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Les travaux consacrés aux descendants d’immigrés du Maghreb démontrent la prégnance de l’inégalité de traitement dans l’accès à l’emploi, y compris auprès de ceux qui occupent des emplois de « cadres et professions intellectuelles supérieures[2] ». Certes, ils disposent d’un statut professionnel enviable, mais ils n’en sont pas moins confrontés au risque de subir des discriminations ethno-raciales[3] et à la difficulté, qui ne leur est pas spécifique, d’obtenir une mobilité sociale en l’espace d’une génération. En effet, la plupart de ces cadres ont un père ouvrier. Or, il est indéniable que la probabilité de devenir cadres pour les enfants d’ouvriers est beaucoup plus faible, en comparaison des enfants de cadres[4].

Le traitement inégal pour ces deux motifs, en raison de l’origine étrangère et l’origine sociale, constituent deux freins majeurs à leur ascension sociale. Toutefois, l’objet de cet article n’est ni de tenter de comprendre comment ces cadres contournent les discriminations directes, ni comment ils parviennent à accomplir cette mobilité sociale intergénérationnelle. Il sera avant tout question ici des processus de socialisation qui distinguent les trajectoires des individus qui occupent un emploi de cadres sans avoir professionnellement fait l’expérience de discriminations ethniques. Basée sur leur sentiment subjectif, cette investigation se limite aux individus qui estiment ne pas avoir été victimes de discriminations, c’est-à-dire d’avoir fait les frais d’un traitement inégal, de manière intentionnelle ou non, en raison de leur origine ethnique. En d’autres termes, ils considèrent que les discriminations n’ont pas été un obstacle à leur carrière professionnelle ; à la différence de ce qui est vécu par d’autres individus. Cette appréciation subjective est renforcée par leur réussite et leur situation actuelles ; la narration du vécu a toujours partie liée à la situation présente et à la manière de considérer rétrospectivement le parcours réalisé. Cette analyse ne prétend donc pas mesurer les discriminations, ce qui impliquerait de disposer d’outils permettant d’étudier l’ampleur, ou la fréquence, des inégalités de traitement[5]. De plus, le sentiment de non-discrimination ne signifie pas que ces individus n’en ont pas été l’objet, ils ont pu aussi être discriminés en raison d’autres motifs (sexe, origine sociale, lieu de résidence, etc.), ou connaître le racisme dans d’autres espaces de la vie sociale, provoquant le sentiment de ne pas être reconnus à leur « juste place » dans la société.

Le matériau de cet article est composite, il résulte des apports de plusieurs recherches : les résultats de deux enquêtes empiriques réalisées à dix ans d’intervalle auprès d’une cinquantaine de cadres français d’origine maghrébine, en emploi au moment de l’enquête[6] et âgés de quarante-cinq ans en moyenne en 2005. À ces recherches, réalisées par entretien biographique, s’ajoute l’exploitation de l’enquête Étude de l’histoire familiale 1999 (EHF 1999)[7] (cf. encadré méthodologique).

Sur la base de ces travaux, cet article cherche à décrire comment des parcours peuvent se dérouler à l’abri des expériences discriminatoires, en mêlant les différents niveaux de l’analyse du niveau micro — décrivant les expériences individuelles et la constitution du réseau social —, en passant par le niveau méso — le contexte familial et le lieu de résidence —, au niveau macro — les conditions d’accès au statut de cadre. In fine, nous voyons apparaître de quelle manière les parcours individuels se construisent entre ressources héritées et opportunités saisies. Construite à partir de ces deux registres d’interprétation, l’analyse appréhende les logiques d’actions dans une perspective constructiviste, présentée dans une première partie, avec la démarche méthodologique sous-jacente. La deuxième partie abordera les éléments de convergence observés parmi cette population de cadres, illustrant le rôle des « socialisations verticale et horizontale ». La troisième partie tentera d’établir un certain nombre d’enseignements, en creusant plus avant l’analyse biographique, tandis que la quatrième partie sera centrée sur une analyse plus macrosociologique, à l’aide du traitement statistique d’une enquête nationale, en comparant deux générations de descendants d’immigrés maghrébins. Nous verrons en quoi les transformations en cours, tant dans le domaine de l’emploi que de la répartition spatio-résidentielle, ont des répercussions indéniables sur le « destin des générations » (Chauvel, 1998), qui nous inviteront à conclure sur les effets probables de non-reconduction de cette situation pour les jeunes générations de descendants d’immigrés.

Confronter les résultats de plusieurs recherches, dans une perspective intergénérationnelle, s’avère alors heuristique car, en dépit de sa rareté dans les travaux ayant trait aux populations d’origine immigrée (Santelli, 2004), l’expérience de deux générations de cadres permet d’aborder plus généralement la question de « l’ébranlement de la société salariale » (Castel, 1995 : 717) et ses incidences sur la production des rapports sociaux.

Encadré méthodologique : les sources empiriques

Au cours de ces enquêtes, la question des discriminations n’a pas été abordée frontalement avec des questions du type « pensez-vous avoir été discriminé ? ». Elle a émergé au fil des récits. Toutefois, quand une certaine pudeur empêchait de les exprimer explicitement, j’ai alors interrogé directement les différents processus de discrimination auxquels ils ont pu se confronter. Deuxièmement, ces individus se caractérisent par le fait d’être nés ou d’avoir grandi dans la société française (ils ont été scolarisés dès l’école primaire) ; au moment de l’enquête, la grande majorité dispose de la nationalité française.

Dans les enquêtes qualitatives, les individus ont été identifiés par la méthode de « proche en proche » à partir des contacts sollicités dans de multiples réseaux.

Les enquêtes qualitatives

Une première enquête, réalisée en 1995 auprès d’une population de descendants d’immigrés algériens qui occupent un emploi de cadre ou d’entrepreneur[8], a été consacrée à l’analyse de la mobilité sociale. Alors que la grande majorité de leurs pères étaient/sont ouvriers, comment leurs enfants parviennent-ils à connaître une ascension sociale en l’espace d’une génération ?

Parmi les 100 individus enquêtés par questionnaire (40 entretiens biographiques ont également été conduits), la moyenne d’âge était de 35 ans en 1995. Entrés sur le marché de l’emploi en moyenne 15 ans avant la date de l’enquête, soit en 1980, ils ont généralement connu une mobilité professionnelle depuis leur insertion professionnelle. Parmi les 100, 31 individus occupaient au moment de l’enquête un emploi répertorié parmi la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures. La moitié occupait cet emploi dès la sortie des études, et parmi cette moitié, les deux tiers avaient un emploi de médecin, avocat ou ingénieur. Les femmes ne représentaient que 8 individus sur les 31.

La deuxième enquête qualitative mobilisée fait suite à un appel d’offre du Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la lutte contre les discriminations en 2005, sur la question des cadres d’origine étrangère[9]. Une partie qualitative de l’enquête a porté exclusivement sur des cadres d’origine maghrébine (au sens où leurs parents sont nés dans un pays du Maghreb, très majoritairement d’Algérie, et ont émigré en France) : elle avait pour objet d’étudier les modalités d’accès à la position de cadre, en particulier l’effet des discriminations dans les parcours scolaires et d’insertion professionnelle.

Trente et un entretiens biographiques ont été conduits auprès de 16 femmes et de 15 hommes, dont 21 occupent un emploi parmi la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures, les femmes représentant la moitié de cet effectif. Les emplois occupés sont un peu plus diversifiés que dans l’enquête précédente, mais un peu plus de la moitié occupe tout de même un emploi de professeur, médecin, avocat ou ingénieur. Ces cadres se situent également dans la tranche d’âge des 25-55 ans en 2005, et ils ont en moyenne 45 ans.

L’enquête quantitative

Il s’agit du volet quantitatif de la recherche précédente, qui a consisté à traiter les données de l’enquête nationale Étude de l’histoire familiale 1999 (INSEE-INED). L’exploitation statistique a distingué deux types de cadres issus de l’immigration : selon qu’ils sont descendants d’immigrés ou immigrés eux-mêmes. Pour les premiers, ce sont leurs parents qui ont connu la migration (tous deux nés dans la même aire géographique[10]) : ces descendants sont nés en France ou arrivés avant l’âge de 7 ans, ils peuvent être français à la naissance ou par acquisition. Pour les seconds, ils ont émigré à l’âge adulte (nés étrangers à l’étranger), ils doivent avoir au moins 20 ans au moment de leur émigration, être arrivés en France à partir de l’année 1990, ils peuvent être devenus français au moment de l’enquête.

Lors de cette exploitation, sont définies comme cadres toutes les personnes (hommes et femmes) qui occupent un emploi de cadres et professions intellectuelles supérieures, de professions intermédiaires ou de chefs d’entreprise (plus de 10 salariés) au moment de l’enquête (ou lors de leur dernier emploi, avant une période de chômage qui ne doit pas excéder 2 ans). Tous ont entre 30-50 ans en 1999, car il s’agit de la classe d’âge dans laquelle les cadres sont les plus nombreux au sein de la population nationale. Ils sont actifs à la fin des années 1990, avec une ancienneté sur le marché du travail variable.

L’analyse a comparé ces différentes populations afin de déterminer la proportion des cadres dans chacune ; les populations retenues proviennent de cinq aires géographiques : Maghreb, Afrique sub-saharienne, Asie, Europe du Sud et Turquie. Elles sont comparées à un groupe témoin de cadres français (âgés de 30 à 50 ans), au sens où les deux parents sont nés en France. Dans le cadre de l’article, seuls les éléments se référant aux cadres descendants d’immigrés maghrébins ont été retenus.

I. Quel questionnement adopter pour étudier une situation atypique ?

Si les cadres retenus ici ne pensent pas être l’objet d’un traitement inégal, ce n’est pas en raison de leur statut, qui leur offre certes des avantages, mais ne les protège pas des discriminations. L’enquête réalisée en 2005 (cf. note 9) a montré que les expériences de la discrimination sont multiples et peuvent être vécues à des moments différents de leurs parcours. Tandis que pour certains individus devenus cadres, les pratiques discriminatoires ont été particulièrement virulentes dans l’institution scolaire, d’autres y ont été confrontés lors de l’entrée dans la vie professionnelle et/ou en cours d’emploi.

Trois configurations peuvent être distinguées pour définir les expériences subies. Dans le premier cas, De la violence des discriminations explicites, les individus endurent des discriminations racistes exprimées de manière directe et agressive. Elles ne font aucun doute, et les parcours de ces victimes, profondément humiliées, pourront s’en trouver durablement affectés.

Dans le deuxième cas, De l’incertitude à s’affirmer discriminés, les individus ne sont pas certains d’en avoir été victimes, même quand les présomptions sont fortes. Car ces discriminations ethniques[11] ne sont jamais explicitées. Elles sont souvent vécues a posteriori, par comparaison avec les pairs (collègues, amis…), faute de preuves tangibles. Une tendance à l’euphémisation de ce phénomène est aussi perceptible car ces personnes craignent de passer pour des victimes et/ou ont intériorisé certaines difficultés comme faisant « partie de leur destin ». Ces discriminations sont d’autant plus douloureuses qu’elles sont très difficiles à démontrer, et les blessures identitaires peuvent être vives.

Dans le troisième cas, Du sentiment d’avoir été épargnés, ces individus estiment qu’ils ont été préservés des discriminations ethniques, du moins dans le domaine scolaire et professionnel. Toutefois, ils ne doutent pas de leur existence, les expériences de leurs amis et frères et soeurs sont là pour la leur rappeler. Qu’est-ce qui peut alors expliquer le sort spécifique de ces cadres qui déclarent avoir eu « un parcours à l’abri des discriminations » ?

Si l’on admet que ces cadres n’ont pas été plus chanceux que les autres, analyser les processus sociaux qui participent à cette situation devrait nous aider à mieux appréhender les parcours de ceux qui les subissent. Cette approche implique d’appréhender les parcours de ces cadres dans leur globalité, depuis leur enfance jusqu’à aujourd’hui, en passant par les différents lieux traversés (espace résidentiel, école, réseaux de sociabilités, etc.). C’est en considérant toutes les dimensions de leurs parcours biographiques que l’on peut comprendre pourquoi certains individus ne sont pas (ou ne se sentent pas) discriminés.

En nous guidant au coeur des sociabilités et des réseaux par lesquels l’individu prend place au sein de la société, l’analyse des processus de socialisation s’avère féconde. Plusieurs concepts en découlent ; en premier lieu, celui de capital social[12]. Interroger la formation du capital social de ces cadres, et son corollaire, l’analyse des réseaux sociaux, permet d’appréhender leur univers relationnel et mesurer l’impact des « liens faibles » (Granovetter, 1974) dans leur parcours professionnel. Plus généralement, considérer le rôle des individus qui ont été présents dans leur univers relationnel depuis leur enfance, et ont marqué durablement leur parcours, est essentiel. Ces « autruis significatifs et généralisés[13] » peuvent l’avoir influencé de différentes manières, et notamment en favorisant l’accès à des valeurs, pratiques et normes qui ne sont pas celles du « groupe d’origine » ; ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles sont antagoniques avec ce dernier[14]. La fréquentation d’individus extérieurs au groupe d’appartenance, et qui signale certaines formes de mixité (sociale et culturelle), a fourni à ces futurs cadres la possibilité de se familiariser avec des univers sociaux inconnus jusqu’alors. Ces relations affinitaires sont à la base des possibilités offertes plus tard par les liens faibles, leur donnant accès à toutes sortes d’informations au-delà du cercle restreint (constitué par les liens forts).

Ainsi, à partir de ces rencontres initiales, d’autres liens se tissent au fil du temps, dont l’action peut s’avérer capitale durant leur parcours. L’intensité de ces liens, qui s’exprime par leur étendue et la propension à les convertir pour former d’autres ressources, joue en particulier un rôle décisif lors de l’entrée sur le marché du travail, et au cours des étapes du parcours professionnel ; ils peuvent notamment contribuer à faciliter l’étape décisive du recrutement.

Cette approche compréhensive, axée sur les actions qui prennent tout leur sens dans les interactions subjectives, ne permet pas de définir a priori quels éléments seront prépondérants, aucun n’étant déterminant en soi, car c’est de leur articulation qu’émergent les ressources mobilisables au gré des trajectoires personnelles et professionnelles.

Nous verrons plus précisément, dans la deuxième partie, comment, par le biais de ces multiples expériences, ces cadres ont eu la possibilité de se forger de nouvelles aspirations, d’adhérer à d’autres valeurs et modes de vie, et de prendre pour modèle un « groupe de référence » qu’ils espèrent pouvoir intégrer. Les mobilités de ces cadres, chacune ayant de nombreuses interférences sur les autres mobilités (sociale, résidentielle, relationnelle, professionnelle…), se révèlent décisives pour comprendre leurs trajectoires (Grafmeyer, 1994). Et l’approche longitudinale permet d’appréhender comment se (re)composent les modes de sociabilité et les univers de références au gré de leur cheminement dans l’espace social.

Mais la singularité de ces parcours individuels ne doit pas faire oublier le contexte macrosocial dans lequel ils s’inscrivent. Les transformations du marché du travail (l’augmentation du chômage et la précarisation salariale notamment) sont également un élément central. Car si la mobilisation des réseaux est essentielle pour chacun, dans un contexte de pénurie de l’emploi, elle l’est tout particulièrement pour ceux qui risquent de ne pas être employés au nom de la « préférence nationale[15] ». Comprendre comment ils peuvent pallier cette difficulté est donc déterminant. Dans cette perspective, articuler les différents niveaux de l’analyse est décisif : l’installation dans des « quartiers au profil moyen-mélangé » (Préteceille, 2006) renseigne sur les possibilités de rencontre avec des personnes qui « pourront compter » ; l’intensification des ségrégations urbaines aura, par contre, des effets probables sur les possibilités de partager le quotidien du groupe majoritaire.

Les parcours de ces cadres sont-ils le symbole d’une intégration réussie, ou, plus sûrement, la démonstration de la multiplicité des facteurs à considérer pour comprendre les manières de prendre place dans la société (Santelli, 2003 a) ? Dans la « théorie de l’assimilation segmentée », proposée par Portes et Zhou (1993), le critère de mixité, ou non, des liens sociaux apparaît déterminant et « peut être considéré comme un indicateur de capital social » (Safi, 2006 : 31). Ce degré de mixité s’analyse en particulier sur le plan des relations matrimoniales, des contacts quotidiens, du cadre résidentiel et des relations de travail. Cette théorie repose donc sur la prise en compte des relations sociales dans lesquelles sont insérés les immigrés et leurs descendants. Dans cette perspective, autant les liens et ressources communautaires que les liens et ressources liés à l’insertion dans le groupe majoritaire sont susceptibles d’intervenir sur la trajectoire individuelle d’intégration. Cette théorie de l’assimilation segmentée met l’accent sur le caractère multidimensionnel de l’intégration, « envisagée comme une combinaison de facteurs individuels, collectifs et institutionnels », tandis que l’assimilation convergente envisage l’intégration « comme un processus de convergence uniforme des caractéristiques des immigrés vers la moyenne de celles de la société française » (Safi, 2006 : 4, 5). Le modèle français d’intégration, fondé sur l’assimilation convergente, se retrouve alors dans l’incapacité d’expliquer pourquoi, malgré l’ancienneté de l’installation des familles immigrées, les difficultés scolaires et professionnelles de leurs enfants, loin de s’atténuer, se maintiennent, voire augmentent (Safi, 2006).

En accordant une plus grande place aux acteurs, la théorie de l’assimilation segmentée permet en revanche d’appréhender l’incidence des contextes résidentiels, en postulant que « les rendements de l’intégration varient en fonction de l’espace où les immigrants s’installent » (Safi, 2006 : 6). Toutefois, la plus forte propension des cadres à la mixité, résulte-t-elle de leur performance professionnelle, ou d’autres éléments du parcours biographique enclins à favoriser des expériences de mixité ?

II. Du rôle des socialisations verticale et horizontale

Des récits recueillis auprès de ces cadres se dégagent plusieurs similitudes. Leur analyse exige d’articuler la socialisation verticale (par la lignée, ce qui relève de la dimension familiale) et la socialisation horizontale (par les pairs, l’école, les médias…, dévoilant toutes les dimensions sociétales). Ces deux formes de socialisation, en se combinant, sont à l’origine de ce qui « fait société », elles contribuent à la production du lien social.

Ces personnes, qui sont majoritairement des femmes[16], ont toutes mentionné quelques rencontres décisives qui sont intervenues, soit en amont du parcours professionnel, lors de l’élaboration des choix possibles, soit lors de la recherche d’un emploi, puis dans l’évolution de la carrière ; les deux pouvant d’ailleurs être complémentaires. La récurrence de ces rencontres avec des personnes qui ont joué un rôle déterminant incite à considérer avec attention les facteurs propices à la constitution des réseaux. Notons que les éléments décrits ci-dessous sont communs à un grand nombre de cadres, mais leur présence simultanée est spécifique aux cadres non victimes de discrimination.

« Vivre avec les Français », un gage d’ouverture vers d’autres horizons

Ces cadres, qui ont connu un parcours scolaire puis professionnel à l’abri des discriminations, ont vécu dans un contexte résidentiel défini comme mixte. Tous insistent fortement sur cette caractéristique qui entend désigner les possibilités de rencontre qu’offrait le cadre résidentiel dans lequel ils ont grandi. Qu’il s’agisse d’un quartier populaire du centre-ville, d’un grand ensemble, d’une cité ouvrière, d’un village ou d’une petite ville, les familles maghrébines étaient minoritaires.

B. Collet et C. Philippe (2008) démontrent la difficulté de définir sociologiquement la notion de mixité qui, tout particulièrement dans le domaine de la vie sociale, demeure un référentiel de l’action publique. Si elle permet d’établir le constat de la coprésence, cette notion est surtout utile pour dévoiler les processus sociaux mis en oeuvre par la coprésence.

La perception de la mixité met ainsi l’accent sur un élément essentiel de leur socialisation : le fait d’avoir vécu avec « des Français » (i.e de parents non immigrés). De la sorte, ces individus indiquent qu’ils ont grandi ensemble, qu’ils ont fréquenté des familles perçues comme différentes de la leur, ce qui leur a donné accès à un mode de vie distinct de celui de leur famille, et qui a pu être autorisé, toléré, voire encouragé par leurs parents. Cette mixité, culturelle et sociale à travers les liens tissés avec les voisins (et les commerçants, les collègues du père, les réseaux d’entraide catholiques), était également largement présente à l’école et dans la pratique des loisirs.

Cette voisine [française], qui était une grande amie à ma mère, a servi de lien pour ma mère entre la société française et sa culture d’origine. Elle a aussi permis aux enfants d’être tout de suite dans le bain de la cellule française, elle a eu un rôle d’émancipation pour la famille, même si ce n’était pas toujours bien vu [elle a par exemple incité la mère à passer son permis de conduire] (…). La fréquentation d’un autre milieu social m’a donné une autre vision, un regard, une plus grande ouverture (…) sans mes copains [fréquentés à l’école] j’aurais probablement opté pour une attitude plus réservée, un choix plus timide [concernant l’orientation scolaire], mais comme ils voulaient que je reste avec eux, et que j’en avais les moyens scolaires, j’ai fait un bac scientifique (…) j’ai été marqué, non pas influencé, par ces relations avec des copains d’un milieu social différent. (Homme, ingénieur technique)

Deux cas de figure peuvent expliquer comment ces familles se sont retrouvées dans cette situation favorisant la coprésence : soit le cadre résidentiel a été l’objet d’un choix, il s’agit alors d’une démarche volontaire de la part des parents, soit ce sont les circonstances de la vie qui les y ont conduites (Santelli, 2003 b). Jusqu’aux années 1980, la possibilité de vivre « avec des Français » était encore importante dans les quartiers de logements sociaux, et les familles immigrées peu nombreuses. Ce cadre résidentiel, fort différent des actuels « quartiers de banlieue », a produit de profonds effets sur la scolarisation et les formes de sociabilité. Ces cadres ont connu une scolarité où ils étaient souvent « le seul enfant maghrébin de la classe », et les copains rencontrés durant cette période ont favorisé la formation de modèles identificatoires.

J’ai mentionné cet enseignant [en classe de CM2] parce que c’était assez remarquable, le corps enseignant de l’époque était très tiers-mondiste, j’ai toujours eu affaire à un militant de la cause ! Il y avait un regard particulier sur l’enfant que j’étais, de milieu modeste, d’origine différente, je crois que j’ai plutôt bénéficié de ça (…). Il faut dire que j’étais assez volontaire aussi, il y avait un club d’aéromodélisme par exemple, j’y allais, alors que ce n’était pas le réflexe d’un jeune issu de l’immigration (…) j’ai fait aussi du rugby (…) je me suis retrouvé à chaque fois un peu à l’écart des pratiques habituelles et ça, ça ouvre énormément de portes, j’ai fait du théâtre aussi ! (Homme, ingénieur commercial)

Plus généralement, ces liens ont constitué des passerelles pour s’immerger dans la société, ne pas se sentir à la marge.

J’ai fait des rencontres à des moments importants de ma vie, c’est vrai que je vivais à Lyon à l’époque, A. était un quartier très cosmopolite (…) ce qui fait que nos écoles étaient vachement bien mélangées, donc vraiment, je n’ai pas eu de soucis particuliers, j’ai rencontré un directeur d’école, Monsieur G. qui s’est occupé de moi à l’école, il a dû sentir que j’avais besoin d’aide, il m’a soutenu (…) pour que je fasse mes devoirs à l’école, ce qui m’a permis de rentrer en 6e (…) et ma prof de français qui m’a incité à lire beaucoup (…) j’ai joué au rugby, depuis tout jeune (…) et comme c’était un « petit village » [tout le monde se connaissait], le plombier m’a attrapé par l’oreille parce que je traînassais, gentiment, parce que je n’ai jamais été un voyou ! et m’a emmené chez mon père en lui disant « je te propose un truc, tu me le donnes, je l’emmène au rugby et je te le ramène », donc tous les mercredis, on partait dans la 2CV à une heure et demie (…) et au rugby, tu n’as qu’une vraie valeur qui compte, c’est ta capacité à participer à l’effort collectif, tout s’oublie, c’est un sport qui transcende les différences (…) tous ces trucs-là font qu’après tu te crées une personnalité. (Homme, avocat)

Ainsi, « vivre avec les Français », selon la formule adoptée par les interviewés, joue un rôle décisif en permettant, à travers les activités pratiquées, l’accès à un réseau diversifié et étendu de sociabilités. Toutes ces expériences successives au cours de l’enfance forgent de nouvelles manières d’être, consistant à se conformer aux « (...) valeurs des «autruis signifiants» [qui] constituent un miroir dans lequel les individus voient leur propre image et aboutissent à un jugement de soi » (Merton, 1997 : 216).

Cette possibilité de rencontre avec le groupe majoritaire est une condition indispensable à cette socialisation anticipatrice[17], elle s’accompagne aussi souvent à l’âge adulte d’une union conjugale avec une Française de naissance. À travers les relations tissées dès leur jeune âge, ces individus ont pu se sentir reconnus par des personnes différentes d’eux-mêmes (elles ne font pas partie de la communauté familiale ou élargie, elles n’ont pas la même origine, ni la même culture), tout en se sentant en même temps très proches d’elles (proximité des modes de vie, des aspirations, des valeurs, volonté de leur ressembler, d’avoir un parcours comparable…). La possibilité d’entretenir ces relations a contribué à les valoriser, à avoir une représentation positive de leur vie : ils y ont puisé une assurance nécessaire à la construction de leur devenir ; a fortiori quand ce cheminement se déroule sans entrer en conflit avec leur milieu familial, voire est encouragé. Ces expériences constituent alors une ressource qui se mêle à d’autres, plus objectivables (telles que le niveau d’études, l’éducation familiale, le mode d’accès à l’emploi) ; ensemble, elles forment la base des logiques d’actions mises en oeuvre au cours de leurs trajectoires professionnelles.

On habitait une toute petite commune à l’époque (…) cette petite commune a beaucoup aidé parce que tout le monde se connaissait, aucune famille maghrébine, on était les seuls, beaucoup d’insertion par le sport depuis toute petite, on est quatre enfants et les quatre avec mon père, les filles au basket, les garçons au foot (…) j’ai eu une super copine, on est nées à un mois d’écart, nos parents étaient voisins de palier (…) on nous appelait les inséparables (…) moi dormant chez elle et elle dormant à la maison (…) j’ai eu la chance d’être tous les week-end à la campagne [avec elle] et vraiment j’étais sa soeur donc pas de différence, je ne voyais pas moi, pas de différence de couleur, pas de différence… et je pense que tout ça, ça a aidé aussi dans le sens où je n’ai jamais, jamais ressenti de racisme d’abord et après aucun souci, moi je fais des choses je les fais naturellement, je ne me suis jamais posé la question de me dire « oui mais est-ce que mon origine ou est-ce que mon nom ? », je ne me suis jamais posé la question mais jamais, jamais, que ça soit à l’école, que ça soit ensuite dans le monde du travail à la limite presque au contraire je trouvais que c’était un plus d’être mate de peau (…) et c’est peut-être ça, c’est peut-être le fait de l’affirmer. (Femme, directrice de communication)

Les amis, voisins et/ou copains fréquentés à l’occasion de ces sorties[18], forment ce groupe de proches par lequel s’élabore le regard porté sur eux et, simultanément, sur le monde qui les entoure.

Les études supérieures : un nouvel univers, des possibilités de rencontres

Ces cadres se distinguent le plus souvent par la poursuite d’études dans le cycle supérieur. Or, cette expérience a également permis de se confronter à de nouveaux mondes sociaux, elle est donc venue renforcer les possibilités de rencontres vécues dans l’espace résidentiel. À la différence du cadre de vie, la mixité dans le cadre scolaire était essentiellement sociale : aller dans un lycée du centre-ville ou suivre des études supérieures a permis d’accéder à l’univers des « familles favorisées ». De nouvelles amitiés se sont tissées avec ces enfants de Français appartenant aux classes moyennes et supérieures. En dépit des tensions, gênes et malaises que ces rencontres ont suscités, ces futurs cadres ont eu la possibilité de se confronter à de nouvelles valeurs, ils se sont appropriés de nouvelles pratiques. Progressivement, ils se sont insérés dans de nouveaux groupes, ils ont opté pour de nouvelles références.

Ça a été un premier choc de quitter mon collège [d’une petite ville] et d’arriver en seconde au lycée A., j’aurais été dans un lycée de banlieue où tout le monde était comme moi, mais [là] j’étais dans un lycée très huppé, très renommé sur la place de Lyon (…) premier choc, parce qu’il y avait un décalage entre moi, mon milieu, socialement faible, et puis toutes ces filles dont les pères étaient profs, médecins, avocats, journalistes, chefs d’entreprise, et ça a généré chez moi un complexe… mais bon, c’était comme ça, et c’est vrai qu’on discutait beaucoup avec ma mère qui me disait « bah les autres, c’est les autres, toi c’est toi, tout ce que tu dois savoir, c’est que tu dois travailler, tu dois y arriver, n’oublie pas ton objectif », et bon j’ai vécu des années au lycée superbes (…). [Arrivée à la faculté de médecine] le choc social se creuse un peu plus, vraiment c’est des gens qui sont dans l’opulence [elle compare avec son niveau de vie] mais pour moi, le plus gros choc, c’était la liberté ! (…) J’étais tellement choquée de cette liberté que j’en ai abusé, je passais toutes mes journées avec une amie du lycée, j’allais chez elle, c’était une fille de médecin. (Femme, médecin hospitalier)

Et, comme pour tout enfant de milieu populaire qui poursuit des études supérieures, cette expérience singulière contribue à la formation d’un capital social, en même temps qu’elle en découle. En effet, si l’accès aux études supérieures permet de consolider et d’élargir le réseau relationnel de chacun, le projet de poursuivre ces études a impliqué, en amont, qu’un certain nombre de conditions soient remplies, et notamment pour les femmes qui ont aujourd’hui atteint la quarantaine[19]. Outre leur projet de sortir de la condition sociale de leurs parents, leur volonté s’est aussi alimentée des rencontres qui ont eu lieu durant les années précédentes et qui ont contribué à faire émerger le projet d’études supérieures. Mais ces enfants devaient aussi avoir un bon niveau scolaire, ou des potentialités, ce que quelques enseignants ont su valoriser. Leur mobilisation a eu un rôle décisif auprès de ces jeunes, les encourageant à poursuivre leur scolarité, et en leur apportant une aide aux devoirs et lors de l’orientation (prendre telle option, choisir tel lycée).

À partir de la sixième, je suis allée dans un lycée du centre-ville, j’ai fait du latin, tous les Arabes qu’on connaissait disaient « mais pourquoi ta fille fait du latin, tu veux en faire une bonne soeur ? ! », mais mes parents ont tenu bon, en disant « les meilleures élèves, ils font du latin, ma fille, elle fera du latin », parce que les professeurs leur avaient dit « pour qu’elle soit dans une bonne classe, il faut qu’elle soit dans une classe de latinistes. » (Femme, médecin libéral généraliste)

Quand cette ambition scolaire était soutenue par une mobilisation sans faille des parents pour qui réussir à l’école constituait l’espoir d’une ascension sociale, toutes les conditions étaient réunies pour des études réussies.

Un parcours sans heurt

Ces cadres se distinguent également par la linéarité de leur parcours, qui s’est déroulé sans heurts entre la sortie des études et l’entrée sur le marché de l’emploi. Soit il existe un lien direct entre les études supérieures suivies et le métier obtenu ; c’est le cas des professions libérales et des ingénieurs. L’obtention du diplôme permet alors d’accéder directement au statut de cadre, ce qui les met à l’abri d’éventuels obstacles (c’est le cas typique des médecins qui ouvrent un cabinet en libéral). Soit ils ont gravi progressivement, mais rapidement, les échelons pour devenir cadres ; généralement par le biais de la formation continue. Dans tous les cas, ces individus ont occupé un emploi dès la sortie des études, et, pour une partie d’entre eux, en obtenant le statut de cadre dès le premier emploi, entre les années 1980 et 1990. Leur entrée sur le marché du travail s’est donc déroulée dans un contexte économique différent d’aujourd’hui, le taux de chômage a fluctué selon les périodes, mais la précarité salariale était moins répandue. Leur père était également le plus souvent actif occupé, et avoir ses proches en emploi est un facteur favorable à l’insertion professionnelle.

J’ai eu la possibilité de rentrer directement dans une école d’ingénieur, en passant un concours, une formation continue (…) tout en étant pris en charge par l’entreprise, pendant deux ans j’ai repris mes études à 100 % et puis donc j’ai obtenu mon diplôme d’ingénieur (…) et ensuite l’entreprise m’a repris en tant qu’ingénieur donc... les choses se sont très bien passées (…). C’est mon frère qui travaillait dans l’entreprise qui m’a dit [alors qu’il était encore étudiant] « écoute, j’ai vu une annonce au boulot où ils embauchent une dizaine de techniciens supérieurs, si ça t’intéresse » je lui dit « et ben non ça ne m’intéresse pas, je veux faire ma maîtrise », il me dit, car c’est lui qui m’a suggéré « mais écoute, tu es libre de démissionner dans un an » (…) et bon j’ai tenté le coup comme ça et puis j’ai été embauché après, donc j’ai travaillé comme technicien supérieur pendant trois ans ensuite j’ai repris mes études, donc j’ai trouvé par annonce via mon frère, [dans cette entreprise] il favorise l’embauche des gens [qu’ils connaissent], des enfants du personnel, mon père étant [aussi] un ancien salarié [manoeuvre] (…) le fait de porter le nom de mon père (…) c’était un passeport pour rentrer, c’est de moins en moins vrai (…). (Homme, ingénieur commercial

Plus généralement, on perçoit le rôle joué par les différents membres de la famille pour favoriser le parcours scolaire et l’insertion professionnelle. Cette entraide, ou mobilisation familiale, qui s’apparente à celle observée dans les familles françaises, est décisive dans les familles maghrébines qui peuvent mobiliser ces ressources.

Une socialisation familiale propice à la formation d’un capital social efficace

Les différentes étapes de leur parcours témoignent de l’enchaînement de ces processus, à la manière d’un cercle vertueux. La socialisation familiale a su instaurer une dynamique favorable à la formation d’un capital social qui s’est révélée décisive pour la suite de leur trajectoire. De la mixité des relations sociales au soutien pour la réussite scolaire, les expériences vécues révèlent ce processus cumulatif qui prend sa source dans l’histoire migratoire[20]. Ces parents ont valorisé l’identification, voire l’insertion, au groupe majoritaire.

C’était très clair pour nous qu’on était dans un autre pays que le nôtre, qu’il fallait qu’on apprenne cette langue-là parce qu’on allait vivre un certain temps et qu’il fallait apprendre à communiquer avec les gens, ça nos parents nous mettaient l’accent dessus, mais c’était aussi très clair qu’on avait une origine et qu’il fallait la connaître, qu’il fallait la garder [ils parlaient exclusivement en kabyle à la maison « sauf quand il s’agissait d’expliquer l’école »] par contre dans le quartier c’est vrai qu’on était ceux qui avions le plus d’amis français et qui pouvaient rentrer quoi et on allait [chez eux aussi] (…) dans le quartier, par exemple moi je faisais de la danse classique, on nous avait inscrit [aussi] à la chorale pour mieux apprendre la langue française (…) on avait ces activités-là que n’avaient pas les autres [enfants d’origine algérienne] (…). Ils [les parents] ont toujours été présents aux réunions [à l’école], c’était plus souvent mon père parce qu’il parlait mieux français [sinon] c’était ma mère qui venait, quitte à ce qu’on l’accompagne, on lui traduisait, mais elle était présente. (Femme, ingénieure)

Il est difficile de faire la part des choses entre les ressources spécifiques à ces familles, qui préexistaient à leur émigration, et à partir desquelles leur capital social s’est développé, et celles qui se sont révélées en situation migratoire, permettant de déployer des aptitudes, de mobiliser des dispositions au profit de leurs enfants. Le fait d’être francophones a permis, par exemple, de tisser plus facilement des relations sociales avec les voisins, les collègues de travail ; le fait d’avoir été scolarisés dans la société d’origine et/ou d’entretenir une forte ambition scolaire pour leurs enfants a également conduit ces parents à intervenir dans l’institution scolaire ; le fait d’avoir émigré pour des raisons politiques les a aussi conduits à fréquenter d’autres militants, des personnes engagées pour leur cause (ce fut le cas de quelques notables lyonnais engagés pour l’indépendance de l’Algérie) ; le fait de quitter la condition d’ouvrier et d’ouvrir un commerce a permis de développer de nouveaux réseaux ; le fait de transmettre des valeurs morales structurantes qui se sont révélées en adéquation avec celles promues par la société ; le fait de promouvoir le respect de la société française, que ce soit par crainte, soumission ou admiration... Autant d’éléments qui ont favorisé l’installation de leurs enfants, leur permettant de disposer des conditions favorables au développement d’un capital social. Car, ce dernier est en effet cumulatif — un contact permet d’accéder à un réseau qui, lui-même, peut se densifier au fil du temps —, et transmissible — comme d’autres capitaux, il se transmet et peut fructifier.

III. Entre ressources héritées et opportunités saisies : des parcours protégés des discriminations

L’analyse relative à ces cadres d’origine maghrébine, en particulier ceux qui déclarent avoir été épargnés par les discriminations, illustre une fois encore que la condition de la richesse et de l’efficacité d’un réseau repose sur sa diversité (Bevort et Lallement, 2006). Or, ces cadres se distinguent par cette possibilité de rencontres, à travers des réseaux divers et étendus, avec le groupe majoritaire (par le lieu de résidence, le type de filière scolaire suivie, les amis d’enfance, le conjoint, etc.) ; définissant ce qui est également désigné comme étant les liens faibles. Une fois en poste, leur statut de cadre augmente encore la possibilité d’élargir leurs réseaux.

Pour pouvoir considérer l’impact de ces rencontres, il est indispensable de retracer en amont le contexte familial migratoire, depuis les motivations à l’émigration jusqu’aux conditions d’installation dans la société française. D’une famille à l’autre, elles peuvent être différenciées et contribuer à déterminer de manière spécifique les relations avec les « autruis significatifs ». Chaque parcours s’est ainsi élaboré en combinant, d’une part, les ressources héritées, transmises par la famille, et mobilisées au profit de la carrière, et d’autre part, les opportunités saisies, les ressources accumulées et mobilisées au gré des expériences jusqu’à l’âge adulte. La formation du capital social procède donc de cette double origine qui résulte, à chaque fois, de conjonctions singulières que l’on peut décrire et analyser en se plaçant, cette fois, à l’échelle micro des individus.

De la perception à l’estime de soi

Le concept d’« affordance », utilisé en psychologie[21] pour désigner le lien entre ce qui est perçu et ce qui crée des possibilités d’action, est utile pour comprendre le processus d’ajustement des capacités d’un individu à ce qu’il perçoit d’une situation ; car les possibilités d’actions s’élaborent à partir du vécu, dans cette articulation entre les étapes antérieures et les expériences actuelles. Or ce lien entre ce qui est perçu et ce que cela offre comme possibilité est fondamental dans l’orientation de l’action (Bril, 1993). Il oblige à considérer le rôle des contextes (en l’espèce familial, migratoire, résidentiel, amical, scolaire, professionnel, relationnel, conjugal) à partir desquels s’élabore la perception de l’environnement. Cette perception, qui varie considérablement d’un individu à l’autre, induit pour chacun des possibilités d’actions divergentes selon le contexte dans lequel elles sont susceptibles de se déployer. Plus l’horizon est ouvert en termes d’opportunités, de ressources, plus les possibilités d’actions sont larges.

En d’autres termes, l’ensemble des relations nouées depuis l’enfance ont contribué à dessiner et élargir l’horizon des possibles, et à consolider l’image que les acteurs ont d’eux-mêmes, étape indispensable pour la réalisation de tout projet ambitieux. Car l’image qu’autrui renvoie est au principe même de l’identité[22] et agit sur la formation de l’estime de soi. Faire partie d’un groupe, pouvoir mobiliser telle personne, se sentir proche de telle autre, avoir fait ses études avec une autre, offrent des potentialités objectives, mais est aussi une expérience subjective. Cette dimension relationnelle procure sécurité et stimulation ; elle est à ce titre un facteur de valorisation de soi qui se combine alors avec la valeur objective du capital social. Cet élément est d’autant plus décisif dans le cas des populations d’origine étrangère qu’elles sont potentiellement victimes de préjugés raciaux et qu’elles proviennent d’un milieu populaire pouvant connaître des difficultés supplémentaires (manque de revenus, d’appuis familiaux…). Ainsi, disposer de ce capital social ne se limite pas à une valeur relationnelle, il agit simultanément sur la production d’une reconnaissance sociale.

Je côtoie aussi bien des bourgeois (…) quand tu commences à leur dire « je travaille dans la communication », ça commence à les intéresser (…) les gens [nous] identifient avant tout sur l’aspect social, on est d’abord catalogué un peu par son statut (…) il y a aussi toute la manière de s’habiller, de s’exprimer, de se tenir, tout ça fait la personne (…). J’aurais tendance à m’adapter (…) je raisonne toujours par rapport à ce que l’autre peut penser de moi. (Homme, directeur d’agence de communication)

La constitution de ce capital nécessite des savoir-faire et savoir-être, comme l’entregent qui, loin d’être des qualités intrinsèques, sont le fruit d’une socialisation, mues ensuite en qualités personnelles. Ces qualités qui alimentent, en même temps qu’elles conditionnent la formation du capital social, interviennent dans la construction de l’image de soi qu’on donne à voir à autrui. Ainsi, les cadres étudiés ont en commun de bénéficier d’une représentation collective extrêmement positive de leurs parcours, de leurs qualités, de leurs compétences, ce qui en retour leur permet de s’affirmer comme tels.

Du point de vue familial, je devais faire des études, mon destin était de faire des études (…) médecine, c’était le désir de mon père (…) on m’a complètement reconnu [pendant toute la scolarité] (…). [Plus tard dans le milieu professionnel] avec les collègues femmes, alors est-ce que c’est un problème de discrimination ou est-ce que ce n’est pas plus une rivalité ? j’avais en plus ce petit côté pète-sec, sans doute défensif, qui n’était pas bien supporté, ou est-ce un problème de racisme, je ne peux pas dire, en tout cas, ça ne m’intéressait pas (…). Il y a aussi qu’effectivement dans ma famille, anormalement, on travaille beaucoup, on est des bosseurs, quand je dis anormalement, c’est un peu au détriment du plaisir. (Femme, médecin libéral spécialiste)

Ayant peu connu le rejet, ces cadres n’ont pas subi, ou nettement moins que d’autres, ce maintien dans la différence qui marque la production du racisme (Guillaumin, 2002). Au contraire, ils ont bénéficié de figures positives qui les ont inscrits dans une dynamique qui a eu un effet décisif sur leur construction identitaire[23].

L’ensemble de ces expériences socialisatrices, surtout lorsque le contexte familial a été structurant (par le dialogue, l’investissement dans le travail ou la sévérité), a contribué à la définition d’une estime de soi à partir de laquelle se construisent des formes de résistance à autrui. Ces cadres ont ainsi pu être victimes de discriminations sans le vivre comme tel. Posséder ce capital social, outre son utilité pragmatique et immédiate, offre une résistance — intentionnelle ou non — à l’encontre des jugements d’autrui, sur un mode défensif (« je ne suis pas celui que vous croyez ») ou offensif (« je vais vous démontrer ce dont je suis capable »). Cette structuration psychique, qui prend racine dès la socialisation archaïque[24] et au cours des rencontres significatives, contribue à la construction de cette image positive de soi, qui offre moins de prises aux effets destructeurs des discriminations.

Je sais bien que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, les obstacles, ça fait partie de notre vie (…). Moi, je suis typée arabe, j’ai les cheveux frisés, je suis plutôt mate de peau donc… Je ne me suis jamais posé la question, je ne me suis jamais posé la question comme ça face à un interlocuteur, du coup, est-ce que les autres ne l’ont pas perçu ou, je ne sais pas, je n’ai jamais rencontré ce genre de difficultés [de discrimination]. (Femme, Consultante en ressources humaines)

Ces cadres sont alors en position d’en imposer et, parfois, de renverser le stigmate. S’ils se déclarent épargnés par les discriminations, leurs propos vont même plus loin puisqu’une partie d’entre eux précisent qu’ils n’envisagent pas en être victimes. En paraphrasant E. Goffman (1975 : 129), on pourrait dire que « […] plus l’individu stigmatisé s’allie avec le groupe dominant, plus il en vient à se concevoir en termes non dominés ».

Dans leur définition d’eux-mêmes, les cadres étudiés font valoir qu’ils ne se perçoivent pas comme différents, ils se voient comme Français, intégralement français, tout en valorisant leur origine, car il ne s’agit pas pour eux de nier ou d’occulter leur histoire ; au contraire, ils en sont fiers et souhaiteraient que cela soit reconnu comme tel. Ce sont « les autres » (les collègues de travail, les médias, les voisins, les anonymes…) qui, au détour d’une remarque, d’une réaction, les désignent comme « étrangers », les plaçant dès lors dans cette relation d’altérité qui les cantonne à cette part de leur identité. Ils sont alors réduits à cette dimension ; ce qui fait dire à l’une des femmes interviewées : « C’est-à-dire que moi, si on ne me dit pas que je suis différente, je ne me sens pas différente. »

Je suis incapable de dire « je suis Arabe » (…) je crois que je suis polyforme (rires). Je pense que je suis citoyenne française et profondément fière de l’être, je pense que c’est la chance de ma vie, j’aime la France, j’aime la culture française, j’aime l’histoire française, j’aime la littérature, j’aime la langue (…) et je suis très fière d’appartenir à cette entité (…) cet amour et cette appartenance à la citoyenneté française n’est pas en contradiction avec mon sang et mes cellules biologiques, je ne sais pas dire algérienne parce que je ne connais pas l’Algérie, je vais dire Kabyle et même pas Kabyle, je vais dire mon village (…) je suis profondément fière et heureuse d’être née parmi ces personnes, d’avoir reçu tout cet héritage auquel mes parents sont vraiment attachés et quand je retourne là-bas, il y a quelque chose de magique (…) mes racines sont là, mes ancêtres sont là, mes terres, mes odeurs, mes parfums, tout ce qui fait la femme que je suis, trouve sa source là, un peu comme les grands fleuves, je n’aurai pas la prétention de dire que je suis un grand fleuve ! Mais on trouve sa source et on traverse énormément de territoire avant d’aller se jeter dans la mer, donc moi c’est probablement ça, j’aime cette source. (Femme, avocate)

Ce sont les autres qui me renvoient cette image. Mais pas moi. Moi, je ne me sens pas faire partie d’une minorité (…) c’est le cas quand il y a un problème qui se déclare, je dis ça précisément, notamment pour l’histoire de la jeune fille avec le voile [en tant qu’enseignante d’origine maghrébine, il lui a été demandé d’aller négocier avec une jeune fille le fait de quitter son foulard pour entrer dans l’établissement] (…). Mais parfois, il y a des choses qui se passent et qui font que… c’est comme si on avait mis du coup l’éclairage là-dessus. (…) Moi, je suis en attente un petit peu de cela, à savoir que bah voilà, on est français, on est français. Et puis, qu’importe de quelle origine. (Femme, enseignante certifiée)

Lorsqu’il leur arrive d’être désignés comme « différents des autres » (i.e. ceux censés représenter les « vrais étrangers »), il leur est alors opposé un « mais toi, ce n’est pas pareil », leur déniant ainsi toute possibilité d’être reconnus dans leur intégrité et de valoriser leur histoire familiale et collective.

Absence de discrimination ressentie dans un contexte de racisme ordinaire

Si les enquêtés n’ont pas ressenti de discriminations qui ont entravé leur vie professionnelle, ils n’en sont pas moins confrontés au « racisme ordinaire[25] », latent dans de multiples interactions de la vie quotidienne, y compris sur le lieu de travail. Deux expressions de ce racisme ont été distinguées : premièrement, quoi qu’ils fassent, il leur semble qu’ils seront toujours vus/perçus comme étrangers (ce qui peut, bien entendu, avoir des répercussions sur la carrière professionnelle). Du fait de leur patronyme, de leurs caractéristiques physiques, ils sont renvoyés à une supposée extranéité (à une nature réifiée) qui les place en situation « infériorisante ».

Deuxièmement, les remarques répétées qui leur sont adressées signalent un jugement et une intrusion dans leur vie privée. Elles constituent une mise à l’épreuve permanente pour juger de leur loyauté (lors d’un déjeuner, ce peut être une remarque du type « tu es pourtant bien intégré, pourquoi tu ne bois pas de vin ? »).

C’est-à-dire que, à tout moment, vous êtes obligé de justifier de ce que vous êtes, vous vous sentez obligé à tout moment de dire « J’ai beau être d’origine maghrébine [dans le cadre du travail] j’ai des compétences comme tout le monde, j’ai des diplômes comme tout le monde et j’aimerais bien progresser au même rythme que tout le monde. » Et puis, les gens en face n’ont pas conscience que c’est du racisme (…). Et moi, j’ai du mal à dire « Je suis française », mais pas parce que je ne le veux pas, mais parce qu’on me rit au nez quand je dis que je suis française. Il y a toujours le petit rictus ou la petite remarque qui fait dire « T’es de nationalité française, tu n’es pas d’origine française » (…). Le plus dur c’est la vie publique où on fait toujours attention à tout ce qu’on va dire, comment est-ce que ça pourrait être interprété, où il faut toujours en donner deux fois plus et ça, ça fait trois ans que je travaille et depuis un an et demi, je commence vraiment à me rendre compte qu’inconsciemment on me demande de travailler plus que mes autres collègues, je suis obligée de me justifier sur beaucoup de choses, là où je me rends compte que mes collègues n’ont pas besoin de se justifier, moi, comme j’ai une petite différence et bien souvent on s’en accapare pour me taquiner. (Femme, Responsable de communication)

Ces propos témoignent d’une relation de domination ordinaire (Martuccelli, 2001) car les actes mentionnés reposent sur un racisme différentialiste marquant une frontière entre « eux » et « nous ». Ils ont pour effet de renvoyer ces cadres à une différence indépassable, même parmi ceux qui déclarent n’avoir pas ressenti de discriminations ethniques. L’exemple ci-dessous est éclairant de ce point de vue : des situations de discriminations avérées ne sont pas désignées comme telles, tant qu’elles ne sont pas exprimées de manière hostile et qu’elles ne constituent pas un obstacle réel à leur parcours. Cela est mis sur le compte d’une méconnaissance, d’une incompréhension. Or, c’est bien cette hiérarchisation implicite qui est au fondement du racisme et qui est annihile toute possibilité de traitement égalitaire.

Au tribunal, en chambre correctionnelle, passent les affaires dont les avocats arrivent les premiers, donc il y a des colonnes où l’on met le nom de l’avocat, le nom du prévenu, le nom de la partie civile et le nom de son avocat, donc moi je défendais un Dupont, on va dire, donc je mets dans la colonne avocat mon nom, puis celui du prévenu Dupont, et la greffière vient, elle me dit « Mais, Maître, vous vous êtes trompée de colonne » ! (rires), je lui dit « Non, je suis bien D. », ah c’est dur les clichés ! » (Femme, avocate)

Ainsi, une partie de ces individus, qui n’ont pas ressenti de discriminations, ont pu néanmoins être victimes de ce type de racisme extrêmement fréquent. Et de fait, leurs récits sont émaillés de descriptions de situations au cours desquelles ils se sont sentis humiliés, frustrés et ont eu à subir des injustices répétées. Avoir à « se battre deux fois plus que les autres » peut être un puissant facteur de combativité, mais aussi provoquer une autolimitation de ses possibilités, de ses ambitions (Lochard, Meilland et Viprey, 2006). Leur souffrance s’exprime alors en termes similaires à celle formulée par un public plus fragilisé sur le marché de l’emploi : « Quoi qu’on fasse, on reste des Arabes [vus et perçus comme tels][26]. » Ne pas se sentir victime de discriminations n’empêche pas de subir un racisme « ordinaire » qui s’exprime à l’occasion d’une multitude d’actes de la vie quotidienne, ou de se méfier d’actes qui insidieusement contribuent à structurer les imaginaires et à véhiculer le racisme.

« Je n’ai jamais ressenti [de discrimination], peut-être que je suis naïf, que je n’ai pas fait attention, mais je n’ai jamais ressenti ça moi personnellement (…). [Par contre] je trouve que c’est plus insidieux de faire chanter un vieux tube [d’un chanteur connu pour ses idées xénophobes] à une fille originaire du Maghreb, parce que ça c’est raciste (…) je me méfie plus des grosses boîtes de production que du petit ouvrier [il donne ensuite un autre exemple au sujet d’un film sur les croisades]. (Homme, auteur-réalisateur)

IV. Pour la jeune génération de descendants d’immigrés maghrébins : des conditions moins favorables ?

Il est impossible de savoir si le sentiment de ne pas être discriminé était plus répandu auparavant qu’aujourd’hui. Par contre, il est indéniable que le projet politique de lutte contre les discriminations a favorisé l’expression du vécu des discriminations. Parallèlement, le contexte socio-économique actuel indique que la nouvelle génération se heurte à des difficultés accrues, non pas parce que ce sont des jeunes, mais parce qu’ils font partie des nouveaux entrants sur le marché du travail (Castel, 2001). Ainsi, tandis que les probabilités de devenir cadres s’amenuisent, les aspirations à occuper des places reconnues et valorisées (dans les postes à responsabilités, dans les instances politiques) augmentent, au nom de leur appartenance à cette société, de leurs diplômes et leurs expériences. Or, ce hiatus risque d’accentuer les déceptions et le sentiment d’être plus discriminés. Pour esquisser quelques pistes de réflexion, il faut mobiliser les résultats d’une enquête quantitative, et se situer à un niveau d’analyse macro-sociologique.

L’exploitation d’une partie de l’échantillon de l’enquête Étude de l’Histoire Familiale (EHF) 1999, relative aux cadres d’origine étrangère âgés de 30 à 50 ans, avait pour objectif d’évaluer et comparer la proportion de cadres à un échantillon témoin d’individus nés en France de parents nés en France[27]. Les cadres désignés ici correspondent à une définition spécifique (par la classe d’âge, le fait d’être actif occupé, d’être né en France ou arrivé avant l’âge de 7 ans). Et ils regroupent trois catégories socioprofessionnelles : les cadres et professions intellectuelles supérieures, les professions intermédiaires et les chefs d’entreprise de plus de 10 salariés[28].

Les résultats obtenus pour les cadres descendants de parents maghrébins sont conformes à ceux obtenus pour les cadres descendants de parents français : dans ces deux populations, les cadres (au sens large tel que je viens de les définir) représentent 33 % des actifs occupés. En outre, la part de Cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS), parmi la catégorie des cadres, serait même à l’avantage des individus d’origine maghrébine, a fortiori à catégorie socio-professionnelle du père comparable (quand on ne retient que les pères déclarés ouvriers). La part de femmes cadres est également identique dans les deux populations, et les diplômés du supérieur sont un peu plus nombreux parmi les cadres d’origine maghrébine ; l’écart est toutefois moins important si on limite la comparaison au 2e cycle et plus[29].

Ainsi, ces cadres, descendants de parents immigrés du Maghreb, sont présents dans les mêmes proportions, disposent d’un profil semblable, et sont d’ailleurs les seuls à présenter une pareille similitude en comparaison des autres populations d’origine étrangère retenues. En revanche, dès que l’on compare le taux de chômage et la proportion de contrats précaires entre ces deux populations, tous les résultats sont en défaveur des individus dont les deux parents sont nés au Maghreb : 8 % d’entre eux sont au chômage (pour rappel, ils sont actifs occupés ou au chômage depuis moins de deux ans), et 10,5 % travaillent dans le cadre d’un contrat de travail précaire court (intérim, CDD), contre respectivement 2,5 et 5 % des cadres issus de parents nés en France.

D’autres écarts, plus surprenants, apparaissent lors de la comparaison avec la tranche d’âge plus jeune (les 20-29 ans). Certes, la proportion de cadres à cet âge est nécessairement plus réduite, mais le parallèle établi avec l’échantillon de cadres issus de parents nés en France met en évidence que ceux issus de parents nés au Maghreb sont près d’une fois et demie moins souvent cadres que les premiers. Et ceci est accentué parmi les cadres les plus qualifiés : les cadres et professions intellectuelles supérieures sont près de deux fois moins nombreux parmi les cadres de parents nés au Maghreb (13 contre 24 %)[30].

Comparaisons entre les cadres (30-50 ans) selon le lieu de naissance des parents (Maghreb, France)

Comparaisons entre les cadres (30-50 ans) selon le lieu de naissance des parents (Maghreb, France)
Source : Enquête Etude de l'histoire familiale 1999

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Si une partie de cet écart peut se compenser avec le temps, il apparaît peu probable que les descendants d’immigrés maghrébins le rattrapent complètement. D’ailleurs, au-delà de la population des cadres, de nombreux travaux ont mis en évidence que les descendants de parents nés au Maghreb sont plus touchés par le chômage. R. Silberman et I. Fournier (2006 : 262) montrent que l’amélioration de la conjoncture à la fin de la décennie 1990 n’a pas atténué la pénalité ethnique, en particulier pour les jeunes originaires du Maghreb : « Si cette pénalité a un peu baissé lorsque l’on compare les deux cohortes [celles de 1992 et 1998] trois ans après la sortie de l’école, il n’en va pas de même deux ans plus tard. Cette pénalité s’est plutôt aggravée. » Quelle que soit la cohorte ou la durée écoulée depuis la sortie des études, le taux de chômage est au moins le double pour les hommes de parents nés au Maghreb.

Ce résultat illustre les effets de la fragmentation du marché de l’emploi qui « active et exacerbe des différenciations sociales en fonction du sexe, de l’âge, du capital scolaire, de l’origine ethnique… » (Dubet, 2000 : 22), et un probable déclassement pour les jeunes générations (Chauvel, 1998 ; 2007). Dans ce contexte, la probabilité de devenir cadre s’amoindrit (Baraton, 2006), a fortiori pour les descendants d’immigrés. L’analyse de M. Baraton (2006), qui décrit le profil des cadres dans la population nationale, permet de comprendre pourquoi cette ascension socio-professionnelle risque d’être tout particulièrement difficile pour les descendants d’immigrés. Premièrement, devenir cadre par promotion est de plus en plus difficile : en 1989, deux tiers des cadres étaient classés dans une autre catégorie socioprofessionnelle dix ans auparavant, ce n’est plus le cas en 2001 puisque la moitié des cadres l’étaient déjà en 1989. Deuxièmement, l’accès à cette catégorie est de plus en plus lié à la formation initiale. Aujourd’hui la probabilité de promotion est la plus grande avant 31 ans, surtout pour les hommes. Enfin, les femmes sont moins promues cadres alors qu’elles possèdent des caractéristiques plus favorables à cette ascension socioprofessionnelle (plus souvent diplômées, occupant une profession intermédiaire, travaillant dans le secteur des services) ; ce que montre également le travail d’O. Monso (2006) qui insiste sur le poids des déclassements entre les années 1980 et 2000.

Dans ce contexte, toute discrimination mise à part (ce qui n’est qu’une hypothèse improbable sans politique volontariste radicale), les descendants d’immigrés apparaissent moins bien armés pour parvenir au statut de cadres. En effet, les cadres obtenant ce statut de plus en plus jeunes, notamment parce qu’ils sont plus nombreux à sortir du système scolaire avec un niveau de diplôme leur permettant d’occuper un poste de cadre, « (…) la probabilité de devenir cadre par promotion diminue mécaniquement » (Baraton, 2006 : 3), ce qui serait amplifié pour les descendants d’immigrés qui sont moins nombreux à avoir un diplôme leur donnant accès directement à un poste de cadre, et plus nombreux à devenir cadres par promotion[31].

Les contraintes financières et les difficultés éprouvées lors de l’orientation scolaire, que les descendants d’immigrés partagent d’ailleurs avec les enfants de milieu populaire plus généralement, expliquent qu’une grande partie se dirige vers les filières professionnalisantes courtes (y compris dans l’enseignement supérieur, en privilégiant les filières BTS et DUT [brevet de technicien supérieur et diplôme universitaire de technologie]). Les parcours scolaires réalisés leur offrent alors moins de probabilités de devenir cadres à la sortie des études. Et, le contexte économique se durcissant, les inégalités s’accroissent, les places deviennent plus rares, ainsi que la probabilité d’en obtenir une[32]. Et ces difficultés d’insertion professionnelles sont amplifiées pour les jeunes habitant dans les quartiers de banlieue[33].

Conclusion : d’une génération à l’autre

Alors qu’une partie des descendants d’immigrés est parvenue au statut de cadres en ayant le sentiment de ne pas être discriminés, cette ascension socio-professionnelle semble plus difficile à atteindre par la jeune génération. Bien entendu, parmi les processus analysés dans les précédentes parties, certains demeureront valides (notamment ce qui relève des ressources puisées au sein de l’espace familial), et en particulier pour les femmes qui bénéficient d’une représentation moins stigmatisante. Mais, les modifications conjoncturelles, en lien avec la situation sur le marché de l’emploi et l’accentuation de la ségrégation résidentielle[34], vont contribuer à modifier sensiblement leur parcours au sein de la société française, en particulier à travers la difficulté d’accéder à un capital social décisif pour leur réussite professionnelle (y compris pour les moins qualifiés d’entre eux, par exemple pour obtenir une place en entreprise dans le cadre d’un contrat d’apprentissage). Or, il est indéniable que grandir en banlieue limite les possibilités d’accès à ces liens sociaux diversifiés. La mobilisation de cette ressource est pourtant capitale. Son acquisition est le signe de relations intersubjectives à travers lesquelles se construisent le processus de reconnaissance et la construction identitaire.

En plus des discriminations auxquelles ils seront confrontés, c’est la possibilité même d’accéder à une place valorisée qui est en cause, conduisant au maintien dans un groupe minorisé. Or ce traitement inégal apparaît d’autant plus intolérable à ces (petits) enfants d’immigrés, qu’ils sont Français et, qu’à la différence de leurs parents, ils refusent de « plier l’échine », écoeurés également par le peu de retombés des actions de ceux qui les ont précédés (notamment la génération de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme », en 1983, qui était porteuse d’espoir politique). Invoquant le droit du sol pour revendiquer une égalité de traitement, ces descendants d’immigrés maghrébins ne comprennent pas la défiance dont ils sont l’objet. Car, et leur parcours le prouve, c’est moins une question d’intégration, qu’une interrogation sur la volonté de notre société à reconnaître leur participation à la société française.

Certes, les rapports postcoloniaux peuvent expliquer que les descendants d’immigrés maghrébins n’ont pas connu les mêmes cheminements que les descendants des vagues migratoires précédentes, mais, ils semblent aussi victimes des mutations sociales en cours, ces transformations reflétant la mise en oeuvre de nouveaux rapports sociaux.

Dans cette perspective, il serait illusoire de penser que l’ancienneté de l’installation permettra de rattraper le temps perdu. Au contraire, leur situation risque de se détériorer au gré de la précarisation sociale croissante, contribuant à amplifier le sentiment de « destin lié », correspondant au sentiment de devoir agir dans le sens de l’intérêt de la communauté (Brouard et Tibérj, 2007). En effet, même quand leur situation est plus enviable — ce qui est le cas des cadres —, le sort réservé à la majorité des descendants d’immigrés maghrébins, fortement stigmatisés, les incite à décrier un modèle d’assimilation convergente incapable de les reconnaître et d’appliquer un traitement égalitaire. De fait, demeure posée la question de la reconnaissance de leur place et des actions politiques à promouvoir pour qu’enfin ils soient reconnus parties prenantes de notre société.