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Le beau titre de l’ouvrage de Jacques Cardinal semble à première vue surfait, car Le ciel de Québec ne raconte qu'une fondation, celle de la paroisse Sainte-Eulalie au village des Chiquettes. En harmoniques à cette intrigue, Cardinal n'en a pas moins retracé la présence de quelques autres fondations: refondation de la nation canadienne-française-catholique, par le bas et sous le signe du métissage, que représente le village des Chiquettes ; fondation avortée du Canada par la pendaison de Louis Riel ; grand récit fondateur que sont les Évangiles ; refondation de l'identité québécoise par l'acte même d'écrire ce livre-monument qui s'offrait comme référence mythologique, contestant celle de la pureté ethnique et prenant le contre-pied de celle de la Grande Noirceur. Fondation avortée encore, si on considère le demi-succès de ce grand livre, resté plus ou moins ignoré de l'intelligentsia comme du grand public, nonobstant deux rééditions et les efforts de la tribu littéraire, qui n'en finit plus de butiner sur cette oeuvre à l'intertextualité inépuisable, comme en témoigne le livre de Cardinal.

Dans cette histoire de fondation, Cardinal s'est attardé surtout à l'épisode de la visite des trois prélats chez les Chiquettes, décortiquant un peu longuement les morceaux de rhétorique impartis au chef du village, au cardinal et à la capitanesse. Il en fait ressortir le contenu catholique : humilité chrétienne et pompe ecclésiale, intervention de la Providence divine, universalité de l'Église et incarnation dans le pays québécois. « Ferron n'idéalisait aucunement le rôle historique de l'Église » (p. 104), pourtant. C'est que cette pseudo « chronique » n'étant en rien un roman réaliste, il peut donner libre cours à l'idéalisation de la portée culturelle du catholicisme, pour réenchanter le monde des années trente.

« La symbolique de l'Incarnation qui traverse tout le roman » (p. 70), ce sont d'abord les figures de clercs pleins de sagesse, tolérants, bons vivants ou réalistes (le cardinal-archevêque, monseigneur Camille, le curé Rondeau, l'abbé Surprenant), magnifiées par leurs contraires, les « mélancoliques-abstraits » (monseigneur Cyrille, l'abbé Bessette). C'est aussi l'annonce de l'érection de la paroisse Sainte-Eulalie pour la Fête-Dieu, ce jour où Dieu incarné descend dans la rue et devient propriété du peuple. C'est encore le Verbe incarné que le cardinal en vient à confondre avec la parole humaine (p. 154). Et Cardinal (tiens donc…) en remet, en couplant gratuitement le schème de la Nativité à l'icône de l'Épiphanie que théâtralisent les trois prélats/rois mages. Ferron apparaît ainsi comme précurseur de la « nouvelle sensibilité historique » (S. Kelly) qui a su faire apparaître, sous couvert de « personnalisme » (É.-M. Meunier), l'avènement de la théologie catholique de l'Incarnation au XXe siècle, venue supplanter celle du péché et de la Rédemption.

Sur l'enquébécquoisement, qu'il assimile par endroits au métissage, Cardinal n'en dit guère plus que ce qui apparaît à la surface du texte de Ferron : considérations sociologiques que celui-ci met dans la bouche de ses personnages, notamment monseigneur Camille et l'honorable Chubby (oublié par Jean Marcel dans la liste des personnages historiques que Ferron a transfigurés en personnages mythiques, établie pour l'édition VLB de 1979). « Vous voulez vous enquébécquoiser ? [dit le bishop Scot à son fils Frank-Anacharsis] Eh bien, ils vous en empêcheront » (cité p. 59). Sur les conseils de l'abbé Surprenant, ethnologue de métier, le protagoniste prend la voie des petits chemins, à commencer par l’'incarnation‘ dans un bordel de la basse-ville, avant de se faire survenant au village des Chiquettes. Ici, Cardinal fait un contresens auquel on ne peut passer outre car on y est témoin de son acharnement à trouver du sens pertinent là où il n'y en a pas (note 49, p. 162). Surtout, parce que la reproduction de la page couverture est justement motivée par ce contresens. Il s'agit d'une peinture d'Ozias Leduc où figure en arrière-plan une « citation picturale » de la Présentation de Jésus au temple de Rubens. Car en allant s'enquébécquoiser au bordel, Frank-Anacharsis s'est servi d'un passage des Évangiles pour commander sa putain : Luc, 2, 24-26, qui porte sur la présentation de Jésus au temple. Or il s'agit en fait de Luc 11, que Cardinal ou l'édition Lanctôt a pris pour un chiffre romain. Il y est question des sept démons qui viennent habiter un homme, comme le montre bien la suite du texte, citée par Cardinal (p. 60) : « Au petit matin, six des sept démons avaient été assouvis, le septième réclamant pitance. »

La nouvelle théologie de l'Incarnation, mise en valeur par la thématique du roman, n'y laisse pas moins subsister un héritage plus ancien, sous mode de poétique du baroque, « art par excellence de la Contre-Réforme catholique » (p. 104). Il s'agit d'abord de « la multiplicité des segments narratifs qui s'entrelacent les uns aux autres (pareils en cela à une colonne du Bernin) » (ibid.) : « la descente aux Enfers », « la Saga de l'Ouest » et « le récit de moeurs politiques », qui se nouent au récit de fondation « par un fil s'apparentant à celui de la chevauchée fantastique et rédemptrice » (p. 19). À quoi Cardinal ajoute de façon peu convaincante ce regard typiquement baroque qu'est l'anamorphose (p. 170). Si oeil anamorphique il y a, c'est peut-être celui du lecteur, oscillant entre la perception des personnages historiques que Ferron a retenus comme « bons à penser » et celle de leur alias mythique. Baroquisme encore, dit Cardinal, dans la mise en scène de la présence indissociable du bien et du mal (« le bon et le mauvais côté des choses »), dans la force du Verbe et dans le goût du monumental, « serait-il celui de la ‘pompe de la pauvreté’ » (p. 104).

Je doute que cette relecture du Ciel de Québec, érudite et méritoire malgré quelques failles de mise au point, puisse servir à instituer cette superbe mythologie dans la Référence québécoise, ou encore à la « fondre dans le grand Verbe anonyme de la mémoire, de la parole et du langage commun », tel que le souhaitait Luc Gauvreau, préfacier de la réédition Lanctôt de 1999. L'entreprise serait devenue impossible aux yeux de peut-être le plus pénétrant lecteur de Ferron, en raison de « l'abandon de la pensée historique comme fabrique d'identité » (Dominique Garand) : « sans l'ailier pour la recevoir, la longue passe n'est plus qu'un dégagement, la plupart du temps refusé ». La tribu littéraire y trouvera quand même son bien. D'abord par les aspects peut-être mal perçus de l'oeuvre que met en lumière Cardinal. Surtout par ce qui est en même temps le plus gros défaut de l'ouvrage : des notes de fin de volume plus longues en substance et presque aussi longues en volume que le texte principal, pouvant prendre jusqu'à cinq pages de typographie fine, sans la moindre aération paragraphique. Elles sont principalement consacrées à de longs extraits « intertextuels » sur les sources ou le contexte. Ça peut aller de L'imitation de Jésus-Christ à Trudeau en passant par Bossuet, un dictionnaire de théologie et plein d'autres choses encore. L'auteur a été trop généreux de ses fiches. Il aurait été mieux avisé de les transformer en une seconde partie de l'ouvrage, sous forme d'anthologie préalable à l'édition critique dont il souhaite voir le jour « dans un avenir rapproché » (p. 109).