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La relation entre le travail salarial et le traitement par les autorités nationales du handicap se comprend dans un rapport complexe au contexte politique, économique et social. Avec la loi de 11 février 2005, les politiques publiques françaises s’inscrivent dans un mouvement européen qui tend à promouvoir le travail en milieu ordinaire des personnes en situation de handicap. Ce mouvement est soutenu par des principes de citoyenneté et de participation sociale. Cette politique d’activation envers les personnes en situation de handicap rejoint les politiques de l’emploi qui ont été mises en place dans les autres sphères de l’intervention publique de l’État français. Elle se comprend donc comme une forme hybride entre deux modèles d’intervention, l’un plutôt libéral tendant vers des sanctions positives ou négatives pour favoriser le retour à l’emploi des inactifs et l’autre à tendance universaliste proposant une large gamme de dispositifs pour palier le manque d’emploi (Barbier, 2002). Ainsi, l’allocation adulte handicapée peut désormais être cumulée avec le statut de travailleur handicapé, ouvrant la possibilité de conjuguer une allocation avec une activité salariée dans le milieu ordinaire ou les dispositifs spécialisés.

Nous proposons, à travers l’étude de trajectoires professionnelles de jeunes adultes souffrant de troubles psychiques, d’examiner des parcours d’emploi en milieu ordinaire et dans la filière spécialisée du handicap. L’objet de cet article est de questionner les difficultés qu’ont les personnes en situation de handicap psychique à trouver et à conserver un emploi dans le milieu ordinaire de travail, et de ce fait, à sortir de la filière spécialisée du handicap dans un contexte où la mise au travail des personnes handicapées est valorisée à travers deux conceptions du handicap : la conception sociale, qui reconnaît les barrières environnementales, et la conception biomédicale, qui individualise le désavantage social.

Après avoir défini les différents principes qui sous-tendent les débats politiques au sujet de l’activité salariale et du handicap, nous examinerons l’évolution des orientations des politiques publiques françaises en faveur de la mise au travail des personnes en situation de handicap en l’intégrant dans un mouvement supranational et européen. Enfin, nous décrirons des parcours d’insertion professionnelle, du milieu ordinaire au milieu protégé afin de dégager un processus d’accès aux filières spécialisées, processus qui rend difficile un retour vers le milieu ordinaire.

Les résultats rapportés sont issus d’une enquête de trois ans effectuée à Toulouse de 2005 à 2008[1], au moment de la mise en vigueur de la nouvelle loi sur le handicap et de la restructuration des Maisons départementales pour les personnes handicapées (MDPH). Elle est basée sur un suivi longitudinal de trois ans avec trois phases de recueil de données sous forme d’entretiens semi-directifs auprès de jeunes adultes qui ont vécu une prise en charge psychiatrique en secteur ou dans une institution médico-sociale. Les 21 jeunes interrogés – 7 femmes et 14 hommes – avaient de 17 à 24 ans au moment de la première phase. De plus, pour chacun, au moins un membre de la famille ou un professionnel de santé ou du social qui a participé à la prise en charge a été interrogé. L’enquête s’est déroulée dans deux secteurs infanto-juvéniles et un secteur adulte de psychiatrie, dans deux instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques[2] (ITEP), un établissement et service d’aide par le travail[3] (ESAT), un centre de soin aux toxicomanes et une association de familles et d’amis de malades psychiques. Pour compléter les données, des entretiens complémentaires avec des travailleurs handicapés et des professionnels ont été menés dans deux ESAT.

La visée de cette méthode particulière est de construire des trajectoires au sens de Strauss pour cerner le travail collectif autour de la maladie (Strauss, 1992) et de relever, par le croisement d’entretiens, différents points de compréhension de la construction des parcours professionnels (Drulhe, 1994).

L’activité salariale selon une vision sociale ou individuelle du handicap 

Les débats politiques dans le champ du handicap font opposer traditionnellement les défenseurs de l’égalitarisme des chances contre les défenseurs de l’égalitarisme démocratique et se traduisent par une « opposition entre une politique de non-discrimination et une politique de compensation du handicap » (Demuijnck et al., 2006 : 30). En fait, ce sont deux définitions du handicap qui s’opposent. La première, dite « vision sociale du handicap », est soutenue par le principe de non-discrimination en situant le problème du handicap du côté de l’environnement, alors que la seconde, dite « vision biomédicale », souligne l’incapacité individuelle qu’il faut compenser. La vision sociale du handicap a surtout été diffusée en Grande-Bretagne et aux États-Unis par les Disability Studies. En 1983, Michael Olivier oppose le modèle social du handicap à un modèle individuel imprégné de « la théorie de la tragédie personnelle » qui implique un traitement médicalisé. Au contraire, le modèle social du handicap a la volonté de mettre en avant une expérience collective et définit le handicap comme étant une conséquence de barrières construites par la société (Olivier, 1983). Dans cette conception, le handicap s’explique par un environnement non adapté. Le travail ainsi que bien d’autres institutions sociales sont en partie inaccessibles et empêchent la personne en situation de handicap de participer pleinement à la société salariale et de se construire une identité sociale (Coudroglou et Poole, 1984 ; Abberley, 2002). De son côté, le modèle individuel ou biomédical est basé sur un principe de discrimination positive qui confère un statut permettant de compenser la déficience. Ces deux modèles sont donc soumis à des principes différents. Le modèle social porte les valeurs de citoyenneté et d’accessibilité aux diverses institutions sociales. Le modèle individuel ou médical est sous-tendu par les principes de discrimination positive et de compensation. Ce sont ces principes qui, dans le cadre du problème de l’emploi des personnes handicapées, ont été discutés en Europe et en France lors de l’élaboration des différentes lois.

Des politiques du handicap entre compensation et non-discrimination

Ces deux approches du handicap ont respectivement orienté différentes politiques publiques. Le principe de non-discrimination s’incarne plutôt dans les politiques menées dans le nord de l’Europe : en Grande-Bretagne, en Irlande et dans les pays scandinaves. Ainsi, dans cette perspective, l’emploi en milieu ordinaire est privilégié dans une problématique d’accessibilité. Le principe de discrimination positive se retrouve dans les politiques allemandes, françaises, autrichiennes, grecques, italiennes et espagnoles. Elle se traduit par l’instauration de quotas en vue de pallier l’inégalité des chances. Mais dans les faits, ces deux approches théoriques qui définissent des orientations d’actions admettent des nuances et il n’est pas rare qu’une loi accepte des principes appartenant à une autre vision du handicap. Ainsi, même si en France les autorités nationales ont construit leurs politiques du handicap depuis la fin des années 1950 en partant plutôt d’une définition individuelle du handicap, et sont donc soutenues par des principes de discrimination positive et de compensation de la déficience, il n’en reste pas moins qu’elles s’appuient de plus en plus sur des principes relevant de la vision sociale du handicap. Mais l’introduction d’une dimension environnementale dans les orientations politiques s’est faite de façon progressive.

Du reclassement professionnel à la participation sociale

Le handicap est une notion assez récente dans les lois françaises et a pour origine l’invalidité qui s’opposait à la capacité d’avoir un travail. Ainsi, les premières mesures opposent les personnes valides à celles qui ne peuvent pas travailler, comme l’illustre la Convention du 19 mars 1773 : « tout homme a droit à subsistance, par le travail s’il est valide, par les secours gratuits s’il est hors d’état de travailler ». Cette opposition a été assouplie avec les ordonnances de 1945 qui, en créant la sécurité sociale, ont pris en compte la rééducation fonctionnelle et la réadaptation professionnelle des personnes handicapées. Mais ce n’est qu’à la fin des années 1950, dans la Loi du 23 novembre 1957, qu’est introduite la notion de travailleur handicapé. Cette loi est orientée par une vision individuelle du handicap puisqu’elle crée une filière de travail protégé et institue une obligation d’emploi de 10 % des effectifs des entreprises privées de 10 salariés et plus, même si elle a été en réalité peu appliquée.

Le mouvement qui tend à rendre aux personnes en situation de handicap une activité professionnelle va se poursuivre et s’accentuer dans les législations successives jusqu’à nos jours. En effet, l’orientation professionnelle des personnes handicapées adultes devient une « obligation nationale » avec la Loi d’orientation du 30 juin 1975, et les commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) sont créées et ont seules la légitimité de définir le handicap et le statut correspondant : de l’incapacité de travailler à l’orientation en milieu ordinaire ou en milieu protégé dans les filières spécialisées. Mais à côté de l’orientation professionnelle, l’État et l’ensemble des institutions se voient confier la responsabilité de « l’intégration sociale » des personnes reconnues handicapées. Il ne s’agit plus seulement d’insertion dans l’emploi, mais d’accès aux activités de la société comme « les sports et les loisirs ». Aussi, en ajoutant un principe de solidarité, cette loi prend pour la première fois en compte l’implication des « familles, de l’État, des collectivités locales, des établissements publics, des organismes de sécurité sociale, des associations, des groupements, organismes et entreprises publics et privés » pour permettre l’autonomie des personnes en situation de handicap. Subséquemment, avec la Loi d’orientation du 30 juin 1975, le handicap devient « une affaire publique » et ceci notamment sous la pression des groupes revendicatifs et des associations (Chauvière, 2000 : 397). Malgré cet effort d’introduire une variable environnementale dans la responsabilité du désavantage social, la Loi d’orientation de 1975 a pourtant favorisé les orientations en milieu protégé, alors présentées comme une voie d’accès à l’insertion professionnelle même s’il y a peu de transitions dans les faits (Lasnier, 2003 : 27).

Sous l’impulsion des critiques émanant en partie des associations, la Loi de 1975 est réformée par la Loi du 10 juillet 1987 qui veut davantage promouvoir et faciliter l’insertion en milieu ordinaire en rendant l’obligation d’emploi de 6 % des travailleurs handicapés effective à l’ensemble des entreprises de plus de 20 salariés, dans le secteur privé, mais aussi dans les administrations publiques. Ainsi, même si elle maintient un principe de discrimination par quotas, la Loi de 1987 veut renforcer la participation des personnes en situation de handicap dans la vie économique et sociale. D’autre part, la place de plus en plus importante faite à la définition citoyenne de la personne en situation de handicap va être amplifiée par un mouvement supranational porté en Europe par une vision environnementale du handicap et qui prône à ce titre des principes de « non-discrimination » et de « citoyenneté ». Par exemple, la directive européenne du 27 novembre 2000 confirme la volonté politique d’intégration des personnes handicapées par l’emploi et les États membres sont dans l’obligation de mener une politique active pour favoriser la participation des personnes en situation de handicap, en renforçant l’accessibilité des institutions sociales et en privilégiant le travail en milieu ordinaire. Par conséquent, que ce soit par compensation ou par accessibilité, la préoccupation politique se définit par la participation sociale des personnes en situation de handicap.

La ligne de partage entre les deux approches du handicap s’effrite donc au fil des lois, jusqu’à atteindre son apogée en 2005. En effet, la Loi de 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », actuellement en vigueur, est un compromis entre le modèle individuel et le modèle social du handicap en intégrant la dimension de l’environnement comme facteur de désavantage social, mais en gardant une définition du handicap basée sur des « altérations de fonction ». Elle est légitimée selon trois principes : garantir le libre choix du projet de vie, permettre une participation effective à la vie sociale et placer la personne au centre du dispositif. Ainsi, l’orientation professionnelle de la personne en situation de handicap qui dépend encore d’un statut particulier est intégrée dans un projet englobant l’ensemble de la vie sociale de la personne selon le modèle de participation sociale. Le travail en milieu ordinaire n’est qu’une composante d’un projet de vie, mais il reste le garant du maintien de la participation active à la vie sociale.

Avec cette approche politique du handicap qu’inaugure la loi de 2005, en mêlant à la fois ce qui relève du principe de citoyenneté avec la garantie de la participation active à la vie sociale et ce qui relève du principe de compensation avec le maintien d’un statut particulier qui permet la discrimination positive, la législation française a voulu dépasser les critiques visant les filières spécialisées de travail tout en conservant le principe de compensation par une approche du handicap caractérisée par un « traitement personnalisé intégrant une dimension temporelle et biographique » (Winance, Ville et Ravaud, 2004 : 117-118). Selon Serge Ebersold, « le modèle participatif associe les relations sociales à un système contractuel au sein duquel les individus sont à même de négocier leur identité et leur appartenance » (Ebersold, 2002 : 285). Dans ce modèle, qui prône à la fois l’égalité démocratique et l’égalité des chances, la personne en situation de handicap devient acteur de sa prise en charge en participant à divers choix d’orientation et responsable non seulement de sa trajectoire professionnelle, mais aussi de sa trajectoire sociale.

Des mesures favorisant le travail en milieu ordinaire

Avec la montée du principe de participation sociale et face aux nombreuses critiques faites aux filières spécialisées, les autorités nationales en Europe ont privilégié le travail en milieu ordinaire sur le plan des politiques de l’emploi et du handicap. Dominique Velche a relevé trois types de stratégies : d’abord, rendre plus accessible le milieu ordinaire, ensuite éviter l’orientation en filière spécialisée et en faire sortir ceux qui y sont rentrés, enfin rendre moins attractives les modalités de remplacement des rémunérations du travail accordées pour handicap (Velche, 2006). En France, effectivement, les projets d’insertion établis dans les prises en charge médico-sociales suivent ces axes dans la Loi de 2005. Le milieu ordinaire, même accompagné, est préféré au milieu protégé, et lorsque celui-ci est choisi, ce n’est dans les nouveaux textes de loi que transitoire. C’est pourquoi les centres d’aide par le travail (CAT) sont devenus des établissements et services d’aide par le travail (ESAT) avec l’idée que l’institution a des objectifs de formation et d’orientation. En ce qui concerne les institutions spécialisées pour mineurs, des formations axées sur l’insertion en milieu ordinaire sont proposées avec notamment le centre de formation pour apprentis spécialisés (CFAS) qui est une mise à niveau scolaire afin d’intégrer la filière classique du centre de formation pour valider un diplôme. Enfin, l’allocation adulte handicapé (AAH), auparavant réservée aux personnes justifiant leur incapacité à travailler, devient cumulable avec une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) favorisant ainsi l’accès à des emplois dans le milieu ordinaire.

À travers l’étude de trajectoires professionnelles de jeunes adultes souffrant de troubles psychiques, nous interrogeons la mise en place effective de la priorité du travail en milieu ordinaire pour les personnes en situation de handicap. En fait, il s’agit de poser la question des processus qui conduisent les parcours professionnels vers le milieu protégé afin d’apporter des éléments de compréhension sur les difficultés d’un retour vers le milieu ordinaire.

Des parcours d’insertion professionnelle entre ruptures et stages

Bien avant la décohabitation familiale ou la fondation de sa propre famille, l’insertion professionnelle est apparue comme une priorité pour les jeunes adultes interrogés. En effet, l’expérience de l’inactivité est une situation dévalorisante, témoin des incapacités pour certains, d’une forme de rejet pour d’autres. La reprise d’une activité professionnelle est un moyen d’acquérir l’indépendance financière vis-à-vis de la famille, mais elle est surtout vécue comme une forme de retour vers le social. Non seulement elle témoigne d’une sorte de guérison lorsque les temps de soins s’amoindrissent au profit des temps de travail, mais elle configure un nouveau statut dans lequel ce ne sont pas les difficultés liées aux troubles qui sont mises en avant, mais la capacité à participer au jeu commun de la société. Ainsi, le travail en milieu ordinaire prouve que la maladie n’entraîne pas une situation de handicap. Dans les discours, ce sont bien deux temps qui s’opposent, celui du soin et celui du travail. En effet, le travail en milieu ordinaire permet de mettre la maladie entre parenthèses lorsque la prise en charge était quotidienne et prouve l’absence de désavantage social.

L’accès au statut de handicap

Le suivi longitudinal des jeunes adultes interrogés montre des trajectoires professionnelles instables marquées par des tentatives échouées d’insertion dans l’emploi ordinaire et qui relèvent des retours dans des temps de soins plus intensifs. Les ruptures professionnelles au début de l’âge adulte des personnes souffrant de troubles psychiques ne sont pas rares puisqu’elles concernent dans nos monographies 11 jeunes adultes sur les 17 ayant tenté une insertion en milieu ordinaire. Si, dans les premiers temps, la reconnaissance de la situation de handicap est rejetée, elle n’est intégrée au projet professionnel qu’après une succession de tentatives d’insertion non abouties. L’expérience de l’échec a été pour ces jeunes le témoin de l’incapacité à travailler. En effet, les tentatives d’accès à l’emploi sont vécues comme un moyen de sortir d’une prise en charge intensive, et de façon indirecte, de prouver une absence de désavantage social et donc de handicap. Le statut de personne en situation de handicap et les prestations associées ne sont donc pas demandés. Par exemple, un jeune rejette la reconnaissance de situation de handicap en se justifiant par le fait qu’il « se réinsère dans la vie professionnelle » et qu’il « quitte le soin » : « Non, j’arrive à la fin de mes soins. […], Je me réinsère dans la vie professionnelle » (Cédric, 22 ans, en attente de formation).

Le rejet de la reconnaissance de handicap est légitimé par une situation professionnelle d’insertion et de maintien dans le milieu ordinaire. À l’inverse, les jeunes adultes souffrant de troubles psychiques accèdent au statut de handicap lorsque l’insertion et le maintien dans l’emploi ont échoué à plusieurs reprises. Dans ce cas, les personnes reconnaissent leurs difficultés et la perspective d’un nouvel emploi devient angoissante. Par exemple, un jeune adulte raconte une rupture professionnelle en évoquant les conditions difficiles de l’emploi, mais il souligne son appréhension à la perspective de reprendre un emploi par le sentiment de « ne pas être à la hauteur » :

Oui, j’ai retravaillé en mi-temps thérapeutique et ça n’a pas marché. Je ne sais pas si c’était à cause de la pression ou le travail qui était trop dur je ne sais pas, mais j’ai pété les plombs. […] [Sur la question du retour à l’emploi] en fait, c’est plutôt dans ma tête que ça pose problème parce que j’ai l’impression de ne pas être à la hauteur, j’ai peur de péter les plombs à nouveau à cause de la pression… (Patrick, 24 ans, sans emploi)

De la même façon, cette jeune femme exprime un doute quant à ses capacités à gérer la pression de l’emploi. Elle raconte qu’elle a quitté son dernier emploi de serveuse :

C’est pour ça que j’ai pété les plombs aussi, mon patron n’a peut être pas été délicat non plus euh sur certains points euh voilà. J’ai peut-être plus de fragilité que quelqu’un d’autre à… ça fait que j’ai peut être plus de difficultés à gérer quand ça va mal ou euh […], mais d’un certain côté je me dis que j’aurai pu tenir plus longtemps, mais à un certain stade j’ai préféré me protéger en fait parce que voilà je rentrais le soir, je pleurais de surcharge quoi, d’énervement, c’était voilà c’était pas agréable. (Emma, 19 ans, sans emploi)

Les mauvaises expériences dans l’emploi se répercutent donc dans les projets professionnels :

Comment vous l’envisagez, ce retour [à l’emploi] ?

Ben je n’y pense pas parce que sinon après ça va pas. Là vraiment je fais l’autruche, je vais le faire au dernier moment. […] pour mon métier, j’essaie de ne pas y penser, mais je crois que je n’y arriverais pas, déjà il faut que je reprenne les cours, déjà ça ce n’est pas évident, que je retrouve un stage, et vu comment ça s’est passé la dernière fois, enfin je ne sais pas, j’ai vraiment une conviction que je n’y arriverais pas. (Éloise, 23 ans, en attente de formation)

Les jeunes adultes confrontés à l’échec professionnel expriment les difficultés qu’ils ont rencontrées dans l’emploi. Ils racontent leur expérience sous le registre de la souffrance. Or, ils vont remettre en cause leurs propres capacités de gestion de stress ou de la pression, ils vont relever leur « fragilité » et leurs limites dans le domaine professionnel et le retour à l’emploi devient anxiogène. Dès lors, une reconnaissance de situation de handicap arrive dans ces trajectoires professionnelles marquées par des ruptures pour permettre au jeune souffrant de troubles psychiques de « se reposer un peu entre-temps » : « dans le milieu protégé avec des horaires adaptés et tout ça. Donc, je vais faire ça entre temps, en attendant et j’attends de toucher l’allocation, on me conseille de me reposer un peu entre-temps, donc dès que je vais commencer à toucher l’AAH, commencer à attendre quelques mois » (Anthony, 18 ans, en attente de reconnaissance de situation de handicap).

La situation professionnelle prouve ou non l’absence d’incapacités liées à la maladie mentale. Elle permet de justifier la capacité des personnes à être autonomes dans l’espace social en cas de maintien dans l’emploi. Au contraire, les ruptures professionnelles ont pour conséquence la poursuite d’un accompagnement médico-social et un accès aux prestations pour les personnes handicapées. Dans les discours, les conditions de travail difficiles peuvent expliquer les échecs professionnels, mais l’accès au statut de personne handicapée n’arrive qu’après la reconnaissance des difficultés individuelles à conserver un emploi. Ce statut permet de travailler dans le milieu ordinaire ou dans les filières adaptées.

L’accès au milieu ordinaire avec le statut de travailleur handicapé

Les difficultés d’accès à l’emploi en milieu ordinaire ont pu être constatées dans deux situations, soit à la sortie d’une institution de prise en charge médico-sociale, soit après une rupture biographique due à la maladie psychique.

Le passage de la prise en charge dans l’enfance à une insertion dans le milieu ordinaire peut se dérouler par l’intermédiaire d’un dispositif de formation permettant l’accès au bout d’un an à une formation ordinaire. C’est un dispositif intermédiaire entre la filière spécialisée et le milieu ordinaire. Cependant, les trajectoires des jeunes adultes intégrés dans ce dispositif montrent les difficultés d’accéder à la formation classique. Le stage permettant l’accès à la filière classique est souvent ce qui pose problème aux personnes, dans le fait de le trouver, mais aussi de le conserver. Sinon, le passage de l’institution spécialisée au milieu ordinaire peut se faire directement à la sortie de l’établissement. Le statut de travailleur handicapé est alors demandé automatiquement. Nous avons relevé dans l’étude de nos trajectoires que les insertions réussies étaient facilitées par un travail préalable en réseau entre les professionnels de l’établissement médico-social et les professionnels des entreprises locales. Les jeunes adultes faisaient dans un premier temps un certain nombre de stages dans ces entreprises. Mais, si le stage permet de faire un lien entre la filière spécialisée et le milieu ordinaire, et de ce fait de combiner un accompagnement médico-social avec une expérience professionnelle, il n’est pas le garant d’une insertion en milieu ordinaire sur le long terme. Les 11 jeunes adultes rencontrés ayant eu une prise en charge dans l’enfance ont fait plusieurs stages en entreprises et 10 d’entre eux ont eu accès au statut de travailleur handicapé. Au cours de la troisième phase de recueil de données, un seul travaille depuis plus de trois ans dans la même entreprise, un a été contraint de quitter son emploi pour cause d’hospitalisation, les neuf autres oscillent entre stages et difficultés d’accès et de maintien dans l’emploi. Ils occupent les espaces spécialisés de l’insertion professionnelle.

D’autre part, la reconnaissance de travailleur handicapé peut être demandée après une succession de ruptures professionnelles. Dans un premier temps, ce statut permet d’avoir accès au dispositif d’aide à l’emploi des personnes handicapées. Sur le plan de nos monographies, 2 jeunes adultes ont fait les démarches pour avoir ce statut sur les 10 qui ont amorcé une prise en charge médicale au début de l’âge adulte. Contrairement aux personnes du premier groupe qui ont arrêté leur scolarité précocement, ils ont un niveau d’étude plus élevé. Malgré cela, ils ont abandonné leur cursus à cause de la maladie et se sont réorientés. Le statut de travailleur handicapé leur permet donc d’accéder aux prestations spécialisées comme des dispositifs particuliers d’aide à l’emploi et de formation. Les personnes concernées n’avaient pas trouvé d’emploi à la fin de l’enquête et restaient bloquées entre deux stages dans ces filières intermédiaires d’insertion professionnelle.

Par exemple, cette éducatrice spécialisée raconte leurs démarches pour trouver un stage à un jeune afin de préparer sa sortie de l’institution de prise en charge :

Lui, il voulait faire du commerce au début, dans la vente. Il a été au CFAS, c’est le centre de formation d’apprentis spécifiques, il a fait des stages et tout ça, mais en fait on n’a pas réussi… on n’est pas arrivé à avoir un contrat d’apprentissage. Ça a été une expérience un peu dure pour lui parce que comme je dis hein l’origine étrangère et surtout arabe, quand vous vous présentez pour trouver du travail, bon vous cumulez les handicaps. Et c’est vrai que lui il était vraiment frustré parce qu’il était tellement volontaire qu’il cherchait lui-même des employeurs, comme ça il a bien vu la difficulté que c’était d’appeler et puis : « Oui, oui, c’est possible » et puis arriver devant tout le monde : « On vous rappellera ». Ça, c’est… alors il est allé comme ça… de l’expérience, ce n’est pas un échec, c’est une autre difficulté, c’est vraiment les difficultés supplémentaires qu’il se rajoutait avec les expériences. […] [Après ça] il a trouvé [un stage d’] ambulancier. Jusqu’à maintenant, on n’en avait pas parlé du tout, du tout, du tout et c’est vrai que ça a marché. Mais parce que je crois qu’il avait fait… qu’il avait bien acheminé, qu’il était prêt. (Éducatrice spécialisée, ITEP)

Bien que cette éducatrice spécialisée mentionne dans son récit des difficultés environnementales pour trouver un stage, par exemple l’épreuve de la discrimination, ce sont les compétences du jeune qui sont mises en avant pour expliquer la réussite du dernier stage. Les échecs sont perçus comme forgeant l’expérience, jusqu’à ce qu’il soit lui-même « prêt ». Ici, le fait d’être « prêt » est découplé de la qualité d’être « volontaire » et motivé. En fait, le jeune doit développer un certain savoir-faire professionnel de la recherche d’emploi. La période d’inactivité est « devenue une période d’apprentissage durant laquelle se surmontent les déficits freinant l’accès ou le maintien dans l’emploi » (Ebersold, 2004 : 96). Or, pour les jeunes adultes souffrant de troubles psychiques, ces déficits d’accès et de maintien à l’emploi sont difficilement surmontables à cause de la gestion de la pression dans l’emploi ou de la professionnalisation de l’inactivité. Ainsi, la période de recherche d’emploi ou de stage n’aboutit que rarement sur une insertion professionnelle effective.

L’insertion en milieu ordinaire avec le statut de travailleur handicapé se heurte donc à plusieurs difficultés. D’un côté, les dispositifs de formation intermédiaire entre le milieu spécialisé et le milieu ordinaire sont rendus difficiles par le stage d’apprentissage que les jeunes ont du mal à trouver et conserver. De l’autre, la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé comme accès au milieu ordinaire ne garantit pas la stabilité de l’emploi. Les dispositifs d’insertion professionnelle spécialisés, définis comme intermédiaire entre les filières du handicap et du milieu ordinaire, se remplissent et peinent à insérer les personnes dans l’emploi. Pour autant, ce sont les compétences individuelles de la personne qui sont mises en avant pour expliquer les difficultés ou les réussites d’insertion.

Le travail en milieu protégé

L’orientation vers le travail en milieu protégé arrive lorsque les incapacités à travailler en milieu ordinaire ont été constatées par le personnel soignant et encadrant des institutions médico-sociales ou sanitaires, mais aussi par le jeune et sa famille. Elle n’est demandée qu’après des tentatives échouées d’insertion professionnelle et des stages qui n’aboutissent pas. Un directeur d’ESAT explique que l’entrée dans la filière adaptée du travail ne peut se faire sans un « deuil du monde ordinaire, d’un passé », il rajoute qu’il faut « travailler le projet avant de venir ici ». Ces conditions d’entrée dans le milieu adapté de travail expliquent donc les difficultés d’un retour vers le milieu ordinaire.

Les tentatives d’un retour vers un travail en milieu ordinaire se font avec des stages. Les professionnels ayant la charge de réinsérer les travailleurs handicapés soulignent la nécessité de travailler l’insertion professionnelle sur deux plans : environnemental et individuel. Sur le plan environnemental d’abord, ils construisent un réseau avec les entreprises qui acceptent de prendre des stagiaires souffrant de maladies psychiatriques ; il s’agit alors de faire un travail d’information sur leurs difficultés spécifiques pour qu’ils puissent adapter le travail. Sur le plan individuel, les professionnels doivent maintenir un accompagnement afin de prévenir d’éventuelles ruptures. En fait, dans de nombreux cas, l’institution doit conserver un lien entre le travailleur handicapé et l’entreprise. Malgré cela, le stage débouche très rarement sur un emploi effectif. Par exemple, dans un centre d’aide par le travail spécialisé pour les personnes en situation de handicap psychique, ils n’ont eu qu’une insertion réussie en cinq ans. Sur le plan de nos jeunes adultes interrogés lors de la troisième phase d’enquête, quatre travaillaient dans le milieu protégé depuis trois à cinq ans et trois y ont accédé après plusieurs années d’échec d’insertion professionnelle. Parmi eux, un seul a fait un stage qui n’a pas abouti.

Dans les discours des professionnels, nous retrouvons l’idée que le milieu ordinaire est inadapté aux fragilités de certains travailleurs handicapés : « J’ai entendu que le travail est pathogène, où est la place de la réinsertion là-dedans ? » (Directeur d’ESAT).

Alors, ça devrait être une étape, après pour certaines personnes, le monde extérieur c’est trop difficile parce qu’on a de plus en plus de gens qu’on va pouvoir envoyer ou en stage ou alors travailler à mi-temps ou alors travailler quelques mois en entreprise et qui reviennent, mais qu’il y ait des passages comme ça, que ça ne soit pas un monde clos […]. Ce n’est pas un monde clos. Mais après comme les textes le voudraient qu’on ne soit qu’un passage, je pense que ce n’est pas possible. (Psychologue d’ESAT)

Contrairement aux dispositifs de prise en charge pour adolescents qui préparent l’insertion professionnelle et qui travaillent sur les compétences des jeunes à chercher et à se maintenir dans l’emploi, les professionnels des ESAT définissent les difficultés d’accès au milieu ordinaire par un environnement non adapté, voire « pathogène ». Dans ce cadre, les professionnels vont tenter de changer la représentation de la maladie mentale et de ses conséquences sur l’emploi au niveau du bassin de recrutement du département. Il ne s’agira pas tant d’améliorer les compétences de la personne en situation de handicap que d’améliorer les conditions de travail en milieu ordinaire et d’accompagner la personne pour pallier ses fragilités.

Les établissements et services d’aide par le travail sont certes ouverts sur le milieu ordinaire de travail. Les professionnels de la réinsertion travaillent en réseau et maintiennent un accompagnement médico-social de la personne. Or, si le milieu adapté ne devrait être qu’une étape vers le milieu ordinaire, les difficultés inhérentes aux conditions de travail rendent difficile l’insertion effective. Dès lors, la filière spécialisée, à défaut d’être transitoire, demeure un espace intermédiaire en donnant un accès au milieu ordinaire avec des stages. Le milieu protégé de travail n’est pas un monde fermé sur l’environnement commun, mais il peut difficilement garantir une sortie vers le travail en milieu ordinaire du fait même des conditions d’entrée qui témoignent des difficultés des personnes à travailler. Au même titre que les dispositifs d’insertion professionnelle spécialisés, la filière protégée s’engorge sans porte de sortie, avec le problème de la pénurie de places dans ces institutions.

Sur le plan de l’emploi et du travail, les jeunes adultes souffrant de troubles psychiques subissent une « double précarisation » (Paugam, 2007 : 379). D’abord sur le plan de l’intensification du travail, les jeunes expriment leur incapacité à « gérer la pression », à « tenir le rythme », puis sur celui de l’instabilité de l’emploi par rapport à laquelle ils peinent à définir de nouveaux projets professionnels. Dans ce cadre, les difficultés peuvent être reconnues comme situation de handicap pour que les personnes puissent bénéficier des mesures discriminatoires favorisant l’accès à l’emploi, ordinaire ou spécialisé.

La politique d’activation en faveur des personnes en situation de handicap vise à garantir la citoyenneté et la pleine participation à la société par l’activité salariale. Cependant, si l’ambition des politiques publiques en matière de handicap était de sortir les personnes handicapées des filières spécialisées, les trajectoires professionnelles de jeunes souffrant de troubles psychiques montrent que le mouvement s’inverse. En effet, ce sont les difficultés dans le travail en milieu ordinaire qui amènent, après un long processus de tentatives et de ruptures professionnelles, vers les filières spécialisées du handicap. Dans ces conditions, la priorité d’une mise au travail dans le milieu ordinaire pour les personnes en situation de handicap est difficilement applicable à cause de l’environnement de travail qui n’est pas adapté aux difficultés liées aux maladies psychiques. Les filières de travail protégé et les dispositifs spécialisés d’insertion professionnelle deviennent des voies de stockage qui, grâce au développement des stages, permettent des ouvertures vers le milieu ordinaire sans jamais admettre le passage définitif. Or, le modèle de participation ne se définit pas par une « logique compensatoire et collective du modèle salarial », mais par une « logique personnaliste », c’est-à-dire centrée sur l’autoresponsabilité et l’autolégitimation individuelle (Ebersold, 2001 : 67-68). La citoyenneté et la pleine participation à la société par l’activité salariale des personnes en situation de handicap psychique sont mises à mal par un environnement non adapté aux fragilités psychiques. Pourtant, le fait de personnaliser le problème en intégrant le projet professionnel dans un projet de vie responsabilise un peu plus les personnes dont les difficultés psychiques bloquent leur capacité à conserver un travail dans un contexte d’accès difficile à l’emploi.