Corps de l’article

En janvier 2007, en plein hiver québécois, j’étudiais chez moi quand on frappa à ma porte. Deux dames, des Témoins de Jéhovah, distribuaient un feuillet au sujet de « la fin de la fausse religion ». Ce feuillet était rempli d’allusions, de citations et d’illustrations eschatologiques[1], fondées sur l’Apocalypse de Jean[2]. Il peut sembler bizarre aujourd’hui de parler d’apocalypse, mais c’est une expérience religieuse que plusieurs Québécois vivent encore de nos jours. Il existe une autre manifestation de la présence de la religion dans l’espace public contemporain et ce sont les multiples publications portant sur diverses formes de gnose qui se vendent dans les librairies spécialisées, et qui sont également très présentes sur le Web[3]. Un certain nombre de ces publications puisent directement dans la littérature chrétienne ancienne qu’elles interprètent d’une façon qui ne manque pas d’étonner les spécialistes. C’est le cas du livre de Timothy Freke et Peter Gandy, Jesus and the Lost Goddess : The Secret Teachings of the Original Christians[4]. Le grand public du monde occidental, particulièrement en Amérique du Nord, y compris au Québec, paraît friand de tout ce qui touche le christianisme ancien et ses origines. Désireuses de satisfaire un public insatiable, plusieurs revues de vulgarisation ont d’ailleurs consacré des dossiers à ce sujet au cours des dernières années, en particulier durant la période de Pâques[5]. Mais il faut reconnaître que cette curiosité du grand public provient aussi d’une certaine façon de l’immense succès de quelques ouvrages de fiction utilisant le christianisme ancien comme arrière-plan, comme c’est le cas du film de Hollywood Stigmates[6], et du best-seller Da Vinci Code[7].

Voilà en tout cas autant de signes que les sujets religieux sont encore tout à fait présents dans l’espace public contemporain québécois, et que les manifestations de la religion sont plus diversifiées que jamais. Si j’ai commencé par ces exemples précis, c’est qu’ils sont plus ou moins liés à mon sujet de recherche doctorale. Travailler sur le codex V de la collection de treize codices connue comme la Bibliothèque copte de Nag Hammadi, c’est d’abord étudier certains courants gnostiques appartenant au christianisme ancien, et en particulier diverses formes d’attente apocalyptique. C’est aussi étudier des thématiques qui sont déjà présentes dans l’espace public et qui semblent retenir l’intérêt au moins d’une fraction de la population. Avant d’examiner la question de la réception du travail du spécialiste de christianisme ancien, de gnose et de littérature apocalyptique dans l’espace public contemporain et d’examiner le rôle qu’il est appelé à jouer, on nous permettra de présenter brièvement la collection de la Bibliothèque copte de Nag Hammadi et d’examiner le lien étroit de ce codex V avec l’apocalyptique.

I. La Bibliothèque copte de Nag Hammadi : une collection gnostique ?

On sait qu’en 1945, en Haute-Égypte, tout près de la ville moderne de Nag Hammadi[8], une collection de papyrus coptes anciens a été découverte dont le contenu était à caractère philosophique ou religieux. Les premiers chercheurs ont associé les textes de cette collection à la gnose ancienne, ou bien à ce qu’on appelle « la religion gnostique[9] », en raison de la ressemblance entre les doctrines qu’ils contiennent et les doctrines décrites par les Pères de l’Église qui les combattaient comme de la « fausse gnose[10] ». Effectivement, la bibliothèque de Nag Hammadi contient des textes qu’on peut considérer issus des traditions chrétiennes qu’on appelle, d’une façon conventionnelle, gnostiques. Par contre, l’existence dans cette collection de textes qui ne sont pas « gnostiques » ou même hérétiques, ne permet pas de parler d’une bibliothèque ou d’une collection gnostique. Malgré les efforts des chercheurs des deux dernières décennies pour montrer qu’il n’a pas vraiment existé de « religion gnostique », mais plutôt un christianisme diversifié[11] — et la pluralité même des textes de Nag Hammadi en donne une certaine idée —, le grand public, la presse, les ouvrages de fiction et les mouvements gnostiques contemporains continuent à croire et à répandre l’idée que la Bibliothèque copte de Nag Hammadi est une bibliothèque gnostique, et qu’il faut logiquement en déduire que le vrai christianisme des origines ne peut être que ce qu’eux-mêmes entendent par gnosticisme. Le livre de Timothy Freke et Peter Gandy, mentionné plus haut, qualifie ces supposés enseignements gnostiques de « Secret Teachings of the Original Christians ». Cette tradition gnostique, toujours selon les idées répandues par les mouvements gnostiques contemporains, aurait été combattue et éliminée par une tradition catholique soutenue par le pouvoir impérial romain à partir du ive siècle. On trouve déjà de telles affirmations chez Mme Blavatsky, la fondatrice de la Société Théosophique (1875), qui a beaucoup contribué à populariser la théorie selon laquelle la vraie religion ne peut être que la gnose :

[T]he Gnosis, or traditional secret knowledge, was never without its representatives in any age or country […] it is the intense and cruel desire to crush out the last vestige of the old philosophies by perverting their meaning, for fear that their own dogmas should not be rightly fathered on them, which impels the Catholic Church to carry on such a systematic persecution in regard to Gnostics[12].

II. Le codex V de Nag Hammadi

À première vue, le codex V de Nag Hammadi semble répondre aux préoccupations de Mme Blavatsky et confirmer sa vision des choses, car il contient cinq textes qui peuvent paraître liés à la gnose ancienne, ou, comme on l’appelle, au gnosticisme. Le premier texte, Eugnoste[13], est un exposé théogonique, de caractère gnostique, écrit sous la forme d’une lettre d’un maître à ses disciples. Le deuxième texte, l’Apocalypse de Paul[14], est un récit où Paul (il s’agit d’un pseudonyme, comme cela était courant de le faire dans l’Antiquité) est présenté comme l’archétype du gnostique, qui doit s’élever au ciel et jusqu’au royaume du vrai Dieu. Les deux textes suivants, la Première et la Deuxième Apocalypse de Jacques[15], donnent également des exemples qui doivent être suivis par le gnostique qui attend le salut. L’archétype du gnostique est cette fois-ci Jacques[16], qui reçoit du Seigneur les instructions pour accéder au royaume du vrai Dieu. Finalement, l’Apocalypse d’Adam[17] raconte l’histoire du salut du point de vue gnostique, depuis le commencement jusqu’à la fin des temps, quand le monde sera détruit par un déluge et par le feu.

Ces cinq textes peuvent être considérés comme de bons exemples de la gnose ancienne[18], cette gnose qui, selon la fondatrice de la Société Théosophique, aurait été combattue par le proto-catholicisme. Ils sont pleins d’un langage ésotérique[19], occulte et parfois même technique[20], dans l’ensemble difficile à comprendre. L’illustration qui y est faite de la quête du gnostique, celui qui accède au salut par la connaissance de son caractère spirituel, est aussi ésotérique. Selon l’Apocalypse de Paul et les deux Apocalypses de Jacques, par exemple, il est essentiel de connaître certaines formules, qui sont réservées aux initiés et qui servent à ceux-ci en quelque sorte de mots de passe pour échapper aux archontes qui gardent les passages entre les niveaux célestes[21].

Le langage du codex V est également apocalyptique. Le mot grec « apocalypse », généralement traduit par « révélation[22] », et qui en est venu à désigner un genre littéraire[23], est en fait emprunté au titre de l’Apocalypse[24], le dernier livre de la Bible chrétienne. Le côté spectaculaire et eschatologique de ce livre, rempli de visions fantastiques, en partie partagées par les apocalypses du codex V, a toujours donné lieu à des spéculations sur la fin du monde, pas seulement dans l’Antiquité, mais, on l’a vu, même dans l’espace public contemporain du Québec.

Les chercheurs modernes suggèrent une division entre deux types d’apocalypses, celles qui s’appuient sur un périple dans l’au-delà (type I) et celles qui proposent une révision de l’histoire (type II)[25]. Cette division est pertinente pour la compréhension des apocalypses du codex V. L’Apocalypse de Paul est un exemple d’apocalypse de type I, où le visionnaire, qui porte le pseudonyme de Paul, fait un voyage dans l’au-delà, et passe pour cela par plusieurs niveaux célestes avant d’accéder au paradis. Cette ascension céleste peut bien se comparer à des expériences de visionnaires, comme on en trouve un peu partout dans les religions de différentes époques. Les visions sont encore présentes dans les religions modernes, que ce soit chez les groupes charismatiques catholiques[26], dans les religions afro-brésiliennes[27] ou encore dans les sectes contemporaines où l’extase et la vision sont provoquées par la consommation de substances chimiques[28]. On peut également donner comme exemple les différentes religions chamaniques, en particulier celles de certaines nations amérindiennes.

Cependant, malgré l’affinité thématique entre l’Apocalypse de Paul et les manifestations visionnaires des religions citées, notre texte n’a pas suscité un grand intérêt dans l’espace public contemporain. Un autre texte connu sous le même nom d’Apocalypse de Paul, mais qui porte en fait le titre de Visio Sancti Pauli[29], est beaucoup plus connu que son homonyme. Il a probablement servi d’inspiration à Dante Alighieri pour sa description des souffrances des damnés de l’enfer. L’Apocalypse de Paul du codex V de Nag Hammadi n’a jamais connu une telle popularité, peut-être parce qu’il n’a été rendu accessible que récemment[30], et qu’il n’a été conservé que dans une langue presque inconnue du grand public, le copte.

L’Apocalypse d’Adam est une apocalypse de type II, ou une apocalypse historique, présentée sur la forme d’un testament, où apparaissent des personnages portant des pseudonymes. Dans ce cas particulier, le protagoniste de cette apocalypse se nomme Adam. C’est lui qui, sur le point de mourir, instruit son fils Seth de l’histoire du salut et lui révèle des mystères à saveur gnostique. Ce livre est plus proche de l’idée que l’on se fait de l’apocalypse à l’époque moderne, soit un texte censé parler de la fin du monde. Il contient en effet un récit eschatologique, présenté sous la forme d’une prophétie révélée à Adam par des anges, avec un déluge et une destruction du monde par le feu (74,25-76,3).

Les trois autres textes du codex V présentent également des caractéristiques propres au genre littéraire apocalyptique[31]. Eugnoste comporte un récit décrivant le trône du Créateur entouré d’anges et d’armées célestes[32], comme dans plusieurs apocalypses anciennes, y compris l’Apocalypse de Jean. La Première Apocalypse de Jacques contient une description de la géographie céleste et des différents êtres qui l’habitent[33], comparable à celle que l’on trouve dans plusieurs apocalypses de type I. La Deuxième Apocalypse de Jacques renferme un récit portant sur la création et l’histoire primordiale[34], un thème également présenté en plusieurs apocalypses de type I[35]. On doit donc considérer ces trois textes comme ayant été influencés par le genre apocalyptique plutôt que comme des apocalypses à proprement parler[36].

Le Jacques des deux Apocalypses de Jacques du codex V de Nag Hammadi ne faisait pas partie du groupe des douze disciples de Jésus ; il doit plutôt être identifié avec l’ascète décrit par Eusèbe de Césarée[37]. Il était connu comme Jacques le juste ou bien Jacques, le frère du Seigneur. Et c’est bien cette idée de « frère du Seigneur » qui a suscité le plus de polémique et attiré l’attention du grand public. Au dernier trimestre de 2002, on a d’ailleurs divulgué une découverte archéologique faite à Jérusalem[38] ; il s’agissait d’un ossuaire où l’on pouvait lire l’inscription suivante : « Jacques, le frère de Jésus ». La possibilité de l’existence d’un frère de Jésus, un fait qui se trouve en contradiction avec le dogme catholique de la virginité perpétuelle de Marie, a aussitôt fait les manchettes dans le monde entier. Cette prétendue découverte a ensuite été considérée comme une fraude, et on a cessé d’épiloguer sur ce prétendu « frère du Seigneur ». Cependant, personne n’a parlé du Jacques des Apocalypses de Jacques, ni du fait que ce Jacques est appelé « frère » par le Seigneur lui-même dans nos textes. La Première Apocalypse de Jacques s’explique clairement à ce sujet lorsqu’elle affirme que Jacques n’est pas le frère du Seigneur selon la chair[39]. Selon ce texte, il ne peut s’agir que d’une fraternité spirituelle.

Ces considérations montrent déjà que ces textes font aujourd’hui partie de l’espace public et que bien des gens ordinaires, sans connaissances techniques particulières, n’hésitent pas à prendre position à leur sujet. Mais le chercheur en sciences des religions appartient également à ce même espace public. Cela pose la question du rôle qu’il est appelé à y jouer.

III. Les connaissances du grand public et le rôle du chercheur

Il est clair que l’intérêt du grand public pour les textes de Nag Hammadi a augmenté depuis le succès des ouvrages de fiction comme le film Stigmates, qui fait référence à l’Évangile selon Thomas (NH II,2), et le roman Da Vinci Code, qui mentionne l’Évangile selon Philippe (NH II,3). Un chercheur qui travaille sur le christianisme ancien et les textes coptes ne peut cependant qu’observer que ces deux oeuvres de fiction reposent sur des bases historiques gratuites et ne tiennent pas compte des recherches sérieuses portant sur ces textes.

Le fait de découvrir que certains textes placés sous l’autorité d’un apôtre ne figurent pas à l’intérieur du canon chrétien, attire toujours l’attention du grand public et, en conséquence, celle des médias. En outre, plusieurs textes de Nag Hammadi mettent également en scène Jésus, parfois avec un autre disciple, un autre facteur susceptible d’attirer l’attention de beaucoup de gens. Dans le cas du codex V de Nag Hammadi, au moins deux textes montrent Jésus en compagnie d’un disciple : ce sont les deux Apocalypses de Jacques[40], où le Sauveur joue le rôle d’un médiateur céleste qui révèle des mystères à un disciple élu et privilégié du nom de Jacques. Plusieurs traditions anciennes nous sont parvenues à propos de ce Jacques[41]. Il y est présenté comme un homme très juste et proche du Seigneur, un saint depuis sa naissance, un ascète qui ne buvait ni vin ni liqueur, également respecté par de nombreux Juifs, y compris les chefs religieux[42]. Cela montre que, dans l’Antiquité, Jacques le juste était représenté comme un homme proche du Seigneur, à la fois physiquement et spirituellement. Il était juste et saint, mais extérieur au collège des Douze apôtres, c’est-à-dire à la grande Église. Une telle présentation de Jacques donna lieu à des spéculations sur certaines révélations secrètes faites par Jésus à Jacques, des révélations réservées aux élus « gnostiques[43] », mais cachées à la grande Église, et qui ont vite intéressé au plus haut point les adeptes modernes de la « Gnose » toujours avides de révélations cachées censées remonter, on l’a vu, à Jésus lui-même.

L’Apocalypse de Paul, qui ne fait pas directement référence au Christ, est mise sous l’autorité de Paul, une figure très connue parmi les premiers chrétiens. Le nombre important d’épîtres écrites par Paul ou attribuées à lui, et faisant partie du Nouveau Testament, donne une idée de l’importance que les premiers chrétiens lui attribuaient[44]. Paul, comme Jacques, ne faisait cependant pas partie des Douze. Son autorité lui vient directement du Christ[45], ce qui peut aussi donner l’impression qu’il détient une connaissance cachée à l’Église et réservée à des élus. À ce sujet, les versets 2-4 du chapitre 12 de la 2e Épître aux Corinthiens racontent un épisode éclairant : Paul dit qu’il connaît un homme dans le Christ qui « fut ravi jusqu’au troisième ciel », « entendant des paroles ineffables ». La tradition chrétienne a toujours considéré que cet homme qui a été ravi jusqu’au troisième ciel et qui a eu accès au paradis était Paul lui-même[46]. En vérité, ce récit semble être à l’origine de notre Apocalypse de Paul du codex V[47]. De toute façon, le fait d’être emporté au paradis confère à Paul plus d’autorité : il y aurait entendu des paroles ineffables.

Aujourd’hui, le grand public n’est généralement pas au courant de toutes ces traditions à propos des personnages bibliques et d’autres personnages anciens. Mais le simple fait qu’un texte soit attribué à un disciple, que ce soit Paul, Jacques ou n’importe qui d’autre, attire l’attention du grand public et lui donne l’impression d’être en face de textes historiquement très solides. Pour ce public, et parfois aussi pour les médias, un écrit placé sous l’autorité de Paul, de Thomas ou de Philippe devient aussi « historique » que n’importe quel autre écrit du Nouveau Testament. Le grand public n’est pas vraiment au courant des problèmes posés par la datation de textes dont on s’accorde en général à dire qu’ils sont plus tardifs que les écrits du Nouveau Testament[48]. En général, en effet, la datation de la composition originale des textes de Nag Hammadi, le codex V y compris, varie entre la deuxième moitié du iie siècle et la première moitié du ive siècle.

Le grand public ne reconnaît pas non plus l’importance des procédés littéraires utilisés dans l’Antiquité, comme la pseudonymie, c’est-à-dire le fait de mettre un texte sous le nom d’un personnage connu dans le but de conférer à celui-ci plus d’autorité dans l’esprit d’un groupe spécifique de lecteurs. Le fait qu’un texte ancien soit attribué à Paul, par exemple, ne veut pas nécessairement dire qu’il a été composé par Paul. Cette caractéristique est également partagée par plusieurs écrits bibliques. Ce qui peut paraître malhonnête pour nous, était, en vérité, un procédé littéraire commun dans l’Antiquité[49]. Les chercheurs modernes sont parfaitement au courant de ces procédés et ne se laissent pas impressionner outre mesure. Dans le cas spécifique de la littérature apocalyptique, on sait que la pseudonymie était un élément très important, disons presque fondamental. Parmi les apocalypses anciennes qui nous sont parvenues, la seule qui ne semble pas utiliser la pseudonymie est celle du Nouveau Testament ; son auteur est désigné au début du texte, et c’est Jean de Patmos[50]. Dans le cas spécifique du codex V, on peut donner comme exemple l’Apocalypse de Paul qui, on l’a vu, semble être un développement du récit de 2 Co 12,2-4, placé, bien sûr, sous l’autorité de Paul.

Il faut de même mettre au rang de procédés littéraires les projections eschatologiques que l’on trouve régulièrement dans les textes apocalyptiques anciens de type II. Cela veut dire que l’existence de plusieurs récits apocalyptiques qui prédisent la fin du monde dans des termes identiques, et dans lesquels certains contemporains voient une allusion à des faits réels, peut simplement signifier, pour un chercheur qui est au courant des procédés littéraires usuels dans l’Antiquité, que l’on réutilise un topos littéraire et des formules narratives qui constituent un lieu commun de ce genre littéraire. Les déluges, les tremblements de terre, le feu et les armées angéliques qui viennent détruire le monde et les pécheurs, et accomplir la fin des temps en sauvant les justes, sont des thèmes présents en même temps dans plusieurs écrits apocalyptiques anciens et qui, d’une certaine façon, font partie de l’imaginaire de quelques sectes contemporaines qui attendent l’intervention divine pour punir ce monde d’iniquité. Ces descriptions de la fin du monde dans les apocalypses anciennes servaient d’avertissements aux lecteurs, pour les inciter à changer leur façon de vivre, ou les convaincre d’abandonner un mode de vie considéré comme inique et dépravé[51]. Les sectes contemporaines — l’exemple des Témoins de Jéhovah est éloquent — utilisent également ces mêmes discours eschatologiques comme autant d’avertissements adressés au peuple. Affirmer que « la fin de la fausse religion est proche[52] » et soutenir qu’il est urgent de sortir de la ville, symbole par excellence de l’iniquité du monde, c’est tout simplement inviter à la conversion. Dieu lui-même préside à la destruction imminente de ce monde d’iniquité, et seuls ceux qui se convertiront à la vraie religion seront sauvés.

Cette invitation à sortir de la ville, qu’on retrouve chez les Témoins de Jéhovah, rejoint le discours de plusieurs autres sectes contemporaines. C’est le cas de la communauté des Canudos, un groupe de paysans du nord-est du Brésil de la fin du xixe siècle qui, après la proclamation de la République brésilienne en 1889 — évidemment une iniquité dans la perspective où le pouvoir monarchique est d’origine divine — a construit une communauté au milieu de la campagne, loin de la civilisation républicaine et de ses iniquités. Le leader de cette communauté était Antônio Conselheiro, une sorte de prophète populaire qui prêchait la désobéissance à la République, l’avènement du « millenium » et la fin du monde. Il a fallu quatre expéditions militaires pour que cette communauté, qui ne cessait de grandir et devenait dangereuse pour la République, soit finalement complètement écrasée par l’armée brésilienne[53].

Les publications des scientifiques concernant le rapport entre le christianisme ancien et la gnose, entre Jésus et les origines du courant gnostique, sont dans l’ensemble très peu connues du grand public et des médias. Malgré les nombreux travaux scientifiques récents qui tendent à montrer qu’il n’a pas vraiment existé de « religion gnostique », mais qu’il existait plutôt dès les premiers siècles de notre ère un christianisme diversifié[54], les reportages de certains médias tiennent le même discours que les courants ésotériques contemporains, et continuent à parler de la gnose comme de la seule vraie forme du christianisme, celle qui a conservé les vrais enseignements et les révélations du Sauveur.

La couverture de la publication de l’Évangile de Judas en 2006 est un exemple qui illustre clairement cette position des médias. Les premiers reportages produits par le National Geographic, habilement placés sous l’autorité de trois chercheurs réputés[55], ont présenté le texte comme une révolution dans l’étude du christianisme ancien. L’interprétation qu’ils défendaient faisait de Judas un héros, un disciple modèle du Christ, celui qui a permis à la passion du Sauveur d’avoir lieu et au salut d’advenir, celui qui a fait en sorte que le Christ se libère de son enveloppe charnelle[56]. Les interprétations qu’ont proposées par la suite d’autres chercheurs[57] montrent à l’évidence que le texte que nous avons présente plutôt un Judas coupable, à la fois proche et différent de la figure de Judas mise de l’avant par le Nouveau Testament, un Judas responsable du pire des péchés, le sacrifice d’un homme, plus précisément celui de l’homme qui « porte » l’être spirituel du Christ lui-même[58]. Mais il y a déjà des sites Internet à tendance nouvel-âgiste qui présentent ces nouvelles interprétations comme un complot du Vatican pour cacher la vérité sur la nouvelle découverte[59]. On peut vite avoir l’impression que le travail des chercheurs ne produit en fait aucun résultat palpable et que, même s’il est sérieux, il est voué d’avance à être reçu avec méfiance.

La place des chercheurs dans ce processus reste ambiguë. Il paraît clair que, d’une certaine façon, l’intérêt du grand public et des médias est défini par les travaux des chercheurs. Sans les traductions de textes coptes, les médias n’auraient jamais pu parler des textes gnostiques et des nouvelles découvertes sur le christianisme ancien. Les courants ésotériques et nouvel-âgistes n’auraient pas non plus accès aux textes et à leur contenu. Dans le cas spécifique des textes de Nag Hammadi, les premiers contacts avec le grand public et les médias ont commencé dans les années 1960, quand ont été publiés les premiers rapports des chercheurs sur l’existence d’une bibliothèque gnostique au milieu du désert égyptien. Dans les années 1970, la publication de The Nag Hammadi Library in English, un ouvrage de vulgarisation réunissant tous les écrits de Nag Hammadi et du codex de Berlin en traduction anglaise, a rendu ces textes accessibles. Cette traduction est dépassée aujourd’hui et ne rend pas compte des progrès de la coptologie des trente dernières années. Elle continue néanmoins à être la principale porte d’accès du grand public aux textes de Nag Hammadi. Une réimpression a été publiée en 1996 par la même maison d’édition, mais sans que l’on prenne la peine d’intégrer les nouvelles interprétations de ces textes, sinon de façon marginale.

Ce sont donc les chercheurs qui rendent ces textes accessibles au grand public et aux médias, et ce sont aussi les chercheurs qui, d’une certaine façon, définissent quels textes seront mis en vente dans des collections de vulgarisation. Mais on peut aussi dire que l’opposé est vrai, certains textes restant inconnus tout simplement parce qu’aucun chercheur n’a pris le temps de les étudier en profondeur ; d’autres textes sont davantage étudiés pour la bonne raison qu’ils sont plus susceptibles de susciter la polémique[60], donc plus vendables. Toujours à propos de l’Évangile de Judas, on peut noter que, dans le codex où il a été découvert, qu’on appelle le codex Tchacos, il existe également au moins trois autres textes, dont deux déjà connus par la découverte de Nag Hammadi, soit la Lettre de Pierre à Philippe et la (Première) Apocalypse de Jacques[61] (ce dernier appartient également au codex V), et un inédit, le Livre d’Allogène[62]. Les médias n’ont presque pas parlé de ces trois textes, et même les livres publiés par des scientifiques au cours de l’année 2006 ne parlent en fait que de l’Évangile de Judas. C’est lui qui, parmi les textes du codex en question, a le plus attiré l’attention du public en raison de son contenu potentiellement explosif.

Le rôle du chercheur paraît donc également défini par les besoins et les volontés du grand public. On voit de plus en plus de chercheurs et de scientifiques qui se lancent dans la production d’ouvrages de vulgarisation sur la gnose, les évangiles gnostiques et les origines du christianisme. À la différence d’auteurs de romans ou d’essais, ces chercheurs ont une réputation certaine d’érudition, ce qui peut expliquer le succès de leurs ouvrages. Ces dernières décennies, nous avons assisté à la publication de quelques ouvrages sur ces sujets qui se sont transformés en best-sellers. Si ce genre de publications rencontre parfois des résistances dans la communauté des chercheurs qui préfèrent consacrer leurs énergies à des travaux scientifiques plus « sérieux », c’est probablement que ces travaux de vulgarisation jouent davantage le jeu du sensationnalisme et misent seulement sur les goûts et les attentes d’un public nullement préoccupé de faits précis et de données réelles.