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La fatigue d’être : épuisement somatique ou véritable anéantissement ontologique ? Manque passager d’énergie ou surmenage inquiétant ? À ces questions, le lecteur ne trouvera que des réponses fragmentaires dans l’essai de Jacques Beaudry, La fatigue d’être : Saint-Denys Garneau, Claude Gauvreau, Hubert Aquin, le souci de l’auteur étant moins de renseigner sur la portée physiologique de la fatigue que d’explorer le rôle joué par celle-ci dans le destin de trois auteurs québécois ayant chacun à sa façon préféré la mort à la vie. Qu’on ne se méprenne pas sur les enjeux soulevés par Beaudry : accorder préséance à la mort signifie, dans le cas des trois écrivains étudiés, chérir la vie au point où il devient impossible de la préserver si elle s’avère tant soit peu amenuisée. Coincés tous les trois à une époque où le classicisme laisse peu de droit de cité à une approche baroque de l’écriture, Garneau, Gauvreau et Aquin ont choisi de transgresser les règles en place et d’élever leurs idéaux et ceux de leur collectivité à un niveau jamais jusqu’alors entrevu. Le désir de liberté collective de ces hommes de lettres les a contraints de se sacrifier afin que survive leur vision personnelle de l’existence, ce qui les a conduits « hors du monde » (p. 18), en quête d’une « vérité au-delà du moi » (p. 41).

Jacques Beaudry s’acharne moins ici à trouver des réponses qu’à poser des questions pénétrantes, susceptibles de créer chez son lecteur des résonances et de l’enjoindre, à la suite des auteurs traités, à s’interroger sur les implications de la fatigue d’être. L’auteur poursuit en fait une réflexion dont les bribes, disséminées dans les ouvrages qu’il a écrits au cours des dernières années, en viennent à former un portrait aux contours précis sur le thème des auteurs suicidés. Mettant à profit le registre peu contraignant de l’essai, Beaudry ne s’embarrasse pas d’un appareillage analytique complexe, bien qu’il n’en cède pas moins çà et là à l’attrait de considérations méthodologiques, évoquant les travaux d’un Vladimir Jankélévitch ou d’un Roger Caillois pour tenter de comprendre comment il convient d’interpréter les choix effectués par des individus souvent taxés de folie ou d’extravagance par leurs pairs. À partir de constats tragiques (la mort violente de Garneau, de Gauvreau et d’Aquin) posés dans une première partie frappante, Beaudry procède en mettant au jour les intentions des auteurs étudiés et en disséquant les modes de communication mis à la disposition de l’écrivain dans une société qui le répudie. L’essayiste observe le rapport des trois auteurs à l’écriture et à l’existence dans de courts chapitres où apparaissent les thèmes les plus fulgurants – notamment le lyrisme, le blasphème ou encore l’âme faustienne –, chacun constituant un fragment de pensée à la fois complet (dans la mesure où le sujet traité est cerné dans son ensemble) et incomplet (le lecteur pouvant poursuivre la réflexion selon ses dispositions).

L’essayiste tente donc ici non d’imposer une réponse, mais bien de comprendre les raisons de la mise à mort volontaire de ces hommes par eux-mêmes. Par exemple, coincé entre la lumière d’une création surgie des tréfonds de son imagination et des ténèbres intérieures dérangeantes, Hubert Aquin n’a pu, un peu comme les personnages mis en scène dans sa fiction, qu’abdiquer devant l’adversité. De même, Claude Gauvreau s’est servi de l’élan inhérent à ses textes pour se lancer du haut de son logis et s’écraser quelques étages plus bas, dans un éclaboussement de vérité. Beaudry en arrive à saisir que l’artiste, souvent considéré comme maudit par ses semblables (Gauvreau « apparaissait paranoïaque, mégalomane, schizoïde, hystérique, schizophrène, schizophrène paranoïde, narcissique, infantile, maniaque sexuel, masochiste, craqué polymorphe » [p. 18]), ne cherche en fait, « au rapport caduc de la vie ici-bas avec un Au-delà, [qu’à] substituer celui entre l’art et la réalité » (p. 78). La fiction qui s’acharne à rendre compte du réel en le recréant permet ainsi à celui qui la pratique d’atteindre à une « conscience dernière et réelle de [l’]existence » (p. 105).