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Compte tenu de divers phénomènes, tels que le chômage massif, la délocalisation internationale des entreprises, la flexibilité et la pluriactivité, tout pourrait nous amener à croire que l'époque contemporaine demeure le théâtre d'une profonde remise en cause du travail. Dans ces conditions, il devient légitime de se demander si le travail fait toujours société (p. 13). Telle est la question de départ de Michel Lallement dans cet ouvrage. Et il y répond sans équivoque tout au long de son analyse en admettant, d'une part, que le travail et les travailleurs se sont transformés au fil du temps tout en affirmant, d'autre part, qu'en étant « moteur et révélateur des mutations contemporaines, le travail a plus que jamais statut d'institution » (p. 13).

Cette dernière affirmation constitue le fil conducteur de l'ouvrage de Lallement. Elle vient renverser en quelque sorte l'idée reçue de certains observateurs alléguant que l'époque actuelle se caractérise par « la fin du travail ». Pour effectuer sa démonstration, l'auteur s'appuie sur quatre processus distincts permettant de comprendre comment le travail, en tant qu'institution sociale, s'est transformé tout en conservant un rôle prépondérant dans l'évolution actuelle de la société.

Le premier processus, celui de la division, « fait référence aux manières de bâtir et de voir le monde social au travers de filtres cognitifs qui tiennent le travail pour une catégorie pertinente d'ordonnancement et de hiérarchisation » (p. 28). Empruntée au sens qu'accorde Bourdieu à ce concept, la division met en lumière dans cette première partie les modalités de construction de la réalité sociale qui façonnent notre rapport au travail. Ainsi, « le travail, l'emploi, le chômage, les professions sont des constructions qui rassemblent autant qu'elles excluent » (p. 40) et provoquent des divisions matérielles et organisationnelles sur les plans de la division du travail, des qualifications et de la rémunération. Dans ces conditions, l'analyse de ce premier processus permet de saisir que nos représentations du travail se modifient. Cependant, le travail ne disparaît pas pour autant : une meilleure compréhension de ses transformations nous permet de mieux saisir le sens évolutif de la société contemporaine.

Le second processus, celui de l'indivi-duation, fait référence à l'avènement de la société d'individus. Faisant écho aux travaux durkheimiens portant sur la transformation de la solidarité sociale, Lallement s'interroge dans cette deuxième partie sur « la place du travail comme vecteur d'individuation » (p. 29) en analysant, par exemple, le taylorisme, la tension « individu-organisation », le travail et le soi ainsi que le « drame » lié à la relation de service. Dans cette deuxième partie, l'auteur parvient en bout de piste à démontrer que le travail rend possible l'individuation des acteurs sociaux bien que cette individuation n'édulcore en aucun point le caractère institutionnel du travail.

Le troisième processus, l'intégration, met en lumière que malgré la portée du mouvement d'individuation précédemment décrit, le travail assure aux acteurs sociaux un statut et une raison d'être sur le plan social, notamment en vertu de leur incorporation dans les systèmes de production. S'interrogeant alors sur l'intégration de l'individu social par le travail, l'auteur en arrive à démontrer le lien étroit entre le travail et l'intégration. Par une analyse de la société salariale contemporaine, de la notion d'encastrement et de la fonction intégrative des organisations, Lallement affirme que « l'emploi reste un point d'ancrage majeur à la société » (p. 341), le travail contribuant à cet égard à transformer le travailleur en tant qu'être social.

Le quatrième processus, la régulation, fait référence aux règles considérées à la fois comme contraintes et comme productrices de sens aux pratiques, aux interactions et aux représentations liées à la notion de travail. Par un examen des relations professionnelles, des formes d'action collective, de la dynamique des professions et des marchés du travail, l'auteur démontre dans cette dernière partie que la règle joue un rôle primordial dans la configuration du travail et des statuts sociaux qui y sont liés, ce qui assure au travail un rôle prépondérant dans le façonnement de la société contemporaine.

Il demeure évident que l'ouvrage de Lallement parvient à affirmer, avec énormément de minutie sur le plan analytique, que le travail fait toujours société. Nul doute qu'au fil du temps, le travail et les travailleurs se sont transformés. Toutefois, ces modifications n'ont point édulcoré le caractère institutionnel du travail. C'est ce qui permet à l'auteur de soutenir que « les institutions ne disparaissent pas à mesure que l'individuation gagne du terrain » (p. 547), même si « une institution n'est jamais totale » (p. 548). En ce sens, malgré le processus d'individuation, le travail en tant que producteur de lien social permet de transformer l'homme en travailleur faisant société. À cet égard, les notions de travail et de société sont étroitement liées l'une à l'autre, se nourrissent l'une de l'autre, et en viennent à façonner le monde contemporain en vertu, notamment, de la dynamique intermédiaire associée au rôle du travailleur en tant qu'être social.

En terminant, nous ne pouvons que suggérer sans aucune hésitation la lecture de cet ouvrage, malgré son caractère volumineux qui pourrait malheureusement effrayer certains lecteurs potentiels. À notre avis, il s'agit d'un ouvrage de synthèse remarquable où chacun des chapitres traite d'une question primordiale liée au travail et où la démonstration est solidement construite à partir d'analyses sociologiques antérieures effectuées tant par certains pères fondateurs de la sociologie, tels que Durkheim, Simmel et Weber que par des sociologues plus contemporains, tels que Crozier, Hughes et Reynaud. Pour toutes ces considérations, Le travail, une sociologie contemporaine, constitue une lecture incontournable pour les étudiants, les enseignants et les chercheurs s'intéressant à la sociologie du travail puisqu'elle parvient à éclairer notre compréhension de la société contemporaine à partir d'une analyse détaillée du rôle que joue le travail dans le développement de celle-ci, en misant sur les apports réflexifs d'analyses reconnues par la communauté scientifique en sociologie.