oeuvre de presse dominicaine qui regroupe toutes les activités dominicaines d’édition et de vente des imprimés et dont la branche la plus connue et la plus importante est sans aucun doute la maison Les éditions du Lévrier, fondée en 1937[23]. Ainsi, en sus des 201 titres publiés par cette maison entre 1937 et 1975, l’Oeuvre de presse dominicaine publiera quelques brochures, des livres et des périodiques : Le Rosaire pour tous (1897-1970), La Revue dominicaine, L’Esprit des livres (1953-1957), le bulletin paroissial Le Carillon, les cahiers « Études etrecherches » (1936-1955) et « Contribution à l’étude des sciences de l’homme » (1952-1969)[24].

À la suite du départ du père Lamarche, la revue est dirigée durant une brève période de quatre années par le père Marcel-Marie Desmarais. En 1944, le père Antonin Lamarche, le neveu du premier directeur, reprend les guides jusqu’en 1961. La Revue dominicaine quitte alors la scène pour laisser la place à la revue Maintenant[25].

La Revue dominicaine est divisée en trois parties : une première partie, la plus volumineuse, propose plusieurs articles aux lecteurs (de trois à six articles selon les numéros). La section « Le sens des faits » s’intéresse depuis 1925 à différents sujets. Ces articles plus ou moins longs sont l’occasion pour les auteurs d’émettre leurs opinions sur des faits qui sont très souvent liés à l’actualité religieuse. La formule oscille entre l’information brute et l’éditorial. La troisième partie de la revue a aussi été créée en 1925 et est consacrée à une chronique intitulée « L’esprit des livres » où sont recensés (de quelques lignes à plus d’une page) des ouvrages canadiens ou étrangers, généralement francophones. Ces ouvrages sont surtout religieux ou philosophiques, mais on accorde néanmoins une place importante à la littérature canadienne-française. Cette section de comptes rendus est généralement suivie d’une liste de publications récentes.

La mise en pages de la revue est toujours très sobre : le format ne varie pas et de très rares illustrations agrémentent des textes denses, toujours présentés sur une seule colonne. Les changements annoncés en 1925 sont timides : en plus des deux chroniques « Le sens des faits » et « L’esprit des livres », seule la typographie des titres est modifiée. Durant toute la période, cette revue se distingue par cette sobriété, cette apparence soignée et son allure très « savante ».

L’évolution de la Revue dominicaine

Pour procéder à l’analyse du contenu thématique et suivre l’évolution de la revue sur 45 ans, nous avons identifié les thèmes des articles. Nous avons procédé à un échantillonnage de la revue en dépouillant une année complète tous les cinq ans. Dix années ont donc été recensées, ce qui totalise 112 numéros[26] et 683 entrées. Par contre, en retirant de cette première compilation les articles des chroniques « Le sens des faits » et « L’esprit des livres », 536 articles ont été soumis à l’analyse. Tous les sujets abordés par la revue ont été regroupés sous quatre thèmes : religion, société, culture et éducation. Le thème religion regroupe des sujets comme le culte des saints ou la dévotion, la spiritualité et la doctrine. La philosophie a aussi été classée sous cette étiquette parce que, dans l’esprit dominicain, elle est étroitement liée à la vie religieuse et spirituelle. Le thème société s’intéresse autant à la politique, à l’histoire qu’à la sociologie et à la psychologie. Les sujets scientifiques, rarement rencontrés dans notre échantillon, ont été regroupés sous le thème société. Les articles traitant des questions d’enseignement, primaire, secondaire ou supérieur ont été inclus sous le thème éducation. Finalement la rubrique culture rassemble les textes portant sur la littérature, le théâtre, la musique, l’architecture et les arts visuels.

Le tableau 1 présente une répartition des articles de la Revue dominicaine selon le thème. Sans surprise, le thème religion se démarque particulièrement avec 219 entrées ce qui représente 41 % de tous les articles du corpus. Le thème société réunit 144 articles (27 %), la culture suit de près avec 140 articles (26 %) et le thème éducation n’a retenu l’attention que 33 fois, ce qui ne représente que 6 % du corpus. Cette très faible présence de la thématique éducation peut s’expliquer par le fait que les dominicains n’étant pas présents dans les réseaux d’enseignement primaire et secondaire, ils auraient développé une moins grande sensibilité à ces questions qui sont pourtant fréquemment débattues dans la sphère publique.

Tableau 1

Nombre d’articles publiés dans la Revue dominicaine selon le thème (années regroupées)

Nombre d’articles publiés dans la Revue dominicaine selon le thème (années regroupées)
Source: données compilées par l’auteure.

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Il est cependant intéressant de diviser les années en deux périodes : les années 1915 à 1940 correspondent à la direction du père Marcolin-Antonio Lamarche, puis les années 1945 à 1960, à celles du père Antonin Lamarche, son neveu. La constitution de notre échantillon a fait ainsi que nous n’avons pas retenu de numéros publiés sous la brève direction du père Marcel-Marie Desmarais (1941-1944)[27].

Premier constat, on note une augmentation marquée du nombre d’articles publiés dans la revue. Si durant la première période, à l’exception de l’année 1915, la revue publie environ une quarantaine de titres par année, ce nombre grimpe considérablement sous la direction du père Antonin Lamarche et atteint une moyenne de 62 articles par année. Les articles sont plus nombreux, mais ils sont aussi plus courts : d’une moyenne de 11 pages durant la première période – certains articles dépassent même 20 pages –, ils n’atteignent plus en moyenne que 7,7 pages à partir de 1945. L’augmentation importante du nombre d’articles ne modifie donc pas considérablement le volume de la revue qui conserve la même facture, sans illustrations et très sobre. Par contre, elle permet de diversifier davantage le contenu et d’offrir aux lecteurs un plus grand éventail de pistes de réflexion.

En divisant les deux périodes, la répartition thématique prend aussi une toute nouvelle dimension. La thématique religieuse occupe toujours une part importante du contenu de la revue – la Revue dominicaine visant d’abord et avant tout à consolider la foi de ses lecteurs et à « apporter aux âmes troublées le secours des principes catholiques[28] ». Cependant, cette part diminue considérablement durant la deuxième période : alors que le thème religion représente 50 % du contenu entre 1915 et 1940, cette proportion s’établit à 30 % pour la période de l’après-guerre. Durant ses premières années de publication, la revue utilise beaucoup le thomisme comme mode de compréhension du monde, plusieurs textes étant alors consacrés à la pensée de saint Thomas d’Aquin comme cet article publié en 1915 qui présente ce que dirait saint Thomas au sujet de la guerre[29]. À partir de 1940, sans être complètement abandonnées, les questions strictement religieuses ou philosophiques cèdent la place à d’autres préoccupations.

Sous la direction du père Antonin Lamarche, le thème société devient aussi important que le thème religion, il passe de 25 % à 30 % des articles. Les changements les plus importants touchent les thèmes éducation et culture. Avec 10 % de tous les articles, l’éducation n’était pas vraiment mise en évidence dans la revue du père Marcolin-Antonio Lamarche. Manifestement, son neveu lui accorde encore moins d’importance puisque sous sa direction, seulement trois articles (soit à peine 1 % du contenu) sont consacrés à ce sujet. La culture fait les gains les plus remarquables : alors que de 1930 à 1940 on ne lui consacrait que 15 % du contenu, sa place augmente considérablement par la suite pour devenir le sujet le plus souvent abordé entre 1945 et 1960 avec 96 articles sur 246, soit 39 % du contenu.

Le père Antonin Lamarche donne donc une nouvelle orientation à la Revue dominicaine. Il a voulu en faire une revue dont le caractère social et culturel serait indéniable. De plus, en publiant des articles moins longs et moins doctrinaux, il favorise une meilleure lisibilité des textes tout en offrant aux lecteurs une plus grande diversité de contenus. La revue ne devient pas plus accessible au grand public, mais cette perspective plus socioculturelle lui permet peut-être de rejoindre davantage de laïques. Cette brève analyse quantitative souligne les grands changements d’orientation, mais il faut poser un regard plus approfondi sur la nature des articles pour comprendre à quels débats la revue a voulu contribuer.

Des sujets variés, mais une grille d’analyse unique

Malgré des changements importants et tout au long de la période étudiée, quel qu’en soit le directeur, la Revue dominicaine conserve sans équivoque son caractère religieux. La répartition thématique de son contenu le démontre. Même si avec le temps, ils occupent moins d’espace dans la revue, les textes philosophiques ou théologiques y ont toujours leur place. On rappelle aux lecteurs les bienfaits de l’Eucharistie[30] ou on présente les réflexions de Pascal sur le conflit entre religion et science[31]. Le calendrier liturgique est également mis à profit et toutes les fêtes catholiques sont soulignées à grands traits et méritent souvent des textes explicatifs[32] ; plusieurs articles sont des témoignages de foi, souvent ceux de personnages illustres comme Marguerite d’Youville[33] ou, bien entendu, saint Dominique[34].

Quand ils abordent des sujets plus sociaux, les auteurs de la Revue dominicaine n’abandonnent pas non plus leur regard religieux. Leurs observations sont faites à partir d’une grille d’analyse où prédominent les valeurs religieuses, toutes les solutions qu’ils proposent aux divers problèmes sont inspirées de la doctrine catholique et de la philosophie thomiste. Il devient ainsi possible de résoudre les questions soulevées par un ordre social en constante mutation à la lumière des enseignements de l’Église. C’est d’ailleurs ce que suggère Armand Beauregard dans « Une vie qui s’en va », article dans lequel il déplore les dérives de la vie familiale contemporaine et propose un retour aux valeurs chrétiennes fondamentales pour éviter l’effritement de la famille[35].

Pratiquement tous les sujets suscitent une réflexion dans une perspective religieuse. Ainsi, en 1940, les rapides développements de l’aviation deviennent le prétexte d’une invitation à réfléchir sur les mystères de la Résurrection et de l’Ascension du Christ[36], tandis qu’en 1950, tout en présentant les résultats de recherche en sciences physiques sur la lumière, dite charnelle, on insiste pour souligner la richesse de la lumière invisible, la « lumière du coeur[37] ». En explorant ces différentes questions à l’aide d’une grille d’analyse catholique, la revue fait ainsi la démonstration que la religion n’est pas seulement une question de piété et de mystique, mais qu’elle s’insère dans toutes les activités humaines.

Les sujets contenus dans la thématique société sont très variés : de la vie de famille et de couple à la psychologie ou à la politique, ces articles participent clairement à la définition généraliste de la revue. On s’intéresse, par exemple, aux théories de Freud[38], aux populations démunies, surtout durant la Crise[39], aux choix difficiles que les gouvernements doivent faire au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale[40]. Quand elle touche directement aux valeurs catholiques ou aux intérêts de l’Église, l’actualité peut susciter des réactions plus vives. Prenant position dans un débat éminemment politique, le père Raymond-Marie Rouleau invite les Franco-Ontariens à se serrer les coudes afin de résister à la volonté gouvernementale de créer des écoles séparées[41], tandis que les pères Th. D. Gonthier et Auguste Leduc défendent avec vigueur les intérêts de l’Église dans une série d’articles qui dénoncent le projet de modification de la Charte municipale de Saint-Hyacinthe qui retirerait les exemptions fiscales de l’Église catholique, donc de l’Ordre des frères prêcheurs[42].

La délicate question juive est abordée durant l’année 1935 et pas moins de sept articles en traitent alors. Dans tous les cas, on se positionne contre toute forme de persécution, mais on invite les lecteurs à demeurer vigilants contre le prosélytisme juif. On fait même appel à Thomas d’Aquin pour mieux comprendre les différentes formes que peut prendre l’antisémitisme : « Dans un pays catholique, il faut donner aux Juifs un statut approprié pour les aider à servir l’oeuvre commune, et les orienter, dans la mesure du possible, vers l’ordre social chrétien. C’est ce que j’appellerais un antisémitisme préventif[43]. » En somme, les Juifs ne méritent pas la persécution, mais ils s’épargneraient bien des soucis en acceptant de se convertir à la foi chrétienne.

À partir de 1945, même si on aborde toujours des thèmes plus « classiques » comme le rôle de l’homme et de la femme dans le couple, et ce, de manière très traditionnelle[44], plusieurs textes sont plus près des nouvelles préoccupations de la société d’après-guerre. La société canadienne, et même occidentale, se trouvant à un carrefour important entre tradition et matérialisme, on s’inquiète de ces changements et d’une certaine « dégradation des moeurs », surtout chez les jeunes. Ernest Pallascio-Morin, auteur fréquemment rencontré dans la revue[45], opte pour le respect des traditions et propose sa solution pour endiguer la criminalité juvénile :

Quand la femme aura compris la beauté de son rôle, quand le rétablissement des valeurs sera chose faite et que son mari gagnera le salaire suffisant pour la formation et l’éducation de sa famille, elle ne craindra plus de s’associer avec plus d’amour et de générosité à l’oeuvre créatrice de Dieu. Elle n’écoutera plus les théories idiotes du siècle sur la famille, mais elle sera elle-même l’âme d’une famille[46].

Le nouvel ordre politique international suscite la réflexion et plusieurs articles discutent du fragile équilibre qui règne dans le monde. Le communisme, russe ou chinois, est évidemment une préoccupation, mais les nationalismes sont aussi pointés du doigt comme des agents potentiellement belliqueux[47]. Les enjeux internationaux ont changé depuis la fin de la guerre et on souligne que le Canada doit dorénavant occuper une nouvelle place sur la scène internationale[48].

Sans remettre en question le rôle traditionnel de l’Église en matière d’aide sociale, la Revue dominicaine souligne l’apport d’une nouvelle discipline, le service social, et de ce qu’elle peut apporter à la société. On insiste sur les valeurs morales requises pour occuper un tel emploi, mais aussi sur la nécessité d’une telle oeuvre dans une société qui a besoin d’un nouveau soutien moral[49]. Le service social y est présenté comme le « continuateur de la charité prêchée par le Christ [qui] aidera à sauver le monde[50] ». Le soutien moral et la charité ne sont dorénavant plus l’apanage des communautés religieuses et des bénévoles, il existe maintenant une profession grâce à laquelle les laïques peuvent jouer ce rôle tout en gagnant leur vie[51].

Les dominicains ayant activement participé à la fondation de l’Institut de psychologie en 1942, cet engagement transparaît aussi dans la revue et certains articles alimentent leur message à l’aide de concepts de psychologie. Par exemple, en mai 1960, le père Bernard Mailhiot[52] dénonce les barrières causées par les préjugés et explique comment ces derniers ne sont pas innés, mais acquis, parfois dans les manuels scolaires et parfois même dans les cours de religion[53]. Il lance un appel à la tolérance.

Si la thématique société évolue et change de couleur durant la période, la catégorie culture connaît des progrès encore plus importants. La Revue dominicaine a toujours accordé beaucoup d’importance à la culture, mais le père Antonin Lamarche donne un nouvel élan à cette thématique comme l’indiquent les chiffres du tableau 1. La culture mise en valeur dans la revue est celle identifiée aux « arts nobles », à une culture d’élite.

Pas question ici de combler les passions de certains lecteurs pour les derniers exploits de leurs vedettes de cinéma préférées ou de leur offrir des extraits de littérature populaire. D’ailleurs, dans notre échantillon, nous n’avons retracé qu’un seul article traitant de cinéma[54]. Plutôt que de poser un jugement moral catégorique et de condamner toute forme de cinéma, Guy Robert y souligne l’importance de développer un sens critique : « Le problème immédiat est bien de rendre le spectateur actif par l’éveil de son sens critique, de l’empêcher de continuer à avaler inconsciemment tout ce qu’on lui présente par une publicité bien organisée. Chaque billet que le spectateur achète est un vote pour un film de valeur ou pour une nullité nuisible[55]. »

Quelques articles sont dédiés à la musique et aux arts visuels, principalement à l’art sacré, mais presque toute la place est occupée par la littérature et le théâtre. Ces articles ne sont pas de simples comptes rendus des dernières parutions littéraires ou des critiques théâtrales, mais des analyses approfondies d’oeuvres ou d’auteurs souvent français, quoique la littérature canadienne-française y occupe régulièrement une place d’honneur. Les lecteurs de la Revue dominicaine ont donc la possibilité de lire des entrevues ou des analyses fouillées d’oeuvres d’auteurs canadiens contemporains comme Gabrielle Roy ou Roger Lemelin[56], mais on les invite aussi à mieux comprendre le travail de Paul Claudel, d’Antoine de Saint-Exupéry ou d’Albert Camus[57].

En filigrane du regard critique porté sur toutes ces oeuvres, on retrouve souvent une réflexion spirituelle sur la relation vécue entre les écri- vains et Dieu. Ainsi, le drame de Saint-Denys Garneau est présenté comme une expérience mystique où la souffrance devient le moteur de son oeuvre[58] et l’évocation de la correspondance entre Paul Claudel et André Gide est l’occasion d’ouvrir un débat sur les valeurs chrétiennes et morales[59].

Des collaborateurs de plus en plus laïques

Un autre changement est notable à partir de 1945 : la place des laïques dans la rédaction de la revue. Alors que sous la direction du père Marcolin-Antonio Lamarche (1915-1940), 69 % des articles sont rédigés par des dominicains, 13 % par des prêtres séculiers ou des membres d’autres communautés religieuses et 18 % par des laïques, la tendance est inversée entre 1945 et 1960 : les laïques sont les auteurs de 64 % des articles et les dominicains n’en rédigent plus que 27 %, les autres religieux maintiennent leur collaboration à la rédaction de 9 % des articles. Ce changement s’amorce même durant la première période puisque dès 1940, on note une augmentation non négligeable de la participation des laïques à la rédaction de la revue. Cette année-là, 53 % des articles ont été rédigés par des laïques et 45 % par des dominicains, alors qu’en 1915, première année de la parution de la Revue dominicaine, 83 % des articles étaient le fait d’auteurs dominicains, soit 54 articles sur un total de 65, et un seul article avait été rédigé par un laïque. Il est impossible d’évoquer un problème d’effectifs pour expliquer un tel changement puisque le nombre de dominicains croît de manière régulière durant cette période ; la communauté comptant en effet 353 membres en 1945 et 459 en 1960[60]. Il faut plutôt y voir une plus grande ouverture à l’élite catholique laïque, une volonté de traiter une plus grande variété de sujets et le besoin de recourir à d’autres expertises que celles des dominicains.

On peut ainsi établir une corrélation entre cette composition renouvelée du groupe de collaborateurs et le nouveau visage de la revue. Les dominicains sont des hommes de savoir, ils reçoivent durant leurs longues années d’étude une solide formation en théologie et en philosophie. Certains d’entre eux choisissent d’explorer d’autres voies comme l’histoire, l’histoire de l’art et la psychologie, mais cette formation est complémentaire à un cursus dont l’objectif premier est l’approfondissement des connaissances en sciences de la religion et en philosophie. Quand la Revue dominicaine offre à ses lecteurs un contenu où des questions doctrinales et philosophiques parfois complexes occupent une grande place, la collaboration de pères qui sont, pour ainsi dire, experts en la matière, est tout à fait indiquée. D’ailleurs, même après 1945, presque la totalité des articles à contenu plus religieux et philosophique sont signés par des dominicains.

Mais il faut faire appel à une autre catégorie d’érudits pour discuter littérature, théâtre, musique ou politique internationale et ces spécialistes se recrutent davantage chez les laïques : Guy Sylvestre, Gilles Marsolais, Claire Martin, Jean-Charles Bonenfant publient ainsi des textes à saveur culturelle dans la revue. Ils proposent des analyses littéraires de haut niveau qui mériteraient d’être étudiées en profondeur afin de mieux comprendre leur apport au développement de la critique littéraire au Québec. Pierre Ricour ou André Patry, spécialistes des questions de politique nationale et internationale, sont aussi invités à partager leur expertise avec les lecteurs de la revue. Même si la tendance vers une division entre auteurs religieux et laïques ne se dément pas, cela n’exclut pas le fait que, occasionnellement, des dominicains puissent rédiger des articles portant sur des thèmes culturels[61] et que des laïques signent des textes dont le sujet est religieux[62].

De 1945 à 1960, la revue ouvre aussi davantage ses pages à la collaboration de femmes. Alors qu’entre 1915 et 1940, seulement 12 articles – aucun entre 1915 et 1930 – de notre échantillon avaient été rédigés par des femmes, pour la période suivante, ce nombre augmente à 36, dont 7 publiés par des religieuses, ce qui représente 15 % des articles de la revue. Les femmes signent des articles sur des sujets variés, mais on peut les lire plus fréquemment dans des textes à contenu culturel ou social, alors que près de 70 % de leur apport se situe dans ces deux catégories. Elles discutent littérature ou arts visuels[63] ; elles proposent des récits de voyage[64] ou elles invitent leurs lecteurs à réfléchir à l’avenir de la jeunesse[65]. Cette contribution féminine est un peu le reflet de l’élargissement de l’espace occupé par les femmes dans la sphère publique après la guerre. À cet égard, les dominicains ne se situent pas en porte-à-faux de l’évolution de la société. L’augmentation des collaborations féminines ne signifie cependant pas qu’on souhaite promouvoir un nouvel ordre social où hommes et femmes seraient plus égaux puisque, encore en 1960, des articles rappellent aux lecteurs, et aux lectrices, l’immuabilité de la position sociale « naturelle » de chacun[66].

À partir de 1945, la Revue dominicaine modifie donc son approche : elle s’éloigne du créneau plus restreint de la théologie et de la philosophie et devient une publication qui porte davantage son regard sur une multitude de sujets. Cette nouvelle approche témoigne aussi d’une volonté de moderniser cette publication, déjà vieille de 30 ans en 1945. Le père Marcolin-Antonio Lamarche avait voulu, lors de sa fondation, en faire une revue d’idées ; il avait réussi à publier un produit qui se distinguait de la revue de dévotion des dominicains, mais un contenu philosophique et doctrinal plutôt hermétique dominait encore les pages de la Revue dominicaine. La publication du premier directeur s’adressait certainement à un public très averti.

Le père Antonin Lamarche a guidé la Revue dominicaine sur des sentiers très différents ; il n’en a pas fait une revue entièrement consacrée à l’actualité, mais il a favorisé des sujets plus variés. Il a réuni une équipe de collaborateurs provenant d’horizons très diversifiés. Ces auteurs ont fait bénéficier les lecteurs de leur expertise et ont alimenté leur réflexion autant sur la spiritualité et le sens de la foi que sur les différentes manifestations d’une société qui connaît des changements parfois superficiels, parfois beaucoup plus profonds. Il ne faut pas aussi perdre de vue le fait que d’autres revues intellectuelles, comme Relations[67] ou L’Action nationale, se sont taillées une place non négligeable dans le créneau des revues d’idées. La concurrence de ces publications peut aussi expliquer le virage opéré par la Revue dominicaine, une analyse comparative de ces revues permettrait de vérifier cette hypothèse.

Conclusion

L’histoire des dominicains au Canada est relativement courte si on la compare à celle d’autres congrégations masculines implantées depuis fort longtemps au pays, mais les frères prêcheurs ont néanmoins laissé une marque profonde sur la société québécoise. Les dominicains ne limitent pas leur apostolat à leurs activités paroissiales, leur vocation de frères prêcheurs les envoie régulièrement sur les routes où retraites pastorales, conférences et sermons occupent une grande partie de leur temps. Manifestement, on apprécie leur message qui soutient que la religion n’est pas seulement un acte de foi aveugle, mais une relation entre Dieu et les hommes.

Leur oeuvre de prédication est variée, mais à l’instar de nombreuses autres communautés et de l’Église séculière, les dominicains choisissent l’imprimé afin de donner à leur parole un caractère permanent. La Revue dominicaine, publiée de 1915 à 1961, est devenue une sorte de forum d’où une réflexion catholique sur la société québécoise et son avenir a émergé. Le premier directeur de la Revue dominicaine, le père Marcolin-Antonio Lamarche, utilisait la revue pour expliquer la doctrine catholique en mettant surtout l’accent sur la théologie et la philosophie thomiste.

Quand son neveu, le père Antonin Lamarche reprend les guides de la revue en 1944, il la transforme de manière importante. Elle demeure un outil de défense, de promotion et de compréhension du catholicisme, mais elle élargit considérablement ses champs d’investigation et fait davantage appel à des laïques pour la rédaction des articles. C’est d’ailleurs en grande partie cette importante contribution des laïques, spécialistes de domaines très précis, qui assure la qualité du contenu de la revue.

Cette nouvelle mouture de la revue demeure néanmoins très catholique. Elle conserve une grille d’analyse toute chrétienne pour observer les faits de société qui l’intéressent. Ainsi, notre analyse souligne qu’à toutes les questions posées par les transformations sociopolitiques, une réponse teintée par les valeurs catholiques est fournie. Mais parce qu’elle demeure un lieu d’expression du catholicisme, la revue aurait-elle d’emblée été écartée du processus de modernisation du Québec ?

Un croyant peut difficilement faire abstraction de ses convictions religieuses, mais il peut néanmoins faire oeuvre « moderne » en adaptant sa grille d’analyse à de nouvelles réalités. C’est ce que propose la Revue dominicaine à ses lecteurs quand plutôt que de discuter principalement de théologie et de philosophie, elle aborde toutes sortes de sujets qui ne semblent pas avoir de liens directs avec la religion. La société d’après-guerre est en mutation : on ne peut nier l’avènement de la société de consommation et d’une culture de masse plus américanisée, de même qu’un certain effritement de la pensée religieuse, surtout chez les jeunes générations. La Revue dominicaine discute de ces changements. Elle ne s’adresse pas à toute la population, la nature des textes et le niveau de langage utilisé dans ses pages l’éloignent d’un lectorat populaire. La revue s’adresse tout d’abord à l’élite, à ceux qui peuvent exercer une certaine influence sur le cours des choses. Elle veut éclairer cette élite en lui proposant des pistes de solutions qui trouvent toujours leur source dans la doctrine catholique.

La revue devient, à partir de 1945, un véhicule très important de culture, toujours examinée à travers un prisme catholique où la morale n’occupe pas nécessairement toute la place. On développe considérablement ce volet pour montrer que le catholicisme, toujours à la recherche du Bien, du Beau, du Vrai, n’est pas incompatible avec une vie culturelle riche et la revue devient de fait, une excellente référence, principalement littéraire.

Cet article a brossé une première esquisse du contenu de la Revue dominicaine. Il était important de procéder à ce survol afin de souligner de manière quantitative l’évolution de la revue. Ce type d’analyse et le procédé d’échantillonnage qu’il exige ne permet pas de faire ressortir avec précision toute la richesse de cette revue, mais il offre l’avantage de mettre rapidement en relief ses différentes orientations et de situer ces changements dans la longue durée. Cette analyse met aussi en lumière l’intérêt de poursuivre les analyses de la Revue dominicaine. Au-delà des thèmes et des collaborateurs, tout le contenu de la revue, reflet de la pensée dominicaine, mériterait un examen approfondi. Ce dernier permettrait ainsi de mieux comprendre comment les dominicains ont participé au grand chantier de modernisation de la société québécoise. Effectuée en parallèle avec une étude similaire de la Revue franciscaine et de Relations, une telle analyse enrichirait indéniablement notre compréhension de l’espace occupé par la pensée catholique dans l’évolution des idées au Québec.