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Mars 1945. Le Troisième Reich est moribond. Depuis le débarquement en Normandie, les armées alliées ne cessent de progresser vers le coeur du territoire allemand. Le front qui, quelques jours auparavant, traversait les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la France s’enfonce inexorablement : le 4 mars, la ixe armée atteint le Rhin à Orsoy tandis que le 7e corps investit la ville de Cologne. Le 7 mars, à Remagen (situé entre Bonn et Coblence), l’armée américaine prend le seul point encore intact sur le Rhin. Quant au front de l’Est, descendu des hauteurs polaires de la Russie, il est désormais aux portes de l’Allemagne : le 4 mars, des combats acharnés ont lieu à Breslau sur la frontière germano-polonaise tandis qu’au nord les troupes du 1er front de Biélorussie commandées par le général Joukov sont déjà à Stettin. À Berlin, le Führer se coupe du monde et veut croire encore en la possibilité d’une ultime défense du Reich millénaire. Commence alors la valse des généraux, tour à tour nommés, puis remplacés par Hitler qui cherche la solution miracle.

À l’arrière, la France fête sa liberté retrouvée, l’Italie se déchire, la Pologne est dans la confusion, la Yougoslavie est assommée. Partout d’énormes mouvements de troupes rythment la vie et annoncent, pour certains, la démocratie, pour d’autres, un demi-siècle de communisme. La carte de l’Europe est balafrée d’épaisses lignes multicolores qui se déplacent au gré des batailles. La guerre est en train de finir dans un bain de sang aux proportions gigantesques.

Dans les coulisses désolées de cette histoire militaire, loin des bouches de feu, de l’odeur de la poudre et des gémissements des blessés, l’armée soviétique qui, un mois et demi auparavant, venait d’entrer dans le camp d’Auschwitz[1], mène son enquête sur le système concentrationnaire nazi et déterre, le 5 mars 1945, à proximité du crématoire III de Birkenau, une gourde en aluminium contenant un carnet de 14,5 x 9,5 cm composé de 91 pages numérotées. Rongé par l’humidité, le début du manuscrit rédigé dans le dialecte yiddish de la région de Bialystok est illisible. Le récipient contient un deuxième document. Composé de deux feuilles volantes couvertes de la même écriture, daté du 6 septembre 1944, il constitue un supplément précieux au document principal et porte la signature de Zalmen Gradowski[2]. L’auteur y exhorte le futur lecteur à chercher dans l’enceinte du camp d’autres témoignages enfouis :

J’ai écrit ce texte à l’époque où je me trouvais au Sonderkommando. […] J’ai voulu le laisser, ainsi que de nombreuses autres notes, en souvenir pour le futur monde de paix afin qu’on sache ce qui s’est passé ici. […] Cher découvreur, cherche partout sur chaque parcelle de sol. Dessous, sont enfouis des dizaines de documents, les miens et ceux d’autres personnes, qui projettent une lumière sur ce qui s’est passé ici.[3]

En effet, peu de temps après la découverte soviétique, et de façon tout à fait indépendante, Haïm Wollnerman, un survivant des camps revenu à Auschwitz à la recherche des traces d’amis et parents disparus, acquiert le deuxième manuscrit de Gradowski déterré à la même époque par des mains inconnues[4]. Dans les décennies qui vont suivre, le sol du plus grand camp de concentration nazi livrera des documents laissés par quatre autres détenus : Haïm Herman[5] (février 1945, écrit en français), Lejb Langfus (deux manuscrits découverts en avril 1945 et en avril 1952, écrits en yiddish), Zalmen Lewental (juillet 1961 et octobre 1962, en yiddish), Marcel Nadsari (octobre 1980, en grec). Uniques dans leur genre, ces documents constituent aujourd’hui les témoignages peut-être les plus importants sur la « solution finale ». Écrits par ceux qui furent placés « comme gardien[s] aux portes de l’enfer »[6], ils livrent, au-delà des informations factuelles brutes, une inappréciable vision interne de l’industrie de la mort.

En effet, tous ces manuscrits ont été rédigés par des membres du Sonderkommando, c’est-à-dire des déportés qui furent choisis par les SS pour faire partie d’une unité spéciale chargée d’assurer le bon fonctionnement des chambres à gaz et des crématoires. Les textes en disent long sur l’épouvantable quotidien de ces hommes qui vivaient dans une autarcie presque totale. Cantonnés dans des baraquements situés à proximité immédiate des crématoires, parfois logés dans l’espace même des crématoires, ils furent – à en croire les témoignages des survivants « ordinaires » – frappés d’ostracisme par la communauté des détenus. Recrutés, souvent de façon inattendue, par des SS qui demandaient des volontaires pour un travail certes dur, mais qui garantissait de meilleures conditions de vie (supplément de nourriture, des vêtements plus chauds, etc.) sans pour autant que soit précisée la nature exacte du travail[7], ces détenus se trouvaient aussitôt projetés dans l’univers de la mort, astreints à des tâches des plus infamantes. Ils menaient les déportés dans les chambres à gaz, en extrayaient plus tard les cadavres, les transportaient dans les crématoires où ils les brûlaient et évacuaient ensuite les cendres selon les ordres de l’administration pénitentiaire. Souvent, ils secondaient les SS dans le déchargement des convois sur la rampe. Parfois, ils étaient employés comme auxiliaires pour accomplir des actions d’extermination à l’intérieur des camps[8]. Des ouvriers de la mort, donc. Hommes poussés à l’ultime limite de l’humanité. Physiquement et mentalement coupés du reste du camp. L’image qu’en gardent les survivants est éloquente. L’un des premiers déportés politiques à Auschwitz, Wieslaw Kielar, se souvient :

Les membres de ce commando spécial n’étaient réellement plus des hommes à part entière, en eux, tout sentiment humain avait disparu, brûlé en même temps que celui ou celle qui leur était le plus cher. Ils étaient totalement endurcis, insensibles aux souffrances et à la mort d’autrui. […] Le seul sentiment qu’ils connaissaient encore était la peur de leur propre mort, une peur d’autant plus vive qu’ils connaissaient de près la machinerie barbare de la mort.[9]

Il émanait une odeur nauséabonde de leurs vêtements, relate Primo Levi en 1946, ils étaient toujours sales et avaient un aspect complètement sauvage, de vraies bêtes féroces. Ils étaient choisis parmi les pires criminels condamnés pour de graves crimes de sang.[10]

Pendant ma détention à Auschwitz, se souvient Jacques Stroumsa, le mot Sonderkommando provoquait en nous une sorte de terreur. Nous savions que ce commando existait, à quelles tâches il était astreint, mais nous avions peine à le croire.[11]

Dans ce lieu de martyre qu’était Auschwitz-Birkenau, a existé ainsi un degré supplémentaire d’horreur qu’il fut possible à un détenu de franchir : le Sonderkommando pratiquait un commerce intime avec la mort. Pour le commun des prisonniers, sa condition était à la fois horreur hallucinée et repoussoir moral : tout homme en bonne santé pouvait finir en suppôt de l’assassin et l’on ne sait ce qui fut le plus insupportable, l’idée de ne pas survivre à la prochaine sélection ou celle d’être impliqué activement dans le processus de l’extermination. Il serait pourtant faux d’en conclure à une prédestination morale à l’abject de la part des hommes qui composaient ces unités spéciales. Simples détenus, enrôlés par ruse et confrontés à la mécanique de l’anéantissement[12], ils connaissaient la fin que le système SS réservait aux Juifs et, de ce fait, ne se faisaient aucune illusion quant à leurs propres chances de survie. De cette situation humaine extrême – formée à la jonction entre le perfide privilège du savoir que leur offraient les SS et la culpabilité des actes commis qui l’accompagnait –, est né l’impératif de témoigner devant une autre instance que celle du tribunal des hommes. En effet, les huit documents déterrés, que l’on désigne souvent par le terme meguilots d’Auschwitz en référence aux cinq livres de l’Ancien Testament, ne sont comparables à aucun autre témoignage laissé par les naufragés de la Deuxième Guerre mondiale, dans la mesure où la parole du témoin semble spontanément proférée face à l’absolu, même si, d’un point de vue pragmatique, le document qu’elle constitue a pour finalité de prouver, à la postérité, l’existence et les dimensions du judéocide.

Rédigés par des hommes emportés par la guerre, qui savaient, au moment où ils prenaient la plume, qu’ils ne survivraient pas à leurs écrits, les documents laissés par Herman, Langfus, Lewental, Nadsari et Gradowski sont à la fois des témoignages « purs » du point de vue historique et des oeuvres – du moins en ce qui concerne Zalmen Gradowski – qui posent la question de la possibilité de l’art dans une situation extrême. En réalité, en lieu et place d’une suite de dates, de toponymes, de grades et de noms d’officiers, à l’attendu langage confus, « encombré et manchot […] de celui qui va mourir » (Levi, 1992 : 74), le lecteur des meguilots d’Auschwitz découvre des pensées clairement énoncées, un récit construit, souvent marqué par le peu d’attention accordée à tel ou tel détail matériel, mais soucieux de fournir des éléments qui permettent de saisir la réalité de l’extermination telle qu’elle fut vécue par l’être humain dont c’est le testament. Ainsi, un curieux retournement semble s’opérer à la lecture de ces traces incomplètes : là où l’on s’attendait à la factualité aride d’un document écrit dans l’urgence, surgissent des récits certes variés dans leur forme et leur style, mais tous marqués par la volonté d’aller au-delà du pur factuel, par la présence d’un « surplus » irréductible, d’une graine d’humanité dans la poussière de l’archive. Et inversement, comme on le verra par la suite, la parole du survivant surprendra plus d’un lecteur par sa mathématique précision dépourvue de sentiments.

L’art témoin

Le corpus des témoignages aujourd’hui accessibles des Sonderkommandos se compose des textes retrouvés dans le sol d’Auschwitz-Birkenau dont la plupart ont été récemment publiés en France dans deux ouvrages de référence, Au coeur de l’enfer et Des voix sous la cendre, des dépositions faites devant la Commission d’enquête en mai 1945 et de quelques témoignages publiés trois décennies plus tard par de rares survivants ayant fait partie de cette unité spéciale – notamment celui de Filip Müller. Ainsi, une unique réalité historique se trouve comme réfractée dans les récits des hommes qui ont vécu, travaillé et souffert ensemble, mais qui, par les conditions radicalement différentes dans lesquelles ils prennent la parole – camp de concentration, tribunal, société civile occidentale des années 1970 –, ont été amenés à leur donner des formes diverses. Ce que ces textes révèlent n’est pas tant la fragilité du souvenir – car ils concordent, sans aucun doute possible, avec le réel évoqué – que la spécificité de la représentation qui en est faite par chaque individu. Offrant à l’historien des informations précieuses sur la matérialité du génocide, ils interpellent un littéraire sur la nature du dire qui en assure la transmission, les deux n’entrant pas en opposition mais, bien au contraire, permettant une forme de relais testimonial doublement profitable pour notre conception de la connaissance du passé et de l’art du récit.

En effet, les huit documents déterrés à Birkenau présentent une variété de contenus et de formes narratives allant d’une courte lettre-testament[13] que Haïm Herman adresse, le 6 novembre 1944, à ses « chères femme et fille » pour leur conter les derniers jours de son existence et leur donner des conseils pratiques de survie dans une France occupée, jusqu’au long récit indiscutablement littéraire de Zalmen Gradowski adressé à une postérité inconnue afin qu’au moins une part de la réalité du génocide « parvienne au monde ». Entre les deux, comme sur une échelle graduée de styles, s’alignent ces incroyables legs de l’enfer que sont les récits de Lewental, Langfus et Nadsari. En effet, si la souvent trop laconique lettre de Herman, marquée par des fautes de français et une syntaxe incohérente, est destinée à un usage strictement privé, le récit de Zalmen Lewental, nettement plus long et ambitieux[14] – parvenu jusqu’à nous sous une forme très endommagée, presque illisible –, place pour ainsi dire à l’horizon de son attente un lecteur idéal situé dans une future Europe en paix. C’est pourquoi, à la différence de l’écriture épistolaire de son compagnon d’infortune, le récit de Lewental offre le tableau chronologique de son expérience personnelle, depuis sa déportation dans le camp d’Auschwitz, jusqu’au soulèvement du Sonderkommando le 7 octobre 1944. C’est une véritable histoire abrégée de la déportation, empreinte du souci de l’exactitude factuelle. Lorsqu’il enterre, vraisemblablement à la même époque, le journal d’un Juif de Lodz et l’accompagne d’une courte notice explicative permettant à celui qui le découvrira de reconstituer le contexte dans lequel il a été rédigé et retrouvé, Lewental se pose, une fois de plus, en véritable auxiliaire des historiens. En tant que chroniqueur du Sonderkommando et de son soulèvement et en tant qu’« archiviste » de la mémoire de la destruction, il accomplit un acte de foi comparable à celui qu’Emmanuel Ringelblum et ses hommes firent dans le ghetto de Varsovie.

Un identique souci documentaire traverse le témoignage de Lejb Langfus dont la partie centrale porte sur son expérience concentrationnaire entre 1943 et le 26 novembre 1944. Une certaine stylisation de l’expression, la fragmentarité de la forme et les procédés de composition de ce texte, à partir de textes courts rappelant la technique de patchwork qui le caractérise, ont poussé Nathan Cohen à conclure que ce témoignage s’apparente à un « rapport dont la plus grande partie est écrite dans un style proche de celui du journalisme » (Des vois sous la cendre : 348). La remarque est digne d’intérêt : sous la plume d’un historien, elle signifie que le récit, dont la nature purement testimoniale n’est pas à prouver, « déborde » son cadre pragmatique pour proposer un surplus sémantique – ici identifié au « journalisme » – qui n’est pas autre chose qu’un mélange d’attention accordée à l’expression et de choix du point de vue aboutissant à une écriture artistiquement « signée ». En d’autres termes, Langfus accomplit un pas supplémentaire vers une forme esthétiquement signifiante par rapport à Lewental avec lequel il partage pourtant la même obsession factographique prouvée, de façon surprenante, par une autre similitude entre les deux projets : tout comme Lewental, Langfus ajoute au récit de ses souffrances le témoignage précieux qu’il a pu personnellement recueillir d’un homme qui avait été déporté dans le camp de Belzec. Ainsi se fait-il à la fois le chroniqueur de son malheur et le dépositaire de la mémoire d’autrui. Mais cette inquiétude de la trace et son regard rivé sur un avenir qui jugera les assassins, ce besoin de fournir à la postérité un témoignage opératoire qui sera utile aussi bien au juge qu’à l’historien, également partagés par Lewental, se trouvent, dans le récit de Lejb Langfus, singulièrement développés et enrichis par une facture littéraire incontestable.

En effet, la version « canonique » de ce témoignage, présentée au public français dans le recueil Des voix sous la cendre, se compose de trois chapitres : 1. « Dans l’horreur des atrocités » (lui-même subdivisé en trois parties : « Faits divers », « Sadisme ! » et « Notes ») ; 2. « Les six cents jeunes garçons » ; 3. « Trois mille femmes ». Le premier est marqué par une remarquable fragmentation narrative résultant non pas d’un défaut de préservation du support matériel comme ce fut le cas avec le manuscrit de Lewental qu’il a fallu déchiffrer ligne à ligne avant d’obtenir une version à peu près lisible, mais d’une décision auctoriale préalable à la prise de parole. Composé de quatorze morceaux narratifs, « Faits divers » forme un tableau de l’extermination telle que l’auteur l’a vécue durant son service dans les Sonderkommandos. Ce tableau est marqué par le regard de la victime. Ici, le processus de la mise à mort n’est pas décomposé en phases minutieusement décrites, comme ce sera plus tard le cas dans les dépositions que les survivants feront devant la commission de l’Armée rouge. La mécanique de l’anéantissement que les juges et les historiens tentent de reconstituer cède la place au vécu intime des victimes. Le meurtre est revisité à travers le jeu de regards entre le condamné et le témoin de l’exécution. (Il n’est pas rare que les victimes apostrophent les Sonderkommandos.) La gothique alchimie de la mort, qui a germé dans l’esprit d’un peintre raté, est ici humanisée dans la matérialité des sentiments, c’est-à-dire dans le vécu réel, personnel, humain d’une mort justement indifférente à toute particularité de la victime. À défaut d’un nom, le numéro de matricule qui traverse, nu et maigre, les derniers mètres qui le séparent de l’entrée du bunker, retrouve son individualité à travers le geste, la parole, le regard que le Sonderkommando retiendra de lui. Ainsi, ces « gardiens aux portes de l’enfer » sauront honorer l’homme dans le cadavre. Cette « humanisation de la trace », grâce à quoi le témoignage devient plus qu’une énonciation des chiffres, marque profondément certains meguilots d’Auschwitz et leur donne un profil littéraire incontestable. Symboliquement, ces témoignages ne permettent pas aux vents de l’oubli d’éteindre les noms.

Sur le public du tournant du millénaire, formé dans le paradigme, hérité des Lumières, de la séparation du beau et de l’utile, c’est-à-dire (en ce qui nous concerne) de l’esthétique et du factuel, les récits des Sonderkommandos exercent un effet émotionnel et esthétique profondément troublant. Cela est notamment vrai pour le témoignage de Zalmen Gradowski qui offre peu d’informations factuelles. Les envolées lyriques, les effets de style, l’expression des pensées des déportés sont légion, les dates et les noms des officiers assez rares. Et pourtant, Au coeur de l’enfer est le témoignage peut-être le plus direct, le plus important et certainement le plus troublant de tous les récits de la Shoah.

Voici comment est présentée la déportation des Juifs de Grodno depuis leur camp de Kielbazyn vers une destination inconnue, vraisemblablement Auschwitz :

Viens, mon ami, parcourons ces cages roulantes. Tu vois : ici est assise ou se tient debout une mère triste et désespérée, plongée dans de profondes pensées cauchemardesques. On entend le martèlement des roues qui s’appesantit comme une lourde charge avec sa sonorité mélancolique et en harmonie avec l’atmosphère triste et décourageante. On dirait que le voyage dure depuis une éternité. C’est que nous sommes montés dans l’éternel train juif errant à la disposition des peuples et nous devons y monter ou en descendre suivant leur bon vouloir et leur degré de compréhension.

Tu vois, mon ami, des hommes qui se tiennent comme rivés autour de chaque fenêtre du wagon et regardent au-dehors le monde libre. Chacun veut rassasier son regard qui erre en tous sens, comme s’il avait le pressentiment de le voir pour la dernière fois.

Tu remarqueras, mon ami, deux jeunes gens debout, un homme et une femme. Leurs regards sont maintenant comme rivés vers une seule direction. Ils se taisent, mais leurs pensées se rencontrent et de leurs coeurs s’échappent de faibles gémissements, tant l’éclair d’un souvenir marquant les a maintenant fascinés et arrachés à la réalité. Ils se souviennent d’autrefois, du passé à peine écoulé. C’est à cet endroit, à cette gare familière de Losona qu’ils se sont si souvent rencontrés et ont passé ensemble leurs vacances et que leur attirance mutuelle s’est changée en amour passionné.

(Des voix sous la cendre : 40-41)

La fictionnalisation est ici un puissant levier narratif. Les hommes et les femmes qu’évoque Gradowski sont des personnages inventés dans la mesure où l’auteur n’a pas pu les rencontrer personnellement et, de ce fait, ne peut qu’imaginer leurs pensées ou leurs émotions.

Procédé romanesque par excellence, la mise en scène de la vie intérieure est particulièrement prégnante dans la partie du manuscrit intitulée « Elle et lui ». Elle débute comme un témoignage « pur » sur le dernier stade de l’extermination. Les hommes destinés à la mort attendent devant le crématoire numéro trois (numéro deux dans le texte de Gradowski). À la surprise des officiers allemands et des Sonderkommandos, il n’y a aucun signe de révolte. Gradowski explique :

Des scènes déchirantes ne se sont déroulées qu’à partir du moment où un certain nombre de femmes, qui n’avaient pas trouvé place dans le crématoire I, ont été amenées avec les hommes.

(Ibid. : 107)

La description des événements continue : le narrateur suit le flot humain qui entre dans les chambres à gaz et décrit le mari et la femme qui, perdus, séparés dans cette masse compacte, se cherchent et se retrouvent finalement, quelques instants avant l’introduction du gaz dans le bunker :

Au milieu de la masse des hommes gît étendue à terre cette femme en sa quête et son désir désespéré, son corps s’est abattu, le visage tendu vers la masse, et jusqu’à son dernier souffle elle a continué à chercher son mari.

Et tout au fond là-bas, contre le mur du bunker, se tenait le mari, agité, sans répit. Son corps se haussait sur la pointe des pieds. Lui aussi cherchait sa femme nue, parmi la masse des hommes. Et quand enfin il l’a aperçue, que son coeur s’est mis à battre la chamade, ses bras se sont tendus vers elle, il a voulu se frayer un passage vers elle et s’est mis à crier son nom – le gaz s’est diffusé dans la salle, et il est resté figé ainsi, les bras tendus vers sa femme, la bouche béante et les yeux fixes, déments. Avec son nom sur les lèvres, son coeur s’est éteint, son âme a disparu.

Deux coeurs battent là-bas à l’unisson et, se cherchant et se désirant, ils ont trouvé la mort.

(Ibid. : 107-108)

Quand et comment s’est opéré ce passage de la pure factualité à la fiction ? Car force est d’admettre que Gradowski, pas plus qu’un autre, ne pouvait voir ce qui se passait réellement dans la chambre à gaz. Comme le dit Levi, le seul témoin intégral est celui qui est mort dans le bunker. En une quarantaine de lignes a été réalisé le passage de l’exposition de ce qui a été objectivement vu à ce que l’esprit imagine se passer derrière les lourdes portes du bunker. Comment expliquer alors cette « bifurcation » ? La plume de l’artiste aurait-elle plus de poids que la voix du témoin

Les parties intitulées « De retour au bloc » et « Les box » semblent confirmer ce penchant de Gradowski pour l’expression poétique. Elles forment l’essentiel de la deuxième partie d’Au coeur de l’enfer, intitulée « La séparation », dans laquelle est décrit le tri effectué au sein du Sonderkommando dès le moment où le commandement du camp a jugé que le nombre de déportés assignés aux tâches « spéciales » était surévalué par rapport à la charge de travail réelle. Gradowski décrit avec talent comment le sentiment d’unité que rien ne semblait pouvoir ébranler cède devant le soulagement lorsque ses camarades comprennent qu’ils seront épargnés et abandonnent, sans réagir, les malchanceux. C’est dans cet esprit de culpabilité que Gradowski écrit les deux textes. « De retour au bloc », notamment, est marqué par ce mélange de joie d’avoir survécu au tri et de culpabilité d’avoir trahi le groupe. Par douze fois, le survivant commence son discours par « Tels des endeuillés … » et, par douze fois, il offre une image évocatrice d’un retour coupable au baraquement de ceux qui, pour avoir travaillé au plus près de la mort, savent qu’ils ne verront plus leurs camarades emmenés sans résistance.

Tels des endeuillés qui viennent d’escorter au repos éternel leurs plus proches, leurs plus chers, et rentrent à présent du cimetière – ainsi nous nous sentions. […]

Tels des endeuillés revenant du cimetière, le pas lourd, la tête basse, profondément courbés, voilés de tristesse et de chagrin – ainsi nous nous sentions.

Tels des endeuillés éprouvant encore sur leur chair, vive et douloureuse, la blessure ouverte par la mort barbare – ainsi nous nous sentions.

Tels des endeuillés dont l’être entier est pénétré par cette tragique et terrible épreuve, le passage de la vie à la mort – ainsi nous nous sentions en ces instants.

Tels des endeuillés qui sentent qu’une part de leur coeur et de leur âme est engloutie là-bas dans l’abîme profond, et s’en retournent à présent lacérés, morcelés, et sentent que leur manque une part de vie sans laquelle ils ne peuvent plus être – ainsi nous nous sentions en ces instants, tandis que nous revenions vers les portes grandes ouvertes de notre bloc.

(Gradowski, 2001 : 135-137)

Il est à remarquer que la longueur des fragments va croissant et permet de répéter la formule incantatoire en y ajoutant chaque fois un nouvel élément jusqu’au dernier long morceau qui semble clore, dans une espèce de catharsis éthique et poétique, cette expiation littéraire d’une faute morale qui pourtant fut imposée par les SS.

C’est ainsi que l’expiation d’une faute par un déporté dans le camp d’Auschwitz en 1943 s’affirme comme aboutissement séculaire d’une expression poétique qui transcende le temps et définit le déporté à la fois comme individu qui, par son acte de résistance poétique, dépasse sa condition et comme homme qui s’inscrit, du point de vue spirituel et identitaire, dans un cadre formé par la pratique discursive d’une culture issue du livre.

Il en va tout autrement de la déposition de Szlama Dragon, l’un des rares survivants du Sonderkommando, au procès de Cracovie en 1946. Son récit est soumis à la dictature de la chronologie. On n’y trouve presque nulle trace de l’intériorité spirituelle de celui qui s’exprime. L’objectif est non pas de faire vivre à l’auditeur une expérience, mais d’exposer des faits dans une finalité d’établissement d’une connaissance juridiquement signée d’un événement historique. Il n’y a pas de plénitude du vécu parce qu’il n’y a pas de sentiments qui s’expriment. Le récit apparaît dépourvu de relief émotionnel, aplati sur son axe chronologique et factuel. La froideur du style est remarquable. L’objectif est l’établissement d’une histoire matérielle, non humaine du camp. L’accent est mis non pas sur les sentiments qu’ont pu éprouver les acteurs des événements, mais sur les conditions matérielles, sociales, hiérarchiques de leurs réalisations. Le point de gravité du récit est déplacé vers la matérialité de l’Histoire en train de se faire. Devant le juge, le témoin tente de ciseler l’événement, de le découper sur le fond sombre d’une guerre mondiale, d’en préciser les contours, d’en situer les acteurs et les retombées – matérielles – sur le déroulement ultérieur des événements. Qui, quand, quoi et comment ? Voilà, énoncées de façon brutale, les questions qui préoccupent les juges. C’est du moins l’impression que l’on retire de la lecture des dépositions de Szlama Dragon, Heryk Tauber et Alter Feinsilber. Les noms des mêmes officiers SS ou kapos reviennent avec régularité, les mêmes endroits – les crématoires, les chambres à gaz, les bunkers – sont décrits minutieusement, mesurés mentalement, revisités par les témoins. Leurs emplacements sont donnés avec l’exactitude d’un géomètre. Les périodes d’activité ou d’inactivité des installations, les problèmes qui ont affecté leur fonctionnement, parfois même le nom du fabricant des installations, sont attentivement consignés. L’accent est mis sur la technologie du meurtre qui semble oblitérer pour un temps la question éthique. La froideur du style reflète la froideur de l’objectif. Comment est-ce possible ? Dans quel esprit un tel projet a-t-il pu germer ? Ce sont là des questions qui manifestement ne déclenchent pas la narration des survivants de Sonderkommandos, dans la journée du 11 mai 1945. Leurs dépositions laissent une saisissante impression d’apathie des sentiments. Voici la description du processus faite par Szlama Dragon :

Tout le Kommando ne participait pas au gazage qui avait lieu le plus souvent la nuit. On choisissait alors une vingtaine de prisonniers dans notre Kommando, qui aidaient ensuite dans ce travail, car c’étaient des SS qui l’effectuaient en principe. Cela se passait de la manière suivante : on amenait les gens en camions jusqu’à la baraque. Nous, les préposés à l’aide, aidions les malades à descendre et à se déshabiller dans les baraques. Ces dernières et l’espace qui les séparait de la chambre à gaz étaient encerclés par les SS avec des chiens. Les gens déshabillés allaient nus des baraques jusqu’à la chambre à gaz. Les SS, qui étaient debout près de la porte d’entrée, les faisaient avancer à coups de matraque. Lorsque la chambre était remplie de gens, les SS fermaient la porte et Mengele donnait l’ordre à son adjudant le Rotenfürher Scheinmetz de commencer le gazage. Il disait : « Scheinmetz, macht das ferting. » Alors Scheinmetz sortait de la voiture de la Croix-Rouge, qui suivait chaque transport des prisonniers destinés au gazage, une boîte de gaz, un marteau et un couteau spécial. Il mettait un masque, à l’aide du couteau et du marteau ouvrait la boîte, versait son contenu par la fenêtre de la chambre à gaz. Ensuite, il refermait la fenêtre et rapportait dans la voiture la boîte, le marteau, le couteau et le masque. Les Allemands appelaient entre eux cette voiture « Sanker ». Moi-même, j’ai entendu de nombreuses fois Mengele poser à son adjudant la question : « Ist der Sanker da ? » Une fois tous ces actes accomplis, Mengele et son adjudant repartaient dans la voiture sanitaire et nous étions reconduits au block.[15]

Sous la plume de Zalmen Gradowski, cette même scène devient comme vivante. Il s’investit personnellement dans la narration, saisit certains détails, remarque des aspérités du réel, des instants où la machinerie s’emballe et dérape ou, au contraire, semble grippée, prête à casser. Les déportés qui se dirigent vers les chambres à gaz constituent non plus une masse amorphe, sans identité, la matière première de cette usine de la mort que fut Auschwitz, mais à la fois un corps en souffrance dont le narrateur décrit les spasmes qui annoncent la fin et un ensemble d’individus dont chacun mérite une attention particulière. Il choisit, dans cette colonne d’hommes et de femmes auxquels on veut enlever l’humanité, des personnes dont les gestes, les paroles, parfois les actes de courage et de désespoir vont dépasser la technologie de la mort, c’est-à-dire leur permettre de se hisser à un niveau spirituel autre, de surplomber moralement la macabre « chaîne de production » du néant. Cela est vrai non seulement pour l’histoire bien connue de la jeune femme qui, à l’entrée même de la chambre à gaz, s’empare de l’arme d’un officier SS et l’abat, scène qui figure dans de nombreux témoignages des survivants, mais pour nombre d’événements importants ou modestes, scènes marquantes ou anecdotes sans suite qui confèrent au réel évoqué une rare plasticité. C’est d’ailleurs ce qui marque le lecteur des meguilots retrouvés et permet de poser une première hypothèse : dans les écrits de Gradowski, Lewental et Langfus qui captent la trace d’un meurtre de masse où nulle place ne semble laissée à l’individu, dans ces descriptions d’une technique déshumanisée, c’est l’individualité qui est systématiquement honorée, que ce soit par la description des actes de certains détenus ou par la pénétration toute romanesque de leur vie intérieure. Encore une fois : la colonne qui, sous les coups des kapos, se dirige vers les chambres à gaz n’est pas une masse humaine mais un ensemble d’individus. C’est ainsi que la mémoire de ces chroniqueurs de l’anéantissement rappelle des actes mémorables de leurs prochains ou, plus modestement, des gestes simplement humains de certains condamnés, ce qui mène à la constitution d’une galerie de personnages-types et confère parfois à leurs écrits un caractère nouvellistique, dans la mesure où l’ensemble, tel qu’il est parvenu jusqu’à nous – avec ses défauts matériels, ses lacunes, ses imprécisions –, se présente comme une suite plus ou moins chronologiquement ordonnée de scènes exemplaires – portée chacune par un personnage ou un événement fort sensé marquer l’esprit du lecteur –, qui finissent par créer l’image du camp et du processus de destruction élaboré par le système nazi. Deux personnalités, pour ainsi dire, sont ici à l’oeuvre : celle du témoin-narrateur et celle du personnage qui porte la scène. À la différence de l’énonciation juridiquement encadrée d’un Szlama Dragon axée sur l’exposition la plus exacte possible des faits matériels sans prise en compte de cette intersubjectivité en action, tous les documents des Sonderkommandos qui n’ont pas survécu au camp reposent sur une douloureuse relation humaine tissée de compassion et de culpabilité entre le chroniqueur-observateur et la victime.

Le témoin historique et l’indicible

Les meguilots d’Auschwitz sont davantage qu’une déposition devant le tribunal de l’Histoire. Privilégiant l’humain au pur factuel, le flux de la conscience à celui du temps, la géographie spirituelle à la cartographie matérielle, ils mettent en évidence la tension qui travaille tout acte de témoignage : celle entre la visée informative et la fonction monumentaire. Le témoignage sert d’un côté à attester un événement, de l’autre, à l’inscrire dans le temps long d’une culture. Dans l’immédiat après-guerre, à l’impératif de prouver au monde libéré l’existence des camps de concentration et des chambres à gaz, s’articule le désir de mettre en garde les générations futures. À la fonction pragmatique d’une déposition juridique, qui semble s’épuiser dans sa factualité même, s’ajoute la finalité éthique qui commande une temporalité nouvelle.

La quête d’une tonalité adéquate pour la narration du génocide conduit souvent le témoin à l’expression poétique, elle-même aboutissant à l’utilisation des « implants fictionnels » dont la fonction est de structurer le récit sans pousser à mettre en doute la vérité du contenu. Il est question d’un glissement naturel qui fait dériver le témoignage « pur » vers les oeuvres à l’écriture « travaillée », puis vers les fictions romanesques.

Il s’agit autant de possibilités de dire une réalité matérielle que d’étapes dans l’évolution d’une écriture. Exposition des faits, poétisation de l’expression, fictionnalisation du vécu apparaissent simultanément sous la plume des témoins oculaires pendant la guerre, mais cette même tripartition est manifeste dans le temps long de l’écriture de la Shoah (1945-2008) où elle semble marquer les étapes dans l’évolution sociale, poétique, individuelle de celui qui porte dans son corps la trace de l’événement. De telles (sub)divisions ne sont ni exclusives ni absolues. Il serait peu avisé de les prendre pour unique repère dans une réflexion poétique sur le témoignage. Elles possèdent, en revanche, une vertu : celle de montrer que la volonté de transmettre le sentiment individuel de l’événement auquel le discours critique a fini par attacher la notion d’« indicible » confronte inévitablement l’acte fort qu’est le témoignage à l’espace poétique, seul à offrir les « outils » qui permettent l’élaboration verbale audible d’un savoir traumatisant.

Cela explique pourquoi la question de l’indicible est toujours abordée par les poéticiens, jamais par les historiens de métier : le glissement dont je viens de souligner les temps forts confirme la fatale proximité entre l’émotion extrême et l’indicible dans l’espace testimonial, les deux étant, à des degrés divers et sous des formes variées, la seule question dont s’occupe véritablement la littérature en tant que praxis poïétique.

Dans l’universelle bibliothèque de la Shoah, penser l’indicible revient non pas à saisir uniquement l’énormité du fait historique qu’est la destruction des Juifs d’Europe (le versant historiographique et juridique), mais à observer les stratégies narratives que les témoins ont choisies pour affecter leur public. Ainsi, la notion d’indicible se rattache moins au réel historique qu’au médium qui sert à transmettre l’expérience de la persécution, ce qu’illustre la rencontre inattendue entre un descendant de la petite noblesse française qui a survécu à la débâcle de son armée en 1940 (Claude Simon) et un Juif d’Europe centrale échappé à la déportation (Danilo Kiš). Aux journalistes venus les interroger sur la portée de leur travail d’écrivain et de témoin, ils répondent, d’une seule voix, qu’en fin de compte tout ce qui les intéresse, c’est « comment commencer, continuer et finir une phrase ». Il faut y lire non pas le signe d’une mondanité néo-romanesque surannée, mais une laconique mise au clair des fondements d’une pratique artistique pour laquelle la question de la langue et de l’architecture textuelle reste primordiale, même lorsque l’oeuvre repose sur les faits réels et l’expérience authentique de l’auteur.

La « phénoménologie » du témoignage qui se profile derrière ces réponses demande de revenir aux fondamentaux sociologiques du témoignage, notamment à la notion de témoin instrumentaire[16]. Historiquement, elle

[…] précède de plusieurs siècles celle de témoin oculaire qui n’apparaît qu’au cours du Moyen Âge. C’est en effet le témoin instrumentaire qui est codifié sous la référence de testis. Une étude de Henri Lévy-Bruhl (1910), historien et sociologue du droit, a décrit cette institution. Le mot testis est dérivé étymologiquement de terstis, le troisième, l’individu qui intervient en tiers dans un litige, un contrat, une promesse, un testament. À un moment où l’écrit n’était pas encore la règle, deux citoyens en convoquaient un troisième pour garantir l’accord passé entre eux ; et à partir du moment où ce genre de décisions fit l’objet d’une rédaction, on conserva le témoin pour garantir l’authenticité de l’écrit. Au cas où l’un des deux contractants faisait défaut, se rétractait ou disparaissait, au cas où l’écrit avait disparu, le témoin pouvait attester l’acte.

(Dulong, 2009 ; texte en ligne)

C’est entre le témoin oculaire – que son corps relie à la réalité de l’événement narré – et le témoin instrumentaire – « gardien » du sens d’un acte juridique – que se place le témoin historique[17]. Il est la preuve vivante de la vérité du Grand Récit dont il n’est ni l’architecte ni l’initiateur. Tel son ancêtre dans le droit romain, qui garantissait l’authenticité de l’écrit s’il venait à disparaître ou en cas de litige, le témoin historique assure la pérennité de la connaissance d’un événement dans un monde incertain. Plus qu’un simple « auxiliaire de l’historien » – la formule est de Jean Norton Cru –, le témoin historique est précisément ce survivant devenu auteur d’une oeuvre monumentaire :

Cet adjectif néologique reprend la distinction – classique en histoire – entre « monument » et « document ». Selon la définition qu’en propose Jacques Le Goff dans son article pour Encyclopédia Einaudi (1988), le monument est un message adressé avec une certaine solennité, et en vue de leur édification, aux contemporains et aux générations futures ; il fait référence aux stèles érigées en mémoire d’une bataille, aux chroniques relatant la vie d’un roi ou d’un héros, à une oraison funèbre, ou encore aux textes constitutionnels – la Grande Charte, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, etc. Le document, à l’inverse, est un message adressé à un ou des contemporains pour leur faire part d’un événement parfois public, souvent personnel. Sa fonction de communication s’épuise en tout cas dans le contexte historique local.

(Ibid.)

La place dans la grille notionnelle établie par Renaud Dulong – témoin oculaire, instrumentaire ou historique – qu’occupent de nombreux écrits sur la Shoah permet d’aborder, en la renouvelant, la question de l’indicible. Elle révèle, en effet, un manque sémiotique. Ce manque est ici non pas une figure rhétorique, mais le constat de l’inépuisement du sens d’un témoignage dans l’attestation factuelle. Après qu’une vérité sur le passé a été établie, il reste encore quelque chose à dire. Contre l’historien de métier, le témoin historique semble jouer à « qui perd, gagne ». À l’infaillible mémoire de l’archive, il oppose l’imparfait souvenir humain. À l’esprit totalisant de la statistique, il répond par la mise en récit d’une expérience individuelle, forcément subjective et incomplète. Sur la solidité du discours scientifique enfin, dont il tire parfois avantage, il compose le livre non positiviste de la fin d’un monde. C’est dire que le témoin historique ne poursuit pas de façon impérative l’objectif de pure factualité, mais tente de combler des lacunes inhérentes à l’historiographie en tant que science. Il se propose de rendre audible l’inouï de l’historiographie.

Loin d’être une modélisation théorique, la différence entre la fonction juridique (qui semble faire l’impasse de l’indicible) et l’ambition monumentaire d’un témoignage est consubstantielle à la naissance du « genre ». Nous avons vu qu’elle apparaît au cours de la guerre dans les témoignages des Sonderkommandos d’Auschwitz, dont la bivalence (poésie versus déposition) préfigure l’évolution ultérieure de l’écriture de la Shoah. Même si l’immense majorité des récits aujourd’hui publiés mêle les deux composantes – il est naturel que la narration des événements auxquels on a pris part suscite le désir de transmettre l’expérience vécue –, raconter des actions et partager des sentiments restent deux importants pôles du témoignage, car ils présupposent des rapports différents à la notion de dicible. L’abondante historiographie de la Shoah nous prouve que l’exposition des faits matériels, leur analyse et leur compréhension ne posent pas de problème aux historiens (dont certains sont, eux-mêmes, des survivants de la Shoah). Du côté des « non-spécialistes » également, la déposition de Szlama Dragon montre que l’on peut transmettre avec cohérence des informations matérielles sur les atrocités dont, quelques semaines auparavant, on a été le témoin oculaire. La matérialité même du fait historique apparaît ainsi comme un garant de sa propre transmissibilité : elle permet la vérification factuelle et la dépersonnalisation de la narration. Or, si la question du dicible hante les écrits des survivants de la Shoah depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et si elle revient de manière permanente à propos du système concentrationnaire soviétique[18], c’est que la transmission des faits bruts ne doit pas être suffisante pour rendre la plasticité de l’Histoire. On le sait depuis longtemps : l’Histoire racontée à partir des dates, lieux, noms des hommes d’État n’est véritablement humaine que si elle est passée au tamis de la sensibilité individuelle du participant anonyme. C’est pourquoi la question de dicible apparaît toujours à propos des oeuvres des témoins qui tentent non pas de produire un récit historiographique « totalisant », mais d’éclairer une parcelle du passé à la lumière de leur faillible mémoire individuelle. Pour le dire autrement, l’indicible vient avec les sentiments.

La configuration de l’expérience

Il ne faut pas s’étonner, alors, si notre perception de la Shoah s’est constituée autour de cet indicible qui demeure même là où le survivant est capable de proférer une parole. Deux modèles du témoignage qui se trouvent à son origine – la poésie de Zalmen Gradowski et le rapport circonstancié de Szlama Dragon – n’ont pourtant pas pesé du même poids sur l’évolution de l’écriture de l’hurbn : l’accumulation du savoir proprement historiographique, l’évolution de l’esthétique romanesque, la disparition des témoins oculaires font que l’idéal documentaire cède devant l’élan romanesque des auteurs qui cherchent aujourd’hui à susciter une réaction du lecteur plus qu’à lui transmettre une information historique pertinente. Le temps d’union entre la balance et la lyre, illustré par Si c’est un homme (1945-1947) de Primo Levi et La Nuit (1958) d’Elie Wiesel, est depuis longtemps révolu. Un mouvement lent, amorcé dans les années 1960, a déplacé le point de gravité de la question de l’expression verbale proprement dite (l’indicible) à la question du « codage » d’une expérience selon les « normes » comprises par le lecteur (l’audible).

La fiction comme soutien stratégique de la narration des événements historiques dans un récit littéraire traditionnel – prolongement de la rhétorique qui permet de rehausser le récit et de combler des lacunes factuelles (le manque d’informations est suppléé par l’imagination du narrateur) – est abandonnée au profit d’un texte dont la finalité est de produire des conditions nécessaires à la simulation d’une expérience dans l’esprit du lecteur. Certaines oeuvres consacrées à la Shoah réalisent ainsi le souhait qu’a formulé en 1970 Stanley Fish (2008 : 346) : voir dans une oeuvre non un objet, mais un « événement […] qui arrive au lecteur » (Ibid. : 347). En refusant d’enfermer le sens dans l’énoncé, d’où ensuite il doit être extrait par un processus d’analyse critique, Fish redonne au texte sa durée. Le fondement de sa méthode « est une considération du flux temporel de l’expérience de la lecture » (Ibid.) par opposition à l’appréhension de l’énoncé comme globalité. Ce qui arrive au cours de la lecture est un événement. À chaque instant, le lecteur acquiert de nouvelles informations et anticipe la suite de l’intrigue de telle façon que l’oeuvre finit par se déployer comme un phénomène instable, marqué par de continus changements de sens et de forme. La vision d’ensemble survient seulement à la fin. Elle est la dernière étape d’une expérience, qui ne s’y résume pas entièrement :

D’une certaine façon, quand nous abandonnons un livre, nous oublions que, pendant que nous lisions, il bougeait (les pages tournaient, les lignes filaient) et nous oublions de même que nous bougions avec lui. Une critique qui regarde « le poème lui-même comme l’objet d’un jugement critique spécifique » élève cet oubli au statut de principe ; elle transforme une expérience temporelle en une expérience spatiale, prend du recul et, en un seul coup d’oeil, embrasse un tout (phrase, page, oeuvre) que le lecteur ne connaît (si jamais !) que fragment par fragment, instant par instant. […] [Une telle critique] est « objective » au mauvais sens du terme, car elle ignore résolument ce qui est objectivement vrai de l’activité de lecture. L’analyse en termes d’actes et d’événements est au contraire véritablement objective, car elle reconnaît la fluidité, le bougé de l’expérience du sens et parce qu’elle nous porte là où est l’action : vers la conscience active, agissante, du lecteur.

(Ibid. : 357-358)

La prise en compte du rôle du lecteur permet de comprendre pourquoi, dans les témoignages historiques, il arrive souvent que la priorité soit donnée non à l’exposition des faits, mais à la configuration du parcours accompli pendant la lecture : l’important est non pas de fournir un rapport de police, mais de faire en sorte que le public soit happé dans le gouffre de l’expérience historique du narrateur. De telles oeuvres mettent en phase spirituelle le témoin et son lecteur. C’est pourquoi la fiction est employée, dans ce type de récit, dans sa fonction configuratrice de l’expérience humaine. Elle ne dit plus une expérience, mais la génère artificiellement dans l’esprit du lecteur. Ce déplacement de l’attention poïétique de l’émetteur au récepteur est l’enseignement anthropologique principal des écrits des Sonderkommandos.

Si, dans le ghetto, pendant la déportation et dans les camps, les hommes et les femmes ont continué d’écrire leur quotidien sous une forme artistique, si, dans ce monde qui ne connaissait ni éditeur, ni marché du livre, ni cercles de lecteurs, se sachant condamnés à mourir dans des conditions atroces, ces témoins trouvaient des motivations suffisantes pour investir un espace poétique au lieu de laisser des rapports circonstanciés des malheurs qu’ils vivaient, c’est que le vécu d’un événement historique demandait une poïesis proprement littéraire. Le choix d’hommes comme Zalmen Gradowski est à la fois culturel – le monde qui l’a formé dicte son récit et explique en partie le choix de la littérature comme moyen de témoigner – et pragmatique – inconsciemment, il comprend que seule la fonction monumentaire permettra à son témoignage de transcender le temps. Dans une situation d’urgence historique, face à l’absolu qu’est l’anéantissement de sa communauté et la certitude de sa propre disparition, Gradowski va à l’essentiel qui, de façon surprenante, se révèle justement le moins factuel. C’est dire que, depuis les premiers écrits des déportés jusqu’aux oeuvres contemporaines de jeunes auteurs qui n’ont pas vécu la guerre, un lien profond demeure, indépendamment de l’évidente identité du sujet : dire l’expérience de la mort consiste, dans beaucoup de cas, à élaborer une structure heuristique dont les composantes – narration des faits, dialogues, descriptions des sentiments, développements et commentaires – concourent à la formation d’un analogon littéraire du vécu intime plus qu’à la restitution factuelle d’un événement. De fait, si le vécu charnel – la douleur, la faim, la maladie – est à jamais verbalement intransmissible, la littérature ne perd pas l’espoir de faire partager l’émotion qui découle de telles épreuves. En même temps, elle semble faire le deuil de la « transmission » de l’expérience dans le sens où ce terme désignerait une livraison toute faite des émotions éprouvées par le témoin et opte pour des formes qui permettent de susciter des émotions chez le lecteur au moyen d’une simulation littéraire. C’est pourquoi elle peut être considérée comme une hypostase verbale de l’expérience historique qui permet de pressentir l’indicible qui hante les survivants des grandes catastrophes.

Afin d’approcher au plus près de l’indicible de l’expérience génocidaire, le récit du témoin historique mise sur une forme particulière de la narration qui vise non seulement la « transmission », mais aussi la configuration poïétique d’une expérience, pâle reflet de ce qu’a vécu celui qui s’est saisi de la plume.