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L’individu contemporain est souvent vu comme le principal responsable de ses réussites et de ses échecs. C’est comme si l’observation de Tocqueville en 1835 quant à l’obligation de tout jeune Américain de s’occuper seul de son avenir était devenue le lot de l’humanité : « l’habitant aux États-Unis apprend dès sa naissance qu’il faut s’appuyer sur soi-même pour lutter contre les maux et les embarras de la vie » (Tocqueville 1986 : 190). Malgré l’existence de discours publics et de chartes de droits dans certains pays qui reconnaissent que tous n’ont pas les mêmes chances dans la vie et que certains groupes sont sujets à des traitements discriminatoires, l’individu peut être laissé à lui-même pour augmenter ses chances et lutter contre les discriminations, le cas échéant. Le calcul de ses avoirs trouve sa contrepartie dans la comptabilisation de ses acquis et de ses lacunes, sur le plan, par exemple, de son capital « culturel » et « social ».

Dans le cas d’individus qui « échouent », l’action pour combler leurs lacunes individuelles devient la voie privilégiée de l’intervention. Comme l’a suggéré Park dans les années 1920, tout problème social peut être vu comme un problème individuel de « comportement » et de « personnalité » (Park, 1925 : 81). Aujourd’hui, l’espérance de vie (en santé) est souvent attribuée aux habitudes de consommation, les problèmes sur le marché du travail à un manque d’« employabilité » et les problèmes des enfants à l’école à des déficiences en matière de « compétence » parentale. L’individu doit devenir responsable, compétent, « performant », entrer dans la « course » et gagner non seulement la compétition contre les autres, mais contre lui-même.

Échappent à cette lecture individualisante les multiples rapports qui jalonnent les trajectoires de vie et qui contribuent autant à la production de ces trajectoires que les choix individuels. Disparaît ainsi le constat maintes fois refait en sociologie que les individus n’existent qu’au carrefour de ces rapports, avec leurs multiples identités qui se croisent et qui les mènent à agir d’une façon ou d’une autre en fonction du contexte et des enjeux. L’idée que l’individu est porteur de — et porté par — ces multiples rapports (par exemple, en tant que femme, ouvrier, jeune, membre de minorité racisée, ou toutes ces identités en même temps) semble rester largement cantonnée dans l’univers de la théorie. Dans la vraie vie, l’individu « à problèmes » est réduit à lui-même et devient sujet à une panoplie d’interventions qui visent sa personne « fautive ».

Comment expliquer cette tendance à mettre tout sur le dos de l’individu ? On pourrait dire, en suivant les réflexions d’Habermas (1975), que la prédominance de la responsabilité individuelle comme facteur explicatif repose sur sa force de légitimation (aux yeux de ceux qui réussissent à tout le moins) et par le fait que, en ne voyant que l’individu, on ne voit pas autre chose. Simmel (1999), pour sa part, souligne la difficulté pour la sociologie de rendre les rapports sociaux « visibles », contrairement aux individus eux-mêmes qui sont impliqués dans ces rapports. Tout en acceptant le bien-fondé de ces approches, il semble pertinent d’explorer davantage cette cage plus ou moins dorée qu’est devenue l’individualité contemporaine et qui admet difficilement d’autres lectures du social.

Foucault (1969) parle des « pratiques discursives dominantes » qui s’imposent parfois pendant de longues années sur tout ce qui se pense et se fait dans un champ donné. En se servant de cette conception, on pourrait conclure que l’individu, comme source d’explication et objet d’intervention, se situe au coeur d’une telle pratique discursive qui traverse les débats publics, la formulation de politiques et de programmes dans le domaine social, les orientations en matière de recherche et la formation offerte dans différentes disciplines. Je propose ici d’explorer les racines de cette pratique discursive à travers la notion de liberté individuelle. Quand Sen (1999) suggère qu’on ne peut exercer de la responsabilité dans les choix qu’on fait si on n’a pas la liberté de choisir entre différentes options, il soulève l’épineuse question de cette liberté individuelle et de ses conditions. Pour lui, la liberté individuelle est l’objectif principal à atteindre. Paradoxalement, le renfermement de l’univers discursif autour de l’individu semble se faire justement au nom du renforcement et de la protection de la « liberté » de ce dernier, terme dont le sens premier est tout le contraire de l’enfermement. Est-ce que c’est là que réside la force de conviction de cette pratique discursive ?

La thèse que je défendrai ici est que la notion de « liberté » joue effectivement ce rôle, mais au prix d’une conceptualisation qui passe par la suppression (ou occultation) d’une partie du sens historiquement attribué à cette notion. Retrouver le sens de la conceptualisation classique de la liberté peut suggérer certaines pistes pour transcender les frontières de l’espace renfermé de sens et d’actions qui s’est constitué aujourd’hui autour de l’individu. L’argument est développé en trois temps. Premièrement, il portera sur certaines caractéristiques marquantes de cette pratique discursive à partir de Locke et de Kant et telles que développées par différents auteurs par la suite, tout en défendant des positions opposées. Dans un deuxième temps, je chercherai à démontrer comment, chez certains auteurs entre les xviie et xixe siècles, la non-liberté est devenue, paradoxalement, la liberté, en suggérant que nous vivons toujours avec les conséquences de cette « prestidigitation » (pour reprendre le terme de Barthes (1957 : 230). Enfin, je reviendrai à la pratique discursive dominante. Sous quelles conditions pourrions-nous sortir de cet espace renfermé et créer d’autres bases pour la réflexion et l’action ?

Adaptation, épanouissement et calcul

Locke, en 1690, dresse un portrait de l’individu qui va lui coller à la peau jusqu’à aujourd’hui. Ces caractéristiques sont, entre autres choses, l’égalité de naissance de tous les êtres humains, en tant qu’êtres de raison ; l’idée que tout être humain est porté, par sa nature, à rechercher son propre bien et à éviter ce qui risque de lui faire du mal ; que, dans les limites de cette contrainte naturelle, tout individu a la liberté de décider entre les différentes possibilités d’action qui s’offrent à lui ; que la société a le devoir de bien former l’individu (conçu, à la naissance, comme une « page blanche[1] ») pour qu’il puisse se servir de son entendement dans ses propres intérêts, sans nuire à ceux des autres ; que tout individu a le droit (selon les « lois de la nature ») d’accumuler des biens dans la mesure où il ne prive pas autrui de ce dont il a besoin ; qu’il a également le droit d’accumuler de la richesse sous une forme monétaire étant donné qu’une telle accumulation n’est pas en biens consommables et donc, par définition, ne prive pas autrui de ce dont il a besoin ; et, finalement, que l’existence de la société est fondée sur la capacité de l’individu de s’asseoir avec d’autres afin d’élaborer et de faire respecter un contrat social garantissant et protégeant les droits de chacun. Plus tard, au xviiie siècle, Kant (1867) va ajouter à cet ensemble de traits la capacité de tout être humain d’être autonome — jusqu’à un certain point — par rapport à ce qu’il est de nature. Locke était critiqué par Kant à cet égard pour son approche « déterministe », mais ils se rejoignent sur le fond : que la liberté consiste dans l’exercice de la raison par l’individu.

Le premier de ces traits marquants est la conception des individus comme étant égaux de nature. Les marchands anglais étaient particulièrement sensibles au vieux préjugé aristocratique voulant que le « sang » de la noblesse était de qualité supérieure à celui des artisans et des commerçants. Cette idée révolutionnaire (avec ses racines dans les luttes citoyennes depuis le Moyen-Âge) est à la base de tout ce qui s’ensuit en termes de chartes de droits et conceptions de la souveraineté populaire. C’est sur ces assises que se construit l’idée que tout problème social en est un de manque d’adaptation individuelle ou de manque d’éducation, que ce soit la misère des ouvriers anglais ou des paysans irlandais au xixe siècle, la « déviance » dans le Chicago des années 1920, ou le manque d’« employabilité » de nos jours. Ces manquements individuels ne se présentent pas comme un problème insoluble, étant donné la prémisse de base que l’individu bien formé n’a qu’à assumer sa liberté (à travers l’exercice de la raison) pour s’en sortir.

C’est ainsi que la pratique discursive construite autour de l’individu devient une source inépuisable d’explications et de solutions qui fait porter la responsabilité sur la personne, tout en reconnaissant que la société peut porter une partie du blâme, étant donné sa responsabilité en matière de socialisation et d’éducation. Elle justifie aussi l’existence d’une armée d’intervenants qui ont comme tâche de ramener l’individu sur le droit chemin. Poussée trop loin, cependant, la volonté d’orienter, de reformer, de rééduquer et d’aider l’individu à prendre les bonnes décisions peut constituer un affront au principe sacré de sa liberté, surtout si on commence à prendre les décisions à sa place.

Cette crainte nous mène à un autre aspect de la liberté comme élément constituant de ce discours. L’exercice de la liberté peut être plus ou moins contraint par la nature (selon les points de vue) mais doit, en tout état de cause, relever de l’individu et de sa raison et non pas de celle d’autrui. Si autrui décide à ma place, je deviens — selon la position de Kant (1967) — un mineur. D’où le cauchemar qui hante certains penseurs du xixe siècle concernant la capacité de l’État de décider et de faire à notre place. Selon Mill (1859), la plus grande menace à la liberté de pensée, de conscience, d’expression et d’action est le contrôle croissant de l’État bureaucratique qui pense mieux comprendre les problèmes des individus que les individus eux-mêmes, les ramenant ainsi à un état de passivité. Selon lui, l’action de l’État risque de dégénérer en « tyrannie sociale » en pénétrant toujours plus profondément dans les détails de la vie de chacun (1859 :16).

Cette crainte revient comme un leitmotiv. Après la Première Guerre, par exemple, pendant que Keynes prône l’interventionnisme de l’État, Russell exprime sa méfiance face à la bureaucratie d’État et la « conviction enracinée » de cette dernière qu’elle est la seule à « posséder suffisamment de connaissances pour juger ce qui constitue le bien de la communauté »[2]. L’avènement de l’État-providence, avec sa volonté bienveillante de tout prendre en charge, attise les craintes que le simple citoyen soit relégué à un état de passivité et d’obéissance aveugle. C’est la gestion bureaucratique du social et la grande marche de la technocratie qui deviennent les ennemis principaux de l’individu et de sa liberté.

La crainte de Marcuse (1964) est de voir le renforcement progressif de la tendance d’exercer la domination à travers l’administration et, en contrepartie, le renfermement des populations « administrées » dans des espaces où « liberté » veut dire des choix plus ou moins grands de consommation, orchestrés par les industries productrices de biens. Se mettent graduellement en place, d’un côté, la gestion techno-bureaucratique du social avec l’appropriation des processus délibératifs et décisionnels et, de l’autre, les « citoyens » relégués au domaine privé, se consacrant à leur carrière individuelle et à leur vie familiale, le cas échéant (Habermas, 1968 ; 1975). L’« ingénierie sociale » va de pair avec le « privatisme civique ». Il n’y a pas de place ici pour la « liberté citoyenne ». Les penseurs de l’expertise et de la complexité nous poussent vers la conclusion que le citoyen ordinaire ne possède pas la compétence nécessaire pour comprendre et prendre des décisions par rapport au « système » dans lequel il vit. À l’intérieur des limites de la pratique discursive construite autour de l’individu se dessinent ainsi deux positions opposées, toutes les deux mettant l’accent sur l’individu comme objet de préoccupation. Dans un cas, l’individu doit faire l’objet de l’intervention de l’État pour des fins d’administration et de (ré)orientation (le cas échéant) ; dans l’autre, l’individu doit garder sa liberté décisionnelle face à ce même État.

Il y a un enjeu plus large cependant qui fait ressortir une autre dimension de cette pratique discursive focalisée sur l’individu. Pendant que, pour certains, la maximisation de la liberté individuelle (entendue comme la maximisation de ses choix à travers l’exercice de la raison) constitue une finalité en soi — ce que l’individu fait avec cette liberté étant son affaire —, d’autres vont plus loin. Dans ce cas, la liberté individuelle devient plutôt un moyen pour atteindre une autre fin : la réalisation de soi ou l’épanouissement maximal de l’individu et de ses potentialités. Ainsi, pour Russell (1919), le « but suprême » (surpreme end) est la « libre croissance de l’individu ». Il faut, selon lui, réinventer le travail afin que les « énergies constructives » soient libérées et que chaque individu puisse trouver son plein épanouissement (fulfillment) et sa liberté à travers le travail (Russell, 1919 : 85). Émerge ici ce qu’on pourrait appeler un « devoir » de croissance personnelle. Pour réaliser sa pleine humanité, il faut « croître » et s’épanouir.

Dans les années 1930, d’autres auteurs souscrivent à l’idée que le « but ultime » de la vie en société devrait être l’individu et son épanouissement. Pour Tawney, il s’agit de la volonté de « perfectionner » chaque être humain qui est au coeur de l’humanisme ; ce dernier est la « croyance » que la « machinerie d’existence » — la propriété, la richesse matérielle, l’organisation industrielle et toute « l’étoffe » (fabric) et le mécanisme des institutions sociales — doit être vue comme un moyen pour une fin et que cette fin est la « croissance vers la perfection » (growth towards perfection) des êtres humains individuels (Tawney, 1961 : 84). Ce n’est plus la liberté individuelle qui est la fin (même à travers le travail réinventé comme instrument) mais le perfectionnement de chaque individu comme un en-soi dans une société qui, elle aussi, aspire à la perfection. L’équation entre liberté et épanouissement individuel ressort également dans la « tradition américaine », selon laquelle l’idée de la démocratie a toujours été « étroitement associée à la réalisation la plus pleine possible des potentialités humaines » (Dewey, 1939 : 6).

L’opposition actuelle entre les différentes visions de l’individu est perçue par Taylor (1989) comme relevant, d’un côté, d’une vision techno-rationnelle de la société qualifiée de mécaniste, bureaucratique et instrumentale et, de l’autre, de celle qui met l’accent sur les nécessaires auto-réalisation et épanouissement de l’être humain en tant qu’individu. Cette dernière mène, selon lui, à l’atomisme, à l’égoïsme, au fait d’être centré sur soi (le nombrilisme) et au privatisme. Ces deux positions constitueraient des culs-de-sac. Pour s’en sortir, il faut rendre explicites et reconnaître les valeurs qui sous-tendent l’agir et le vivre-ensemble, notamment sous la forme des « impératifs moraux » (à la Kant).

Il reste un dernier élément qui fait toujours partie intégrante de cette pratique discursive centrée sur l’individu : l’Homo economicus. L’individu qui ne fait que calculer ses biens et ses pertes — où, en d’autres mots, l’exercice de la liberté consiste dans le calcul des coûts et bénéfices de ses actions — est central dans la conception de Locke. Dès la fin du xixe siècle, la science économique donne des lettres de noblesse scientifique à cette conception. Dorénavant, toute action individuelle est susceptible d’être expliquée sur la base du calcul de l’utilité qu’apporte l’action à l’individu (Jevons, 1973). La science économique contemporaine n’en démord pas et fournit les preuves, chiffres à l’appui, que l’individu et sa rationalité calculatrice peuvent tout expliquer.

L’individu est ainsi pris sous une salve d’injonctions paradoxales ou contradictoires. En parodiant Kant (1967), on peut le voir comme faisant face aux impératifs suivants : « Osez calculer ! » « Soyez responsable de vos décisions et obéissez ! » « Épanouissez-vous en allant jusqu’aux limites de votre potentiel (sinon au-delà) ! » S’il s’agissait d’un rat dans une cage, il finirait par perdre sa raison. Il y a justement un trait marquant de la liberté individuelle, telle que pensée dans cette pratique discursive dès le xviie siècle, qui contribue à la déraison, à l’enfermement et au tournage en rond.

Une liberté qui met fin à elle-même

Le sens premier accordé à la « liberté » à travers le Moyen-Âge — et dans l’Antiquité — est indissociable des rapports interpersonnels et intercatégoriels. Est « libre » celui qui « n’appartient pas » à quelqu’un d’autre, qui ne travaille pas pour un salaire, qui n’est pas dans un lien de dépendance envers autrui. La non-liberté, à des degrés divers, frappe les femmes et les enfants, les journaliers, les apprentis, les serfs et les esclaves. En droit coutumier médiéval irlandais et gallois, par exemple, une femme est censée « appartenir » à son père quand elle est jeune, à son mari quand elle est adulte et à ses fils après la mort de son mari (McAll, 1980a).

En partie, cette non-liberté est censée découler de la nature et ce, dès l’Antiquité. Aristote, par exemple, voit la non-liberté des femmes et des esclaves comme découlant de la nature — hommes et femmes, maîtres et esclaves étant des paires « naturelles » —, quoiqu’il s’interroge sur les prisonniers de guerre devenus esclaves et qui pouvaient être d’origine « libre » (Aristote, 1981 : 72). Toujours est-il qu’on n’a pas dérogé pendant des siècles à l’idée qu’une personne « libre » devait être propriétaire de sa propre personne et ne pas être dans un rapport de dépendance envers autrui. Être dans l’obligation de fournir des services à quelqu’un d’autre a ainsi un impact direct sur la liberté ou la non-liberté avec, à un extrême, la « servitude complète » de l’esclave et, à l’autre, le statut plus ambigu de certains artisans ou fonctionnaires qui sont libres et non libres en même temps[3].

À côté de cette tradition où le sens premier accordé à la liberté — ou à son absence — relève de la nature du rapport entre les personnes, il y en a une autre où le sens est tout à fait différent et qu’on retrouve déjà chez Aristote : la liberté de choix ou la liberté décisionnelle. Selon Aristote, la nature est peut-être responsable de notre statut (en tant que maître ou esclave, homme ou femme, par exemple), mais en tant qu’êtres humains, ce qui nous distingue des animaux est notre capacité de raison. La vertu consiste dans le contrôle exercé sur le corps par la raison, dans notre capacité d’agir « volontairement » (Aristote, 1996 : 53, 160, 245). L’objectif de l’éducation est de développer notre capacité de délibération afin qu’on puisse agir selon la vertu. Nous avons ainsi une certaine liberté vis-à-vis de ce que nous sommes de nature et, par la même occasion, devons assumer la responsabilité de nos actes. Même si Augustin (1994) va remettre en question cette liberté de choix, ou liberté décisionnelle — tout étant déterminé à l’avance par Dieu —, Thomas d’Aquin, au xiiie siècle, va formuler une version chrétienne de la position aristotélienne — que Dieu nous a accordé, à travers la raison, la capacité de choisir entre le bien et le mal (Aquinas, 1989 : 281).

Cette liberté décisionnelle retrouvée — grâce à Thomas d’Aquin — côtoie l’autre liberté, la liberté comme rapport. Les deux conceptions sont portées notamment par les mouvements démocratiques en milieu urbain en Flandres et ailleurs autour des revendications citoyennes (Hilton, 1990 ; 1992 ; Pirenne ; 1939a ; 1939b). La possession de la liberté personnelle est partie intégrante du statut de citoyen tel qu’il émerge dans la pensée juridique du xiiie siècle, selon laquelle est citoyen celui qui participe à l’élaboration de son propre droit en tant que membre d’une communauté urbaine ou de « l’université » des citoyens (Michaud-Quantin, 1970). Liberté personnelle et liberté collective vont ici de pair, l’université des citoyens revendiquant à leur tour leur liberté vis-à-vis des seigneurs environnants. Mais la liberté personnelle est aussi combinée à la liberté décisionnelle fondée sur l’autonomie de la raison et qui donne à l’individu-citoyen sa capacité (en tant qu’être raisonnable) de participer à l’élaboration du droit. En fait, on pourrait dire que la liberté citoyenne selon Aristote a ces mêmes deux composantes — la liberté de la personne et l’autonomie de la raison — et que les mouvements citoyens du xiiie siècle ne font que renouer avec cette ancienne conception duale.

C’est aux xviie et xviiie siècles qu’on se retrouve devant une reformulation de cette ancienne conception duale de la liberté citoyenne. Grotius, par exemple, en 1625, dans son livre De iure belli et pacis (Du droit de la guerre et de la paix), développe la thèse qu’il n’y a pas, malgré les apparences, absence de droit sur les terres qui « n’appartiennent à personne » et sur les mers. Au contraire, les êtres humains s’y comportent selon la raison et selon ce qu’ils sont de nature — étant sociables et bienveillants. Il y aurait ainsi des normes de comportement qui relèvent de notre nature, des « lois de la nature », selon lesquelles ce qui est injuste est défini comme étant ce qui est « contre la nature d’une société de gens mus par la raison » (Grotius, 1853, vol.1 : 4). La liberté, selon ces lois de la nature, est définie comme la possession du pouvoir sur soi-même, ou, alternativement, comme le fait de ne pas être la « propriété » de quelqu’un d’autre et de pouvoir disposer librement de ce dont on a besoin pour survivre (Grotius, 1853, vol.1 : 5, 132). Selon Grotius, l’appropriation des terres et d’autres ressources, survenue à une époque antérieure, est tributaire non pas des lois de la nature, mais d’un manque de justice et de gentillesse dans les rapports entre les êtres humains[4]. Il est cependant maintenant trop tard — la propriété existant — et nous avons le droit de défendre notre propriété si notre survie en dépend. C’est là une des origines du principe d’une guerre « juste ».

La non-liberté ou l’appropriation des personnes est aussi contre les lois de la nature, à l’exception de la non-liberté des femmes et des enfants qui découle de ce qu’il appelle la « génération » (Grotius, 1853, vol.1 : 295). Comment justifier les autres formes de non-liberté ? Il y a deux facteurs qui rendent légitimes la servitude complète des esclaves ainsi que d’autres formes de servitude ou de dépendance moins absolues. Le premier est la non-liberté ou l’asservissement comme punition pour un délit ; le second, le consentement à son asservissement (et même à la condition d’esclavage) de la part d’un individu en retour de sa subsistance. Dans les termes de Grotius, c’est quand même plus raisonnable d’être vivant et non libre que mort et libre : « la vie est plus que la liberté » (Grotius, 1853, vol.2 : 423). La non-liberté n’est pas ainsi contraire à la « justice naturelle », entre autres, quand elle découle d’une entente ou d’un consentement (Grotius 1853, vol.3 : 48).

La perspective de Grotius reste largement inspirée des auteurs classiques (d’Aristote en particulier), notamment en ce qui concerne la non-liberté « naturelle » des femmes et des enfants et la non-liberté comme rétribution pour un délit commis. La non-liberté comme le résultat d’un consentement et même comme relevant de l’exercice de la raison de la personne concernée, cependant, ne semble pas correspondre aux positions défendues par Aristote. Ici, il y a peut-être quelque chose de nouveau qui ne serait pas sans lien avec la généralisation, au xviie siècle, du travail salarié, ce dernier étant perçu à l’époque comme une forme de servitude. On peut remarquer qu’on retrouve ici les deux conceptions de la liberté mentionnées auparavant : la liberté comme rapport (ou la liberté « personnelle », pour reprendre le terme de Grotius) et la liberté décisionnelle ou l’autonomie de la raison. En même temps, il n’est pas certain que la raison dont il s’agit soit aussi « autonome » que celle d’Aristote ou de Thomas d’Aquin dans la mesure où elle est perçue comme étant contrainte par ce que nous sommes de nature. On ne peut, par exemple, selon Grotius, choisir de faire le bien ou le mal tout en exerçant notre raison dans la mesure où l’injustice est conçue comme étant « contre raison ».

Hobbes, quant à lui, s’inspire non pas des auteurs classiques, mais de la nouvelle science de Galilée, de Bacon et de Descartes. Voulant commencer par les unités qui composent le tout plutôt que dans le sens contraire, il développe sa conception de la société à partir de l’individu et du rapport de ce dernier à son environnement. Je ne reprendrai pas ici les thèses familières de Hobbes, ne serait-ce que pour rappeler que l’être humain n’est pas, selon lui, l’être sociable d’Aristote, d’Aquin et de Grotius, mais plutôt celui qui, de nature, cherche avant tout à défendre ses intérêts contre les autres. Grâce à la raison, cependant, les hommes de Hobbes arrivent à maîtriser leur haine et leurs tendances belliqueuses afin de mieux poursuivre leurs intérêts propres, ces derniers étant menacés par le conflit généralisé découlant de ces mêmes intérêts. Dans son livre The Elements of Law Natural and Politic de 1640, Hobbes explique comment sont établies des lois — fondées sur la raison et appelées « lois de la nature » — qui permettent le vivre-ensemble.

Hobbes rejoint Grotius en considérant que les hommes sont égaux de nature ; il rejette toute inégalité de « sang »[5]. En conséquence, il fait face au même problème que ce dernier. Si les hommes sont égaux de nature et s’ils adoptent des lois pour vivre ensemble en harmonie (dans ce cas pour éviter de s’entre-déchirer) et si, selon ces lois, tous doivent avoir les mêmes droits (en ce qui concerne la protection de la vie, par exemple), il faudrait conclure que la non-liberté est contre les lois de la nature. Hobbes répond à cette question de la même façon que Grotius, mais avec plus de force : chacun peut réduire la liberté que lui accordent les lois de la nature par son propre consentement.[6] Les deux conceptions de la liberté se retrouvent ici dans la même relation particulière que dans la position de Grotius. On peut se défaire de la liberté qui est la nôtre selon les lois de la nature par l’exercice de cette autre liberté : la liberté décisionnelle ou la liberté que nous confère la raison. Curieusement, selon ce point de vue, une des deux composantes de la liberté citoyenne (dans l’acceptation qui prévalait jusqu’alors) vient mettre un terme à l’autre et — dans la mesure où travailler pour autrui veut dire se soumettre à la volonté de ce dernier — à elle-même, en même temps.

Cette relation particulière entre liberté comme rapport et liberté décisionnelle prend une autre forme chez Spinoza et Locke à la fin du xviie siècle. Pour le premier, la « liberté » est associée à notre capacité de dominer nos émotions par la raison, surtout en comprenant mieux les facteurs qui nous poussent à agir et à réagir (Spinoza, 1959). À l’instar de Hobbes, il considère que nos rapports à tout ce qui nous entoure sont perçus à la lumière de nos propres intérêts. Nous sommes portés à aimer ce qui nous aide à retrouver notre bonheur et à haïr ce qui nous en éloigne. La seule liberté à laquelle on peut aspirer, selon Spinoza, est celle de pouvoir comprendre, par la raison, ce déterminisme naturel fondé sur notre propre intérêt et d’agir en conséquence. La liberté est ainsi non seulement la liberté de décision fondée sur une meilleure compréhension de ce que nous sommes de nature, mais aussi la capacité d’agir en fonction de cette compréhension — dans le meilleur intérêt de notre corps.

La liberté de la raison et la liberté d’action sont aussi centrales pour Locke. Il définit la liberté comme le pouvoir d’agir ou de ne pas agir selon notre compréhension et notre perception[7]. Locke se rallie à la position défendue par Hobbes et Spinoza que notre nature nous porte constamment à rechercher le bien et à éviter le mal et, qu’en conséquence, dans toutes nos actions, nous ne recherchons que notre « vrai bonheur[8] ». C’est la force de la raison qui nous permet d’y arriver. Si on n’y arrive pas, c’est parce que nous n’avons pas bien compris la situation dans laquelle nous sommes, ou parce que nous nous sommes laissé tromper par les apparences. La vie est une forme de comptabilité où nous calculons constamment nos gains et nos pertes[9]. La caractéristique première de la liberté est de pouvoir agir en fonction de cette comptabilité en comprenant les conséquences de nos actes[10].

Si, pour Hobbes, la liberté que nous confère notre capacité de raisonner peut mettre un terme à notre liberté personnelle (par notre décision de devenir non libre), pour Locke, l’exercice de la raison et notre capacité d’action éclairée par la raison deviennent synonymes de la liberté tout court. C’est par la raison que les hommes décident de fonder une société afin d’assurer leur propre protection et c’est par la raison que tous les êtres humains, arrivés à l’âge adulte, prennent des décisions quant à leur propre assujettissement ou non-assujettissement éventuel[11]. Le problème pour une bonne partie des hommes est que le travail qu’ils effectuent les empêche de faire les expériences et les observations (ou de « cueillir les témoignages ») qui pourraient leur permettre d’avoir une meilleure compréhension de leur situation et d’agir en conséquence (Locke, 1997 : 623). C’est comme si, pour Locke, le caractère dual de la liberté citoyenne (fondée sur le rapport entre les personnes et sur la raison), qui a tant marqué l’histoire des siècles précédents, disparaissait à la faveur d’une autre conception fondée principalement sur la liberté décisionnelle ou la liberté de la raison. Se trouvent associées à cette liberté, la liberté de compter, de calculer, d’accumuler des capitaux et, plus généralement, la liberté d’agir en fonction de ses intérêts. Vers la fin du xviiie siècle, Kant va, lui aussi, fournir une définition de la liberté en termes de notre capacité, à travers la raison, d’agir contre nature (Kant, 1867). Il reconnaît le fait que nous appartenons au monde naturel et donc que nous sommes soumis, jusqu’à un certain point, aux lois de la nature, mais en même temps considère que notre capacité de raisonner nous permet d’agir de manière autonome face à ces mêmes lois, d’où notre « liberté ».

On peut ainsi finir par croire, en suivant Spinoza, Locke et Kant, que les fondements de la liberté se trouvent davantage du côté de la raison individuelle et des décisions qui en découlent que de celui des rapports sociaux d’appropriation eux-mêmes ou de leur absence. C’est comme si la décision qui crée le rapport (ou qui le suit) finissait par occulter le rapport lui-même. De là, la justification pour la plupart des mouvements de réforme au xixe siècle qui cherchent à « éduquer » les ouvriers et les peuples « inférieurs » ailleurs pour qu’ils puissent un jour être assez raisonnables et « prévoyants » pour faire d’autres choix que de vivre dans la misère (Malthus, 1964 ; Owen, 1949). En développant leur capacité de raisonner, ils pourraient aussi éventuellement mériter l’octroi du droit de vote (Mill, 1962).

On célèbre aussi, dans la pensée juridique de l’époque, la « liberté » de ceux qui n’ont d’autre recours que de se présenter sur le marché du travail pour survivre (Maine, 1924). Le lien d’emploi qui est créé entre employeur et « serviteur » découle du contrat « libre » qui est décidé entre eux. Ainsi, des citoyens libres se présentent librement sur le marché qui fonctionne librement selon ses propres lois naturelles, pour y trouver un travail salarié qui ne peut être pensé (dans la pensée libérale) que comme l’aboutissement même de toute cette liberté. Disparaît ainsi l’aura de non-liberté qui, selon Hill (1986), planait sur le travail salarié jusqu’à la fin du xviiie siècle et qui a tant dérangé les esprits pendant le xviie siècle en Angleterre quand une bonne partie de la population a basculé dans le salariat.

C’est cette définition de la liberté, fondée sur la capacité décisionnelle des personnes plutôt que sur leur non-appropriation par autrui, qui permet le développement de la conception libérale du marché du travail où la « liberté » de ce marché relève non seulement de l’absence d’interventionnisme de la part de l’État ou des citoyens, mais aussi de la « liberté » du contrat dorénavant reconnue à chaque individu. La liberté du contrat devient ainsi le caractère distinctif de ce marché, étant opposée aux rapports de dépendance qui existaient auparavant et qui ne permettaient pas aux individus de disposer de leur personne à leur guise (Maine, 1924). Ici aussi, selon la perspective libérale du xixe siècle, le trait principal de la non-liberté sous le droit « ancien » était de ne pas permettre aux personnes d’agir « librement » sur le marché en prenant leurs propres décisions (quel que soit l’aboutissement de ces décisions). C’est ainsi que l’aura de non-liberté, ou la non-liberté tout court, qui a marqué l’appropriation de la capacité de travailler d’autrui pendant des siècles, disparaît dans la perspective « libérale » de la citoyenneté. La non-liberté du rapport est occultée par la « liberté » du contrat qui crée le rapport. La capacité de se défaire de sa liberté devient la liberté elle-même. En suivant la piste ouverte par Hobbes, c’est comme si la vente quotidienne de sa force de travail devenait l’expression la plus pure de la liberté, étant donné que, pour se vendre, il faut être propriétaire de soi-même[12].

Non-liberté devient ainsi liberté sur un marché « libre » dont la caractéristique première est la contrainte. Voilà l’aboutissement d’une sorte de « prestidigitation » dans le sens de Barthes (1957) qui retrouve ses racines dans les conflits entre les « nouveaux » marchands anglais du xviie siècle, qui cherchent à renforcer leur capacité d’action « libre » sur les marchés en émergence, et les artisans soucieux de défendre leurs anciennes « libertés » face à la généralisation du salariat. En fait, sous le nouveau régime, l’appropriation de la capacité des autres de travailler atteint une intensité et une sophistication jamais égalées auparavant, au moment même où ce trait marquant de l’ancienne non-liberté disparaît du discours dominant. À la marge de l’activité économique, il reste un espace de « liberté » citoyenne, mais que veut dire cette liberté « politique » dissociée de la réglementation citoyenne de l’économie et du marché, où les citoyens (ou ceux qui ont le droit de vote) sont réduits à fournir des balises minimales et à « protéger la propriété » de ceux qui contrôlent les marchés ?

La conception de la liberté qui se trouve au coeur de la pensée libérale se construit ainsi autour d’un marché abandonné aux lois « naturelles » — selon les doctrines du libéralisme économique —, c’est-à-dire aux lois imposées par ceux qui contrôlent les marchés. Elle se construit aussi sur le déni des rapports de non-liberté associés à l’appropriation de la capacité de travailler ou de « servir » qui sont au fondement même du nouveau régime de production. Il y aurait ainsi un vide au coeur de la nouvelle conception libérale de la liberté, un vide fait du déni de la liberté comme rapport.

Enfermement et « transcendance »

Une première question qui peut être posée face à cet ensemble de pratiques et de sens constitué autour de l’individu et de sa liberté concerne la liberté elle-même. Jusqu’à quel point la liberté peut-elle relever de l’individu conçu comme une entité réfléchissante et agissante ? Au xviiie siècle, Montesquieu fait la distinction entre la « liberté politique » et la « liberté philosophique ». Tandis que la première exige l’existence de lois auxquelles les hommes libres se soumettent librement, ainsi que d’un gouvernement qui peut les adopter et les appliquer, la deuxième — la liberté philosophique — n’est que l’exercice par l’individu de sa volonté (Montesquieu, 1961 : 196). La liberté de faire ce qu’on veut, telle que réclamée par les marchands sous la forme de la liberté de commerce, est une liberté factice qui peut mener à la servitude : « C’est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre ; et il n’est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de la servitude » (Montesquieu, 1961 : 593). Si Montesquieu s’inspire du « grand Machiavel » pour penser le lien entre liberté et lois, ce lien est ancré dans les luttes citoyennes dès le Moyen-Âge, la liberté se définissant — comme nous l’avons vu — dans la pensée juridique du xiiie siècle, comme le fait de se soumettre à des lois à l’élaboration desquelles on a participé (Michaud-Quantin, 1970).

Il y a un parallèle entre la critique que fait Montesquieu de la « liberté philosophique » et les positions développées par Arendt (2006). Cette dernière critique la dérive de la tradition philosophique en Occident (surtout depuis saint Augustin et l’essor du christianisme) qui met l’accent sur la « liberté » de l’individu dans sa capacité de réfléchir et d’agir par rapport à ce qu’il est de nature. Selon elle, il ne s’agit pas réellement de « liberté » dans ce cas — malgré l’omniprésence du discours sur le « libre arbitre » — mais d’« intelligence » et de « volonté ». La « liberté » n’existerait que dans les rapports qui sont établis entre les personnes qui agissent ensemble dans la sphère publique en prenant la parole. L’individu « viendrait à la liberté » à travers ces rapports et dans la reconnaissance réciproque qui en fait partie. C’est à cette condition seulement qu’on « existe » dans la sphère publique. Être relégué à la sphère domestique ou privée et restreint à la production des nécessités de la vie équivaut à la disparition de la personne de cette sphère. Malgré les prétentions du libéralisme, l’individu n’est pas et ne peut être souverain ; c’est en agissant et parlant avec les autres qu’on peut devenir libre.

Arendt fait le lien entre cette liberté collective (à travers l’agir et la prise de parole) et la capacité de créer. Avec le « don » de la liberté et de l’agir, les « hommes » peuvent créer leur propre réalité. La liberté est une activité qui vise la construction de (nouveaux) mondes (« a world-building activity »). Elle est à l’origine de la capacité de « commencer » mais aussi de « continuer », de « poursuivre » dans la voie de ce qui a été commencé, ces deux termes correspondant, dans la Grèce antique, à l’idée de l’agir (Arendt, 2006 : 164). Ironiquement, selon Arendt, la philosophie est venue à célébrer comme « liberté » le retrait de l’individu du monde et le renfermement sur lui-même, ce que Taylor a identifié plus récemment comme le « repli sur soi » (« going inward ») qui caractérise la pensée philosophique depuis le xviiie siècle (Taylor, 1989 :111). Pour Arendt, le libéralisme a contribué au bannissement de la liberté — dans le vrai sens du terme — du domaine politique et ce bannissement est devenu le trait marquant de la modernité. À la place de la liberté, on trouve le rôle exercé par le gouvernement comme « protecteur de la vie » des citoyens (« protector of the life-process ») (Arendt, 2006 :148).

La « liberté » comme l’exercice de la volonté individuelle contribuerait ainsi à occulter la « vraie » liberté et à faire disparaître cette dernière du domaine politique. Au-delà de cette critique visant le coeur de l’individualisme contemporain, il y a aussi le problème du lien entre l’identité individuelle et l’identité collective. Le fait d’agir ensemble pour créer la liberté (dans le sens d’Arendt) présume l’existence d’individus qui peuvent s’engager — en tant qu’individus libres — dans de telles actions avec autrui. Or, cette position présume l’existence préalable de l’individu détaché en quelque sorte de ses appartenances. « Penser » la démocratie (et donc la liberté de créer) peut mener au constat que ce ne sont pas les voix individuelles qui doivent se faire entendre mais plutôt les voix de « collectivités » qui vivent des situations semblables.

Ce constat se fait en lien avec le besoin de reconnaître la parole de populations qui sont reléguées à la marge des débats publics. Par exemple, pour Habermas (1996), ce n’est pas acceptable que la voix des femmes ne soit pas entendue dans la prise de décisions qui les concernent, étant donné que ce sont elles qui possèdent l’expertise et les connaissances nécessaires. La reconnaissance, selon lui, est devenue une revendication portée par différentes minorités qui se voient « exclues » de la prise de parole publique. Pour Fraser (2004), il ne s’agit pas de « reconnaître » des voix individuelles, mais de permettre aux publics subordonnés et dévalorisés de développer une voix collective, dans un premier temps, à l’abri des groupes dominants. C’est cette voix collective qui, par la suite, peut contribuer à l’émergence d’une sphère publique transformée, une sphère publique « post-bourgeoise » avec la présence de « contre-publics subalternes ».

Le problème, selon Fraser, va au-delà de la prise de parole comme telle. Elle critique le modèle libéral de la sphère publique qui présume l’égalité de tous ceux qui y participent. Or, selon elle, agir « comme si » on était égaux ne constitue pas une base suffisante pour la délibération ; l’égalité est une condition nécessaire. Elle souligne ainsi l’importance de revendiquer à la fois la reconnaissance de la parole minoritaire et la redistribution de la richesse collective. Sans cette dernière revendication, la lutte pour la reconnaissance risque d’être réorientée vers des questions identitaires et culturelles, correspondant ainsi à la vision néo-libérale qui détourne systématiquement l’attention des inégalités économiques. L’exercice de la liberté dans l’espace public exigerait ainsi non seulement la présence de « voix collectives », mais la réduction des écarts dans les conditions de vie entre les collectivités concernées.

Ce type d’argument nous ramène aux positions classiques de la sociologie, et notamment à celles développées par Weber. Celui-ci voit l’existence même de collectivités agissantes les unes envers les autres comme découlant, la plupart du temps, de la volonté d’acteurs regroupés ensemble afin d’améliorer leurs conditions matérielles de vie, en excluant d’autres collectivités de l’accès aux ressources qu’ils contrôlent (Weber, 1985). À travers ce processus de « sociation » (Vergesellschaftung) et d’exclusion d’autrui, se développent les sentiments de communauté (Vergemeinschaftung) qui sont au fondement des identités individuelles, qu’elles soient ethniques, nationales ou autres (McAll, 1990). Toute action dans et sur la société doit tenir compte de ces dynamiques collectives. La position de Weber est d’autant plus pertinente dans la remise en question de la pratique discursive dominante focalisée sur l’individu et sa « liberté », qu’il construit son argument à partir d’éléments qui se trouvent déjà au coeur de cette pratique : la « rationalité en finalité » fait écho à l’utilitarisme (calcul des gains et des pertes) ; la « rationalité en valeur » aux positions de Kant sur l’autonomie face à la nature ; l’« habitude » aux découvertes de la psychologie (voir notamment James [1890]) ; et l’« émotivité » à la théorie des instincts et des émotions (développée notamment par McDougall [1908] à partir de positions darwiniennes). Le tour de force de Weber est d’avoir réussi à construire un modèle des dynamiques sociales collectives à partir de l’individu et de ses diverses motivations pour l’action.

Si la position wébérienne semble permettre, jusqu’à un certain point, de transcender la pratique discursive dominante en nous obligeant à situer tout individu dans les dynamiques collectives qui le produisent et qu’il produit à son tour, il reste que Weber est moins porté à reconnaître un autre type de dynamique dans les rapports sociaux qui est tout aussi porteur de « transcendance ». C’est ici qu’il faut revenir à la « prestidigitation » qui s’est opérée entre les xviie et xixe siècles et qui a fait disparaître le sens fondamental de la liberté telle qu’elle a été pensée dans les siècles précédents : le fait de ne pas servir autrui et d’être « propriétaire de sa personne ».

Arendt, dans son plaidoyer pour la liberté dans le sens classique du terme (inspirée par les penseurs de l’Antiquité) est consciente que la soumission de l’être humain au travail d’usine l’exclut de cette liberté et que nous sommes condamnés à vivre dans une société où le « comportement » individuel (individual behaviour) se substitue progressivement à l’« action » citoyenne (Arendt, 1958 : 45, 78). La particularité de l’argument d’Arendt est que toute forme de travail ou d’activité « économique » est marquée au sceau de la non-liberté, suivant les positions qu’on retrouve dans la Politique d’Aristote. Or, les luttes citoyennes en Occident depuis le Moyen-Âge se font, entre autres choses, autour de la création des espaces et des lois rendant possible la liberté de produire et d’échanger à l’abri de l’arbitraire seigneurial et monarchique. Il s’agit de la « liberté du marché » établie par les lois et conçue comme le résultat concret de l’action citoyenne (McAll, 1999).

La condition de la liberté citoyenne (que ce soit dans son acceptation classique ou moderne — jusqu’au xviiie siècle) est d’être propriétaire de sa personne. En Angleterre, l’artisan libre et le paysan indépendant se voient comme possédant cette liberté et craignent l’avènement du salariat qui va y mettre fin. Ce constat est au coeur de l’analyse que fait Marx de la condition ouvrière au xixe siècle : l’appropriation du corps de l’ouvrier (et de son esprit), dès le moment qu’il traverse le seuil de la manufacture, met fin à sa liberté. La nouvelle « liberté » du contrat proclamée par les apôtres du libéralisme est, selon Marx, vide de sens pour le prolétaire qui n’a pas d’autres options pour assurer sa survie que de vendre sa force de travail.

Les positions de Marx constituent une attaque frontale contre l’idée que, dorénavant, la société doit être comprise comme un espace de négociation entre libertés individuelles. La lecture de l’histoire qui le mène à cette position est censée nécessiter les mêmes connaissances poussées que celles qui permettent à Comte de dire que le simple citoyen ne peut rien comprendre aux « lois du développement social » et doit dorénavant se fier aux experts (Comte, 1883). En plus, pour Marx, la transformation de la situation découlera de l’aboutissement des contradictions inhérentes dans les rapports de force entre les classes en présence, selon la logique inexorable de l’histoire. Pour ces raisons, la « liberté » individuelle n’est pas seulement détruite par la condition de servitude face aux détenteurs du capital, mais l’individu dont la force de travail est appropriée est exclu de toute capacité autonome de comprendre sa situation et de la transformer à la lumière de cette compréhension. Si le libéralisme fait disparaître la servitude au nom de la liberté individuelle, la position de Marx réduit toute possibilité de liberté individuelle (en termes de capacité de compréhension et d’action, par exemple) au nom non seulement de la servitude mais de la complexité et des lois de l’histoire. Tandis que le libéralisme expose l’individu, corps et âme, à l’hégémonie du capital, la position de Marx l’expose tout autant à l’hégémonie d’une élite éclairée et, éventuellement, de la technocratie et de la gestion bureaucratique du social.

La création d’espaces de liberté (dans le sens d’Arendt) nécessite de faire face aux différentes formes d’appropriation d’autrui dans son corps et dans sa raison qui sont au coeur des rapports sociaux inégalitaires (McAll, 2008). Le féminisme, depuis les années 1940, met justement l’accent sur l’appropriation « corps et âme » des femmes, De Beauvoir (1972) appelant à la « transcendance » et à l’action collective des femmes pour sortir de l’état d’enfermement dans lequel elles se trouvent. La littérature « postcoloniale » arrive au même constat : la liberté se vit d’abord dans la transformation du rapport à l’autre, dans la nécessité de retrouver la « propriété de soi » dans le sens collectif du terme. Il y aurait ainsi une liberté à assumer, fondée sur la reconnaissance des rapports sociaux d’appropriation et de leur nécessaire transformation.

Penser l’individu et sa liberté exige qu’on aille au-delà de la pratique discursive qui nous entoure et qui nous présente l’individu, seul, avec sa liberté de choix comme étant l’aboutissement de notre vivre-ensemble. D’où l’intérêt de retrouver la conception duale de la liberté qui prévalait avant que le libéralisme naissant n’y mette fin. Une conception où la liberté de la raison va de pair avec la non-appropriation par autrui ou la propriété de soi. Cette conception donne lieu à une autre manière de penser l’individu et sa liberté, une autre vision du monde, où la liberté individuelle n’existe que dans et à travers les rapports collectifs qui la rendent possible.