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Introduction

Entre 1981 et 2001, l’espérance de vie moyenne dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) est passée de 78,2 ans à 81,8 ans chez les femmes, et de 71,6 ans à 76,0 ans chez les hommes (Choinière, 2003; Choinière et al., 2007). Cet allongement de la vie est explicable en partie par les progrès médicaux et la promotion de saines habitudes de vie (Khaw et al., 2008). Au Québec, les femmes pouvaient espérer vivre jusqu’à 79,1 ans en 1981, alors qu’en 2004, leur espérance de vie à la naissance atteignait 82,4 ans, soit un gain de plus de trois ans. Chez les hommes, l’espérance de vie est passée de 71,2 ans en 1981 à 77,4 ans en 2004, ce qui représente une augmentation de plus de six ans (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2008).

Étant donné que la hausse de l’espérance de vie observée dans la plupart des pays industrialisés ne semble pas montrer de ralentissement, bon nombre de chercheurs ont fait diverses spéculations sur l’évolution de la durée de vie moyenne et se sont interrogés sur les limites de la longévité humaine. En s’appuyant sur des études biologiques et génétiques, certains auteurs estiment que l’espérance de vie n’augmentera pas indéfiniment et qu’elle se stabiliserait même à 85 ans (Carnes et Olshansky, 2006). D’autres auteurs, se basant sur l’analyse des tendances historiques des taux de mortalité, soutiennent que l’on ne peut fixer une limite à la vie (Bongaarts, 2006; Wilmoth et al., 2000). Comme des questionnements subsistent quant au seuil de la vie humaine, il est intéressant de se demander quel serait le nombre d’années qu’une population pourrait espérer vivre si celle-ci était soumise aux probabilités de décéder les plus faibles observées actuellement. L’objectif principal visé par cet exercice est d’estimer l’espérance de vie optimale à partir des taux de mortalité les plus faibles observés parmi seize pays de l’OCDE, selon l’âge, le sexe et la cause de décès[1].

Méthodologie

Pour calculer l’espérance de vie optimale, nous avons utilisé les données de mortalité produites dans le cadre du document « La mortalité au Québec en 2001 : une comparaison internationale » de Choinière et al. (2007), lesquelles sont tirées des fichiers de décès disponibles sur le site de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il s’agit des données de mortalité concernant seize pays industrialisés pour lesquels ont été calculés des taux par sexe et par groupes d’âge quinquennaux (moins de 1 an, 1-4 ans, 5-9 ans, ... 80-84 ans, 85 ans et plus[2]) se rapportant aux principales causes de décès. Le tableau 1 présente les pays retenus et les périodes pour lesquelles les taux ont été calculés. Ces pays ont été sélectionnés en fonction de leur situation socio-économique et de la disponibilité des données selon la 10e révision de la Classification internationale des maladies (CIM-10).

Tableau 1

Pays et périodes retenus

Pays et périodes retenus
Source : Choinière et al. (2007)

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Le calcul de l’espérance de vie optimale s’est fait à partir des causes regroupées en cinq grandes catégories : « tumeurs malignes », « maladies de l’appareil circulatoire », « maladies de l’appareil respiratoire », « traumatismes non intentionnels et suicides » et « autres causes »[3]. Le regroupement des décès selon ces grandes causes permet de contourner les problèmes de comparabilité liés aux procédures d’identification de la cause initiale. Ces problèmes de comparabilité peuvent varier d’une population à l’autre et affecter la comparaison des causes plus spécifiques (Institut national de la santé et de la recherche médicale [INSERM], 2001). Les traumatismes non intentionnels et les suicides ont été regroupés pour former la catégorie « traumatismes non intentionnels et suicides ». Jusqu’à tout récemment, le suicide était considéré comme inacceptable dans plusieurs pays majoritairement catholiques. De ce fait, les décès par suicide étaient souvent classés dans la catégorie « traumatismes non intentionnels ou traumatismes indéterminés » quant à leur intention (Chappert et al., 2003). La catégorie résiduelle « autres causes » a été obtenue, pour chacun des pays, à l’exception de la Suisse[4], par la différence entre les taux de mortalité de l’ensemble des causes et la somme des taux constitués par les causes de décès suivantes : « tumeurs malignes », « maladies de l’appareil circulatoire », « maladies de l’appareil respiratoire » et « traumatismes non intentionnels et suicides ».

Par la suite, nous avons identifié les taux les plus faibles enregistrés parmi les seize pays de l’OCDE ayant trait à chacune de ces grandes causes de décès et pour chacun des groupes d’âge quinquennaux. Pour chaque groupe d’âge, les taux les plus faibles des cinq grandes causes ont été additionnés afin d’en arriver à un taux de mortalité total par âge représenté par la catégorie « somme des causes ». Ces taux ont été utilisés pour créer les tables de mortalité qui ont servi à estimer l’espérance de vie optimale pour chacun des sexes.

Les tableaux 2 et 3 présentent les données qui ont permis de calculer l’espérance de vie optimale. On y retrouve pour chacune des causes, selon le groupe d’âge, le pays affichant le taux le plus faible ainsi que la valeur du taux. Ces tableaux permettent d’identifier les pays qui ont le plus contribué à la création de l’espérance de vie optimale et ceux qui se démarquent par rapport à chacune des grandes causes de mortalité.

Tableau 2

Taux de mortalité (pour 100 000) selon l’âge et la cause, pour les pays ayant le taux le plus faible, femmes, 2001

Taux de mortalité (pour 100 000) selon l’âge et la cause, pour les pays ayant le taux le plus faible, femmes, 2001

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Tableau 3

Taux de mortalité (pour 100 000) selon l’âge et la cause, pour les pays ayant le taux le plus faible, hommes, 2001

Taux de mortalité (pour 100 000) selon l’âge et la cause, pour les pays ayant le taux le plus faible, hommes, 2001

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Notons brièvement que pour les femmes (tableau 2), la France, le Japon, le Royaume-Uni et l’Espagne comprennent les taux par âge les plus faibles relativement aux différentes causes, en particulier dans les groupes d’âge où la mortalité est plus prononcée, soit chez les 65 ans et plus.

Pour les hommes (tableau 3), la Suède, le Japon, le Royaume-Uni et l’Australie se distinguent en affichant le plus souvent les taux par âge les plus faibles en rapport aux différentes causes de décès.

Résultats

Comme le montre le tableau 4, l’espérance de vie optimale des femmes à la naissance atteint 87,6 ans, ce qui représente 2,6 années de plus que celle des Japonaises[5] (85,0 ans) et 8,5 années de plus que celle des Danoises[6] (79,1 ans). Chez les Québécoises, une hausse de 5,4 ans serait envisageable pour atteindre l’espérance de vie optimale. À 65 ans, l’espérance de vie optimale est de 25,1 ans. Les Japonaises ne sont pas très éloignées de cette valeur avec 22,8 ans, soit une différence de 2,3 années. À l’opposé, 6,9 années séparent les Danoises de cette valeur, avec une espérance de vie à 65 ans de 18,2 années. En ce qui concerne les Québécoises (20,8 ans), celles-ci gagneraient 4,3 ans.

Tableau 4

Espérance de vie selon le sexe, à la naissance et à 65 ans en 2001

Espérance de vie selon le sexe, à la naissance et à 65 ans en 2001

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À la naissance, dans des conditions « optimales », les hommes pourraient espérer vivre jusqu’à 81,1 ans, ce qui représenterait un gain de 3,0 années par rapport à l’espérance de vie la plus élevée (Japon : 78,1 ans) et 6,8 années par rapport à la plus faible (Danemark : 74,3 ans). Le Québec, qui occupe une position médiane quant à son rang au sein des pays sélectionnés avec une espérance de vie masculine de 76,4 ans, pourrait voir son espérance de vie augmenter de 4,7 ans. À 65 ans, des gains substantiels seraient aussi possibles alors que l’espérance de vie optimale s’établit à 19,1 ans comparativement aux Japonais qui peuvent espérer vivre 17,9 années. Par rapport au Danemark, qui présente l’espérance de vie à 65 ans la plus faible (15,2 années), la différence serait de 3,9 ans. L’espérance de vie des Québécois à 65 ans (16,6 ans) pourrait, de son côté, être prolongée de 2,5 années.

Dans les pays industrialisés, les trois quarts des décès se produisent après l’âge de 65 ans en moyenne (données non illustrées). Les gains engendrés par l’espérance de vie optimale se concentreraient donc après 65 ans. Chez les femmes, les gains potentiels en années vécues après 65 ans représentent près de 90 % de l’ensemble des gains pour les trois pays étudiés dans cet exercice (Japon, Danemark et Québec). Chez les hommes, cette proportion s’élève à 80 % (tableau 5).

Tableau 5

Cumul des années vécues selon le sexe, à la naissance et à 65 ans en 2001 (en années)

Cumul des années vécues selon le sexe, à la naissance et à 65 ans en 2001 (en années)

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Dans tous les pays de l’OCDE, on remarque des écarts importants entre l’espérance de vie des femmes et celle des hommes. Selon Meslé et Vallin (1998), ces écarts s’expliquent par de moins bonnes habitudes de vie chez les hommes dont une consommation plus importante d’alcool et de tabac ainsi que par une moindre utilisation des services de santé, lesquels favorisent un diagnostic précoce des maladies. Cependant, on constate depuis quelques années que les hommes adoptent des comportements plus sains, ce qui devrait, d’une part, faire diminuer les taux de mortalité associés aux maladies causées par les habitudes de vie et, d’autre part, stabiliser, voire réduire, l’écart entre les sexes (Meslé, 2004).

Le tableau 6 montre que les pays affichant généralement les espérances de vie les plus élevées chez les femmes révèlent des écarts plus prononcés entre les sexes. En effet, en France, en Espagne et au Japon, l’écart est de près de 7,0 ans à la naissance, comparé au Danemark (pays ayant l’espérance de vie la plus faible) qui affiche une différence de 4,7 ans. Le Québec enregistre une position médiane, tant pour l’espérance de vie à la naissance que pour l’écart entre les sexes (5,8 ans). La différence entre les femmes et les hommes pour l’espérance de vie optimale (6,5 ans) est légèrement inférieure à celles de la Finlande et du Japon (6,9 ans). L’ensemble de ces résultats indique que la surmortalité masculine est plus forte dans les pays ayant les niveaux de mortalité les plus faibles.

Tableau 6

Écart entre l’espérance de vie à la naissance des femmes et des hommes, pays de l’OCDE, en 2001 (en années)

Écart entre l’espérance de vie à la naissance des femmes et des hommes, pays de l’OCDE, en 2001 (en années)

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Discussion

Cet exercice visait à calculer une espérance de vie optimale en utilisant les taux les plus faibles enregistrés en 2001 parmi certains pays de l’OCDE. Les résultats suggèrent que, dans les conditions actuellement observées (contexte socio-économique, système de santé, traitements existants, etc.), des gains significatifs d’espérance de vie sont réalisables tant à la naissance qu’à 65 ans. Ces niveaux s’établissent à la naissance à 87,6 ans chez les femmes et à 81,1 ans chez les hommes. À 65 ans, ils se situent à 25,1 ans et 19,1 ans respectivement.

L’espérance de vie optimale montre des écarts entre les femmes et les hommes plus marqués que ceux observés dans la majorité des pays sélectionnés. Ceci est dû, en partie, au fait que l’espérance de vie optimale est le reflet de la mortalité des pays qui contribuent le plus à son calcul. Les résultats obtenus ne sont pas une extrapolation des conditions futures de la mortalité, mais une application hypothétique des taux les plus faibles observés pour la période étudiée. La majorité des taux féminins proviennent de pays dans lesquels les écarts entre les sexes sont très prononcés, tels le Japon, l’Espagne et la France. De ce fait, une première limite liée à la méthode est qu’elle ne permet pas de tenir compte du rythme de diminution des taux de mortalité, plus rapide chez les hommes que chez les femmes. Pour tenir compte de cette contrainte, il faudrait évaluer le rythme d’évolution des écarts pour une période antérieure et inclure cette composante dans nos calculs ou utiliser un modèle de projections des taux de mortalité.

Une seconde limite associée à cette méthode est qu’elle ne prend pas en considération la compétition entre les différentes causes de décès. En effet, le calcul de la mortalité optimale n’utilise que les taux observés les plus faibles pour chacune des causes de décès alors qu’en réalité, un pays présentant un taux très faible pour une cause donnée pourrait enregistrer un taux plus élevé pour une autre cause. Par exemple, le Québec affiche l’un des taux de mortalité les plus faibles par maladies de l’appareil circulatoire, mais, à l’opposé, l’un des taux les plus élevés par tumeurs malignes. Le fait de ne pas tenir compte de cet aspect entraîne une surestimation de l’espérance de vie optimale. Toutefois, si nous avions comptabilisé uniquement les taux les plus faibles (pour l’ensemble des causes et selon le sexe et l’âge) dans le calcul de l’espérance de vie optimale, les valeurs avoisineraient celles du Japon, soit 86,0 ans chez les femmes et 78,8 ans chez les hommes. Les taux de mortalité utilisés pour effectuer ce calcul proviennent essentiellement de ce pays, particulièrement ceux à partir de 65 ans.

Un survol des statistiques disponibles à l’échelle des territoires infranationaux montrent que plusieurs populations masculines affichent des espérances de vie qui s’approchent de la valeur optimale présentée dans ce document, dont celles de certaines régions du Canada, de la Suède, du Japon ou de l’Italie (Statistique Canada et Institut canadien de l’information, 2008; Statistics Sweden, 2008; Instituto naziolane di statistica, 2008; HDR Japan, 2007). Au Québec, c’est également le cas des hommes de la banlieue ouest de l’Île-de-Montréal (80,6 ans) ainsi que ceux se situant dans le groupe le plus favorisé[7] matériellement et socialement (80,5 ans) (INSPQ, 2008). Chez les femmes, une seule population semble se rapprocher de l’espérance de vie optimale, celle de la région d’Okinawa au Japon avec une longévité moyenne de 86,9 ans (HDR Japan, 2007). Comme en témoignent plusieurs indicateurs de santé, dont l’espérance de vie, l’adoption de meilleures habitudes de vie, l’augmentation des niveaux de scolarité et une plus grande utilisation des services de santé dans les populations plus favorisées vont de pair avec un meilleur état de santé (Pampalon et Raymond, 2003). Par ailleurs, une diminution des taux de mortalité au regard des principales causes de décès dans les pays de l’OCDE s’est amorcée depuis quelques années et ne semble pas s’estomper. Enfin, puisque les plus jeunes générations bénéficient des avancées technologiques et adoptent des comportements plus sains, on pourrait même s’attendre à ce que celles-ci surpassent ce seuil optimal d’espérance de vie au cours des prochaines années. Une étude récente prévoit d’ailleurs que l’espérance de vie à la naissance devrait atteindre 95 ans chez les femmes et 87 ans chez les hommes au Japon en 2050 (Babel et al., 2007).