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Disparue en juillet 2000, Louise Dechêne laissa un manuscrit presque achevé sur un sujet important et peu traité dans l’historiographie récente : l’impact de la guerre sur l’État et surtout, sur les Canadiens qui en subirent les conséquences. L’introduction et dix chapitres avaient été retranscrits et corrigés ; un chapitre terminé mais pas encore retranscrit (Louise Dechêne écrivait tout à la main avant de faire saisir le texte à la machine) ni revu par l’auteure ; seulement l’ébauche du dernier chapitre et les grandes lignes de la conclusion enregistrées quelques jours seulement avant son décès. Hélène Paré a fait un travail remarquable d’archivage pour permettre de reconstituer virtuellement l’espace de travail et comprendre le cheminement qu’il restait à faire pour compléter la rédaction. Sylvie Dépatie, Catherine Desbarats et Thomas Wien ont achevé le dernier chapitre, vérifié les citations et complété la bibliographie. Wien a commis une longue préface qui situe l’oeuvre dans son contexte et les deux premières ont rédigé une conclusion.

L’étude se divise en quatre parties : un premier chapitre qui traite des représentations du Canadien comme homme de guerre à travers le temps ; deux chapitres consacrés aux affrontements avec les Amérindiens du XVIIe siècle ; quatre chapitres traitant des opérations entre le tournant du siècle et 1744 ; enfin, cinq chapitres sur la « guerre de seize ans » qui clôt le Régime français. Pour étayer l’analyse l’auteure a constitué une annexe où figurent toutes les expéditions militaires, les personnes qui y ont participé et leur résultat.

Depuis le XIXe siècle, une légende tenace confère aux Canadiens une habileté hors pair de faire la guerre et notamment la petite guerre d’embuscades rapides suivies de replis stratégiques qui déstabilisent l’ennemi. Prêts à marcher au premier ordre, endurcis aux privations, exécutant de longues expéditions hivernales que les Européens ne supporteraient pas, tireurs d’élite qui peuvent descendre un ennemi au loin, les miliciens canadiens sont réputés bien supérieurs aux troupes françaises et à leurs homologues anglo-américains. Malheureusement pour la fierté nationale, cette représentation résiste mal à une analyse serrée des témoignages. Les attaques contre les positions britanniques sont bien menées par des officiers des troupes de la Marine dont bon nombre sont d’origine canadienne, mais pas tous. Les gens qu’ils commandent, cependant, sont rarement des miliciens mais surtout des Amérindiens domiciliés et des volontaires, souvent des jeunes gens ayant une expérience de la traite et de la vie dans les bois. Et tous les miliciens ne partaient pas à la guerre avec enthousiasme comme l’illustre le procès d’Anne Edmond qui répand des rumeurs susceptibles de déranger la paix publique en 1696 pour empêcher que son frère parte faire la guerre en Iroquoisie.

Tous les historiens de la Nouvelle-France sont conscients de l’importance des conflits dans le monde colonial mais ils ont soit glorifié les faits d’armes, soit évité de s’y attarder. Louise Dechêne reconstitue toute la brutalité des guerres qui parsèment l’histoire coloniale. Restant près de ses racines en histoire sociale, l’auteure tente de mesurer l’impact de la guerre sur les populations civiles. L’État mobilise les hommes mais aussi les ressources en temps de guerre et si les paysans ne paient ni taille ni gabelle, les corvées, perquisitions de vivres et le logement des gens de guerre constituent un lourd impôt. Les urbains paient pour être dispensés du logement des troupes et ce sont les communautés rurales qui subissent la violence des gens d’armes lorsqu’ils sont dans leurs quartiers d’hiver. Et avant d’accuser la France d’avoir abandonné le Canada, ne faudrait-il pas tenir compte de la capacité de la colonie de loger des gens de guerre ? Ainsi, Louise Dechêne démontre clairement que les possibilités de logement étaient déjà dépassées en 1755 et que la venue de troupes supplémentaires auraient opprimé davantage la population. Les sources ne sont pas nombreuses, mais avec une finesse remarquable, l’auteure en extrait des enseignements pertinents. Toujours en tenant compte des réalités concrètes de l’existence, L. Dechêne dresse ainsi un portrait beaucoup moins exaltant que ceux auxquels nous avait habitués l’histoire des batailles.

Depuis cinquante ans, peu d’historiens de la Nouvelle-France se sont occupés des faits militaires (ceux qui se spécialisent davantage dans l’histoire impériale britannique comme Ian Steele ou les États-Uniens qui se réfèrent à des sources anglo-américaines comme John Demos apportent plus de nuances) sauf dans le cadre des travaux pour mettre en valeur les sites de Parcs Canada qui sont dans la tradition de valorisation de la milice. Seul Jay Cassels a mis en cause cette vision en insistant sur le peu de miliciens ayant pris part aux combats et leur manque d’efficacité dû en grande partie au mauvais équipement et au manque d’entraînement. Cette étude, parue après le décès de l’auteure et qui a échappé à la vigilance des éditeurs, va tout à fait dans le sens de l’argument de Louise Dechêne.

À part quelques petites erreurs de précision (il faudrait parler des victoires de Champlain en 1609 et 1610 et non pas 1615, par exemple, page 104) que les éditeurs n’ont pas repérées et l’utilisation à quelques reprises de témoignages d’une période pour illustrer des propos dans une autre, il n’y a pas de reproches à faire à l’érudition exceptionnelle de l’auteure et sa capacité de bien situer son analyse dans un contexte large. Même les chapitres où l’intervention des éditeurs a été la plus lourde ont conservé une unité de style remarquable à tel point qu’on aurait du mal à identifier les passages qui ne sont pas de la main de Louise Dechêne. Ce livre se lit comme un roman et je dois avouer que je n’ai pas eu autant de plaisir à lire une étude scientifique depuis des années. Les éditeurs ont rendu là le plus bel hommage possible à leur maître disparu.