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Le premier volume de la Systematic Theology de Tillich, publié en 1951, s’ouvre par une longue introduction méthodologique dont la section C a pour titre « L’organisation de la théologie ». Elle traite de la répartition du travail théologique en plusieurs groupes de disciplines (historiques, systématiques et pratiques) et esquisse une structuration de chacun de ces groupes. Deux pages et demie y sont consacrées à la systématique ; il y est successivement question de la théologie naturelle et de la philosophie de la religion, puis de l’apologétique, ensuite de l’éthique et enfin de la dogmatique. En ce qui concerne la théologie naturelle, qui classiquement « servait […] de préambule à la théologie de la révélation[1] », Tillich note qu’on l’a remplacée au dix-neuvième siècle (Schleiermacher jouant un rôle décisif dans cette modification) par « une philosophie générale et autonome de la religion[2] ». Au vingtième siècle, les « néo-orthodoxes » rejettent aussi bien l’une que l’autre ; ils affirment fortement que le christianisme se renie et se dénature quand il s’écarte si peu que ce soit, dans sa réflexion sur lui-même et sur son message, d’une démarche fondée sur la seule révélation. Pour sa part, Tillich, tout en acceptant en partie cette critique de la théologie naturelle et de la philosophie de la religion, tient à rendre justice aux « motifs théologiques » qui sous-tendent ces deux disciplines ; il n’entend pas les écarter ni les négliger. D’où la solution qu’il a longuement élaborée[3] et qu’il met en oeuvre dans la Théologie systématique :

Elle introduit dans la structure même du système, l’élément philosophique, en l’utilisant comme le matériau qui sert à développer les questions. Elle apporte une réponse aux questions par des concepts théologiques. Elle résout le problème « théologie naturelle ou philosophie de la religion » par une troisième approche : la « méthode de corrélation ». Pour l’organisation de la théologie systématique, il en résulte qu’aucune discipline particulière appelée « philosophie de la religion » n’appartient au domaine de la théologie systématique. Ce choix ne signifie pas, toutefois, que le curriculum théologique doit refuser de prendre en considération les problèmes habituellement rangés sous l’appellation « philosophie de la religion »[4].

Nous allons essayer d’éclairer et de commenter ces quelques lignes.

I. La problématique

1. Théologie naturelle et philosophie de la religion

L’expression, plutôt équivoque et trompeuse, de « religion naturelle » désigne une religion où la « nature humaine » n’est pas « réceptrice », comme dans une religion révélée, mais « productrice », et où elle est seule productrice. Cette religion trouve en l’être humain (dans son intériorité et dans sa rencontre avec le monde, les deux éléments étant indissociables[5]) sa source et ses contenus. Elle donne naissance à une « théologie naturelle », c’est-à-dire à une connaissance de Dieu qui se déduit de la structure de la réalité et qui le comprend « en tant que catégorie nécessaire à l’intérieur de la raison humaine ». La raison doit se comprendre ici au sens large ; elle désigne la capacité de percevoir ou de se donner un monde et un soi qui aient du sens ; elle implique la morale et l’esthétique ; elle englobe l’intuition et la réflexion[6].

Y a-t-il lieu de distinguer théologie naturelle et philosophie de la religion ? Les deux expressions désignent à peu près le même ensemble de thèmes et soulèvent des problèmes identiques[7]. Cependant, trois indications, que Tillich ne développe guère, introduisent des distinctions[8].

D’abord, il note que classiquement, on fait de la théologie naturelle un préambule à la théologie de la révélation qui la contrôle, alors que la philosophie de la religion s’en affranchit pour former une discipline générale et indépendante.

Ensuite, dans l’expression « théologie naturelle », le terme « naturel » risque d’égarer si on oublie que l’historicité est constitutive de l’être humain. Pour Tillich, on ne connaît Dieu qu’à partir d’une révélation ; il n’y a pas de connaissance de Dieu qu’on pourrait qualifier de « naturelle » au sens de ce qui ne dépend d’aucune sorte de révélation. On peut toutefois se demander si Dieu se révèle exclusivement en un point ou dans une ligne unique (Jésus Christ ou l’histoire biblique), ce qui rendrait inutile, pour la théologie, la philosophie et l’histoire des religions. Dieu ne se révèle-t-il pas aussi ailleurs, dans l’expérience religieuse de l’humanité ? En ce cas, comment mettre en relation cette expérience avec la foi et la pensée chrétiennes[9] ? La philosophie de la religion étudie l’« expérience historique de Dieu », expérience qui non seulement n’exclut pas, mais, selon Tillich, implique une révélation[10]. L’expression « théologie naturelle » a l’inconvénient de masquer la dimension historique et de suggérer une connaissance non révélée de Dieu. Parler de « philosophie de la religion » convient mieux.

Enfin, Tillich distingue deux types de philosophie de la religion : le cosmologique et l’ontologique[11]. Pour le cosmologique, l’homme découvre hors de lui, dans le cosmos, un Dieu étranger à son être propre[12]. Pour l’ontologique, l’homme rencontre en lui, dans les profondeurs de son être, un Dieu qui ne lui est pas extérieur, mais intérieur et intime. La théologie naturelle, telle qu’on l’entend habituellement, correspond au type cosmologique. Elle a une orientation plutôt métaphysique (au sens où elle s’interroge sur un « meta » du donné « physique », autrement dit, sur ce qu’il y a au-dessus, au-delà ou en arrière du monde tel que nous le percevons). Si le terme « philosophie de la religion » s’applique aux deux types, il désigne le plus souvent la seconde démarche, dite « ontologique », qui se centre sur l’homme, sur les modalités de son existence et de sa pensée telles qu’elles se donnent dans l’expérience ; elle cherche les traces de l’ultime en lui et non ailleurs. On passe de la théologie naturelle à la philosophie de la religion quand on délaisse la métaphysique pour une anthropologie[13] ; on n’explore plus le ciel (le cosmos) mais la terre (l’être humain)[14]. Il ne s’agit toutefois pas de bannir tous les éléments « cosmologiques » ; ils sont repris et réinterprétés. Ainsi, les preuves de l’existence de Dieu à partir du monde qu’avance la théologie naturelle deviennent dans la philosophie de la religion stricto sensu « une description rationnelle de la relation de notre esprit à l’être-même » et une interrogation sur l’ultime à partir de ce que nous sommes[15]. Significativement, Tillich considère la philosophie de l’existence comme « la forme actuelle de la philosophie de la religion[16] » ; l’existentialisme se veut une analytique existentielle et non une métaphysique.

On peut donc considérer que la philosophie de la religion est la forme actuelle que prend la théologie naturelle après un examen critique qui conduit à prendre en compte sa dimension historique, à la centrer sur l’être humain et à la rendre autonome.

2. La théologie naturelle et sa critique

Dans la pensée chrétienne classique, la théologie naturelle sert d’introduction et d’assise à la théologie de la révélation. Elle fournit des valeurs ou des vérités réelles, mais insuffisantes : elle ne donne qu’une connaissance partielle de Dieu et l’être humain ne trouve pas en elle le chemin du salut. Toutefois, elle représente une infrastructure nécessaire ; pour les thomistes comme pour les calvinistes, elle constitue un socle sur lequel s’appuie et s’édifie la religion révélée. Elle est une propédeutique qui pose des prolégomènes indispensables ; on commence par elle avant d’étudier et de décrire ce qu’apporte la révélation. On peut la comparer au rez-de-chaussée d’un immeuble par lequel il faut passer pour atteindre l’étage supérieur[17]. Chez des auteurs contemporains, marqués par l’existentialisme (par exemple, Brunner[18] et Bultmann[19]), un déplacement s’opère et le jeu d’images change ; on ne parle plus d’un soubassement, mais d’un point d’attache, d’accrochage ou d’ancrage qui permet à la Parole de Dieu de nous atteindre, de se faire entendre par nous. Ici la théologie naturelle ne précède pas l’étude de la révélation ; elle la suit et en procède ; elle apparaît quand on s’interroge sur ce qui rend possible, sur ce que présuppose ou sur ce qui conditionne la réception de la parole divine.

Quand la théologie naturelle ne se cantonne plus dans ce rôle d’auxiliaire et qu’elle revendique son autonomie ou son autosuffisance, alors on parle plutôt de « philosophie de la religion ». Cette évolution devient prédominante au dix-huitième siècle avec les Lumières, au dix-neuvième siècle avec le libéralisme protestant, au vingtième avec l’humanisme spiritualiste. Dans certains cas, on a bien tenté d’allier la religion naturelle avec la foi évangélique et d’articuler une philosophie autonome de la religion avec la théologie chrétienne[20]. Le plus souvent, la pente va dans le sens d’une substitution et d’une exclusion[21]. La religion naturelle, devenue religion à part entière, n’a pas besoin d’autre chose ; non seulement elle n’introduit plus à la révélée, mais elle l’absorbe et la supprime (ce qu’on constate, par exemple, chez le vicaire savoyard de Rousseau qui affirme l’inutilité et la nocivité de toute référence à une révélation). Du coup, la dogmatique, en tant que théologie de la révélation, disparaît ; ainsi, Troeltsch l’élimine : « Il n’y a plus pour lui que l’histoire des religions et la philosophie de la religion[22]. » Ce qui conduit à vider les grands concepts du christianisme de leur contenu supranaturel ou transcendant spécifique : « […] la révélation devient un autre mot pour le développement de la religion, le salut un autre mot pour le prétendu progrès de la raison humaine, Dieu un autre mot pour le centre signifiant et la totalité du monde[23] ».

À cette « dissolution du message chrétien[24] » s’oppose le transcendantalisme néo-orthodoxe ou théologie kérygmatique[25]. C’est Karl Barth qui exprime le mieux cette réaction dans la période de crise politique, culturelle et religieuse qui suit la Première Guerre mondiale[26]. Il refuse une théologie naturelle qui se suffirait à elle-même ; il rejette tout autant une théologie de la révélation qui, comme celle de l’orthodoxie classique, pose une théologie naturelle comme infrastructure. À ces théologies, il reproche d’ignorer aussi bien l’altérité de Dieu que le péché de l’homme. La nature cosmique ou humaine ne conduit pas à Dieu, car Dieu n’en fait pas partie, il est « tout autre ». Ontologiquement différent de Dieu, l’être humain en est aussi existentiellement aliéné. Dieu n’est pas à sa portée ; s’il pouvait l’atteindre par ses propres moyens, la révélation serait inutile et le salut également. Un Dieu qui aurait besoin pour se faire entendre d’un « point d’attache » dépendrait « dans une certaine mesure » de l’homme et, par conséquent, ne serait pas vraiment Dieu. La théologie naturelle, qu’on la considère comme un préambule obligé, un complément indispensable ou qu’on la juge suffisante, qu’elle soit métaphysique ou anthropocentrique, produit une illusion, une idole et un démon. La néo-orthodoxie veut en purger le christianisme et élaborer une théologie qui ne dépende que de la parole révélée de Dieu (ce qu’en termes techniques, on appelle le kérygme), car « Dieu seul peut nous faire connaître Dieu[27] ». Sa révélation et son salut transcendent toutes les possibilités humaines. La foi chrétienne n’admet rien d’autre qu’une théologie kérygmatique ; elle juge insensées et blasphématoires aussi bien la théologie naturelle que la philosophie de la religion.

Tillich note la « force prophétique » de cette protestation de Barth. Il en souligne les mérites. Elle procède d’un sentiment profond de la souveraineté de Dieu. Elle affirme à juste titre que toute connaissance de Dieu vient de Dieu, que nous ne la produisons ni même ne la provoquons, ce qui disqualifie la démarche de la théologie naturelle. Elle rejoint « l’objection décisive » que Tillich oppose dès 1922 à la philosophie de la religion : en fondant « l’inconditionné sur le conditionné », elle nie de fait l’inconditionné[28]. De plus, la réaction de Barth a été salutaire pour les Églises dans le contexte dramatique des années 1930 ; elle les a détournées du paganisme et du sécularisme[29].

3. Ni complémentarité ni exclusion

Cependant, à côté de ces aspects positifs, le barthisme présente aussi des faiblesses et des manques. Il laisse ouverte la question à laquelle la philosophie de la religion entend apporter une réponse ; il n’en délégitime pas l’intention ou le projet[30]. Il ne suffit pas, en effet, de dire, ce qui est vrai, que la révélation a sa source ailleurs qu’en nous et de souligner sa radicale altérité ; il faut, aussi, expliquer comment elle nous rencontre et montrer ce qui nous permet de l’accueillir et l’entendre. Si la Parole divine nous était totalement étrangère, si elle ne répondait pas à une attente, elle ne nous toucherait ni ne nous concernerait si peu que ce soit. Elle ne nous atteint que s’il y a en nous une interrogation ou un désir qui en rende l’écoute possible. Personne ne la recevrait sans une correspondance entre ce qu’elle dit et ce que nous sommes. Souvent, on a vu dans le thème de l’imago Dei l’affirmation d’une similarité ou d’une parenté entre Dieu et l’homme qui permet la relation entre le créateur et la créature. À quoi Barth rétorque qu’effectivement, il y a une surdité ou une fermeture totale de notre être à la parole divine, mais que cette parole crée en nous un être nouveau capable de l’accueillir. Dieu nous parle et il fait surgir en nous l’oreille qui naturellement nous manque pour l’entendre[31]. Selon Barth, l’imago Dei relève d’une promesse eschatologique, elle ne s’applique pas à la réalité présente. Tout vient donc de la Révélation, y compris la réception de la Révélation.

Cette réponse ne convainc pas Tillich. N’implique-t-elle pas que Dieu s’adresse à un autre être que le nôtre[32] ? Quelle continuité et quelle identité entre ce que nous sommes présentement et cette nouvelle créature ? Comment comprendre l’affirmation de l’apôtre Paul que l’Esprit de Dieu rend témoignage à notre esprit (pas à un esprit différent du nôtre) ? Nous constatons, par ailleurs, que la Bible utilise largement le langage religieux du monde environnant[33]. Elle le transforme certes, mais pas complètement ; qu’elle puisse l’utiliser signifie qu’elle s’appuie, même pour la modifier, voire la contredire, sur l’expérience religieuse que ce langage exprime, d’autant plus que cette expérience est façonnée non seulement par la nature mais aussi par une histoire où Dieu a agi.

D’où le problème qu’affronte Tillich. Une théologie qui se réclame d’une révélation transcendante exclut et exige à la fois une philosophie de la religion.

Elle l’exclut. Ou bien, elle annexe la philosophie de la religion et lui enlève, de ce fait, son caractère philosophique en la privant de son autonomie. Ou bien, la philosophie de la religion fonde la religion sur la nature, l’histoire et le langage de l’homme, sur des réalités immanentes qui évacuent de fait la transcendance de la révélation et lui enlèvent son caractère kérygmatique (« tout est dit par l’homme, rien n’est dit à l’homme[34] »).

Pourtant, en même temps, une théologie de la révélation exige une philosophie de la religion parce que la révélation n’est vraiment révélatrice qu’en connexion avec ceux à qui elle s’adresse. Pour les atteindre dans leur existence, elle doit tenir compte de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent ; elle ne leur est intelligible et audible que si elle s’exprime dans leur langage et dans leur conceptualité (on le constate avec les théologiens qui veulent le plus se passer de la philosophie ; ils ne peuvent éviter d’utiliser des termes philosophiques ; leur pratique contredit et dément leurs principes[35]). La Parole de Dieu est révélatrice et salvatrice parce qu’elle se dit dans des paroles et dans des catégories culturelles ; sinon elle ne sauverait pas, elle n’éclairerait pas ; elle détruirait[36]. Elle apporte certes du nouveau, du différent, elle ébranle et retourne[37] (elle « convertit »), sans cela elle ne serait pas transcendante. Mais, renverser et changer impliquent une forme ou une matière préexistantes, celles qu’étudie la philosophie de la religion. Précisément parce que la révélation est « la critique et la transformation, venant de Dieu, de l’expérience religieuse », elle présuppose cette expérience sans laquelle personne ne pourrait en entendre ni recevoir le message. L’insistance unilatérale sur le kérygme coupe la religion de la culture, la prive de tout enracinement humain et enlève à la révélation son caractère universel pour en faire un impérialisme ou un « absolutisme » particulariste[38].

Entre une théologie de la révélation transcendante et une philosophie de la religion, on ne peut ni établir une complémentarité ni poser une antinomie. Ces deux options unilatérales débouchent l’une et l’autre sur une impasse faute d’intégrer la vérité de l’option contraire. D’un côté, l’altérité radicale d’une révélation qui n’a aucun rapport avec ce que concrètement nous sommes et vivons sape l’humanité de l’homme. De l’autre côté, une démarche purement philosophique qui élimine toute référence à une véritable transcendance sape la divinité de Dieu ; elle nous conduit au sécularisme et au paganisme[39]. Pour résoudre ce problème, Tillich cherche donc une nouvelle voie ou une autre approche, et pense la trouver avec la méthode de corrélation qui établit une bipolarité ou une « interférence vivante[40] » entre les « motifs » de la philosophie de la religion et les thèmes d’une théologie de la révélation.

II. La méthode de corrélation

1. Le principe

La méthode de corrélation entend mettre en correspondance deux pôles : d’une part, la Révélation transcendante, la parole venant de Dieu et le message qu’elle délivre, autrement dit, ce qui est le seul fondement, le seul domaine et la seule norme que veut prendre en compte la néo-orthodoxie ; d’autre part, la situation humaine, avec ses dimensions ontologique, historique et culturelle, autrement dit, ce qui est le seul objet et champ d’étude que reconnaît la philosophie de la religion.

La corrélation se distingue aussi bien d’une juxtaposition complaisante et compromettante que d’une exclusion intransigeante et destructrice. Elle entend éviter tout autant une « synthèse trop rapide » qu’une « diastase impossible[41] ». Elle se caractérise par une tension vivifiante où chaque pôle se heurte à l’autre et reçoit de ce heurt une pertinence qui autrement lui manquerait. Pour atteindre leur vérité, ils ont besoin de cette confrontation dynamique faite d’opposition et d’alliance. La méthode ne fonctionne bien que si chaque pôle garde son autonomie et sa consistance propre. Sinon, il n’y aurait plus d’interaction et la corrélation serait remplacée par une subordination, voire par la dénaturation ou la suppression d’un des pôles. On nie de fait la révélation dès qu’on veut en déduire le contenu d’une analyse de la situation, autrement dit annexer la théologie à la philosophie de la religion. On ne prend pas réellement en compte la situation quand on la décrit à partir de son interprétation du contenu de la révélation, autrement dit quand on subordonne la philosophie de la religion à la théologie[42]. Et pourtant on ne peut pas séparer les deux pôles ; chacun se constitue et prend sens en confrontation avec l’autre ; on pourrait parler d’une sorte de « concrescence » (croissance en commun d’organismes différents). La corrélation se définit par « l’interdépendance de deux facteurs indépendants[43] ».

2. La mise en oeuvre

Comment, concrètement, se noue la corrélation ? Tillich donne deux indications qui le plus souvent se combinent et s’entremêlent, au point qu’on a de la peine à les distinguer[44]. Premièrement, la théologie puise sa substance, sa matière (ce qu’elle dit) dans la révélation tandis que la culture détermine sa forme (la manière de le dire). Il y a corrélation quand on exprime le contenu de la révélation dans le langage et dans les catégories de pensée qu’analyse la philosophie de la religion. Deuxièmement, la théologie formule les réponses qu’apporte la révélation aux grandes questions qui s’expriment et émergent dans la culture. Il y a corrélation quand on montre que les problèmes de l’homme trouvent leur solution dans la parole que Dieu lui adresse[45].

À première vue, ces deux indications paraissent plates, banales et simplistes. Elles ressemblent à des slogans utilisés dans les courants les plus primaires du christianisme et dans les entreprises les moins réfléchies d’évangélisation ou de conversion. Tillich signale ce danger de faire de la méthode de corrélation une « recette » ou un « mécanisme[46] », quand on n’en saisit pas la complexité. Elle n’associe pas des éléments hétérogènes, sans relation antérieure et sans lien essentiel l’un avec l’autre. Ainsi, on s’égare quand on veut dans un premier temps définir indépendamment l’une de l’autre la forme et la substance pour les mettre ensuite en relation. On oublie qu’elles sont constitutives l’une de l’autre, immanentes l’une à l’autre[47] : elles n’ont de réalité que dans et par leur interrelation. On ne rencontre nulle part de substance dépourvue de forme, car c’est la forme qui permet à la substance d’exister (« elle fait d’une chose ce qu’elle est[48] »). On ne trouve jamais une forme vide de substance, car c’est la substance qui permet à la forme de surgir[49]. N’imaginons pas une révélation à l’état pur, une parole éternelle ou une essence du christianisme qu’on pourrait isoler avant de les traduire dans des langages particuliers et dans des situations diverses. L’évangile (au sens de parole divine exprimée et annoncée) est toujours culturel et contextuel ; « la révélation et la réception de la révélation forment un tout indissociable » ; le divin se manifeste toujours dans une chair[50]. À l’inverse, le langage n’est jamais une forme totalement vide, il porte en lui, au moins à l’état d’ébauche, un contenu implicite ; il véhicule des idées, des principes, des valeurs, et donc une philosophie en germe, qui infléchissent le message divin en l’exprimant. Chacun des pôles de la corrélation s’enlace inextricablement avec l’autre dans une symbiose qui interdit de les séparer. Néanmoins, on ne peut pas les assimiler : la substance lutte contre la forme, qui en l’incarnant l’enferme et l’étouffe[51] (en peinture, on en a un exemple frappant avec l’expressionnisme[52]) ; la forme se bat contre une substance indocile qui risque de se volatiliser en se libérant de ce qui l’incarne (elle « se perd dans le vide et s’étiole[53] »). Elles ne peuvent pas se passer l’une de l’autre et pourtant elles s’entrechoquent inévitablement. La corrélation n’est pas une collaboration paisible, mais un affrontement incessant. C’est pourquoi, il n’y a pas de théologie stable et définitive ; elle consiste en un mouvement, un va-et-vient qui ne cesse jamais.

3. La question et la réponse

Tillich souligne encore plus la complexité de la méthode de corrélation à propos du thème de la question et de la réponse. Comme l’a justement noté Jean Richard, il ne signifie nullement que « le théologien répond à la question que pose le philosophe ». Tillich entend plutôt souligner qu’une réponse prend sens dans sa rencontre avec une question et, à l’inverse, qu’une question prend sens en lien avec une réponse ; ainsi, la perception de la finitude (qui relève de la question) et celle de l’infini (qui se situe du côté de la réponse) se conditionnent réciproquement[54].

L’interrogation a quelque chose d’étonnant et de paradoxal. Elle suppose qu’on soit écartelé entre un avoir et un manque, une possession et un dénuement, une connaissance et une ignorance. On questionne parce qu’on ne sait pas, on demande parce qu’on n’a pas ; sans cela il n’y aurait pas quête ou requête. Pourtant, comme Heidegger l’a souligné[55], questionner suppose une précompréhension de ce qu’on quémande. Si on n’en avait aucune idée, aucun pressentiment, aucune expérience, on ne pourrait même pas songer à solliciter. L’interrogation ne fournit jamais la réponse, et pourtant c’est la réponse qui la suscite ; elle naît d’un savoir in-su, d’un avoir indigent. L’insatisfaction qu’exprime la question vient d’une réalité qui s’offre ou s’approche furtivement et, en même temps, se dérobe, s’éclipse, se refuse[56]. Une révélation obscure amorce la recherche de la révélation ; une présence absente de Dieu conduit à s’interroger sur Dieu et à le désirer. Dieu est la source de notre quête et pas seulement sa visée ; il est la présupposition de la question de Dieu[57].

À l’inverse, la réponse, celle qu’apporte la révélation transcendante, n’épuise pas ni ne supprime la demande en comblant le vide d’où elle jaillit, mais elle la déplace, la dérange et la relance[58]. La réponse fait rebondir le questionnement ; elle suscite une nouvelle interrogation. Ainsi, à l’angoisse de la mort, l’évangile répond par la promesse de la résurrection. Cette promesse fait surgir la question du jugement et de la possible damnation. Elle engendre une nouvelle angoisse, celle de la culpabilité. La Réforme y a répondu par la proclamation de la justification gratuite. Cette prédication, en rendant ce que nous sommes et faisons superflus, conduit à une question encore plus radicale : celle du sens dont nous dépossède la gratuité ; elle génère l’angoisse de l’absurde. Le christianisme social et les théologies de la libération y ont répondu par l’évangile du Royaume de Dieu qui situe le sens dans l’histoire, réponse qui fait surgir de nouveaux problèmes.

Le mouvement ne peut que se poursuivre, parce que l’être humain se caractérise par la finitude et non par la plénitude. Un amalgame inextricable de vie et de mort, de puissance et de faiblesse, de richesse et de pénurie, de savoir et d’ignorance le constitue. À la fois, en même temps, il est et n’est pas, il n’a pas et il a[59]. Son questionnement ne vient pas d’une simple curiosité ; il tient à la structure même de son être, autrement dit à sa nature, qui est recherche, aspiration, désir, prière (« nous sommes toujours des mendiants » aurait dit Luther sur son lit de mort). Il ne suffit pas de déclarer : « l’être humain pose des questions » (autrement dit, il demande des informations). On doit affirmer : « il est question[60] ». La question, c’est lui-même ; son être, son existence et sa vie sont demande[61]. Ainsi tombe la critique du théologien baptiste Harvey Cox, selon lequel la méthode de corrélation ne fonctionne pas avec l’homme sécularisé du monde moderne qui ne s’interroge plus sur le sens de la vie et des choses[62]. Pour Tillich, cette objection ne tient pas. Les questions ne s’évanouissent jamais ; elles sont toujours présentes en nous, parfois inconsciemment, implicitement, de manière cachée et sous-jacente, et nous structurent. Parce que la finitude de l’être humain (à la différence de celle des objets) conjugue présence et absence, une quête fondamentale nous constitue[63]. Les différentes activités humaines, ce que précisément on appelle la culture, l’expriment dans des registres divers, sous des formes variables et variées. Si on donne le nom de Dieu, comme le font les croyants, au fondement et à la source de l’être, on voit bien qu’il s’agit toujours d’une quête de Dieu. Il est toujours présent mais on ne le détient jamais ; simultanément on le rencontre et on l’attend[64] ; on le cherche, bien que et parce qu’il se donne à nous. Dieu se trouve en l’homme, ce que la théologie naturelle et la philosophie de la religion ont bien vu, mais — ce que dans leur expression classique elles n’ont pas, ou pas assez, perçu — cette présence ne fournit pas un avoir et un savoir ; elle est défaut et désir, visée et non vision. Si l’être humain n’arrive jamais à atteindre et à posséder l’ultime, par contre, il le porte en lui comme une constante interrogation. Se poser la question de Dieu à laquelle il n’a pas les moyens de répondre est, pour lui, une possibilité et même une nécessité[65].

Ainsi, pas plus que celle de la substance et de la forme, la dialectique de la question et de la réponse ne conduit à un point d’aboutissement ou d’équilibre ; elle exclut un terminus où on s’arrêterait parce qu’on posséderait la vérité. Elle n’édifie pas un immeuble de doctrines et de rites où se reposer. Elle met en route, elle anime un parcours. La corrélation est « une tâche infinie », sans fin ou sans terme[66] ; elle implique une imbrication continuelle et un incessant cheminement entre une substance transcendante, une révélation divine, et une forme culturelle, la quête ou le questionnement qui caractérise la situation et l’existence humaines.

Sous l’appellation « philosophie de la religion », on range habituellement deux grands problèmes : celui du langage et de la conceptualité dans le domaine religieux[67], ce que la méthode de corrélation reprend avec le thème de la substance et de la forme ; celui de la présence et de la perception de l’ultime dans l’existence humaine, ce que la méthode de corrélation reprend avec le thème de la question et de la réponse. Ainsi, la philosophie de la religion, sans pour cela disparaître, n’a plus une place distincte. Elle ne constitue pas un domaine séparé, celui du « naturel », antérieur ou postérieur à l’apport de la révélation transcendante. La méthode de corrélation l’intègre (ou intègre les questions dont elle s’occupe) dans une seule théologie constituée par l’interrelation de deux pôles[68] entre lesquels il n’y a ni confusion ni séparation.