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Ce collectif réunit les contributions de quinze chercheurs universitaires de différents horizons disciplinaires (sociologie, science politique, droit, philosophie) autour de la notion de culture publique commune. L’ouvrage jette un regard critique sur ce concept, il évalue les significations politiques et philosophiques, de même que les effets pratiques, de la culture publique commune au Québec. Dès la première ligne, le livre accorde la paternité du concept de culture publique commune au sociologue Gary Caldwell et au père Julien Harvey. Selon l’introduction, l’expression de Caldwell et Harvey a connu une grande influence dans les réflexions sur le pluralisme et la diversité culturelle au Québec (on note en particulier son rôle dans la définition de la politique d’intégration des immigrants de 1990), et elle « hante » toujours le débat sur la question. Cette notion se différencie de celle de culture de convergence popularisée par Fernand Dumont au début des années 1980 et de celle d’identité civique et citoyenne avancée à la fin des années 1990 par le Conseil des relations interculturelles. La spécificité de la notion de culture publique commune est celle d’une intégration citoyenne grâce à la valorisation d’un noyau de valeurs communes historiquement et culturellement déterminées.

Malgré l’appel à cette notion, le constat majoritaire qui se dégage de la lecture du livre est celui d’une déconstruction en règle de la culture publique commune ; ce n’est qu’avec précaution et timidité que certains auteurs de l’ouvrage acceptent de reprendre à leur compte le concept avancé par Caldwell et Harvey. Pour de nombreux contributeurs, l’idée selon laquelle la culture et les valeurs (comprises, ici, en un sens ethnoculturel et anthropologique) puissent être la source du lien social ou d’une identification commune à la société contredit les exigences actuelles du pluralisme identitaire et culturel au Québec. L’idée d’un point de rencontre culturel, assimilé par Caldwell à la tradition gréco-judéo-chrétienne, se bute à l’idée selon laquelle le pluralisme s’accompagne de conceptions diverses de ce qu’est la vie bonne : des valeurs portées par certains individus et certains groupes qui, parfois, peuvent être incompatibles les unes avec les autres, mais qui peuvent néanmoins cohabiter pacifiquement dans un cadre démocratique (la citoyenneté) et civique (les chartes des droits et libertés) sans qu’il soit nécessaire d’entrevoir un consensus, par ailleurs irréaliste, autour de valeurs communes.

La culture étant déjà en soi une source de difficultés quand il est question de trouver une allégeance commune à la société, le fait d’y accoler l’épithète « publique », loin de répondre à ces difficultés, en rajoute. Cette lecture nous conduit à penser dès lors que la culture s’impose comme une « injonction » de l’autorité publique qui en est le garant ultime. La culture publique commune se bute au paysage diversifié d’une société démocratique pluraliste dans laquelle les frontières entre le privé et le public ne sont jamais clairement définies, et dans laquelle les luttes sociales consistent à se défaire des contraintes, des préjugés et des discriminations issus des rapports de pouvoir et qui, plus souvent qu’autrement, sont régulièrement transposés au sein même de l’appareil étatique. Sur cet échafaudage quelque peu vacillant, l’ajout de « commune », pour former l’expression consacrée de « culture publique commune », ouvre une troisième difficulté concernant sa compatibilité avec la diversité culturelle, sociale, de génération et de classe inhérente aux sociétés contemporaines. L’expression, en insistant sur le commun, porte le risque de mettre en veilleuse la parole de ceux et de celles (les immigrés, les exclus, les femmes, les pauvres) dont les combats pour la justice et la liberté consistent à déconstruire ce qui est défini comme étant de l’ordre du sens commun, mais qui dans les faits constitue une violation de leurs droits et de leurs libertés.

Au côté de cette charge contre l’expression de culture publique commune, quelques voix suggèrent, sans trop de convictions toutefois, qu’il ne faut peut-être pas jeter le bébé avec l’eau du bain et que l’on pourrait envisager de reconstruire le concept sur des bases philosophiques compatibles avec les exigences de la diversité. Ce propos est porté par les collaborateurs issus des disciplines de la philosophie et du droit, et qui, de toute évidence, accordent peu de poids à la filiation entre le concept de culture publique commune et les écrits de Caldwell et Harvey. Selon ces auteurs, la culture publique commune doit se comprendre comme les règles et les pratiques de la vie commune dans des institutions justes. Elle doit être tirée des principes et des pratiques de nos institutions démocratiques et de la charte des droits et libertés de la personne, et elle se vit comme un processus, jamais rigide et toujours ouvert, de raisonnement public.

Comme le souligne Georges Leroux, s’il y a un sens aujourd’hui à parler de culture publique commune, c’est bien au sens de ce qui est éthiquement et moralement nécessaire au maintien du débat public dans une société démocratique ; seul un processus d’approfondissement de la citoyenneté pourrait être considéré comme mesure légitime de la culture publique commune. Cette lecture retient peu de choses de l’idée de valeurs communes proposées par Caldwell et Harvey, voire s’y oppose sur plusieurs points. Cette deuxième lecture ne réussit toutefois pas à dissiper le malaise ressenti à l’évocation de la culture publique commune, malaise qui se communique par l’aversion de certains collaborateurs à l’endroit du concept (ou à l’endroit des idées de Caldwell ?). Récemment, dans son mémoire déposé à la commission Bouchard-Taylor, Caldwell soutenait que « la culture publique commune est celle de la tradition gréco-judéo-chrétienne telle que développée et enrichie par les Français et les Britanniques surtout et ensuite vécue et adaptée ici au Québec depuis presque quatre cents ans ». De plus, les prises de position publiques de Caldwell favorables au maintien de l’enseignement confessionnel dans les écoles publiques et ses collaborations à la revue (ultra)conservatrice Égards ont pour effet de teinter idéologiquement et politiquement la notion de culture publique commune.

Il est surprenant, considérant la qualité des contributions réunies, que l’introduction de l’ouvrage fasse fi des controverses autour de la notion de culture publique commune. Il aurait été souhaitable que soient clairement exprimés les ambiguïtés et les enjeux ouvertement idéologiques qui planent autour du concept de Caldwell et Harvey et, par la suite, que les éditeurs prennent position sur une question de fond littéralement esquivée : l’idée de « culture publique commune » peut-elle être comprise indépendamment de ce qu’en dit et en pense Caldwell ? Au final, la culture publique commune apparaît comme un cerbère conceptuel, une notion vague, politiquement douteuse et peu porteuse du point de vue des sciences sociales. Si l’exercice de déconstruction qu’offre ce livre est utile pour identifier les ambiguïtés du concept de culture publique commune, on peut se demander néanmoins, comme le suggère François Rocher dans cet ouvrage, si l’on ne doit pas tout simplement « jeter aux oubliettes le concept avancé par Caldwell et Harvey » ?