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1. Introduction

Le livre jeunesse dispose d’une place de choix dans l’univers de l’enfance et de l’éducation. Dans le milieu familial et dans le milieu scolaire, le prestige qu’on lui accorde n’a pas d’égal malgré les nouveaux supports d’apprentissage ou les autres formes de loisirs qui lui mènent pourtant une vive concurrence (Brugeilles, Crommer et Crommer, 2002). L’image de l’enfant qui éprouve du plaisir en lisant un livre demeure toujours à notre époque une vision bien réjouissante pour ceux qui accordent de l’importance à la lecture. Fort de ses fonctions pédagogiques, le livre jeunesse représente bien plus qu’un soutien à l’apprentissage de la lecture, il donne accès à la culture et il constitue un moyen privilégié pour favoriser la socialisation de l’enfant (Quinn et Flannery, 2006; Wharton, 2005).

Certains auteurs (Gooden et Gooden, 2001; Montarde, 2003; von Stockar-Bridel, 2005), sont d’avis qu’en tant que produit culturel, les livres destinés aux jeunes lecteurs sont le reflet de la société. C’est donc dire qu’un examen attentif de la littérature jeunesse devrait permettre de rendre compte de certaines valeurs culturelles ou de certaines idéologies qui sont valorisées par la société. Le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, par exemple, est l’un des fondements importants de notre démocratie (UNESCO, 1996). On peut se demander comment cette valeur se transpose dans les oeuvres littéraires destinées aux jeunes lecteurs.

Au Canada, la littérature jeunesse de langue française est relativement jeune mais, depuis les années 1980, elle connaît un essor considérable (Lepage, 2003). À l’heure actuelle, peu d’études ont cherché à savoir comment elle se situe vis-à-vis la promotion de l’égalité entre les genres. Toutefois, une étude antérieure (Dionne, sous presse) nous a permis de constater qu’à l’instar de la littérature jeunesse étrangère, la littérature jeunesse canadienne française présente des asymétries importantes en ce qui concerne la représentativité des personnages féminins et des personnages masculins, que ce soit en nombre ou encore, en ce qui a trait aux activités dans lesquelles ils sont engagés. Nous avons trouvé que de façon générale, dans les livres de littérature jeunesse, le genre féminin était sous-représenté, sauf dans les activités domestiques dans lesquelles on retrouve d’ailleurs très peu de personnages masculins. Ces derniers étaient plutôt représentés dans les activités personnelles ou professionnelles.

Dans la présente étude, nous souhaitons ajouter une nouvelle dimension à notre compréhension de la culture qui est véhiculée par la littérature jeunesse en ce qui concerne les rapports égalitaires entre les genres. Nous abordons la question sous l’angle des modèles parentaux que l’on peut observer dans les livres destinés aux enfants. Nous voulons savoir si la littérature jeunesse canadienne publiée en français comporte des stéréotypes sexistes à l’égard des mères et des pères. Le sujet est étudié en effectuant une analyse de contenu sur l’ensemble des livres jeunesse qui composent le Palmarès Communication-Jeunesse des livres préférés des jeunes pour la catégorie des 6 à 9 ans depuis 1999. Chaque année, cet organisme culturel d’envergure nationale dévoile les résultats d’un scrutin qui permet à de jeunes Canadiens de faire connaître leurs préférences vis-à-vis les livres publiés à leur intention (Communication-Jeunesse, 2007).

2. Problématique

Dans les livres destinés aux jeunes lecteurs, les principaux protagonistes sont souvent des enfants. Lorsque ceux-ci sont en interaction avec des adultes, les histoires se passent souvent dans la sphère familiale où l’on retrouve des parents (Wharton, 2005). Selon Alder (1993), les livres jeunesse qui présentent des scènes de la vie familiale proposent des contextes variés qui permettent au jeune lecteur d’être témoin de divers types de relations qui peuvent vraisemblablement s’installer entre les pères, les mères et leurs enfants. Grâce aux livres jeunesse à sa disposition, l’enfant peut donc percevoir une multitude de modèles parentaux qui exposent des caractéristiques maternelles ou paternelles par rapport à différents aspects tels que l’accomplissement des tâches domestiques, les soins apportés aux enfants ou encore, l’expression des émotions et des sentiments (Anderson et Hamilton, 2005).

Les modèles parentaux que l’enfant observe dans la littérature jeunesse contribuent à forger des représentations qui persisteront pendant son adolescence et sa vie adulte (Brugeilles et al., 2002). En grandissant, il maintiendra une vision des rôles et caractéristiques considérés comme étant acceptables et souhaitables pour les femmes et les hommes qui exercent des fonctions parentales (Abrahamy, Blake Finkelson, Lydon, et Murray, 2003). Les modèles parentaux auxquels l’enfant est exposé dans les livres jeunesse ont de l’influence sur les actions qu’il exercera plus tard car par ses observations, il dégage des normes auxquelles il sera éventuellement tenté de se conformer (Narahara, 1993). De ce fait, la littérature jeunesse peut contribuer à la formation de stéréotypes sexistes à l’égard des parents. Les stéréotypes peuvent être définis comme étant des croyances partagées concernant les caractéristiques personnelles, généralement les traits de personnalité et les comportements d’un groupe de personnes (Leyens, Yzerbyt, et Schardron, 1996). Les stéréotypes sont sexistes lorsqu’ils sont élaborés en fonction du sexe des individus. Ils sont utilisés pour attribuer aux femmes et aux hommes des caractéristiques généralement exclusives et opposées (Gaudot, 2006).

Puisque les personnages adultes offrent aux enfants des modèles qui ont de l’influence sur les représentations qu’ils développent, il semble important de savoir comment ils sont mis en scène dans les livres jeunesse, en particulier lorsqu’on leur attribue des rôles parentaux. Dans la réalité comme dans la fiction, les parents sont des figures influentes pour les enfants. En observant les modèles parentaux qui se retrouvent dans leur environnement réel ou fictif, les enfants apprennent toute une gamme de comportements. De plus, ils intériorisent les messages qui sont véhiculés de façon plus ou moins subtile quant aux caractéristiques qui déterminent chaque genre (Abrahamy et al., 2003).

Dans la présente étude, nous examinons les modèles parentaux dans la littérature destinée aux jeunes Canadiens français en effectuant une analyse de contenu sur un ensemble de 47 livres que des lecteurs âgés entre 6 et 9 ans ont identifié comme étant leurs livres préférés au cours des années 1999 à 2008. Dans l’analyse de ces livres, nous mettons l’accent sur la présence des mères et des pères dans les livres, sur les interactions qu’ils ont avec leurs enfants, de même que sur les émotions qu’ils manifestent. En étudiant ces trois variables, il sera possible d’ajouter des dimensions importantes à notre compréhension de la culture parentale telle qu’elle est véhiculée dans la littérature jeunesse. Cet examen devrait nous permettre de voir si les livres jeunesse canadiens publiés en français véhiculent des stéréotypes sexistes à l’égard des parents. Rappelons-le, ces stéréotypes exercent de l’influence sur les représentations que développent les jeunes lecteurs à l’égard des modèles parentaux.

3. Cadre théorique

3.1 Formation des représentations

Les représentations sont des images mentales que se forme l’individu pour appréhender des notions abstraites. Il se les approprie, les reconstruit dans son système cognitif et les intègre à son système de valeurs, lequel est influencé par le contexte social, historique et idéologique dans lequel il vit. Une fois ancrées, ses représentations ont de l’influence sur ses attitudes, ses opinions et ses comportements puisqu’elles définissent pour lui ce qui est permis, tolérable ou inacceptable dans un contexte social donné (Abric, 2001; Seca, 2001). Deux processus participent à l’élaboration d’une représentation : l’objectivation et l’ancrage (Moscovici, 1976). Le processus d’objectivation permet à l’individu de faire un tri d’informations en fonction des critères culturels et normatifs propres à son environnement, ce qui donne lieu à la formation d’un noyau normatif. Autour de ce noyau gravitent des éléments périphériques qui jouent un rôle important dans la transformation de la représentation. Les préjugés, les stéréotypes et les croyances font partie de ces éléments périphériques qui incitent à intégrer des éléments nouveaux dans la représentation (Abric, 2001). Par le processus d’ancrage, la représentation s’enracine graduellement dans le système de pensée et devient un cadre de référence permettant d’interpréter la réalité et d’orienter les conduites et les rapports sociaux (Jodelet, 1997).

L’enfant naît dans un monde déjà structuré par les représentations de la société à l’égard des genres. Celles-ci influencent les représentations qu’il fera siennes car elles tracent en quelque sorte les noyaux de ses propres représentations vis-à-vis le parent de sexe féminin et le parent de sexe masculin (Duveen, 1993). Par ailleurs, les livres jeunesse, en exposant l’enfant à des modèles féminins et masculins, constituent des éléments périphériques susceptibles de modifier les représentations initiales de l’enfant concernant la féminité et la masculinité et par le fait même, ses représentations des rôles parentaux. Mais, comme le démontrent plusieurs études, on ne retrouve pas toujours une représentation égalitaire des genres dans la littérature jeunesse.

3.2 Les asymétries à l’égard des genres dans la littérature jeunesse

Les recherches démontrent qu’au cours des ans, malgré quelques fluctuations en ce qui a trait à la représentation de rapports égalitaires entre les personnages des deux genres dans la littérature jeunesse, des asymétries importantes persistent toujours (Hamilton, Anderson, Broaddus et Young, 2005; Ly Kok et Findlay, 2006; Turner-Bowker, 1996). De façon générale, on constate que les personnages féminins sont sous-représentés dans les histoires, les titres, les rôles centraux et les illustrations et que les images du masculin et du féminin qui sont offertes au lecteur sont stéréotypées (Daréoux, 2007; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003). Plusieurs chercheurs (Cromer et Turin, 1998; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003; Healy et Ryan, 1975) soutiennent que dans la littérature jeunesse, les femmes et les hommes sont représentés de façon encore plus stéréotypée que ne le sont les filles et les garçons. Daréoux (2007) souligne que les stéréotypes sont indéniables lorsque l’on considère les orientations professionnelles des personnages adultes. Mais à la lumière des études qui suivent, des divergences importantes sont également flagrantes en ce qui concerne les caractéristiques qui définissent les mères et les pères qui se retrouvent dans les livres destinés aux jeunes.

3.3 Les modèles parentaux dans la littérature jeunesse

Bien peu d’études considérant les modèles parentaux présentés dans la littérature jeunesse peuvent être recensées. Deux études européennes et deux études américaines offrent cependant des perspectives complémentaires qui permettent de discerner des traits spécifiques communément attribués aux parents mis en scène dans des livres de littérature jeunesse.

Dans une étude européenne portant sur des livres destinés à un public francophone de 0 à 6 ans, Ferrez et Dafflon Novelle (2003) ont constaté que dans des livres avec des animaux anthropomorphiques (animaux humanisés), les mères étaient présentes dans la moitié des histoires alors que les pères y apparaissaient dans environ le tiers. Les parents des deux genres étaient surtout représentés dans la sphère familiale. Mais, contrairement aux mères, définies principalement par leur rôle familial, les pères se définissaient à la fois par leur rôle familial et par leur rôle professionnel en tenant des fonctions professionnelles variées. S’intéressant aux activités parentales dans la sphère familiale, les auteures ont constaté que dans l’exercice des devoirs parentaux (ex. donner le bain, superviser les devoirs scolaires, nourrir l’enfant) les mères étaient davantage engagées que les pères. Quant aux pères, ils se distinguaient des mères en étant impliqués davantage dans des activités récréatives avec l’enfant.

L’étude de Brugeilles et al. (2002) présente des résultats qui correspondent en plusieurs points aux résultats observés par Ferrez et Dafflon Novelle (2003). De plus, elle offre des informations relatives aux interactions et aux relations des parents avec leurs enfants. À l’issu d’une étude portant sur un grand nombre d’albums édités en France, ces auteures ont trouvé que comparativement aux pères, les mères interagissaient davantage avec les enfants. D’autre part, les interactions des deux parents étaient le plus souvent orientées vers les fils que vers les filles. Les interactions les plus fréquentes réunissaient une mère et son fils alors que celles qui étaient les moins fréquentes faisaient intervenir un père et sa fille. Concernant le type de relation, les mères étaient plus souvent impliquées dans les relations affectives alors que les pères étaient davantage impliqués dans des jeux avec les enfants.

Des études aux États-Unis mènent à des conclusions similaires tout en contribuant à définir davantage le portrait des modèles parentaux présentés jusqu’ici. En analysant les illustrations et les textes dans un ensemble de livres jeunesse américains publiés entre 1995 et 2001, Anderson et Hamilton (2005) ont pu voir une asymétrie importante dans la présence des mères et des pères dans les livres jeunesse, les mères étant plus nombreuses que les pères. Dans leurs rôles parentaux, les mères et les pères se démarquaient dans les soins apportés aux enfants et dans l’expression de leurs sentiments. On retrouvait des images stéréotypées dans lesquelles les soins des enfants étaient l’apanage des mères et dans lesquelles les pères paraissaient peu impliqués dans des tâches telles que porter l’enfant, le nourrir ou lui parler. Quant à l’expression des émotions, les mères en exprimaient davantage que les pères, que ce soit pour exprimer leur joie, leur tristesse ou encore pour discipliner leurs enfants.

Quinn et Flannery (2006) ont fait un examen de la culture parentale transmise par les livres jeunesse en s’intéressant plus particulièrement à la paternité dans des livres publiés de 1938 à 2002 aux États-Unis. Considérant les illustrations et les textes, elles ont fait des observations similaires à celles provenant des études précédentes en ce qui a trait à la représentativité des pères et des mères et aux modèles relationnels entre les parents et les enfants. Elles ont toutefois noté des fluctuations importantes d’une époque à une autre. L’un des résultats intéressants ayant ressorti de cette étude est que le nombre d’interactions des pères était influencé par la composition familiale : les pères avaient davantage d’interactions avec leurs enfants dans les livres où ils étaient le seul parent présent dans l’histoire, situation qui prévalait plus fréquemment dans les livres publiés après 1965. Cependant, les mères, indépendamment de la présence ou de l’absence d’un père, avaient autant d’interactions avec leurs enfants, et ce à toutes les époques. Comme dans les autres études, les interactions des parents avec leurs enfants présentaient des différences : les pères enseignaient plus d’habiletés et jouaient davantage avec les enfants que les mères, mais ils leur donnaient moins d’affection, un trait qui était plutôt associé à l’expression de la maternité.

Ces études nous offrent un certain portrait des modèles parentaux qui se retrouvent dans la littérature jeunesse. Cependant, bien des éléments restent à découvrir. Par exemple, si on tient pour acquis qu’en tant que produit culturel, la littérature jeunesse est un reflet de la société, il se peut que les livres jeunesse publiés en français au Canada soient différents de ceux publiés dans d’autres pays en ce qui a trait aux modèles parentaux qui s’y retrouvent. Les études portant sur l’égalité entre les genres dans la littérature jeunesse de langue française sont encore peu nombreuses (Ferrez et Dafflon Novelle, 2003). À notre connaissance, de telles recherches sont inexistantes au Canada, particulièrement en ce qui concerne les modèles parentaux. Étant donné l’importance accrue que l’on accorde aux livres de littérature jeunesse dans le milieu scolaire (Lagache, 2006; Turgeon, 2005) et dans le milieu familial (Chartier et Hébrard, 2000; Donnat, 1998), il nous semble important de mieux connaître les valeurs véhiculées à l’égard des genres, lesquelles peuvent être considérées selon la perspective des modèles parentaux.

3.4 Questions de recherche

Les études révèlent généralement des asymétries importantes en faveur de la représentativité du genre masculin dans les livres jeunesse. Cependant, dans la sphère familiale, les pères sont moins présents que les mères, ils ont moins d’interactions avec leurs enfants et ils démontrent moins leurs émotions. On observe ainsi une image stéréotypée des rôles parentaux qui semble être influencée par le genre des parents. La composition familiale peut toutefois influencer cette dynamique. Faisant suite à ces constations, nous voulons tracer un portrait de la situation propre à la littérature jeunesse canadienne française en répondant aux questions suivantes :

  1. Dans la littérature jeunesse canadienne publiée en français, dans quelles proportions les mères et les pères sont-ils illustrés ou mentionnés dans le texte?

    1. Dans quelles proportions sont-ils illustrés avec leur fils ou leur fille?

    2. Dans quelles proportions sont-ils mentionnés dans le texte par leur fils ou leur fille ou par une autre personne?

  2. Comment les mères et les pères se différencient-ils en ce qui concerne leurs interactions avec leurs enfants? Avec leurs filles? Avec leurs fils?

  3. Comment les parents se différencient-ils en ce qui a trait à l’expression de leurs émotions?

  4. Comment la composition familiale influence-t-elle les interactions des parents avec leurs enfants et l’expression de leurs émotions?

4. Méthode

4.1 Sélection et description du matériel

L’échantillon sur lequel nous avons effectué une analyse de contenu réunit 47 livres de littérature jeunesse qui composent le Palmarès Communication-Jeunesse des livres préférés des jeunes de 6 à 9 ans, pour les années 1999 à 2008 (Tableau 1). Communication-Jeunesse, un organisme culturel canadien d’envergure nationale voué à la promotion du livre et de la lecture, établit annuellement une sélection qui regroupe plus de 200 livres retenus par des comités formés de spécialistes en littérature jeunesse. Pour être admissibles, les livres choisis doivent être publiés en français. Ils doivent être écrits, illustrés ou traduits par des créateurs canadiens-français. Dans le cas de livres anglais qui sont traduits en français, les auteurs doivent être canadiens. Les livres sélectionnés par les spécialistes sont proposés aux jeunes lecteurs par le biais de clubs de lecture instaurés dans tout le Canada. Le Palmarès est établi à partir d’un scrutin auquel participent annuellement plus de 10 000 jeunes inscrits à ces clubs de lecture, lesquels se divisent en trois groupes d’âge : les 6 à 9 ans, les 9 à 12 ans et les 12 à 17 ans. Les jeunes ont ainsi l’occasion de faire connaître leurs livres préférés. Pour chaque groupe d’âge, de cinq à sept titres sont retenus pour être inclus dans le Palmarès. Dans les archives du site Internet de Communication-Jeunesse, on retrouve les livres inscrits au Palmarès depuis 1999 (Communication-Jeunesse, 2007; 2008).

Dans cette étude, nous nous intéressons aux livres choisis par les plus jeunes, c’est-à-dire les 6 à 9 ans car en général, les illustrations y sont aussi importantes que le texte. Selon Wharton (2005), dans le livre jeunesse, les illustrations et le texte sont deux aspects essentiels à la communication du message puisqu’ils construisent conjointement la trame narrative de l’histoire tout en apportant des référents culturels qui peuvent être différents. D’autre part, le fait d’être inscrits au Palmarès Communication-Jeunesse apporte une visibilité importante aux livres choisis car par la suite, ils se retrouvent facilement dans les bibliothèques scolaires et dans les librairies. À notre avis, ces livres constituent un échantillon représentatif des livres qui sont facilement à la portée des jeunes lecteurs francophones.

Tableau 1

Palmarès de Communication Jeunesse, catégorie des 6 à 9 ans, 1999 à 2008

Palmarès de Communication Jeunesse, catégorie des 6 à 9 ans, 1999 à 2008

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4.2 Codage du matériel

La grille d’analyse développée par Anderson et Hamilton (2005) a été adaptée pour répondre aux besoins de notre étude. La grille finale compte 37 éléments qui sont regroupés en quatre catégories : la présence physique des personnages, les interactions des parents avec leurs enfants, l’expression de leurs émotions et la composition familiale. Pour les éléments des trois premières catégories, le nombre d’occurrences dans les illustrations ou dans le texte est quantifié selon les précisions mentionnées plus bas. Pour la quatrième catégorie, la composition familiale est déterminée selon les indices offerts par le texte et les illustrations.

4.2.1 Présence physique des personnages

Le premier élément indique le nombre de fois qu’une mère ou un père est illustré dans le livre. Les éléments 2 à 5 rendent compte de la présence physique des enfants avec leurs parents dans les illustrations. Ainsi, chaque occurrence des couples mère-fils, mère-fille, père-fils ou père-fille est comptée. Les éléments 6 à 11 tiennent compte du nombre de fois qu’une mère ou un père est mentionné dans le texte, soit par sa fille ou par son fils ou par une autre personne (qui peut être un autre protagoniste ou le narrateur). Dans le cas où l’on fait référence plus d’une fois au même parent dans une seule phrase, une seule mention est comptée.

4.2.2 Les interactions des parents avec les enfants

Les éléments 12 à 27 recensent les actions des mères et des pères qui dénotent des interactions avec les enfants. Les comportements notés sont les suivants : toucher l’enfant (par exemple, tenir sa main, caresser ses cheveux), lui parler, le porter, l’étreindre, lui donner un baiser, jouer avec lui, le nourrir et tout autre comportement qui n’est pas mentionné plus haut (par exemple, lui donner son bain). Les comportements peuvent être explicites dans le texte ou dans les illustrations. Cependant, un comportement illustré qui est également décrit textuellement n’est compté qu’une seule fois. Pour ce qui est de l’action de toucher l’enfant, ce comportement est noté uniquement lorsque l’action ne peut être plus précise. Par exemple, si le parent porte l’enfant, il le touche, mais l’action de le porter est encore plus discriminante.

4.2.3 L’expression des émotions

Les éléments 27 à 36 tiennent compte de l’expression des émotions par les parents. Les expressions suivantes sont notées : la joie, la tristesse, la colère, la désapprobation et enfin, toute autre expression d’émotion non mentionnée plus haut. Les émotions des parents peuvent être exprimées dans le texte, par leurs paroles ou par des descriptions, ou elles peuvent être représentées dans les illustrations par leurs expressions faciales. Les expressions de plusieurs émotions dans une même scène sont comptées séparément, mais l’expression d’une même émotion dans le texte et l’illustration n’est comptée qu’une seule fois.

4.2.4 La composition familiale

Le dernier élément rend compte de la composition familiale. Seule la famille du personnage principal du livre est considérée. Le modèle présenté dans le livre est noté uniquement lorsqu’il apparaît clairement, soit dans le texte ou dans les illustrations. Les modèles familiaux notés sont : les familles où deux parents de sexe différent vivent ensemble avec les enfants (que nous désignerons comme étant la famille traditionnelle), les familles où les deux parents sont de même sexe, les familles monoparentales dirigées par une femme ou par un homme, les familles où l’un des parents est décédé. Lorsqu’on ne peut déterminer avec assurance le modèle familial qui apparaît dans le livre, nous indiquons qu’il est inconnu. En ce qui concerne la famille traditionnelle, la présence des deux parents de sexe différent dans une même scène constitue un indice, selon ce qui est décrit ou ce qui apparaît dans les illustrations. Par exemple, on considère qu’ils font partie d’une même famille s’ils participent à des activités communes telles que prendre le repas, écouter la télévision, échanger des cadeaux, partager des tâches domestiques ou voyager.

4.3 Procédure d’objectivation de la grille d’analyse

Deux évaluatrices (dont la chercheure principale) se sont familiarisées avec la grille en analysant cinq livres ne faisant pas partie de l’échantillon. Des discussions ont suivi afin d’apporter des éclaircissements. Suite à cet exercice préliminaire, chacune a codé indépendamment les 47 livres compris dans l’échantillon en se servant de la grille décrite plus haut. Des accords inter-juges ont été calculés. En ce qui a trait à la présence des personnages dans les illustrations, le pourcentage d’accord entre les deux évaluatrices était de 95,2 %. Concernant la mention des parents dans le texte, il se situait à 94,8 %. Le pourcentage d’accord s’élevait à 92,3 % pour les interactions des parents avec leurs enfants, et à 80,7 % pour l’expression de leurs émotions. Enfin, concernant la composition familiale, le pourcentage d’accord entre les deux évaluatrices était de 100 %. Ces pourcentages signalent un excellent accord inter-juges. Puisque que les données recueillies sont de type nominal, les fréquences et les pourcentages servant à rapporter les résultats ont été calculés à partir des observations de la chercheure principale.

4.4 Méthode d’analyse des données

Des données descriptives rapportées sous forme de fréquences et de pourcentages ainsi que des tests-t pour échantillons pairés permettent de répondre aux trois premières questions de la recherche dans lesquelles les mères et les pères sont comparés en ce qui a trait à leur présence dans le texte et dans les illustrations, leurs interactions avec leurs enfants et l’expression de leurs émotions. Pour répondre à la quatrième question, des tests-t pour échantillons indépendants permettent de comparer les livres où l’on retrouve une famille traditionnelle et ceux où l’on retrouve les autres types de familles. Ceci permet de noter les différences selon la composition familiale en ce qui a trait aux interactions des parents avec leurs enfants et l’expression de leurs émotions.

5. Résultats

Les résultats sont présentés selon l’ordre dans lequel apparaissent les questions de la recherche. Les données descriptives et les résultats des analyses comparatives sont présentés de façon détaillée dans des tableaux. Les résultats les plus pertinents sont rapportés textuellement dans les sections qui suivent.

5.1 La présence ou la mention des parents

Parmi les 47 livres analysés, on retrouve 35 livres (74,5 %) dans lesquels des parents sont mis en scène dans les illustrations ou dans le texte. Les résultats suivants sont calculés à partir de ces 35 livres. Des mères sont présentes dans 32 livres (91,4 %) alors que l’on retrouve des pères dans 29 livres (82,9 %). Lorsque l’on considère les illustrations, on compte un total de 149 illustrations de mères et de 124 illustrations de pères. En moyenne, les mères sont donc illustrées plus souvent (M = 4,26 fois par livre, é.t. 4,51) que les pères (M = 3,60 fois par livre, é.t. 4,35), mais cela ne constitue pas une différence significative t = 0,644, p > 0,05. Comme on peut le voir au tableau 2, les mères ou les pères ne sont pas illustrés davantage avec leur fils ou avec leur fille.

Tableau 2

Comparaison entre les mères et les pères selon le nombre moyen (et son écart-type) de représentations dans les illustrations et le nombre de mentions par livre

Comparaison entre les mères et les pères selon le nombre moyen (et son écart-type) de représentations dans les illustrations et le nombre de mentions par livre

*p<0,05; **p<0,01; ***p<0,001

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En ce qui concerne la mention des parents dans le texte, on peut compter qu’au total, les mères sont mentionnées 355 fois et les pères 221 fois. Les mères sont significativement mentionnées plus souvent (M = 10,14 fois par livre, é.t. = 13,59) que les pères (M = 6,31 fois par livre, é.t. = 8,42), t = 2,158, p < 0,05. On voit au tableau 2 que l’un ou l’autre des parents n’est pas mentionné davantage par les fils ou les filles. Cependant, il s’avère qu’en ce qui concerne la mention des parents par une autre personne, la différence entre les pères et les mères est significative t = 2,591, p <0,05. Les mères sont mentionnées plus souvent (M = 3,83 fois par livre, é.t. 5,18) que les pères (M = 2,14 fois par livre, é.t. 3,57) par une personne qui n’est pas leur fils ou leur fille.

5.2 Les interactions avec les enfants

Il y a une différence significative dans le nombre total d’interactions que les mères et les pères ont avec leurs enfants t = 2,336, p <0,05. Dans chaque livre, l’interaction des mères avec leurs enfants est plus fréquente (M = 4,80, é.t. 5,58) que l’interaction des pères avec les enfants (M = 2,20, é.t. 3,08). De façon plus précise, on peut voir au tableau 3, que les mères et les pères se distinguent de façon significative en ce qui concerne deux actions : les mères étreignent et nourrissent plus souvent leurs enfants que ne le font les pères.

Nous avons comparé les interactions des parents en fonction du sexe de l’enfant. On remarque au tableau 3 que les mères et les pères ne se distinguent pas de façon significative en ce qui concerne les interactions qu’ils ont avec leurs filles. Cependant, en ce qui concerne le nombre d’interactions vis-à-vis leurs fils, on peut voir que les mères en ont plus (M = 3,23 interactions par livre, é.t. 4,44) que les pères (M = 1,09, é.t. 1,74), ce qui constitue une différence significative t = 2,834, p <0,01. De façon plus précise, on constate que deux actions vis-à-vis les fils distinguent significativement les mères et les pères : les mères touchent davantage leurs fils et leur parle plus souvent que ne le font les pères.

5.3 Expression des émotions

Les mères et les pères ne se distinguent pas significativement en ce qui concerne le nombre d’émotions exprimées dans chaque livre. Toutefois, on peut voir au tableau 4, qu’ils se distinguent de façon significative en ce qui concerne le nombre de fois où ils montrent leur désapprobation à l’enfant t = 2,070, p <0,05. Les mères expriment leur désapprobation plus souvent (M = 0,89 fois par livre, é.t. 1,81) que les pères. (M = 0,23 fois par livre, é.t. 0,60).

Tableau 3

Comparaison du nombre moyen d’interactions des mères et des pères, en général, avec leur fille et avec leur fils

Comparaison du nombre moyen d’interactions des mères et des pères, en général, avec leur fille et avec leur fils

*p<0,05; **p<0,01; ***p<0,001

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Tableau 4

Comparaison des mères et des pères quant à l’expression de leurs émotions

Comparaison des mères et des pères quant à l’expression de leurs émotions

*p<0,05; **p<0,01; ***p<0,001

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5.4 La composition familiale

Parmi les 35 livres dans lesquels figurent des parents, on note que des familles traditionnelles se retrouvent dans 25 livres (71,4 %). Dans les 10 autres livres, bien que des parents étaient présents, il a été impossible de déterminer avec assurance la composition familiale. Par exemple, dans trois de ces livres, le seul parent présent était un père alors que dans trois autres livres, il s’agissait d’une mère. Dans quatre livres, deux parents de sexe différent étaient présents, mais ils n’étaient pas mis en relation, ce qui fait que l’on ne pouvait pas soutenir avec assurance qu’il s’agissait d’une famille traditionnelle. Dans tous les livres, aucune allusion à la monoparentalité ou au décès d’un parent n’a été faite. Deux groupes de livres ont donc été formés : ceux dans lesquels on retrouve une famille traditionnelle et ceux dans lesquels la composition familiale est inconnue. Afin de voir si les parents des familles traditionnelles se distinguent des parents dans les autres familles quant aux interactions avec leurs enfants et l’expression de leurs émotions, nous avons effectué des comparaisons entre ces deux groupes. Les résultats de ces analyses apparaissent au tableau 5.

Tableau 5

Comparaison des actions des parents et de l’expression de leurs émotions selon la composition familiale

Comparaison des actions des parents et de l’expression de leurs émotions selon la composition familiale

*p<0,05; **p<0,01; ***p<0,001

FT = Famille traditionnelle; FCI = Famille dont la composition est inconnue

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On remarque deux types d’interaction qui distinguent significativement les mères qui sont dans des familles traditionnelles des mères qui sont dans les autres types de famille. Dans les familles traditionnelles, elles touchent leurs enfants plus souvent t = 2,263, p <0,05 et elles les étreignent plus souvent t = 2,281, p <0,05 que lorsque la composition familiale est inconnue. Quant aux pères qui sont dans les familles traditionnelles, un seul type d’interaction les distinguent significativement des autres pères. Dans les familles traditionnelles, ils portent parfois leur enfant (M = 0,20 fois par livre, é.t. 0,41) alors que ce comportement paternel est inexistant lorsque la composition de la famille est inconnue t = 2,449, p <0,05.

L’expression de certaines émotions des mères est affectée par la composition familiale. Dans les familles traditionnelles, elles expriment significativement plus de joie, t = 2,495, p <0,05, plus de tristesse, t = 2,138, p <0,05, et plus d’émotions non identifiées dans la grille t = 2,164, p <0,05, que les mères qui sont dans les autres familles. Parmi ces émotions, on a noté entre autre la fierté, la perplexité, la tendresse, l’impatience et l’inquiétude. En ce qui concerne les pères, on voit que ceux qui sont dans les familles traditionnelles expriment significativement un plus grand nombre d’émotions non identifiées dans la grille que les pères qui font partie d’une famille dont la composition est inconnue t = 3,637, p <0,01. Parmi les autres émotions exprimées par les pères, on retrouve la fierté, la panique, la lassitude, la tendresse, le dédain et la surprise.

6. Discussion

Cette étude avait comme objectif d’analyser les livres jeunesse canadiens publiés en français afin de voir s’ils véhiculent des stéréotypes sexistes à l’égard des parents. Nous voulions savoir dans quelles proportions les mères et les pères étaient illustrés et mentionnés dans les livres. Nous souhaitions également effectuer des comparaisons entre les mères et les pères concernant leurs interactions avec leurs enfants et l’expression de leurs émotions. Enfin, nous voulions vérifier l’influence de la composition familiale sur ces deux derniers éléments. La discussion sera effectuée en fonction de divers aspects en lien avec les quatre questions de la recherche.

6.1 La présence des parents dans les illustrations et leur mention dans le texte

Les mères et les pères se retrouvent dans presque le même nombre de livres. Dans les illustrations, ils figurent également dans des proportions similaires. Cependant, lorsque l’on considère le texte, les mères sont mentionnées dans une plus grande proportion que les pères. Ces résultats n’appuient donc qu’en partie les études qui maintiennent que dans la sphère familiale, les pères sont sous-représentés (Anderson et Hamilton, 2005; Brugeilles et al., 2002; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003; Quinn et Flannery, 2006). En fait, ils apportent une nuance intéressante car aucune de ces études n’a fait la distinction entre les deux entités que sont le texte et les illustrations.

Ce constat nous mène à considérer le travail des créateurs dans l’élaboration du livre jeunesse. Lagache (2006) fait une distinction entre la contribution de l’auteur et de l’illustrateur en soulignant que malgré les liens particulièrement étroits entre le texte et les illustrations que l’on retrouve dans certains livres jeunesse, au moment où l’illustrateur s’applique à mettre les mots de l’auteur en image, c’est son imaginaire qui est à l’oeuvre. On constate que dans les livres analysés, l’expression artistique des illustrateurs et des auteurs peuvent effectivement refléter des concepts divergents, mais complémentaires. Par exemple, un auteur peut décrire une scène ayant lieu dans le contexte familial sans pour autant faire référence à l’un ou l’autre parent. Par la suite, en mettant les mots de l’auteur en image, l’illustrateur peut dépeindre cette scène en y incluant une mère ou un père, sans pour autant être en contradiction avec les propos de l’auteur. D’autre part, on constate que dans les livres analysés, les mères sont mentionnées plus souvent, non pas par leurs fils ou leurs filles, mais par une autre personne qui peut être le narrateur. Il est donc possible que même si les mères ne sont pas illustrées plus souvent que les pères, la trame narrative développée par l’auteur leur attribue des rôles plus actifs que les pères, ce qui expliquerait pourquoi elles seraient évoquées plus souvent que les pères dans le texte. Quoi qu’il en soit, le déséquilibre numérique entre les mères et les pères observé dans le texte n’offre qu’une perspective permettant de noter les rapports entre les parents des deux sexes. Dans la prochaine section, nous nous intéressons aux interactions qu’ils ont avec leurs enfants.

6.2 Les interactions des parents avec leurs enfants

Nous avons observé que comparativement aux pères, les mères ont plus d’interactions avec leurs enfants, ce qui corrobore les résultats d’autres études (Anderson et Hamilton, 2005; Brugeilles et al., 2002; Ferrez et Dafflon Novelle, 2003; Quinn et Flannery, 2006). Cependant, dans nos résultats, on note que les interactions dans lesquelles les pères se montrent tout aussi impliqués que les mères sont plus diversifiées que dans d’autres études. S’il est vrai que les mères étreignent et nourrissent davantage leurs enfants que ne le font les pères, en ce qui concerne des actions telles que toucher l’enfant, lui parler, le porter, lui donner un baiser ou jouer avec lui, les mères et les pères ne se distinguent pas. Bref, bien que les pères aient moins d’interactions avec leurs enfants que les mères, ils sont représentés dans toute une gamme de comportements parentaux. Le fait que les mères aient plus d’interactions avec leurs enfants que les pères concorde avec la situation pouvant être observée dans les familles canadiennes. Selon des données de Statistique Canada (2006), 23 % des femmes consacrent 15 heures ou plus par semaine aux soins des enfants alors que ce pourcentage est de 14 % en ce qui concerne les hommes. On peut donc penser que dans la réalité, les mères ont effectivement plus d’interactions avec leurs enfants que les pères.

Par ailleurs, s’il y a lieu de se réjouir du portrait que présentent les livres analysés concernant la diversité des interactions des mères et des pères vis-à-vis leurs enfants, on peut se demander si le déséquilibre numérique dans le nombre d’interactions de chacun ne contribue pas à perpétuer une image stéréotypée à l’égard des rôles parentaux. Aux yeux des jeunes lecteurs, les mères peuvent forcément sembler plus disponibles, voire même plus compétentes que les pères pour donner des soins et de l’affection aux enfants. Cette possibilité fait écho à la situation qui prévaut dans d’autres médias. Sunderland (2000) s’est intéressée à la documentation destinée aux nouveaux parents concernant les rôles parentaux. Elle a trouvé que la plus grande part des responsabilités liées aux soins des enfants était attribuée aux mères. Quant aux pères, on leur octroyait plutôt l’image d’un assistant désorienté par ses nouvelles responsabilités, agissant surtout sous la direction d’une mère compétente. Pour sa part, Lazar (2000) a examiné des annonces publicitaires s’adressant explicitement à des parents et elle a trouvé que l’un des construits qui ressort avec force pour décrire les rôles parentaux est celui d’un père amusant, bouffon et malhabile, lequel complémente le rôle d’une mère sérieuse, responsable et efficace dans les soins prodigués aux enfants. On peut donc penser que les stéréotypes retrouvés dans la littérature jeunesse, conjugués à ceux qui sont présents dans les autres médias, peuvent contribuer à ce que les enfants développent des représentations parentales qui perpétuent une vision étroite et stéréotypée de la famille dans laquelle la mère est considérée comme étant la principale pourvoyeuse de soins et le père, un simple substitut. Il semble bien que, de part et d’autre, les médias, y compris la littérature jeunesse, contribuent à maintenir cette image. C’est l’avis de plusieurs chercheurs (Lamb, 1986; Raag et Rackliff, 1998; Silverstein, 1996) qui croient que les pères peuvent contribuer de façon notable au bien-être des enfants étant donné que bon nombre d’entre eux sont en mesure d’agir avec efficacité en prodiguant des soins de qualité aux enfants. Selon ces auteurs, une redéfinition de la paternité mettant l’accent sur les compétences parentales adéquates des pères est nécessaire afin que la représentation des rôles parentaux soit moins astreignante, tant pour les hommes que pour les femmes.

Quand on considère les interactions des parents en fonction du sexe de l’enfant, on constate que tous les comportements notés sont démontrées de façon comparable par les mères et les pères à l’égard de leurs filles. Cependant, en ce qui concerne les fils, les mères démontrent un plus grand nombre d’interactions que les pères à leur égard, plus particulièrement en les touchant et en leur parlant. Selon différentes études (Kulik, 2002; Snow, Jacklin et Maccoby, 1983; Thorne, 1993), dès la naissance, les parents agissent différemment à l’égard de leur enfant, selon qu’il s’agisse d’une fille ou d’un garçon. Dans ce processus de socialisation, il semblerait que ce ne soit pas seulement le sexe de l’enfant qui exerce de l’influence, mais également les caractéristiques des parents. En ce qui concerne plus spécifiquement le développement de l’identité sexuée de leurs enfants, les parents leur enseignent plus ou moins subtilement les valeurs qu’ils associent à la féminité et à la masculinité en modelant les comportements attendus (Lytton et Romney, 1991). Selon Kulik (2002), comparativement aux femmes, les hommes auraient tendance à imposer aux enfants des valeurs plus traditionnellement stéréotypées à l’égard des genres. Ainsi, on peut penser que dans les livres analysés, les pères tenteraient de démontrer que certains traits de la masculinité consistent à restreindre les interactions avec leurs fils, en particulier le dialogue et les contacts physiques, ces types d’interactions étant surtout réservées aux mères. C’est du moins un message que les jeunes lecteurs pourraient lire entre les lignes.

6.3 L’expression des émotions par les parents

On a constaté que dans les livres analysés, les mères exprimaient davantage leur désapprobation vis-à-vis les enfants que ne le faisaient les pères. Ce résultat reflète les conclusions d’Anderson et Hamilton (2005) qui ont noté que dans les livres destinés aux jeunes, les mères disciplinaient davantage les enfants que ne le faisaient les pères. Est-ce là un reflet de la réalité? Dans une étude portant sur la discipline familiale, Dumas et Lechowick (1989) se sont intéressés aux interactions entre les parents et les enfants dans diverses familles. Ils ont observé que les mères émettaient deux fois plus de réprimandes que ne le faisaient les pères dans le but de se faire obéir par leurs enfants. Le portrait observé dans les livres jeunesse serait donc crédible puisque selon les messages qu’ils véhiculent, les mères ont tendance à exprimer davantage que les pères leur désapprobation à l’égard de leurs enfants. Ainsi, dans les livres jeunesse, les lecteurs sont exposés à des normes ou à des attentes en ce qui a trait aux réactions des mères et des pères à la suite d’un comportement pouvant être jugé inacceptable. Si de surcroît, ils vivent une situation comparable dans leur milieu familial, tout concourt à ce qu’ils développent des représentations à l’égard des rôles parentaux concernant la gestion de la discipline qui peut leur apparaître comme étant une tâche étant dévolue aux mères.

6.4 La composition familiale

La composition familiale traditionnelle dans laquelle une mère, un père et des enfants vivent ensemble sous un même toit se retrouve dans un peu plus de 70 % des livres qui mettent des parents en scène. Dans la réalité, 80,3 % des enfants canadiens de 14 ans et moins vivent avec deux parents (Statistique Canada, 2006). Soulignons toutefois que ce pourcentage inclut peut-être des couples recomposés et des couples de même sexe. Quoi qu’il en soit, la tendance dans les livres jeunesse est de représenter des familles d’apparence traditionnelle.

Dans les livres analysés, les parents qui se retrouvent dans les familles traditionnelles se démarquent des autres parents. Dans les familles où il y a deux parents, les enfants sont plus souvent touchés et étreints par leur mère et ils sont plus souvent portés par leurs pères que dans les autres types de famille. En ce qui a trait à l’expression des émotions par les parents, dans les familles traditionnelles, les mères expriment plus souvent de la joie et de la tristesse et, tout comme les pères, elles expriment davantage d’autres émotions que les mères qui se retrouvent dans les autres types de famille. Certains chercheurs (Leve et Fagot, 1997; Thomson, McLanahan et Curtin, 1992) maintiennent que la composition familiale influence le style d’éducation adopté par les parents. Par exemple, Leve et Fagot (1997) observent qu’en situation de résolution de problème, les parents dans les familles monoparentales donnent moins de rétroactions à leurs enfants que les parents dans les familles traditionnelles. Quant à Thomson et al. (1992), ils soutiennent que dans les familles monoparentales, les parents exercent moins de contrôle et assurent moins de supervision auprès de leurs enfants que les parents dans les familles traditionnelles. Nos résultats ne nous permettent pas de nous prononcer sur les styles d’éducation démontrés par les parents dans les livres jeunesse analysés. Mais, puisque la composition familiale exerce de l’influence sur la dynamique familiale, nous postulons qu’elle affecte à la fois les interactions des parents avec leurs enfants et l’expression de leurs émotions. Bref, l’idéologie qui est transmise dans les livres jeunesse est que dans les familles traditionnelles, les parents créent une dynamique familiale qui peut sembler plus chaleureuse par le fait qu’ils entretiennent davantage certaines interactions positives avec leurs enfants et qu’ils sont plus enclins à montrer leurs émotions que les parents qui forment d’autres types de famille.

Les résultats de la présente recherche doivent être considérés à la lumière de certaines limites. En ce qui concerne l’échantillonnage, soulignons à nouveau que les livres analysés font partie du Palmarès de Communication-Jeunesse. Avant d’être suggérés aux jeunes lecteurs, ces livres ont été soumis à un examen effectué par des experts dans le domaine de la littérature jeunesse. Il est fort probable que des livres présentant de façon marquante des stéréotypes à l’égard des rôles parentaux aient déjà été écartés. Par ailleurs, dans les livres qui composent notre échantillon, les auteurs et les illustrateurs sont parfois les créateurs de plusieurs oeuvres. Il arrive qu’une même famille soit mise en scène dans plus d’un livre. C’est le cas notamment des livres de Paulette Bourgeois et Brenda Clarke qui relatent les aventures de Benjamin la petite tortue dans trois livres qui se retrouvent dans notre échantillon. La surreprésentation de cette famille peut donc avoir affecté nos résultats. La méthodologie constitue en elle-même une autre limite de l’étude malgré son objectivation. En effectuant l’analyse de contenu des livres sélectionnés, les évaluatrices ont dû faire une interprétation personnelle des textes et des illustrations afin de noter des éléments démontrant la présence ou l’absence de stéréotypes à l’égard des rôles parentaux. Influencées par leurs propres représentations des rôles parentaux, elles ont prêté un sens particulier aux textes et aux illustrations. Les résultats de leurs analyses se trouvent donc influencés par une part de subjectivité qui peut difficilement être éliminée. De plus, il faut reconnaître que leurs interprétations pourraient être différentes de celles que feraient les jeunes lecteurs auxquels ces livres sont destinés.

Conclusion

Au terme de cette étude, on constate que la littérature jeunesse canadienne publiée en français entretient certains stéréotypes sexistes à l’égard des mères et des pères. Dans les livres analysés, la famille traditionnelle domine et dans cette famille où les deux parents sont présents, la mère exerce un rôle plus actif que le père en ayant davantage d’interactions avec les enfants et en exprimant davantage sa désapprobation à leur égard. En ce qui concerne l’image du père, il faut reconnaître que comparativement à d’autres études, elle tend à s’enrichir par le fait qu’il entretient une diversité d’interactions avec ses enfants, mais elle demeure tout de même peu progressive car il se montre moins engagé que la mère. On peut donc dire que tout concourt pour assurer subtilement la transmission et la reproduction de stéréotypes sexistes voulant que la mère soit la principale responsable du bien-être de ses enfants alors que le père soit plus effacé dans la sphère familiale.

Le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes est une valeur importante dans la société canadienne. Cependant, on constate que le partage des responsabilités familiales n’est pas équitable, notamment en ce qui concerne les soins apportés aux enfants (Statistique Canada, 2006). Dans un tel contexte, la puissance de la littérature jeunesse en tant qu’instrument pouvant promouvoir l’égalité entre les genres est bien réelle et elle doit être soulignée. À l’heure actuelle, les auteurs, les illustrateurs et les éditeurs canadiens français ne semblent pas conscients de cet enjeu. Ils devraient se demander s’il est suffisant de représenter avec justesse les pratiques sociales actuelles alors qu’ils ont la possibilité de promouvoir des alternatives plus égalitaires. Cet élément est particulièrement important lorsqu’on considère le pouvoir qu’ont les créateurs d’influencer les représentations développées par les jeunes lecteurs et par le fait même, le pouvoir d’influencer les rapports sociaux entre les femmes et les hommes de demain.

Le but que nous poursuivons en explorant les stéréotypes dans la littérature jeunesse n’est certes pas de censurer les livres qui contiennent des éléments sexistes. Les livres les plus aimés par les enfants n’offrent pas tous une vision égalitaire des rapports entre les genres, mais ils ont assurément des qualités importantes puisqu’ils suscitent un certain engouement chez les jeunes lecteurs. D’ailleurs, certains livres qui ne présentent pas nécessairement une vision égalitaire des genres peuvent mettre en évidence d’autres valeurs importantes pour favoriser des rapports harmonieux dans la société. Nous souhaitons toutefois que les parents et les éducateurs puissent faire des choix avertis lorsqu’ils suggèrent des livres aux enfants. De plus, nous croyons en la nécessité d’enseigner aux enfants à faire une lecture critique des textes qui leur sont suggérés. Il importe de les amener à déconstruire les discours dominants pour saisir les discours sous-jacents non seulement par rapport au sexisme mais dans tous les domaines où il peut y avoir de la discrimination.

D’autres recherches doivent être effectuées afin de mieux circonscrire les idéologies que véhicule la littérature jeunesse vis-à-vis les rôles parentaux, de même que les autres formes de stéréotypes qui peuvent s’y retrouver. Il est clair que c’est un aspect de la recherche qui a été négligé jusqu’à présent. En outre, il faudrait voir si des stéréotypes sexistes se retrouvent également dans les romans jeunesse, lesquels s’adressent à un autre public qui est aussi susceptible d’être influencé par les valeurs transmises dans les livres. Enfin, puisque la lecture est un processus de construction de sens, il serait intéressant d’étudier la façon dont les jeunes lecteurs interprètent les stéréotypes auxquels ils sont exposés dans les livres jeunesse. L’influence marquante de la littérature jeunesse sur les rapports sociaux est une raison suffisamment importante pour justifier qu’on s’y intéresse davantage.