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« La société civile transatlantique n’existe pas » : voilà la conclusion de F. Bignami et S. Charnovitz en 2001 (2001 : 281) au terme de leur étude des dialogues de la société civile transatlantique (sct) dans le cadre du Nouvel Agenda atlantique (nat). Une année plus tôt, Chris Brown, déjà très sceptique quant à l’idée d’une société civile internationale (sci[1]), affirmait pour sa part que celle-ci n’existait, et ne pouvait exister à l’heure actuelle, qu’au sein de l’espace constitué par les pays de l’Atlantique Nord (Brown 2000 : 10). Ces deux affirmations contradictoires reflètent parfaitement le voile d’ambiguïté qui enveloppe le thème de la sci. La majorité des exégètes de la société civile, sous sa forme nationale, s’interrogent déjà sur les formes multiples que peut prendre ce concept ; transposé sur le plan international et dans les relations transatlantiques, il n’en apparaît que plus insaisissable. La société civile internationale ou transatlantique est-elle un désir ou une réalité ? S’agit-il d’une communauté imaginée dont l’existence, par la magie de l’acte performatif, tient à sa seule énonciation ?

Cet article portera sur la tentative de formation d’une société civile transatlantique (sct) dans le cadre du Nouvel Agenda transatlantique lancé en 1995. Cet accord entre les États-Unis et l’Union européenne avait pour objectif de consolider les liens entre les deux grands partenaires au terme de la guerre froide ; il était présenté en effet comme « une étape clé de la refonte des liens définitivement modifiés par la chute du mur de Berlin en 1989 » (ue 1995). Visant un renforcement général des rapports transatlantiques, c’est-à-dire dépassant les questions de sécurité et d’économie qui les avaient caractérisés depuis un demi-siècle, le nat prend appui sur la force du lien historique entre l’Amérique et l’Europe afin de le renouveler en profondeur. L’un de ses objectifs est de favoriser l’établissement de liens « peuple à peuple » grâce à un ensemble de « dialogues » auxquels participeraient de part et d’autre de l’Atlantique les membres de la société civile. Un premier dialogue, celui du monde des affaires (tabd, pour Transatlantic Business Dialogue), est inauguré dans la foulée de la signature de l’accord. Suivent en 1996 celui sur le travail (tald, pour Transatlantic Labour Dialogue), puis en 1998 les dialogues sur la consommation (tacd, pour Transatlantic Consumer Dialogue) et sur l’environnement (taed, pour Transatlantic Environment Dialogue). Conçus comme des espaces d’échanges entre les sociétés civiles, les dialogues ne sont pas de simples forums. Tant le gouvernement américain que l’Union européenne soutiennent en effet que les opinions et recommandations exprimées lors des rencontres trouveront écho au sein de l’appareil gouvernemental et politique. Il s’agit ainsi d’intégrer, pour la première fois, la société civile dans le processus décisionnel touchant aux relations transatlantiques.

Force est de constater que la société civile transatlantique souhaitée par le nat peine à se matérialiser. Ainsi, des quatre dialogues instaurés entre 1995 et 1998, seuls le tabd et le tacd existent encore aujourd’hui. Émanation des pouvoirs politiques, l’entreprise souffre depuis ses débuts d’un déficit de légitimité, plusieurs critiques s’élevant contre la tentative d’instrumentalisation de la société civile qui sous-tendrait l’initiative.

Nous exposerons dans cet article ce qui constitue, à nos yeux, les raisons de l’échec de la société civile transatlantique dans le cadre du nat. La littérature sur le sujet s’attarde à énumérer les raisons structurelles (organisation des dialogues, capacité de mobilisation, structures institutionnelles, etc.) ou conjoncturelles (financement, changements de gouvernements, divergence entre les opinions exprimées dans les dialogues et les volontés des gouvernements, « intérêt » des participants à faire avancer le dialogue) qui peuvent rendre compte de son insuccès. Toutes ces raisons sont parfaitement valables. Elles suggèrent cependant l’idée qu’il aurait fallu quelques ajustements – des structures institutionnelles adaptées, un gouvernement plus à l’écoute des doléances de la société civile, etc. – pour assurer le succès des dialogues. Or, dans au moins un cas, celui du dialogue environnemental que nous étudierons plus en détail dans cet article, les facteurs conjoncturels et structurels apparaissent comme les épiphénomènes d’un problème plus fondamental : celui du rapport qu’entretient la société civile avec le pouvoir. Les dynamiques qui animent les différents dialogues ne se fondent pas sur la même compréhension de ce qu’est la société civile et l’on observe un net décalage entre le sens que donne le pouvoir (américain surtout) à la société civile et le rôle que ses tenants lui attribuent. Autrement dit, différents « modes » de la société civile, pour reprendre l’expression de Charles Taylor (1990), se côtoient, ce qui complique les rapports entre le pouvoir et les différents dialogues, en particulier dans le cas du taed. Par exemple, les chercheurs qui se sont tour à tour penchés sur les dialogues du nat (Bignami et Charnovitz 2001 ; Gardner et Stefanova 2001 ; Monar 1998 ; Pollack 2005 ; Risse-Kappen 1995 ; Steffenson 2005) omettent de mettre en évidence ce que nous appellerons ici le « comportement gramscien » de la société civile qui, selon nous, est celui qui caractérise le mieux le comportement du taed. Par ailleurs, la littérature entourant les divers dialogues du nat intègre peu ou pas dans son analyse les dynamiques propres aux « nouveaux mouvements sociaux » qui ont fleuri dans les années 1990 et qui agissent sur le rapport entre société civile et pouvoir. Il semble pourtant que le dialogue sur l’environnement s’inscrit pour une part dans le sillon d’une nouvelle forme de contestation sociale née de l’après-guerre froide inspirée par la théorie gramscienne, le côté révolutionnaire en moins. En ce sens, la rencontre entre les environnementalistes qui constitue le taed et le pouvoir, par l’entremise d’un dialogue transatlantique mené par la société civile, semble d’emblée minée.

Nous présenterons dans un premier temps le contexte théorique qui sous-tend notre analyse du rapport entre le taed et les administrations américaines et européennes par l’entremise des concepts de société civile et de société civile internationale. Une seconde partie s’intéressera à la genèse et aux principes qui fondent le nat et les dialogues transatlantiques « peuple à peuple ». La dernière partie portera spécifiquement sur le dialogue environnemental et sur les causes de son échec. La conclusion inscrira le taed dans la mouvance des nouveaux mouvements sociaux.

I – De la société civile, nationale, internationale, transatlantique

A — Un concept à géométrie variable

La société civile est l’un des thèmes les plus féconds de la science politique et de la philosophie politique depuis une vingtaine d’années (Taylor 1990 : 95). Or le concept, comme le résume si bien Richard Madsen, reste malgré tout « excessivement élusif ». Un « iceberg conceptuel qui masque une panoplie de sens », ajoute-t-il (Madsen 1999 : 104). La quasi-impossibilité d’en faire une définition qui rendrait compte de façon exhaustive de toutes ses acceptions contraint habituellement les chercheurs à les énumérer les unes après les autres, après avoir insisté sur le fait que, selon les époques, selon les cultures, selon les réalités et les combats politiques, la « société civile » ne désigne pas la même chose (Berger 1989 et 1990 ; Kaldor 2003a ; Kocka 2006). Il n’est pas utile ici de refaire ce travail. Contentons-nous d’abord de relever deux caractéristiques qui permettent d’en délimiter les frontières, de fournir ensuite une définition synthétique qui sied à la situation contemporaine et, enfin, de présenter la version gramscienne de la société civile.

La première caractéristique de la société civile met en lumière la dimension résolument normative – voire idéologique – du concept et explique par le fait même son inévitable plurivocité. La société civile porte toujours en elle une vision de la « bonne société » et, par conséquent, constitue une forme de récit de son origine et de sa marche future (Ehrenberg 1999 ; Madsen 1999 : 95). C’est la raison pour laquelle la société civile est souvent analysée à l’aune de son « potentiel émancipatoire » (Cox 1999). La seconde caractéristique découle de la première, car elle associe de façon nette la société civile et le politique, en lui adjoignant le critère de l’action. Si la société civile véhicule un idéal de « bonne société », c’est qu’elle vise à établir un rapport juste, mais distancié, entre la société et l’État qui la gouverne au nom du bien-être collectif. Ainsi, sans État, pas de société civile. Cela dit, il est tout aussi crucial de dissocier les deux forces (Taylor 1990 : 102) : pour exister, la société civile doit être indépendante du pouvoir. Indépendance mais capacité d’action dans le champ politique deviennent ainsi les deux faces d’un rapport complexe au pouvoir : un pouvoir indispensable – car sans lui la société civile n’a pas de raison d’être –, mais contre les tentatives de contrôle duquel il faut en permanence se prémunir. C’est ainsi que, peu importe le sens que l’on donne à la société civile, celle-ci demeure toujours un espace de négociation, un « acte public » par lequel les individus, seuls ou en groupe, combattent, négocient, argumentent, dans le sens du pouvoir ou contre lui. Pour Mary Kaldor, c’est ainsi moins le sens du concept qui varie dans le temps que les conditions historiques dans lesquelles s’effectue la négociation entre la société civile et le pouvoir (Kaldor 2003b : 585).

À la lumière de ces deux caractéristiques, la société civile, dans son acception contemporaine, peut donc se définir comme un « réseau d’institutions et de pratiques de la société qui sont autonomes par rapport à l’État, et par lesquelles les individus et les groupes se représentent, s’organisent et se mobilisent, souvent en vue d’agir sur l’État et sur les mécanismes de prise de décision » (MacLoed, Dufault et Dufour 2004 : 221).

Cette définition neutre convient dans la mesure où elle s’en tient à des critères descriptifs. Elle omet cependant une donnée cruciale, qui inscrit historiquement le concept : dans la deuxième moitié du 20e siècle, c’est moins sa capacité à agir sur l’État qu’à s’opposer à l’État qui a surtout déterminé la société civile occidentale. On doit cette version militante et radicale à Antonio Gramsci (1891-1937), qui a défini la société civile au regard de son concept d’hégémonie. Dans ses Lettres de prison, Gramsci définit la société civile comme « l’hégémonie qu’un groupe social exerce sur la société nationale dans son entier par le moyen d’organisations prétendument privées, comme l’Église, les syndicats, les écoles » (Gramsci 1971 : 114). Chez Gramsci, la société civile est un écran, un voile masquant l’hégémonie politique et économique de la classe dominante. Mais elle est également le lieu de l’émancipation, car c’est par le biais de la société civile que peut être renversée l’hégémonie. Elle est donc à la fois l’instrument du pouvoir et le lieu de son essoufflement potentiel (Bobbio 1988 ; Cox 1999 : 4-5), en d’autres mots un baromètre : une société civile en phase avec le pouvoir est signe d’hégémonie ; une société civile qui s’oppose à lui indique que les forces du changement sont à l’oeuvre. Ce n’est pas un hasard si la version gramscienne de la société civile a pris une telle importance au cours du siècle. Sous-tendant les luttes de la gauche contre les dictatures d’Amérique latine, elle a aussi conditionné en partie l’action des partis communistes européens qui, influencés par la pensée du philosophe italien, ont pris d’assaut les diverses sphères de la société civile afin de mieux contester l’hégémonie bourgeoise (Kaldor 2003b : 584). Dans la conception gramscienne, l’opposition de la société civile au pouvoir est, pourrait-on dire, inscrite dans sa logique même. Les nouveaux mouvements sociaux, dont font partie les groupements environnementalistes, sont les héritiers de cette variante radicale, bien qu’ils ne visent plus la révolution de type communiste. Il est possible d’en sentir les effets au sein même des dialogues transatlantiques du nat.

B — Une société civile internationale ?

La société civile se transpose-t-elle à l’international ? Peut-elle exister en dehors ou, plutôt, au-delà des frontières nationales ? Cette question révèle comme aucune autre le caractère normatif du concept. Pour les uns, le lien étroit entre la société civile et l’État rend impossible une quelconque transposition : à l’heure actuelle, comme il n’y a pas d’État supranational, il ne peut y avoir de société civile correspondante, puisque la société civile ne tire sa réalité qu’en fonction de son « autre conceptuel » (Siebenmorgen 1999 : 222). Bref, la « souveraineté nationale trace les limites de la sci » (Clark, Friedman et Hochstetler 1998 : 35). Les laudateurs de la csi, affirment ses contempteurs, prennent tout simplement leur désir pour la réalité : ils souhaitent qu’existe une sci, donc ils en postulent l’existence. La csi, simple « figure de style » (Brown, 2000 : 9), n’aurait qu’une « fonction rhétorique » (Bartelson 2006 : 372) au service d’un projet politique (de gauche) dans lequel l’espace planétaire serait désormais assimilé à un État mondial.

De nombreux auteurs opposent un démenti formel à cet argument censé détruire toute perspective d’une sci, du moins à court terme (Cox 1999 ; Florini et Nihon Kokusai Koryu 2000 ; Kaldor, 2003b ; Keane 2003 ; Lipschutz et Mayer 1996 ; Walzer 1995). Non seulement le concept de société civile est-il transposable à l’international, mais il est à la fois une nécessité et une réalité. La position de Mary Kaldor (2003a), elle-même ouvertement « globaliste », est l’une des plus solides. Elle se développe en trois temps. Premièrement, s’il est vrai que la sci souffre encore d’un flou conceptuel évident, l’expression a pris, selon Kaldor, une telle place depuis les années 1990, auprès des militants, des personnalités politiques, des institutions internationales, des chercheurs, qu’il n’est plus possible de parler d’une simple idée à laquelle ne correspondrait aucune réalité. Deuxièmement, Kaldor réfute l’argument selon lequel l’absence d’État mondial rend caduque la perspective d’une sci. L’État mondial, affirme-t-elle, n’a pas d’existence officielle et légale, mais il existe de facto : l’idéologie mondialisée de l’économie de marché, les législations en faveur des droits de la personne, les cours internationales, le maintien international de la paix « symbolisent l’émergence d’une gouvernance globale » qui explique l’irruption d’une sci. Finalement, l’erreur commune est de croire que la société civile se confine forcément aux frontières territoriales. Or, explique Kaldor, l’émergence d’une société civile dans les pays dictatoriaux d’Amérique latine et dans les pays du bloc de l’Est, au cours des années 1980, n’aurait pu s’effectuer sans un apport extérieur, c’est-à-dire sans son arrimage à un réseau international déjà existant. L’héritage de l’effondrement du communisme, poursuit-elle, est justement d’avoir propulsé les exigences de la société civile au-delà de l’État, qu’il fallait non seulement transformer mais aussi dépasser. C’est ainsi que la société civile est, pour ainsi dire, sortie par elle-même du carcan national et qu’il n’est plus désormais possible de la réduire à cette seule dimension territoriale. Peut-elle pour autant se définir en fonction d’espaces géographiques précis ?

C — Une société civile limitée au pourtour atlantique ?

Nous avons évoqué en introduction l’affirmation de Chris Brown selon laquelle l’idée d’une sci pouvait s’entre-apercevoir au sein de l’espace international plus restreint des pays de l’Atlantique Nord (Brown 2000 : 10). Pour Brown, les conditions sont telles aux États-Unis, au Canada, dans les pays de l’Union européenne et auprès de ses « compagnons de route » que sont la Suisse et la Suède qu’il est possible de parler de l’émergence d’une sct. Quelles sont ces conditions ? En premier lieu, l’existence d’une société civile déjà bien implantée nationalement. En deuxième lieu, des systèmes politiques fondés sur une philosophie constitutionnelle commune, la séparation des pouvoirs et des codes légaux similaires. Enfin, une tradition culturelle partagée, conjugée à un demi-siècle de collaboration économique étroite (Communauté économique européenne, Banque mondiale, fmi, ocde, etc.) et à une politique de sécurité commune au sein de l’otan. Tout cela offrirait un substitut d’autorité supranationale qui favoriserait la formation d’une société civile correspondante.

Si l’on exclut le point de vue des critiques de la sci, selon lequel l’absence de supranationalité réelle disqualifie d’emblée l’idée d’une sct, un autre contre-argument peut être évoqué. Il n’existerait pas de sct parce que les enjeux les plus cruciaux de notre temps sont désormais planétaires. Les combats de l’heure, tels que le déséquilibre climatique, la dégradation de l’environnement, la pauvreté, les épidémies, la malnutrition, ne sont pas confinés à l’Atlantique Nord ; ils touchent l’ensemble du globe. En suivant le raisonnement de Kaldor à propos de l’évolution diachronique du concept de société civile, on pourrait en effet affirmer que la « globalisation » est la nouvelle condition dans laquelle s’effectue la négociation entre la société civile et un pouvoir, qu’il soit diffus (gouvernance mondiale) ou atomisé (État). La sct, simple division géographique d’un ensemble plus vaste, n’aurait en ce sens aucune raison d’être qui lui soit propre.

En résumé, la prise de position relative à une sci ou à une sct relève pour une bonne part d’une prémisse normative. Mais, que l’une ou l’autre de ses formes existe ou non, l’expérience du nat n’en apparaît que plus intéressante, car son ambition est justement de créer des « ponts » entre des sociétés civiles bien vivantes de part et d’autre de l’Atlantique, mais qui ne sont pas forcément en dialogue. L’objectif de la partie suivante sera de présenter la genèse du nat et des dialogues transatlantiques.

II – Le nat et les dialogues « peuple à peuple »

Les relations transatlantiques nécessitaient, au début des années 1990, un nouveau départ. À peine plus d’un an après la chute du mur de Berlin, les deux partenaires signaient la Déclaration transatlantique et annonçaient leur volonté d’intensifier la collaboration et leurs échanges (Transatlantic Declaration of 1990 1990). Selon Horst Kenzler, l’un des acteurs européens du nat, la menace communiste qui planait sur le monde occidental depuis un demi-siècle s’évanouissant, c’est semble-t-il la « raison d’être » du lien transatlantique qui s’envolait soudainement (Krenzler 1998 : 14). Or, c’est moins la relation – que l’on peut difficilement imaginer s’étioler au point de devenir caduque – que la logique qui la sous-tendait depuis cinquante ans qu’il fallait alors repenser. Comme l’a résumé une responsable du Secrétariat d’État américain, le problème était surtout une affaire de perception (Spero 1996). Maintenant que l’« autre » qui définissait le « nous » transatlantique avait disparu, plusieurs facteurs liés à l’actualité européenne et internationale des années 1990 mettaient en lumière cette nécessité et pouvaient donner à penser que les voies américaines et européennes divergeaient de plus en plus (Janning, Kupchan et Rumberg 1999 : 11). La crise en ex-Yougoslavie révélait à quel point l’Europe avait établi, depuis 1945, une relation de dépendance forte à l’égard des États-Unis en ce qui concerne la gestion des crises, sur le continent ou ailleurs dans le monde. La fin de la guerre froide obligeait également à concevoir de manière concertée deux élargissements d’envergure, celui de l’Union européenne et celui de l’otan, afin d’y inclure les nouveaux États nés de la désagrégation du bloc de l’Est. L’intérêt de plus en plus manifeste des États-Unis pour les marchés des continents américain et asiatique obligeait en outre les Européens à rappeler à leur vis-à-vis atlantique l’importance qualitative et quantitative des échanges économiques entre les deux partenaires. On peut ajouter à cela la prise de conscience des nouveaux défis planétaires, en particulier le terrorisme et la lutte contre le trafic de la drogue, qui se posaient en cette fin de millénaire. En d’autres termes, il fallait que la baisse de tension consécutive à la fin de la guerre froide ne provoque pas un relâchement des liens si étroits construits depuis des décennies. Les initiatives transatlantiques des années 1990 – Déclaration atlantique en 1990, nat en 1995, puis Partenariat économique transatlantique en 1998 – symbolisent à tour de rôle la volonté de se rassurer mutuellement dans un monde dont les repères ne sont soudainement plus les mêmes (Monar 1998 : 159), tout en projetant une vision occidentale commune de la démocratie, de la sécurité et de la prospérité (Steffenson 2005 : 1). Ce contexte explique l’orientation résolument générale de l’accord de 1995. Au-delà des ententes stratégico-militaires et économiques qui avaient préalablement marqué les relations transatlantiques, le nat, d’orientation politico-économique, se veut un « document de référence[2] » (mae 2006). Il doit désormais régir les relations entre les deux partenaires autour de quatre objectifs ambitieux mais qui n’ont, à première vue, rien de révolutionnaire :

  • la promotion de la paix et de la stabilité, de la démocratie et du développement dans le monde, en particulier en Europe centrale et orientale ;

  • la réponse aux défis mondiaux que sont notamment le crime organisé, le trafic de la drogue, le terrorisme, l’immigration et les enjeux environnementaux ;

  • la participation à l’extension du commerce mondial et à la consolidation des relations économiques ;

  • la construction de « ponts » transatlantiques peuple à peuple (1995).

Malgré ces contours larges, le nat représente « l’effort le plus systématique de gouvernance bilatérale dans l’histoire du partenariat transatlantique » (Pollack 2005 : 901). À son programme figurent en effet deux innovations. La première consiste à établir une « architecture institutionnelle » faisant appel aux trois paliers intergouvernemental, transgouvernemental et transnational, sans pour autant institutionnaliser les rapports transatlantiques par le biais d’un cheminement supranational. Pour Mark Pollack, il s’agit d’une expérience novatrice d’« intégration profonde sans institutionnalisation profonde ». La seconde innovation est inscrite dans le quatrième objectif du nat : la volonté d’encourager l’intégration transnationale par l’entremise des dialogues peuple à peuple. C’est la première fois qu’un accord entre deux partenaires de cette envergure prévoit un volet « citoyen ». Selon Rebecca Steffenson, la formulation de cet objectif procède d’une prise de conscience nouvelle. On l’aurait intégré au motif qu’il n’est plus possible aujourd’hui de conclure des ententes générales entre États démocratiques sans y intégrer la société civile, au risque que ces ententes soient interprétées dans l’opinion publique comme un manque de transparence et une négation des forces non étatiques qui agissent désormais sur la prise de décision (Steffenson 2005 : 19). Les autorités souhaitent, par des « ponts transatlantiques », prendre acte de l’esprit des années 1990 où triomphent les concepts de gouvernance et de société civile. La déclaration de Madrid (1995), dès l’introduction de la section iv consacrée aux dialogues peuple à peuple, en contient les germes :

Nous reconnaissons le besoin de renforcer et d’élargir le soutien public au bénéfice de notre partenariat[3]. À cette fin, nous travaillerons à l’approfondissement des liens commerciaux, sociaux, culturels, scientifiques et éducationnels entre nos peuples. Nous nous engageons à éduquer les générations présentes et futures à la compréhension mutuelle et à la conscience d’un destin commun [entre Américains et Européens], lesquelles ont caractérisé la période post-1945 (Union européenne, 1995).

La formulation pour le moins malheureuse de la première phrase laisse cependant entendre que les liens entre peuples servent en quelque sorte de caution au projet transatlantique. Elle contribuera au soupçon d’instrumentalisation de la société civile qui pèsera sur le quatrième objectif du nat, un soupçon alimenté par la difficulté qu’auront les dialogues, à l’exception du tabd, à se faire entendre, voire à survivre. Ce sentiment s’accentue en lisant la première phrase du paragraphe suivant de la déclaration, qui laisse planer peu de doutes sur la tournure résolument commerciale et économique du volet citoyen du nat :

Nous n’atteindrons pas ces buts ambitieux sans le soutien de nos communautés d’affaires respectives[4]. Nous soutiendrons et encouragerons le développement des relations commerciales transatlantiques, qui forment une partie intégrante de nos efforts généraux visant à renforcer notre dialogue bilatéral (Union européenne, 1995).

Quelques semaines auparavant, à l’initiative de Ron Brown, secrétaire d’État au commerce américain, des présidents de conseil d’administration de grandes entreprises américaines et européennes, réunis à Séville, avaient rédigé soixante-dix recommandations en vue du sommet de Madrid, portant essentiellement sur la dérégulation et la libéralisation du commerce transatlantique (Steffenson 2005 : 72). Ils jetaient ainsi les bases du Transatlantic Business Dialogue. Le nat associant étroitement le dialogue transatlantique aux rapports commerciaux, il n’est pas surprenant de constater que le tabd, de tous les dialogues mis en branle par la suite, est le mieux structuré, le plus efficace, et celui qui possède le meilleur accès au pouvoir : non seulement est-il au fondement même du nat, mais il en va encore de l’intérêt de la communauté d’affaires d’y prendre part dans la mesure où cet outil favorise l’amélioration et la libéralisation des relations commerciales entre l’Europe et l’Amérique, ce qui est conforme à la théorie de l’action collective (Cowles 2001). Selon Steffenson, le tabd a été pensé par le gouvernement américain comme un soutien aux intérêts américains dans le commerce transatlantique. L’argument reposait sur l’idée que les positions défendues par les États-Unis allaient trouver un meilleur écho auprès des communautés d’affaires américaines et européennes qu’auprès de la Commission européenne. Cela s’est révélé exact (Steffenson 2005 : 72). Au-delà des raisons qui ont mené à sa formation, il est toutefois légitime de se demander si le tabd constitue véritablement un dialogue peuple à peuple, et s’il a un quelconque rapport avec la société civile. Un simple coup d’oeil à son conseil de direction (tabd.com), où siègent plus de trente présidents de conseil d’administration des plus importantes multinationales américaines et européennes, soulève en effet une certaine perplexité.

Microsoft, Coca-Cola Company, Fedex, Pfizer, British Airways, basf, Siemens, Unilever, qui font toutes partie du conseil de direction du tabd en 2008, n’incarnent pas la société civile. Bien que la définition libérale classique (Kocka 2006 : 42-43) tienne le marché comme une force indépendante de l’État, au même titre que les associations de citoyens, on tend plutôt aujourd’hui à considérer que les groupes qui se réclament de la société civile doivent être « orientés vers des buts non purement économiques » (Madsen 1999 : 99). Certes, cette vision fait l’amalgame entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, à l’instar de l’interprétation gramscienne du concept d’hégémonie. Mais la réalité est que les trois autres dialogues lancés par la suite (tald, tacd et taed) feront cet amalgame, notamment parce que, contrairement à eux, le tabd a un accès facile au pouvoir politique (Bignami et Charnovitz 2001 : 269) et que ses recommandations sont généralement accueillies avec intérêt[5]. Le tabd apparaît alors uniquement comme une occasion supplémentaire qu’ont les dirigeants des multinationales de faire entendre leur voix déjà influente auprès des décideurs politiques.

En comparaison, le tacd, le tald et le taed seront perçus comme des freins au grand projet commercial transatlantique. Résultat de la pression publique et de la nécessité politique d’avoir une place aux côtés du tabd à la table des négociations transatlantiques, les ong et les associations de citoyens refusaient en effet de voir le tabd occuper toute la scène des dialogues peuple à peuple. C’est à la suite du refus que celles-ci ont essuyé après avoir demandé d’être incluses au tabd que la Commission européenne a proposé la formation de dialogues spécifiques (Steffenson 2005 : 75-76). La naissance déjà controversée des trois dialogues de la société civile explique qu’ils se définiront d’emblée en opposition au tabd et seront, pour cette raison, toujours en porte-à-faux par rapport à leur rôle au sein du nat. Rebecca Steffenson en fournit la preuve. En comparant les positions du tabd, du tacd et du taed sur des sujets comme les biotechnologies (Murphy et Yanacopulos 2005), le commerce électronique, le principe de précaution, les médicaments génériques et les changements climatiques, elle a montré que le tacd et le taed adoptent systématiquement des positions contraires à celles du tabd. En outre, les points de vue du tacd et du taed se rapprochent généralement de ceux défendus par la Commission européenne, tandis que le tabd aligne ses positions sur celles du gouvernement américain.

En somme, le type d’antagonisme qui caractérise les dialogues transatlantiques a tout d’une mise en scène gramscienne. Le nat met en effet en vedette une « société civile » composée des consommateurs, des travailleurs et des environnementalistes, qui lutte contre l’hégémonie politico-économique (américaine). Le tabd est l’instrument d’infiltration du pouvoir hégémonique : en phase avec lui, confortant ses points de vue, il symbolise la volonté des autorités de museler la société civile « réelle ». La tâche des dialogues qui incarnent la société civile est de dénoncer la collusion entre les forces politiques et économiques, et de mettre au jour l’injustice dont celle-ci est victime. Avec des moyens humains et financiers réduits, sans accès réel au pouvoir car ils tiennent un discours que ne veulent pas entendre les autorités, ils doivent lutter pour conserver leur indépendance.

Cette schématisation est certes un peu excessive. Il n’en demeure pas moins que l’examen, dans la partie suivante, de la courte existence[6] du taed (1998-2000) montre que, dans ces grandes lignes, c’est ce schéma qui définit le mieux le comportement général des dialogues transatlantiques ; le tabd en moins, bien sûr.

III – Le dialogue environnemental

Dans une ironie à peine masquée, c’est par une page blanche sur laquelle est écrit « Under Reconstruction » que l’internaute est accueilli lorsqu’il consulte le site du Dialogue transatlantique sur l’environnement (taed.org). Le graphisme du texte, suranné, n’a visiblement pas changé depuis que, faute de soutien financier de la part du gouvernement américain, le taed a interrompu ses activités en 2000, moins de deux ans après sa mise en oeuvre. Comment expliquer cet échec ?

Il est à noter que la question environnementale ne figure pas, en 1995, dans la portion consacrée aux dialogues peuple à peuple. En fait, la déclaration de Madrid créant le nat accorde une place prépondérante à l’environnement, mais ne lie pas le sujet à la société civile. Elle en fait plutôt un des points principaux des « défis globaux » que doivent affronter les deux partenaires, tout juste après l’engagement de combattre le trafic de la drogue, le crime organisé et le terrorisme :

Nous travaillerons ensemble pour renforcer les efforts multilatéraux en vue de protéger l’environnement et de développer des stratégies de développement durable à l’échelle de la planète. Nous défendrons une position de négociation commune face aux problèmes environnementaux globaux comme les changements climatiques, le rétrécissement de la couche d’ozone, les polluants organiques, la désertification, l’érosion et les sols contaminés (ue 1995).

Malgré l’ambition du programme, aucun effort n’a véritablement été entrepris dans les années qui suivirent pour encourager la naissance d’une véritable discussion transatlantique sur l’environnement. À la veille de la conférence de Kyoto sur les changements climatiques, un rapport des hauts fonctionnaires soumis au sommet eu/ue de 1997 limitait les réalisations à la poursuite des efforts en vue « d’aplanir les divergences [entre les deux partenaires] au sujet des changements climatiques pour parvenir à une position commune » et à l’engagement de financer l’ouverture de quatre centres environnementaux en Russie et dans les nouvelles républiques de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie durant l’année 1998 (ue 1997).

C’est à la suite de la pression des ong européennes, puis de la Commission européenne, qu’est né le projet d’approfondir le volet environnemental du nat en créant un dialogue peuple à peuple sur l’environnement (Hamilton 2000 : 1-2). Le département d’État américain a ensuite entériné le principe et, surtout, a accordé son financement. Il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette démarche. Tant du côté européen qu’américain, il s’est agi « d’échanger avec les groupes qui étaient les plus susceptibles de s’opposer au projet commercial du nat » (Lankowski 2004 : 333). Puisqu’il était peu probable qu’ils soutiennent spontanément la libéralisation du commerce et l’accroissement des échanges transatlantiques, il fallait que ce soutien soit organisé et encouragé, c’est-à-dire que les groupements environnementaux soient incorporés dans le processus, quitte à conclure, si le dialogue venait à rompre, que les militants environnementaux n’avaient pas su tirer profit de cette opportunité. En ce sens, le pari est gagné, puisque les diverses raisons généralement invoquées pour expliquer l’échec du taed comportent généralement une responsabilité plus grande du côté des ong :

  • Les ong ont estimé – avec raison – que leur rôle était uniquement de verdir (to greenwash) le nat. Par conséquent, elles n’auraient jamais considéré la réussite du projet transatlantique comme conforme à leurs intérêts (Pollack 2005 : 915 ; Steffenson 2005 : 77).

  • Elles n’ont pas structuré comme il le fallait leur dialogue (Hamilton 2000 : 57-58 et 62) et ont choisi de ne pas discuter des sujets sur lesquels on leur demandait de se prononcer (Bignami et Charnovitz 2001 : 270-271).

  • Le taed n’a jamais permis de réduire les différences entre les deux partenaires transatlantiques puisqu’il a pris parti en faveur de la Commission européenne, au point de s’aliéner le gouvernement américain (Hamilton 2000 : 71).

  • Les ong américaines ont refusé la deuxième offre de financement qu’on leur proposait en 2000 essentiellement pour des raisons politiques et idéologiques liées à l’élection à la présidence américaine de George W. Bush, et ont ainsi torpillé le taed (Hamilton 2000 : 71).

Toutes ces explications tendent au même constat : les ong qui composaient le taed n’ont pas profité de l’accès supplémentaire aux centres décisionnels que constituait ce dialogue pour faire la promotion de leurs idées. Peu de temps avant l’interruption du financement du taed, un responsable américain a parfaitement résumé le point de vue de son gouvernement à propos du « comportement » des ong : « Détruire les seules institutions où ce dialogue [entre militants écologistes et gouvernements] peut se dérouler ne sauvera pas l’environnement » (Hamilton 2000 : 75). En somme, c’était aux militants environnementaux de se conformer aux règles établies par les gouvernements : l’odieux de l’échec leur revient parce qu’elles n’ont pas joué le jeu.

Il faut nuancer cette charge sévère. Un examen des problèmes qu’a dû affronter le taed – le financement et l’orientation des discussions – permet de mieux contextualiser le rapport que les groupements environnementaux américains et européens entretiennent avec le pouvoir.

La question du financement des activités du taed a toujours joué un rôle crucial dans l’histoire de ce dialogue. L’appel du nat en faveur du rapprochement peuple à peuple devait forcément se traduire par des annonces budgétaires. Pour fonctionner, les dialogues de la société civile doivent en effet être soutenus financièrement – le problème ne se posant pas pour le tabd. Comme le souligne de façon très prosaïque Earl A. Wayne, responsable adjoint du Bureau américain des affaires européennes de 1997 à 2000, peu de temps avant l’interruption du taed : « La bonne volonté et les bonnes idées sont amplement disponibles : le financement pour les appliquer ne l’est pas. Voilà peut-être le plus grand obstacle aux dialogues peuple à peuple du nat » (Wayne 1998 : 10). Or, il existe en Europe existe une tradition de financement public des ong et d’intégration de la société civile – syndicats, patronat, leaders sociaux par exemple – dans le processus décisionnel (Lankowski 2004 : 337-338). Pour Charles Taylor, qui qualifie cette relation de « corporatiste » (dans un sens non péjoratif) (Taylor 1990 : 96-97), l’entrelacement des « partenaires sociaux » et du gouvernement estompe en général les résistances au moment de l’application des politiques. Le contexte américain est tout autre. Aux États-Unis, la société civile, afin de conserver son sens critique et son indépendance face au pouvoir, rechigne au soutien financier public. En outre, le rapport entre société civile et pouvoir est traditionnellement placé sous le signe de la méfiance et de la confrontation, comme si toute entente était forcément un marché de dupes.

Le problème du financement s’est donc posé pour le taed, comme il avait surgi pour le tacd[7]. Des ong américaines plus militantes estimaient que le financement public serait l’instrument utilisé par les autorités pour arracher un satisfecit des écologistes quant à la libéralisation du commerce. Le taed jouerait donc un rôle de « société civile sous contrat » (Steffenson 2005 : 77). D’autres estimaient, à l’instar des ong européennes, que le transfert d’information qu’autorisait le taed allait permettre d’identifier les lenteurs des gouvernements américain et européen à propos de l’environnement. En outre, il offrait la possibilité de faire jouer les rivalités entre les deux partenaires – « qui sera le plus vert » ? – au profit de la cause environnementale (Hamilton 2000 : 14). Répondant favorablement à l’insistance des ong européennes, la National Wildlife Federation accepta finalement 100 000 $ pour organiser le dialogue du côté américain, alors que le Bureau européen pour l’environnement recevait, dans une atmosphère plus sereine, 150 000 $ de la Commission européenne, qui insista sur le fait que le financement n’équivalait en rien à une mise en tutelle ; les participants au taed, et non leurs commanditaires, dirigeraient leur dialogue. Il reste que l’atmosphère de méfiance réciproque qui a entaché la naissance du taed ne s’est jamais dissipée.

Du côté de l’administration américaine, le financement du taed signifiait que les discussions sur l’environnement seraient déterminées par les enjeux commerciaux du nat. En ce sens, le taed n’était pas perçu comme un lobby cherchant à faire pression sur les gouvernements, mais bien comme un organisme de conseil en matière de relations commerciales (Hamilton 2000 : 44). Le tout premier communiqué de presse du taed émis à la suite de la réunion de mai 1999 mit cependant les pendules à l’heure : le taed a été créé « en réponse aux initiatives gouvernementales bilatérales liés au nat, mais n’a en aucun cas l’intention de légitimer ces initiatives[8] » (Bignami et Charnovitz 2001 : 271). En outre, les participants soulignèrent qu’ils n’entendaient pas réduire leurs discussions aux enjeux commerciaux soulevés par le nat. Au contraire, ils souhaitaient mettre à profit le taed pour traiter des grands défis environnementaux de l’heure[9], ce qui, en soi, correspondait en tous points à l’esprit de la déclaration de Madrid de 1995. Ainsi, le taed conservait son indépendance critique et ne se soumettait pas aux volontés de ses commanditaires – suivant par là, au demeurant, le voeu exprimé par la Commission européenne. La déclaration finale de 1999, tout en s’arrimant sur les positions de l’Union européenne au regard des ogm, des changements climatiques et des biocarburants, demeurait toutefois fort prudente au sujet de la délicate question de la libéralisation du commerce. Pour Carl Lankowski, l’orientation générale des discussions au taed avait justement une fonction dilatoire : elle évitait de prendre position trop rapidement contre la libéralisation du commerce, ce qui aurait été préjudiciable à la survie du dialogue (Lankowski 2004 : 336). Le résultat fut néanmoins le même.

Rapidement en effet, les responsables américains ont affiché leur malaise face à ce qu’ils considéraient être le caractère partisan du taed. À leur avis, le taed ne servait aucunement le dialogue transatlantique car il était résolument pro-européen alors qu’il aurait dû, au contraire, chercher à aplanir les désaccords entre les partenaires sans prendre parti (Hamilton 2000 : 71). C’était oublier bien commodément que le tabd, de son côté, prenait habituellement position en faveur des positions américaines… Par ailleurs, les environnementalistes demeuraient, à mots couverts, méfiants face à tout élargissement du commerce. Il n’en fallait pas plus pour que la question cruciale du financement resurgisse. En novembre 2000, le comité sénatorial américain chargé de la préparation du budget pour l’année 2001 bloquait la proposition de l’administration Clinton de subventionner le taed à même hauteur que les années précédentes. Officiellement, l’interruption du financement se justifiait par le caractère superfétatoire d’un dialogue entre deux partenaires qui possédaient déjà de nombreux autres espaces de discussion. De toute évidence, l’administration américaine ne souhaitait surtout pas avoir à affronter un nouvel adversaire sous la forme du taed, alors que son bilan environnemental était déjà dénoncé par l’ensemble des groupements écologistes. Selon Lankowski, la somme de 100 000 $ aurait finalement été débloquée par l’administration transitoire Clinton-Bush, mais, cette fois-ci, ce sont les ong environnementales qui auraient décliné l’offre (Lankowski 2004 : 340). Par la suite, le retrait américain du protocole de Kyoto a confirmé les importantes divergences de vues entre les groupements écologistes et la nouvelle administration. Les affrontements parfois violents au cours du sommet du G8 à Gênes en 2001 n’ont fait qu’envenimer les rapports entre les grandes puissances industrielles et la « nouvelle société civile » que représente la nébuleuse altermondialiste, avatar des nouveaux mouvements sociaux, et dont font partie les groupements écologistes les plus militants.

Conclusion

Les nouveaux mouvements sociaux [nms] ont pris, à partir de la fin des années 1960, la place qu’occupaient auparavant les associations de travailleurs dans le combat pour le changement social (Hamilton, 2000 : 8). Le militantisme des droits de la personne, étudiant, féministe, homosexuel, pacifiste, antinucléaire, environnemental a peu à peu constitué l’espace de la contestation sociale de la gauche, et son champ d’application a rapidement débordé du national pour se porter aussi à l’international (Suri 2003). Dans les années 1990, les ong sont devenues le véhicule dominant des nms (Kaldor 2003b : 77-86). Or, elles ont peu à peu réduit la teneur radicale du changement social des nms afin de se rapprocher des centres décisionnels. Les ong ont par le fait même intégré, aux côtés des institutions de la gouvernance mondiale (États et organisations internationales), l’arène de la « politique globale » dans le contexte du nouvel ordre mondial post-1989. Pour Mary Kaldor, les ong représentent donc des mouvements sociaux « apprivoisés » ou « domestiqués » (tamed social movements) qui, cherchant à apparaître crédibles auprès de leurs interlocuteurs étatiques et interétatiques, ont pris le parti de l’institutionnalisation. Par leur volonté de se comporter respectablement, de jouer le jeu de la politique, d’adopter le langage et les pratiques de la gouvernance, elles se sont peu à peu aliéné les militants les plus radicaux. Ces derniers se sont tournés, au tournant du 21e siècle, vers les formes de contestation plus revendicatrices et provocatrices que sont les mouvements altermondialistes/anticapitalistes. Les ong demeurent très présentes sur la scène internationale, mais elles apparaissent désormais comme des intermédiaires entre le pouvoir et la société, « une expression des frontières floues entre l’étatique et le non-étatique, entre le public et le privé », conclut Kaldor.

Loin de nous l’idée de présenter le taed comme une forme radicale des nouveaux mouvements sociaux. Toujours est-il que l’expérience du dialogue transatlantique sur l’environnement suit dans une certaine mesure cette transition générale exposée par Kaldor.

La clé qui explique le comportement des ong, dont celles qui forment le taed, se situe dans la relation d’écoute qui s’établit (ou ne s’établit pas en l’occurrence) avec les autorités. Or, sans écoute sincère, pas d’influence. Les membres du taed n’ont jamais eu l’impression que leur parole importait auprès des autorités, à un point tel que, comme le rapporte Hamilton, on discutait déjà au sein du taed, avant l’interruption du financement, de la possibilité d’interrompre le dialogue, faute de réceptivité de la part des autorités (Hamilton 2000 : 77). Le décalage est particulièrement fort si l’on compare avec le tabd, qui possède un accès facile au pouvoir et jouit d’une réelle capacité d’influence – essentiellement parce que ses idées abondent dans le sens des objectifs du nat. Ce malaise prend racine dès la naissance des dialogues de la société civile, qui ont été créés après le tabd et à la suite de pressions des ong. En outre, l’impression d’agir en tant que faire-valoir dans un vaste projet commercial ne s’est jamais dissipée. Comme l’explique Aldwyn Hamilton, ces raisons expliquent la résurgence de la « nature revendicatrice » des ong. La logique de confrontation, l’hostilité, bref le comportement de type gramscien, où l’État ne représente pas un partenaire mais un adversaire (Hamilton 2000 : 67 et 71), a pris le dessus sur toute possibilité de dialogue.

La société civile transatlantique « commanditée par les gouvernements » (Pollack 2005 : 902) a visiblement fait long feu. Le texte fondateur du nat et le comportement des gouvernements, en particulier de l’administration américaine, ont trop rapidement mis en lumière la volonté d’utiliser une idée en vogue pour faire avancer un projet essentiellement commercial. Cela étant, l’expérience des « dialogues transatlantiques » a montré qu’une société civile transnationale, aux contours plus flous et au comportement plus contestataire, existait bel et bien. Toutefois, sa domestication est inconcevable puisque son indépendance constitue précisément sa qualité première.