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Les codirecteurs de cet ouvrage avaient déjà montré leur intérêt pour le sujet dans le numéro thématique de cette revue « Actionnabilité et recherche en entrepreneuriat et PME »[1]. Ils nous proposent cette fois le fruit d’un dialogue entre chercheurs de domaines divers qui, au-delà des frontières disciplinaires, s’appliquent à identifier les éléments d’assise d’une meilleure actionnabilité de la recherche. J’ai voulu dans ces quelques lignes produire un compte rendu de l’oeuvre qui permette d’en apprécier la nature exploratoire et essayiste.

D’entrée de jeu, la contribution souhaitée est énoncée clairement et une mise en contexte utile à la compréhension du sujet est présentée au lecteur. Les deux notions à l’origine de cet exercice de réflexion, « savoir actionnable » et « savoir d’action », sont situées[2]. Reflets de courants de recherche différents, l’un marqué par les travaux de Schön (1983) et Argyris (1993) en sciences de gestion et l’autre, par ceux de Barbier (1996) [l’auteur du deuxième chapitre] en sciences de l’éducation, elles procèdent d’approches dont les finalités sont différentes. La notion de savoir actionnable, d’allégeance néopositiviste, participe d’une démarche visant à « développer des savoirs sur et/ou pour » la pratique de gestion, alors que la notion de savoir d’action participe d’une approche orientée vers l’étude de la construction et de l’énonciation de ce savoir par la personne agissante.

Ces deux courants de recherche se seraient développés en parallèle et il n’y aurait, aux dires des codirecteurs, pas d’effort connu de rapprochement. Le but de l’ouvrage est d’engager le dialogue entre ces perspectives, de contribuer à élargir les fondements épistémologiques existants, en particulier pour le deuxième courant de recherche, et d’offrir aux chercheurs des repères pour l’élaboration et la communication aux praticiens des « savoirs pour l’action ». Ses huit chapitres se regroupent en deux parties. Les chapitres 1 à 4 traitent des aspects épistémologique, terminologique, phénoménologique et méthodologique impliqués, alors que les chapitres 5 à 8 portent principalement sur les questions que soulèvent l’élaboration et la communication, dans un sens comme dans l’autre, de ces savoirs entre praticiens et chercheurs.

Alain Charles Martinet propose, dans le chapitre 1, des repères épistémologiques à la notion de « savoir actionnable » qu’il entreprend de clarifier. Il la rattache d’abord aux paradigmes organisationnels et épistémologiques dominants pour ensuite observer sa sensibilité aux éléments contextuels et mettre en garde contre une définition qui serait définitive. Pour la production de savoirs d’action légitimés en sciences de gestion, l’auteur invite à adopter une approche épistémologique capable de considérer à la fois l’accumulation des connaissances (épistémologie de la possession), l’action (épistémologie de la pratique) et l’appropriation des connaissances (épistémologie de la réception).

Au chapitre 2, Jean-Marie Barbier poursuit l’entreprise de clarification en s’attachant à préciser le vocabulaire impliqué dans les « rapports que les sujets humains entretiennent avec leurs activités ». Après avoir observé ambiguïtés et « glissements sémantiques », l’auteur révise, à partir de divers contextes éducatifs, les notions de savoir et de connaissance, de capacité, d’aptitude et de compétence et offre des bases utiles à leur élargissement. L’auteur produit en terminant une définition des savoirs d’action.

Philippe Astier se concentre, dans le chapitre 3, sur l’énonciation des savoirs d’action. Après avoir exposé les problèmes relevant du lien entre savoir et action, l’auteur présente différents dispositifs et contextes plus ou moins formels d’énonciation par le sujet acteur. L’auteur s’attache ensuite à l’activité même d’énonciation qui permet la « transformation des compétences en savoir », activité qu’il considère marquée par un phénomène de « désingularisation », par des enjeux identitaires pour l’énonciateur et par la prise en compte de plusieurs types de destinataires. Les effets de l’énonciation sont enfin abordés. La légitimation de l’énoncé dépendra de la crédibilité qui lui sera accordée par les destinataires relativement à la représentation fonctionnelle qu’ils pourront s’en faire (influence de la culture et des expériences antérieures).

Dans le chapitre 4, Géraldine Rix déploie une mise en perspective de diverses méthodes d’investigation de l’activité humaine. Élaborées par des chercheurs en ergonomie et en psychologie du travail, ces méthodes sont utilisées dans des domaines aussi variés que les sciences de l’éducation, les sciences des activités physiques et sportives et les sciences de gestion. L’auteure déploie sa mise en perspective sur les plans ontologique, épistémologique et méthodologique, en soulignant les apports et les limites de chaque méthode.

Au chapitre 5, Albert David, dans une version actualisée d’un texte paru en 2002[3], traite de l’implication du chercheur dans l’élaboration de savoirs académiques légitimes du point de vue du praticien. L’auteur entreprend tout d’abord de réviser les épistémologies concernées et les démarches de recherche en sciences de gestion, ce qui le mène à reconnaître la supériorité des méthodes « collaboratives » et « intervenantes », comme la recherche-intervention, pour une meilleure prise en compte de l’actionnabilité des connaissances. Le travail conjoint chercheur-praticien y est favorisé dans l’action même, dans la réflexion sur l’action et dans la construction du savoir sur cette action. L’auteur poursuit en traitant de la généralisation des savoirs ainsi développés et termine avec quelques remarques sur l’actionnabilité des connaissances en sciences de gestion.

Marie-José Avenier enchaîne, au chapitre 6, en recherchant un référentiel épistémologique qui serait approprié à la mobilisation et à la construction des savoirs d’action. L’auteure transpose dans un référentiel constructiviste la définition de savoir actionnable de Argyris (1993) et propose à l’issue de cet exercice la notion de « savoir actionnable générique ». Elle souligne l’importance de la légitimation des énoncés produits, et ce, par le couplage du travail empirique avec un travail épistémique soutenu tout au long du processus de recherche. Un cadre de référence est fourni au chercheur à cet effet.

Dans le chapitre 7, Pascal Lièvre nous livre un texte qui accompagne la démarche précédente. L’auteur apprécie les apports d’une posture constructiviste dans la production d’un discours de type scientifique dont la finalité est l’action en sciences de gestion (savoir pour l’action). Les difficultés inhérentes à ce processus sont décrites et expliquées : difficulté, d’une part, d’explicitation par le praticien des connaissances pratiques tacites et difficulté, d’autre part, de mobilisation par le chercheur de savoirs scientifiques pour l’action concrète. L’auteur met en cause la rupture épistémologique inhérente à chaque démarche entraînant des situations de disjonction et de jonction entre sujet et objet.

Enfin, Christophe Schmitt examine, dans le chapitre 8, les modalités de communication des résultats de recherche en gestion vers les milieux de pratique. L’auteur constate en partant une divergence d’objets d’intérêt entre chercheurs et praticiens et un accès difficile aux savoirs scientifiques dû, entre autres, aux modes courants de publication. Le rôle intermédiaire du consultant et des revues professionnelles est souligné. L’auteur explore diverses modalités, écrites, orales, visuelles, rhétoriques qui peuvent assister le chercheur dans ses efforts de rapprochement du praticien. Le chapitre se termine par la proposition d’un cadre d’étude des actions de communication des savoirs scientifiques.

La postface de Marie-José Avenier reprend les questions demeurées en suspens à l’issue de cette réflexion et invite à continuer le dialogue. En plus du travail épistémique à poursuivre, il reste, entre autres, à débattre du degré de définition de l’actionnabilité d’un savoir en ce qui a trait à sa finalité et de la distinction (ou la relation) à établir entre les notions de connaissance et de savoir, entre ce qui constitue une connaissance pratique et un savoir scientifique.

Cet ouvrage s’adresse peut-être au praticien comme au chercheur, ainsi que le souhaitent ses codirecteurs, mais je n’en suis pas certaine. Je suis toutefois convaincue de son utilité pour le chercheur dans les sciences de gestion. Que ce soit pour affiner sa réflexion épistémologique et ses méthodes de recherches ou pour actualiser sa connaissance du thème, il y trouvera des repères utiles.