Corps de l’article

On a coutume d’inclure dans un article une série de références à des auteurs dont les travaux rejoignent, contredisent ou complètent un aspect particulier d’un argument que l’on cherche à construire. Il est plus rare d’avoir l’occasion de reconnaître le rôle des rencontres et dialogues qui enrichissent nos vies et qui contribuent, de manière parfois oblique, à l’élaboration de notre vision des choses et du monde, et à notre réflexion sur la tâche éthique du chercheur par rapport à son objet d’étude. Ces dialogues nous poussent à approfondir notre pensée et à y déceler des potentialités qui auraient risqué de nous échapper. De telles rencontres sont significatives par-delà leur influence sur un contenu particulier dont il serait facile de rendre compte.

Mes rencontres avec Robert Sévigny, trop rares, sont de celles-là. En guise d’hommage à sa démarche toujours si intimement personnelle et en même temps profondément engagée dans une éthique de la pratique, et pour illustrer la valeur heuristique de l’attention qu’il nous a appris à porter à l’implicite qui anime et oriente nos questions, nos recherches et nos pratiques (Sévigny, 1966 ; 2007a ; Rhéaume et Sévigny, 1988), j’ai voulu dégager ici certains des fils implicites qui permettent de faire surgir la logique reliant différentes recherches dans lesquelles je me suis trouvée impliquée, et cela, moins sur le plan de leur thématique que sur celui de la vision qui les anime.

Comme toile de fond à ce parcours, je vais commencer par m’interroger sur les convergences qui relient les questions que Robert Sévigny et moi posons dans nos recherches respectives et les défis qu’il nous a semblé essentiel de relever. Je vais aussi indiquer ce qui me paraît distinguer les approches que nous avons développées, Robert Sévigny à partir de la sociologie implicite et moi, en référence à une anthropologie de l’expérience interprétative et critique. Là où Robert en venait à mettre l’accent sur les conditions sociohistoriques et politiques qui informent l’expérience des acteurs (Sévigny, 2004 ; 2007b), je me suis plutôt centrée sur l’articulation intime de l’expérience par la culture et sur ce qui, dans l’expérience elle-même, semble en souffrance de mots et en bordure du dire.

Je retracerai ensuite les jalons de mon propre parcours de recherche avec des personnes diagnostiquées comme psychotiques ou confrontées à des expériences limites. Ces recherches se sont voulues situées au plus près de l’expérience des personnes souffrantes et secondairement de leurs proches ; elles ont aussi cherché à repérer des traces de l’influence de la culture sur l’expérience des acteurs. Une première étude effectuée au Québec m’a obligée à poser autrement la question du rapport au social pour des personnes diagnostiquées comme schizophrènes. Elle m’a amenée à réfléchir sur la valeur d’une position que j’ai qualifiée de « retrait positif » et sur ce qui paraît l’animer. Le retrait positif m’a paru exprimer un point de convergence entre ce qui anime l’expérience du dedans, la portée articulatoire de la culture et l’action des contraintes sociales. En même temps, la portée d’une position de retrait positif du point de vue des acteurs eux-mêmes m’a paru chargée d’un potentiel de déstabilisation important en regard des pratiques et des savoirs dominants. Un deuxième ensemble de recherches, effectuées en collaboration avec des partenaires indiens, m’a amenée à explorer la signification plus large d’une position de retrait positif ainsi que ce qu’il en est de la construction culturelle de cette position. La notion de symbole personnel et celle de travail de la culture, développées par Ganath Obeyesekere (1990), m’ont permis de saisir la double articulation de la notion de retrait positif, à la jonction entre les champs de l’expérience et ceux de la culture, ainsi que, dès lors, le potentiel structurant de cette position. Dans un troisième temps, je vais évoquer une étude effectuée en milieu hospitalier au Québec avec Cécile Rousseau et centrée sur le jeu de la culture dans l’espace clinique. Elle nous a amenées à souligner la portée d’une position d’incertitude par rapport au travail clinique. Je soulignerai enfin la façon dont ces trois lignes de recherche, chacune à leur manière, nous confrontent à ce qui, dans la psychose, déborde les savoirs experts et culturels que nous pouvons en construire. Elles nous confrontent à ce point où ma démarche rejoint à nouveau celle de Robert Sévigny dans notre insistance commune sur l’importance de se donner des outils conceptuels et méthodologiques de décentration par rapport aux représentations communes et expertes de la psychose ainsi que par rapport aux pratiques qu’elles mettent en oeuvre.

Un rapport de proximité

Des savoirs objectivants

Le champ de la recherche en psychiatrie et celui des pratiques cliniques sont marqués par deux grandes tendances. La première tend à une objectification des symptômes et des déficits et met entre parenthèses ce qui est de l’ordre de la subjectivité, que l’on considère soit comme un « bruit » trompeur susceptible de troubler la pureté du diagnostic, soit comme une dimension accessoire des problèmes face à des impératifs de fonctionnalité. Dans la psychiatrie nord-américaine, une révolution diagnostique a ainsi été consacrée par le DSM-III (devenu par la suite le DSM-IV et bientôt le DSM-V) qui se réclame d’une approche des symptômes en extériorité. Son objectif est d’aborder les comportements et les paroles des patients à partir de leur surface et de les transformer en signes aisément identifiables de manière « fiable » par des observateurs indépendants (Klerman, 1984). Dans l’intention de ses auteurs, le DSM-III se voulait un manuel devant faciliter la recherche biomédicale et permettre de constituer des groupes homogènes de patients. Toutefois, son utilisation croissante comme outil de formation des psychiatres et comme instrument diagnostique dans la pratique clinique a conduit à un appauvrissement considérable des pratiques, à un appauvrissement de la notion même d’histoire clinique (Andreasen, 1997 ; 2007).

Cette tendance à objectiver les problèmes de santé mentale a pris ces derniers temps une tournure particulière qui en renforce considérablement la force et la légitimité, particulièrement en Amérique du Nord. Sous couvert de rationalité scientifique, les critères de bonne pratique se voient redéfinis à partir de recherches empiriques répondant à des devis expérimentaux ou quasi expérimentaux, où les résultats des interventions sont mesurés à l’aide d’échelles validées et fiables. Le courant des evidence-based practices (on parle en français d’interventions fondées sur des données probantes) s’est imposé dans la littérature scientifique et les institutions comme une réponse à ce que l’on percevait comme le trop grand flou ou même l’arbitraire des pratiques de soins en santé mentale. Les évidences en question sont construites à partir d’instruments standardisés qui prédéfinissent d’emblée les paramètres et les limites de l’observable, ce qui leur échappe étant par définition laissé hors champ. De manière parallèle, un jeu de correspondances prédéfinies entre « besoins » et « interventions » permet d’orienter et de spécifier les actions thérapeutiques ou correctrices qui correspondent à des problèmes présentant des caractéristiques déterminées. Ce qui se voit ainsi éliminé par principe est la marge d’incertitude inhérente à toute rencontre d’un sujet. Dans leur prétention à encadrer étroitement les pratiques cliniques, les evidence-based practices constituent aussi un point de rencontre idéal entre une certaine ligne d’évolution de la psychiatrie contemporaine en Amérique du Nord et une approche que l’on pourrait qualifier de bureaucratique de l’intervention, au sens où elle vise à inscrire les pratiques dans des schèmes prédéfinis de manière opérationnelle et standardisée.

Une seconde tendance que l’on peut repérer dans la recherche psychiatrique, mais qui n’est pas sans implications pour la pratique clinique, tend à rabattre la notion d’environnement sur un environnement interne à la personne. Je pense par exemple au milieu qui, à travers les gênes, inscrit l’individu dans une histoire qui se joue au niveau d’un corps qui, lui, demeure muet ; ou encore à l’environnement cérébral dans lequel agissent des mécanismes qui déterminent capacités cognitives et affects à travers l’action de neurotransmetteurs ou à travers certains dysfonctionnements repérables dans des aires spécifiques de l’activité cérébrale. On peut aussi penser à l’environnement concret immédiat que définissent des accidents qui peuvent survenir au cours de la grossesse ou de l’accouchement. Il s’agit donc d’environnements dont la cartographie repose sur le recours à des technologies de pointe et qui inscrivent le destin de la personne dans un corps-chose. Nous appartenons à une ère où les modèles de compréhension et d’action manifestent le pouvoir hégémonique que détiennent la génétique, les neurosciences, les sciences neurocognitives et la pharmacologie dans la hiérarchie des savoirs.

Changer d’angle

De leur côté, les sciences sociales ont toujours dénoncé les limites de ces approches des problèmes de santé mentale. Elles mettent en évidence à la fois leur relativité et leur enracinement dans un certain état de la culture occidentale ou de la modernité ; elles rappellent aussi la nécessité de prendre en compte l’influence des déterminants sociaux et culturels. Du côté de la sociologie, on a traditionnellement insisté sur le rôle de forces sociales plus larges dans la genèse des problèmes, dans les réactions qu’ils suscitent et dans les modes de gestion mis en place. On étudie les rapports entre dynamiques micro et macrosociales et le rôle de relais ou de médiation joué par l’entourage. Du côté de l’anthropologie, les approches interprétatives s’intéressent à l’empreinte des idiomes culturels disponibles sur les modes d’expression de la détresse psychique ainsi qu’à l’influence des systèmes de représentation et des symboles sur les attentes, les réactions et les démarches des personnes et de leurs proches. Pour l’anthropologie (mais aussi sans doute largement pour la sociologie), les problèmes psychiatriques s’inscrivent dans la gamme des expériences humaines fondamentales et ne sont dès lors jamais réductibles aux déterminations qui peuvent jouer au niveau des corps. La nature humaine est, de part en part, infiltrée par la culture qui traverse aussi les façons d’identifier et de nommer les problèmes, de les expliquer et d’y réagir (Good, 1996).

En mettant l’accent sur les « structures locales de pouvoir » et sur leur rôle de médiation par rapport à des dynamiques sociales et culturelles plus larges, Arthur Kleinman (1995), parmi d’autres, a aussi évoqué une zone où l’anthropologie converge avec la sociologie dans son approche de la complexité de la réalité humaine. On peut dire que la sociologie implicite et le plaidoyer des anthropologues pour des approches herméneutiques et critiques de la pratique clinique se rejoignent sur le plan d’une volonté de situer leur questionnement au plus près de la réalité des personnes et des situations cliniques et d’un souci de contribuer à un renouvellement des modèles d’intervention. De part et d’autre, il s’agit de mettre en oeuvre des approches pouvant questionner l’objectivité des catégories savantes à travers lesquelles nous pensons la réalité et de participer ainsi à la critique des représentations que Foucault (1966) a placées au coeur des sciences humaines, une posture qu’il voyait comme l’apport propre des sciences humaines aux savoirs contemporains.

Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans le champ de la psychiatrie, Robert Sévigny et moi, nous sommes tous deux intéressés à la schizophrénie ou, plutôt, à des personnes diagnostiquées comme schizophrènes (Sévigny, 2007b). Il s’agit en effet là d’un champ que la psychiatrie conçoit comme son domaine propre et où la dominance des paradigmes biomédicaux, neurocognitifs et génétiques est sans doute la plus forte. Un champ que l’on peut aussi dire doublement marqué sur le plan des significations (Corin et al., 2004) : d’une part, par l’importance du sentiment de dérive et d’étrangeté qui l’accompagne et par l’importance des ruptures qu’elle introduit dans les rapports à soi, aux autres et au monde, dans la manière de se situer dans l’espace relationnel et mondain et dans le temps ; et de l’autre, par le trouble intense que suscite la schizophrénie, par la force de la quête de sens qu’elle inaugure pour la personne et ses proches et par la force des mécanismes de mise à distance qu’elle suscite.

… avec un certain décalage

Ce champ, nous l’avons cependant abordé de manières à la fois proches et différentes, complémentaires mais aussi nettement distinctes quant à ce qu’elles impliquent d’une conception de la psychose et pour l’orientation des services de santé mentale. Nos deux approches se rejoignent avant tout dans le souci de faire l’épreuve de l’altérité, de se décentrer par rapport aux catégories habituelles dans lesquelles nous pensons, sentons et agissons pour, au contact d’autres sociétés et d’autres cultures, re-saisir ce que nous pensons savoir à partir de l’horizon et pour y déceler des épaisseurs ou des dimensions qui nous avaient d’abord échappé. Cette décentration se veut troublante et désigne sans doute davantage une posture de pensée qu’un éloignement géographique. Toutefois, le passage par un ailleurs dans l’espace permet de l’incarner de manière particulièrement vive. Dans mon cas, l’approche de cette question de l’altérité passe par un intérêt pour ce qui constitue l’altération du rapport à soi et aux autres telle qu’elle est vécue par des personnes diagnostiquées comme schizophrènes et telle qu’elle affecte les repères en fonction desquels peut se ré-articuler l’expérience dans un sens perçu comme positif. Sur le plan culturel, cet « ailleurs » s’est incarné pour moi d’une part dans le Québec francophone et pluriculturel, et de l’autre en Inde. Dans le cas de Robert Sévigny, le passage par l’autre s’est incarné dans des séjours répétés en Chine, dans les collaborations de travail qu’il y a construites et dans la manière dont il s’est mis à l’école des dynamiques sociales et culturelles associées au mouvement de transformation qui travaille la Chine contemporaine. Il a cherché à saisir les points forts de son histoire récente et a su saisir leur trace active sur le plan des pratiques ; il en a fait un principe d’intelligibilité venant éclairer le sens de ses observations et des récits qu’il a recueillis. Une perspective de travail qui signe sa proximité avec l’anthropologie.

Ce qui nous rapproche est sans doute aussi, et avant tout, ce souci de Robert Sévigny de déplacer l’attention, du diagnostic clinique vers l’expérience subjective et le contexte dans lequel elle s’inscrit et qui contribue à lui donner forme. En se réclamant de la psychiatrie sociale, mais en le faisant dans les termes de la sociologie implicite, Robert Sévigny (1996 ; 2007a) a mis au point une méthode de recherche qui lui permet d’explorer à la fois l’impact des déterminants sociaux sur l’expérience des acteurs et le rôle de différents acteurs qui viennent médiatiser et parfois infléchir l’impact de ces déterminants. Il a ainsi centré son travail sur un petit nombre de personnes diagnostiquées comme schizophrènes et, pour chacune d’elles, il a interrogé une série d’acteurs différents se trouvant en relation directe avec ces personnes. Il a cherché à reconstruire leurs perceptions et leurs réactions et les a analysées à la lumière de la position particulière que ces acteurs occupent dans le champ sociopolitique. Il faut noter la texture riche et polysémique des descriptions qu’il nous offre. Robert Sévigny permet en même temps au lecteur d’avoir une perception par le dedans des implications des changements qui ont marqué l’histoire politique récente de la Chine ainsi que ses modes d’organisation et de gestion du travail. Sa démarche de microanalyse ouvre sur l’impact que les grandes forces sociales ont sur les vies ordinaires et jette un éclairage inédit sur les ressorts ou les implications cachées de phénomènes macrosociaux. Il privilégie une approche inductive de la connaissance qui donne la priorité aux paroles et aux pratiques des acteurs plutôt qu’à des savoirs constitués.

On peut dire que Robert Sévigny saisit l’expérience personnelle comme se développant au carrefour d’une série d’influences interpersonnelles et systémiques. En même temps, c’est la perspective des membres de l’entourage qu’il me paraît privilégier et le monde vécu des personnes atteintes me semble évoqué d’une manière asymptotique plutôt qu’abordé en tant que tel. Le risque de cette approche, par ailleurs d’une grande richesse, me paraît être de saisir l’expérience des problèmes de santé mentale à partir d’un rapport à la norme qu’évoquent les acteurs sociaux, que ce soit la norme qui anime les attentes et projets de l’entourage à l’égard du patient ou celle que véhicule le système social plus large, puisque c’est leur lecture de cette dernière qui informe les réactions des proches. Le risque serait alors d’effacer ce qui, dans l’expérience de la psychose, déborde justement le social ou le subvertit.

Le biais de l’expérience

Une anthropologie de l’expérience

Le projet anthropologique repose sur une rencontre avec l’autre étranger, dans son étrangeté même et dans ce qui anime cette étrangeté. Il s’agit d’une perspective qui implique un mouvement de déplacement par rapport à la certitude des savoirs liés à notre culture d’origine et, plus fondamentalement, par rapport à ce que nous tenons pour réalité. Dans l’optique de l’anthropologie interprétative, le sens des paroles et des comportements de l’autre, ses rituels et ses symboles, ses institutions ne nous sont pas accessibles directement, leur signification ne nous est pas transparente. Ce n’est que lorsqu’ils sont resitués dans le contexte des catégories de pensée, des valeurs et des représentations qui constituent leur contexte propre, que peut émerger ce qu’ils signifient du point de vue des acteurs eux-mêmes. Cette approche rejoint par bien des aspects celle de Robert Sévigny mais elle privilégie sans doute davantage les systèmes de représentation et leur mobilisation par les personnes impliquées ; elle ouvre sur la manière dont les symboles et les catégories de la langue contribuent à articuler l’expérience singulière, à lui donner sens et forme.

Une des dérives possibles de cette approche anthropologique est un relativisme extrême qui effacerait toute possibilité de communication entre des cultures et des langues différentes, qui enfermerait les sociétés dans des visions du monde et des catégories de pensée particulières ultimement imperméables les unes aux autres. Dans un livre récent, François Julien (2008) analyse avec une acuité particulière « l’épaisseur d’implicite amassée dans la langue, d’où naît une singularité idiomatique » (p. 202), une épaisseur d’implicite dont il illustre le jeu dans des notions aussi centrales que celles d’espace et de temps, qui seraient ultimement intraduisibles dans les langues de la Chine. Il parle d’un « implicite culturel qui, comme tel, se ramifie à l’infini et empêche ainsi d’atteindre quelque fond ou « fondement» que ce soit » (p.203). En même temps, il pose le principe théorique mais aussi éthique et politique de l’intelligibilité des cultures, une intelligibilité à concevoir moins dans l’ordre d’un fond commun que dans celui d’une « intelligence » comprise comme faculté d’ouverture. Une telle intelligence partagée entre les cultures consisterait en « ce que chaque culture, chaque personne, se rende intelligibles dans sa propre langue les valeurs de l’autre et, par suite, se réfléchisse à partir d’elles — donc aussi travaille avec elles » (p. 220) : une tâche particulièrement urgente dans le monde contemporain, qui fasse travailler la tension entre une humanité commune et ses incarnations particulières. L’humanité ne pourrait être que postulée au départ sans que l’on puisse la définir quant à son contenu ; elle ne révélerait ses articulations fondamentales que dans un temps second, après une mise en résonance des différences irréductibles qui la traversent.

Cette question du relativisme culturel revêt une couleur particulière dans le champ de la santé mentale : dans quelle mesure peut-on par exemple parler de la schizophrénie comme d’un substrat de portée universelle ? Qu’est-ce que cela voudrait dire et comment penser alors l’influence du contexte sur l’expérience personnelle et intersubjective ? Il paraît actuellement difficile de soutenir l’idée que la schizophrénie se résume à une étiquette sociale qui viendrait qualifier secondairement certains types de déviance sociale. Ce que disent de leur expérience des personnes diagnostiquées schizophrènes évoque le sentiment d’une dérive fondamentale de l’être qui s’accompagne souvent d’une anxiété importante, de l’impression que le monde bascule et que les frontières entre soi et les autres deviennent poreuses (Corin et al., 2004).

… et ses limites

La difficulté d’avoir accès au monde tel que le vivent des personnes psychotiques illustre comme sous un verre grossissant la difficulté plus générale d’avoir accès à l’expérience de l’autre ainsi que le caractère de leurre de l’empathie quand elle se pose comme possibilité d’accès directe, non médiatisée au monde de l’autre. Dans son introduction à The Anthropology of Experience (1986), Edward Bruner souligne le caractère problématique de tout accès à l’expérience de l’autre. Il relie cette difficulté aux décalages qui existent nécessairement entre la « réalité » (ce qui est vraiment là, quoi que ça soit), « l’expérience » (comment cette réalité se représente à la conscience), et les « expressions » de l’expérience (comment l’expérience est mise en forme et articulée) (p. 7). David Morris (1987) va plus loin et relève que certaines formes de souffrance se révèlent inaccessibles à la compréhension, au-delà des mots, demeurant « un blanc de la pensée et le vide ouvert par un cri » (p. 27).

La transformation de leur monde intérieur et de leur perception du monde qu’évoquent les personnes souffrant de problèmes de santé mentale graves semble demeurer pour elles en grande partie hors langage, ou se situer à la limite de ce que les mots peuvent en dire. On peut penser que les mots et les représentations accessibles dans la culture, les speech genres qu’on y valorise, la tonalité des rapports interpersonnels influencent et contraignent la manière dont l’expérience peut prendre forme et se dire. Dans ses travaux sur la possession au Sri Lanka, Gananath Obeyesekere (1990) soutient qu’il peut exister des analogies entre certains processus à l’oeuvre sur la scène psychique et des dynamiques culturelles particulières. Sa notion de « symbole personnel » évoque une telle réalité bi-face, qui relève nécessairement d’une double herméneutique, l’une tournée vers les dynamiques psychiques et l’autre se déployant sur le plan de la culture. Il parle aussi d’un travail de la culture (the Work of Culture) qu’il illustre à partir de l’analogie que l’on peut voir entre une position dépressive et certains rituels bouddhistes, en sorte que les seconds permettent d’exprimer ce qui relève de la première tout en l’inscrivant dans une trame collective partagée (Obeyesekere, 1986). L’auteur analyse aussi les récits de femmes possédées par les esprits au Sri Lanka et fait ressortir comment la possession s’inscrit dans des histoires de vie particulières, venant donner forme et transformer les écueils qui ont marqué ces histoires ainsi que l’empreinte qu’ils ont laissée dans les psychés et les corps.

De façon générale, et jusqu’à récemment, l’anthropologie est demeurée relativement silencieuse quant à ce qui concerne l’expérience de la psychose, d’autant plus difficile d’accès quelle semble toujours déborder ce que les personnes peuvent en dire. La psychiatrie phénoménologique qui s’est développée en Europe sous l’influence de Husserl et Heidegger présente ici un intérêt particulier. Les auteurs qui s’en réclament, tels Binswanger (1970) et Blankenburg (1991), voient dans la schizophrénie la manifestation d’une altération des coordonnées fondamentales de l’existence humaine, en particulier le rapport à l’espace et au temps ; la psychose se voit ainsi resituée de plain-pied dans le registre de l’humain tout en témoignant de la profondeur de l’atteinte de l’être qu’elle signe. Les psychiatres phénoménologues qui se situent dans cette mouvance parlent d’un diagnostic par pénétration qui à la fois dépasse la facticité des mots et des gestes observables pour avoir accès au « trouble générateur » qui les fonde et dont l’accès doit nécessairement passer par cette facticité. Il s’agit alors d’évoluer dans un va-et-vient entre ces différents plans, celui de la facticité et celui de ce qui l’anime.

Ce qui se dessine ainsi est l’intérêt de combiner l’expertise de l’anthropologie quant à l’influence des dynamiques sociales et de la culture sur les problèmes de santé mentale, et les intuitions de la phénoménologie psychiatrique européenne qui ouvrent sur l’expérience psychotique elle-même.

Approcher la schizophrénie à la jonction de l’expérience, du social et de la culture

Une série de recherches a cherché à approcher la jonction entre dynamiques personnelles, sociales et culturelles dans le cas de la psychose. Différents cochercheurs ont été impliqués dans chacun de ces projets : Gilles Lauzon dans le cas de la première étude réalisée au Québec, ainsi que Lourdes Rodriguez del Barrio puis Marie-Laurence Poirel dans un autre ensemble de recherches conduites en partenariat avec le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale au Québec (RRASMQ) ; en Inde, les cliniciennes chercheures de la Schizophrenia Research Fondation (SCARF), les Drs Thara et Padmavati pour les études en milieu clinique à Chennai et dans les temples et lieux saints musulmans (darghas) dans le Tamil Nadu, ainsi que Gilles Bibeau et le professeur Ravi Kapur de Bangalore pour la recherche complémentaire sur l’ascétisme et les expériences limites en Inde ; Cécile Rousseau, Annie Gauthier, Annie Jaimes et Amanda Hunt ainsi que la collaboration d’Alain Lesage pour la recherche en milieu hospitalier au Québec.

Le thème de la première recherche réalisée au Québec rejoignait les intérêts de Robert Sévigny : comment aborder la notion d’intégration sociale dans le cas de personnes avec un diagnostic de schizophrénie et comment penser la dimension protectrice possible de certaines formes d’intégration par rapport au risque d’une réhospitalisation Plutôt que d’aborder cette question comme Robert Sévigny par le biais des acteurs directement concernés par la réintégration sociale, nous avons cherché à cerner ce que l’intégration sociale signifiait du point de vue des personnes affectées elles-mêmes et du monde tel qu’elles le vivent. Pour explorer la valeur protectrice de l’intégration sociale, nous avons comparé des personnes apparemment similaires au départ sur le plan clinique mais différant quant à leur taux de réhospitalisation durant les quatre dernières années. Les résultats de cette étude m’ont amenée à m’interroger sur le rôle respectif que jouent ici des facteurs tenant à l’altération propre de l’expérience dans la psychose et des facteurs sociaux et culturels plus larges. D’autres manières de penser et de mettre en acte l’accompagnement et le traitement de personnes souffrant de problèmes graves de santé mentale ont aussi été explorées dans des recherches en partenariat avec le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale. Cette fois aussi, nous avons privilégié le point de vue des usagers.

La première recherche à laquelle je viens de faire allusion était essentiellement centrée sur l’expérience singulière de personnes diagnostiquées comme schizophrènes au Québec. La question du contexte n’y apparaissait qu’en pointillé, en horizon des récits. Une autre série de recherches a permis de l’aborder de manière plus directe. En Inde, des entrevues ont été réalisées avec des personnes diagnostiquées comme schizophrènes et avec des membres de leur entourage. Nous avons rencontré les personnes dans la clinique tenue par SCARF à Chennai ainsi que dans des lieux saints, temples et darghas (lieux saints musulmans) situés au sud de Chennai. En horizon de cette recherche, nous avons exploré le langage de l’ascétisme et son appropriation par des personnes concrètes à partir d’entrevues réalisées avec des sadhus rencontrés sur les routes de pèlerinage ou dans des ashrams. Enfin, au Québec de nouveau, une autre étude a porté sur des personnes en début de psychose et provenant de différents horizons culturels. Pour chacune de ces personnes, nous avons aussi interrogé un proche et un intervenant.

Dans ces différents contextes, et à nouveau cela évoque l’approche de Robert Sévigny, la culture a été abordée d’une manière que l’on peut qualifier de centrifuge : au lieu de partir de connaissances préalables relatives à la culture pour les appliquer à la psychose, c’est de l’intérieur même des récits qu’ont été identifiés les signifiants mobilisés par les acteurs ; en un second temps, il s’est ensuite agi d’explorer la trame sociale et culturelle plus large dans laquelle ils s’inscrivent. On peut dire que ces signifiants servent d’éléments traceurs au jeu parfois paradoxal de la culture quand elle se trouve mobilisée pour faire face à la psychose ou l’apprivoiser.

Au Québec : une intégration sociale par la marge

Un rapport au monde sous le signe d’un « retrait positif »

La première recherche conduite au Québec au début des années 1980 se situait à une époque où l’on s’interrogeait sur les limites de la désinstitutionnalisation en psychiatrie (Corin, 1990 ; Corin et Lauzon, 1994). L’étude visait à identifier ce qui aide les personnes à demeurer « dans la communauté » et à ne pas être réhospitalisées. L’hypothèse de départ était que les personnes qui, retournant dans leur milieu, s’y trouvent « désinstitutionnalisées » socialement, au sens où elles ne retrouvent pas de place dans les institutions centrales de la société (famille, travail, réseaux sociaux), se voient repoussées vers l’institution psychiatrique et réhospitalisées. Ainsi, l’échec de la désinstitutionnalisation psychiatrique serait lié à la désinstitutionnalisation sociale dont ces personnes font l’objet.

À travers plusieurs entrevues qualitatives, nous avons cherché à documenter le rapport des personnes à leur milieu social et aux rôles sociaux, sur le plan des comportements concrets mais aussi sur celui de leurs perceptions et de leurs attentes ; nous nous sommes aussi intéressés à leur circulation dans l’espace-temps. Pour analyser les données, nous avons d’abord codé sous la forme de variables quantifiées ce que nous disaient les personnes de leur rapport aux diverses composantes du champ social, en termes du degré de proximité et d’écart qu’elles exprimaient à l’égard des autres et du monde ; cette codification a porté sur les indices tant « objectifs » que « subjectifs ». Des statistiques simples ont permis de dégager certains traits spécifiques aux patients regroupés en fonction du nombre et de la durée de leurs réhospitalisations ; elles ont aussi exploré les variables associées significativement à ces traits distinctifs dans chacun des groupes. Il s’agissait d’explorer ainsi l’environnement sémantique de ces traits distinctifs dans le groupe considéré et de dégager les orientations fondamentales de l’être-dans-le-monde qui paraissent avoir une fonction de protection en regard de la réhospitalisation.

Nos résultats de recherche n’ont pas été dans le sens escompté et ont en fait plutôt été à l’encontre de nos hypothèses.

Les caractéristiques formelles de l’intégration sociale dans le groupe des personnes qui n’avaient plus été réhospitalisées suggèrent la valeur protectrice d’une position de « retrait positif » : une certaine manière de se relier au champ relationnel et social sur la base d’une prise de distance qui semble intégrée et valorisée sur le plan de l’expérience personnelle. Dans cette recherche tout au moins, le maintien dans la communauté s’est avéré associé à moins de relations interpersonnelles et de participation à des rôles sociaux, à une valorisation de ce retrait relatif et à moins d’attentes de participation. L’expression « retrait positif » exprime à la fois la valence positive de cette position et la dominance de la dimension de retrait dans le retrait positif. Ce dernier inclut en effet également des liens plus ténus tissés avec la scène sociale ou culturelle, sur les plans imaginaires ou symboliques.

Une analyse plus qualitative des récits a fait ressortir l’importance pour les personnes qui n’ont plus été réhospitalisées de la construction d’un espace intérieur qu’elles cherchent explicitement à élaborer et à protéger ; elles décrivent cet espace comme susceptible de leur donner un certain répit, de leur permettre de reprendre des forces et de se préparer à « plus tard » se réengager plus activement dans la société. On peut penser ici à une sorte de peau psychique contribuant à contenir une expérience toujours angoissante et à lui donner forme, à établir des frontières à la fois plus définies et non étanches entre soi et le monde.

C’est une position analogue qui ressort de la manière dont ces personnes ont décrit leur façon d’habiter l’espace et le temps. Elles ont évoqué leur fréquentation régulière, le plus souvent quotidienne et quasiritualisée, de lieux publics tels de petits restaurants, des centres d’achat, des rues du centre-ville ; une façon particulière d’y être à la fois dedans et à distance, de s’y trouver avec d’autres mais sans interagir activement avec eux. Cette forme « d’être avec mais à distance » se présente ainsi comme une sorte d’icône paradigmatique d’une position de retrait positif. On peut penser à une peau sociale qui serait le pendant, sur le plan de la socialité, de la peau psychique qui semble régler les échanges entre le dedans et le dehors.

Ce qui nous a aussi frappés dans les récits des personnes nonréhospitalisées est l’importance des références à la religion ou à la spiritualité. Dans certains cas, minoritaires, la personne mentionne appartenir à un groupe religieux qui s’avère alors généralement relativement marginal ou ésotérique ; une telle appartenance paraît le plus souvent être d’ordre imaginaire ou symbolique mais elle peut aussi être une source de soutien social et émotionnel bien réel. Dans d’autres cas, les personnes parlent plutôt d’une référence plus globale à Dieu ou du sentiment d’une présence qu’elles décrivent comme une source de réassurance leur permettant d’habiter un espace intérieur de manière positive. Ce qui frappe est le fait que les personnes tendent à s’approprier de manière propre des éléments de croyance, les conjuguent parfois à des éléments empruntés à d’autres systèmes tels des savoirs ésotériques ou une croyance en des extraterrestres : comme s’il s’agissait chaque fois non d’une adhésion, avec les risques d’englobement que cela pourrait comporter, mais d’une sorte de bricolage qui permet à la personne de maintenir une certaine zone de liberté. Il est frappant de voir que les personnes distinguent elles-mêmes deux modalités de référence à des signifiants religieux : la première, dont elles peuvent avoir fait l’expérience au moment de crises psychotiques, est décrite sur le mode d’un envahissement perçu comme ayant précipité la crise : « Je suis tombé dans la religion et ai été réhospitalisé » ; la seconde, associée au maintien dans le milieu, semble davantage liée à une position intérieure que ces signifiants viennent colorer de manière particulière.

Ainsi donc, c’est en marge des grands systèmes de croyance culturellement centraux et des modes d’être socialement valorisés que ces personnes semblent inventer des manières d’apprivoiser leur expérience et de retrouver une place dans le tissu social.

Dans d’autres cas, c’est un recours à des signifiants culturels plus communs mais comme détournés de leur sens commun qui semble permettre aux personnes d’habiter positivement leur position de retrait. Je pense par exemple à quelqu’un dont la vie était animée par la consultation fréquente d’un dictionnaire, d’abord de synonymes puis étymologique, comme s’il s’agissait pour lui d’explorer ce qu’il en est des rapports au sens et à l’origine à travers la langue elle-même. Je pense aussi à une autre personne dont la vie était organisée autour de l’écoute de postes à ondes courtes et du relevé précis de la position des postes émetteurs sur une carte du monde : se percevoir et se constituer en relation avec, mais seulement à distance.

Ce qui frappe est le caractère fragile de ces tentatives de reconstruction, leur marginalité par rapport à la culture, leur caractère le plus souvent solitaire.

Interroger les pratiques

Sur cette base, nous avons été amenés à interroger les prémisses et les valeurs qui sous-tendent les interventions et à nous questionner sur le potentiel de violence que peuvent avoir des approches sous-tendues par une vision essentielle normalisatrice de l’intégration et du fonctionnement social : non que nos études en nient nécessairement l’importance mais elles invitent à rouvrir cette orientation et peut-être à inventer de nouveaux modes de pratique plus proches du mouvement de vie que mettent en scène les patients.

Un ensemble de recherches effectuées en partenariat avec le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ) a cherché à reconstruire avec les usagers de ces ressources la place, la signification et la portée d’un recours à des ressources alternatives en santé mentale. Nous les avons ainsi interrogés sur leur expérience des problèmes de santé mentale et sur la trajectoire de vie dans laquelle ils s’inscrivent, sur la place des ressources alternatives dans leur trajectoire de recherche d’aide et sur la spécificité du soutien trouvé dans les ressources alternatives. Nous avons examiné ce que pourrait signifier dans ce contexte, et du point de vue des usagers, la notion de « réappropriation du pouvoir » populaire dans les années 1990 (Corin et al., 1996 ; Rodriguez et al., 2000). Dans une recherche en cours, des entrevues réalisées avec des usagers de ressources alternatives se qualifiant de « ressources de traitement », des intervenants et des responsables de ces ressources visent à redéfinir la notion même de traitement du point de vue de ce qui compte pour les usagers : une notion qui se trouve actuellement largement appropriée par approches biomédicales et cognitivo-comportementales.

Le retrait positif en question

La notion de retrait positif et l’hypothèse de sa valeur protectrice pour des personnes diagnostiquées comme schizophrènes exigent cependant d’être elles-mêmes interrogées. S’agit-il d’une forme de « rétablissement » s’inscrivant dans le cadre de la vulnérabilité particulière au stress qui semble caractériser les personnes souffrant de schizophrénie (Zubin et al., 1983 ; Nuechterlein et al., 1984) ou encore, dans celui de la fragilisation des frontières entre soi et le monde qui marque l’altération de l’expérience dans la schizophrénie ? Il s’agirait alors d’une modalité de transformation de l’expérience demeurant inscrite dans les paramètres de l’altération des coordonnées de l’être-au-monde décrite par les psychiatres phénoménologues européens et dans laquelle la notion d’autisme revêt une importance particulière. Une telle transformation représenterait une élaboration particulière, « positive » de cette altération de base, plutôt qu’un retour à une normalité socialement valorisée.

Ou bien s’agit-il d’une forme d’évolution qui à la fois reproduirait de manière caricaturale l’accent placé sur l’individu et l’autonomie dans le monde contemporain et marquerait un échec à se conformer aux normes de compétitivité et de compétence qui prévalent sur la scène nord-américaine contemporaine ? Ou encore, de l’effet concret de la marginalisation de fait des personnes traitées en psychiatrie, en raison d’une pauvreté qui restreint significativement la possibilité de participer à des activités qui puissent servir d’étayage à des liens sociaux mais aussi en raison de la stigmatisation dont elles sont l’objet ?

L’inde ou le détour par l’autre de la culture

L’articulation culturelle de l’expérience psychotique

Ces questions m’ont conduite à vouloir explorer les modalités d’élaboration d’une expérience psychotique dans un contexte social et culturel différent. La décision d’entamer des recherches en Inde a été sous-tendue par un certain nombre de raisons : l’importance que continuent à y avoir des références religieuses et la valeur culturelle particulière associée à l’ascétisme et au détachement ; le fait que les recherches comparatives internationales sur la schizophrénie indiquent que l’Inde est le pays où le pronostic de la schizophrénie est le meilleur, supérieur à ce qu’on observe dans les sociétés occidentales ; et enfin la possibilité de collaborer avec un groupe de psychiatres cliniciennes-chercheures, opérant un centre de traitement et de réhabilitation pour des patients psychotiques, offrant aussi des services en zone rurale et guidé par le souci d’éduquer le public et de déstigmatiser les problèmes de santé mentale. Des recherches menées en parallèle dans le nord de l’Inde en collaboration avec Gilles Bibeau et le professeur Ravi Kapur de Bangalore ont porté plus particulièrement sur des ascètes, la place de la spiritualité dans leur trajectoire de vie et sur le degré de flexibilité du langage culturel de l’ascétisme dans l’Inde contemporaine.

Une des premières choses qui frappent dans les récits recueillis auprès des patients est la grande homologie entre l’expérience qu’ils décrivent et celle qu’ont évoquée des patients québécois. Il s’agit d’une expérience initiale le plus souvent marquée par la peur, qu’il s’agisse d’une peur rampante qui infiltre leur rapport au monde, ou encore d’une peur qui se cristallise autour de certaines images ou de certaines personnes. Cette expérience initiale semble se déplier selon trois grandes dimensions dont l’importance varie selon les cas : la perception d’être situé dans un monde hostile ; le sentiment que les frontières entre soi et le monde sont poreuses, que l’on est transparent au regard des autres ou envahi par des voix, ou aussi l’impression de retrouver dans le monde extérieur le reflet de ses propres pensées ; et le sentiment d’une confusion qui envahit tout l’être et qui peut atteindre le langage lui-même (Corin et al., 2004).

On a souvent idéalisé les sociétés autres en imaginant qu’elles offraient à des personnes psychotiques des rôles culturellement valorisés tels celui de guérisseur ou de shaman, faisant ainsi trop facilement l’impasse sur le trouble profond que génère une confrontation avec la psychose, que ce soit en soi ou dans l’autre.

Les récits recueillis en Inde mettent l’accent sur l’importance des réactions de deuil qu’expriment les personnes atteintes et les membres de leur entourage. Ce deuil concerne surtout l’impossibilité pour les patients de remplir les obligations liées à leur place dans la société et d’incarner les espoirs placés en eux par leur entourage. Les jeunes gens expriment ainsi de manière poignante leur tristesse de ne pouvoir prendre soin de leurs parents, ou leur assurer une sécurité financière dans leur vieillesse ; ou encore de ne pouvoir offrir à leur soeur ces cadeaux rituels ou autres que la société indienne valorise. Les jeunes femmes parlent de leur crainte de ne pouvoir assurer les activités quotidiennes qui sont liées à leur place dans la famille, elles expriment leurs appréhensions quant à l’avenir de leur ménage. De leur côté, les familles expriment aussi une profonde déception par rapport aux espoirs qu’elles avaient placés dans leur enfant, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un fils pour les études duquel la famille a souvent fait beaucoup de sacrifices, en attendant en retour une sécurité future. On peut dire qu’une telle réaction de deuil s’observe dans toutes les sociétés et que c’est surtout le contenu des pertes ou des déceptions évoquées qui varie. Dans le cas de l’Inde cependant, le poids de la défaillance à correspondre aux attentes sociales se trouve aggravé par la notion de Dharma, cet ordre général du monde et de l’univers qui définit de manière stricte les façons de se comporter en fonction de sa caste, de son genre, de son âge ou de sa position dans la famille. Il s’agit ainsi d’une défaillance plus profonde que celle que bornent les attentes et les espoirs communs, une défaillance qui concerne l’être humain dans son essence même. C’est elle qu’invoquent en Inde plusieurs des jeunes gens que nous avons rencontrés pour justifier le fait qu’ils ont tenté de dissimuler le plus longtemps possible la dérive de leur monde, de garder le secret sur ce qu’ils vivaient : Comment avouer la faiblesse ou la faille lorsqu’on est l’aîné et que tous comptent sur vous ? 

Ce poids de la défaillance se trouve aussi aggravé en Inde par l’importance du stigma attaché à des problèmes de santé mentale, et cela non seulement pour la personne atteinte mais aussi pour ses proches. C’est ce qui explique que certaines familles cherchent à convaincre la personne de rester à la maison, de ne pas manifester publiquement que quelque chose ne va pas.

Et pourtant, malgré le deuil et le stigma, les membres de la famille proche demeurent souvent d’une présence exceptionnelle auprès du patient : une présence faite de soutien, de tolérance, d’une grande capacité à ajuster ses attentes. Lorsqu’un membre de l’entourage manifeste des réactions hostiles à l’égard du patient, il arrive souvent qu’un autre membre de la famille se place en position médiatrice et assure au patient un soutien significatif malgré le contexte. La possibilité de demeurer aussi intimement présent à la personne atteinte s’étaie souvent, de manière apparemment paradoxale, sur une position intérieure de détachement soutenue par une confiance en Dieu, par des prières ou par des pratiques de méditation. Un tel détachement permet de se mettre à distance de ce qui nous affecte personnellement tout en demeurant présent au monde, envers et contre tout.

Ainsi, la notion de dharma et les pratiques de détachement constituent deux modalités particulièrement frappantes de l’influence de la culture dans la vie des personnes. On pourrait y ajouter le rôle de représentations culturelles qui se trouvent mobilisées lorsqu’il s’agit d’expliquer l’origine des problèmes, en termes par exemple d’une possession par de mauvais esprits souvent animés par la malveillance de tiers. Les récits suggèrent cependant que cette quête de causalité implique davantage les membres de la famille que les patients. Les proches cherchent ainsi à intégrer les problèmes dans le cadre du pensable et à identifier des voies d’action possibles telles que l’exorcisme, le recours à des guérisseurs spécialisés ou encore la pratique de poojas (des prières rituelles) qui limitent l’impact des facteurs négatifs. La consultation d’astrologues et l’appel à la théorie du karma occupent ici une place toute particulière. L’une et l’autre permettent de resituer le désordre observé dans le cadre d’un ordre supérieur, qu’il s’agisse de l’ordre cosmique régissant le cours des planètes dans le cas des astrologues, avec alors la promesse que les choses iront mieux lorsque les planètes néfastes auront changé de place, ou encore de l’ordre diachronique du karma qui voit dans les problèmes actuels le résultat de défaillances commises dans des vies antérieures. Chaque fois, cet ordre supérieur impose sa loi aux existences singulières et il s’agit soit de l’accepter, soit de chercher à l’adoucir par des prières appropriées. Dans le cas des patients, la recherche de cause paraît plutôt s’absorber dans une quête de sens plus générale qui concerne le sens de la vie, le bien et le mal, ou encore le déchiffrement de signes qui indiquent le poids du destin et ouvrent sur une destinée qu’il importe de déchiffrer. Lorsque les personnes atteintes évoquent des mauvais esprits ou la magie effectuée contre elles par un tiers, leur récit suggère qu’il s’agit peut-être surtout pour elles de donner figure et forme à un sentiment d’étrangeté envahissant, à un vécu fondamental d’aliénation à soi et aux autres.

Un univers religieux en tension

Comme au Québec, mais de manière plus élaborée, les récits témoignent aussi de l’importance de signifiants religieux ou spirituels dans la mise en forme de l’expérience, et cette fois du côté de la famille autant que des personnes atteintes. Le recours à ces référents est porté par la richesse particulière des croyances et des pratiques religieuses dans l’Inde contemporaine et par la diversité et la polyphonie essentielles du religieux. Les récits témoignent de la texture à la fois riche et diversifiée des références religieuses et spirituelles et de la pluralité de leur mobilisation par les divers acteurs.

Du côté des personnes atteintes, la mention de signifiants religieux semble située sur un continuum tendu entre un pôle où ces références paraissent absorbées dans le délire lui-même et semblent à la fois lui donner forme et le renforcer ou l’aggraver ; et un pôle où elles sont mobilisées d’une manière perçue comme plus constructive par les personnes elles-mêmes. Dans ce dernier cas, les personnes parlent du soutien et du réconfort qu’elles trouvent dans des pratiques religieuses le plus souvent privées ; elles parlent aussi des repères de « moralisation » qu’offrent la fréquentation d’ashrams ou de lieux religieux ou encore la lecture de livres spirituels. La religion permet aussi de délimiter des espaces associés au calme et à une paix intérieure, offrant aux personnes des aires de répit ou de pacification, particulièrement lorsqu’elles sont situées dans un milieu familial hautement conflictuel. Le fait de se retirer dans la pièce où l’on fait les poojas ou de lire des livres saints peut avoir un effet analogue de calme et d’apaisement, en écho à la position de retrait positif évoquée à partir de la recherche effectuée au Québec.

Du côté des familles, le recours au religieux se déploie selon deux lignes de force principales. La première, orientée vers la personne atteinte et le souci de la guérir, mobilise les références religieuses dans le cadre de démarches de recherche d’aide diversifiées et complexes. La participation de nombreuses personnes à cette quête de soins manifeste et renforce la présence d’un tissu social riche dans un contexte marqué pour les proches par un sentiment d’isolement et d’impuissance face aux problèmes. Il s’agit aussi de garder l’espoir ouvert, de le relancer par des démarches qui traversent souvent les appartenances religieuses. La seconde ligne de force, qui est la source d’un soutien émotionnel et religieux important pour les proches eux-mêmes, passe par des prières effectuées dans des temples ou des lieux saints, ou encore par des poojas perçus comme une source significative de force et de réconfort. Il faut aussi mentionner ici des pratiques de méditation qui permettent de construire un espace intérieur à la fois texturé et détaché.

Il faut remarquer que les personnes atteintes participent relativement peu aux démarches religieuses de la famille, alors que ces dernières semblent former autour d’elles une sorte de filet protecteur dont elles apprécient la présence. Souvent aussi, le recours à des références religieuses fait l’objet de certaines tensions entre le patient et sa famille. La famille peut ne pas reconnaître la dimension religieuse du monde dans lequel évolue le patient ou lui reprocher un excès de pratiques religieuses. Dans d’autres cas, le patient refuse d’accompagner ses proches dans leurs démarches, préférant sa façon propre de se relier au champ religieux. Il s’agit parfois de références religieuses en prise sur des confessions différentes pour les patients et pour leurs proches mais cette différence pose rarement problème et on a l’impression que le décalage se situe ailleurs. On peut penser que ce type de tension exprime, du côté des patients, un souci de ne pas se laisser engouffrer par une adhésion massive à des références partagées et une tentative pour y maintenir une certaine zone de liberté ou d’individualisation. On peut aussi se demander dans quelle mesure les personnes psychotiques ne privilégient pas un rapport plus solitaire au champ religieux alors que les familles mettraient davantage l’accent sur la dimension rituelle des pratiques, tout au moins pour ce qui concerne le soutien à donner au patient. Si elles ont, pour ce qui les concerne elles-mêmes, recours à une forme plus intérieure de spiritualité, elles tendent à se montrer méfiantes à l’égard de toute tendance similaire du côté des patients.

On pourrait dire que la quête de sens et de calme qui peut animer les personnes atteintes de psychose présente certaines analogies avec la voie ascétique vers la spiritualité valorisée dans l’hindouisme. Les tensions observées entre patients et proches semblent faire ainsi écho à celles qui existent dans la société globale entre les pratiques rituelles dirigées par les brahmanes et les pratiques ascétiques qu’incarnent particulièrement les sadhus ou samnyasis. L’ascétisme est une voie dans laquelle on s’engage en principe dans la dernière étape de sa vie mais qui possède aussi un fort pouvoir d’attraction à tous les âges de la vie, comme en témoignent ces ascètes que l’on rencontre cheminant seuls ou par petits groupes temporaires sur les routes de pèlerinage ou dans des ashrams. Il faut noter que le rite d’entrée dans la samnyasa comporte le fait d’accomplir rituellement ses propres funérailles, incarnant ainsi un détachement radical par rapport à la vie antérieure et à la société. Madan (1990) a souligné la tension qui existe dans l’hindouisme entre la primauté de principe accordée à l’ascétisme et l’idéal du « maître de maison » qui domine la vie ordinaire, en accord avec la loi du dharma. Il soutient que le détachement représente une manière d’introduire quelque chose de l’ascétisme à l’intérieur de la vie du maître de maison.

Un travail de la culture

Ainsi, on ne peut pas dire que la disponibilité de symboles ou de croyances dans une culture particulière soit suffisante pour assurer leur utilisation par des personnes souffrant de psychose. Les récits recueillis invitent à une lecture beaucoup plus complexe du rapport entre signifiants culturels et expérience subjective, une lecture attentive aux possibilités d’appropriation, de déplacement ou de détournement des signifiants culturels et à leur appropriation singulière en fonction des défis auxquels chacun se trouve confronté : qu’il s’agisse de redessiner des frontières entre soi et le monde, de créer des espaces de retrait protégés ou de donner forme à un sentiment d’aliénation dans le cas des personnes souffrant de psychose ; ou de resituer le désordre introduit par la psychose dans un univers partagé dans celui des familles.

Dans ses travaux, Obeyesekere (1986) évoque le fait que les sociétés diffèrent quant à leur degré de proximité par rapport aux mythes et aux symboles, ouvrant ainsi des possibilités plus ou moins riches d’articulation d’une expérience psychique douloureuse. On peut dire que la société indienne offre aux patients et à leurs proches une gamme plus riche de représentations, de pratiques et de symboles que ceux disponibles dans les sociétés occidentales contemporaines ; ils permettent en principe l’exploration de voies marginales d’existence demeurant en même temps culturellement centrales.

J’ai évoqué que, pour cet auteur, le travail de la culture se situe au point de rencontre entre dynamiques psychiques et culturelles et que les « symboles personnels » sont chargés d’une double signification, en regard de l’expérience personnelle et en regard de la culture. Le retrait positif peut ainsi être compris comme ouvrant en Inde, d’une part sur les mécanismes de protection mis en oeuvre, de manière chaque fois spécifique, par les patients et les membres de leur famille ; et d’autre part, sur l’élaboration culturelle de l’ascétisme comme horizon idéal du devenir de l’être humain. Ce « symbole personnel » ressort dès lors d’une double herméneutique, personnelle et culturelle ; c’est l’articulation entre ces deux plans qu’il met en oeuvre qui en fait le lieu d’un possible travail de la culture.

Le jeu de la culture dans l’espace clinique au Québec

La question de l’altérité dans l’espace clinique

En parallèle, une autre étude effectuée à Montréal (Gauthier et al., sous presse ; Corin et al., 2007) s’est interrogée sur le jeu de la culture dans l’espace clinique au Québec : dans quelle mesure semble-t-elle contribuer à donner forme à l’expérience et comment ? Comment intervient-elle dans les échanges entre patients, entourage et intervenants ? Est-elle prise en compte et, si oui, comment ? Ce qui est en jeu concerne-t-il essentiellement les modèles explicatifs évoqués par les patients ou leurs proches, comme le suggèrent les modèles prévalents en clinique transculturelle ou en ethnopsychiatrie, ou s’agit-il d’autre chose ? Ce sont là des questions qu’oblige à se poser la diversité culturelle croissante des sociétés contemporaines. Toutefois, leur abord ne peut faire l’économie du fait que les cultures elles-mêmes sont hétérogènes et que les personnes participent généralement de plusieurs horizons culturels.

En outre, et de manière plus générale, notre intention était de mettre à profit les questions soulevées par la dimension culturelle des problèmes de psychose pour interroger les modèles prévalents de pratique clinique et ce qu’ils laissent de côté, et de contribuer ainsi à rouvrir et à enrichir les paradigmes dominants. On peut penser que la différence culturelle vient dramatiser la question de l’altérité dans la clinique et oblige à s’interroger sur la présence et l’impact de quelque chose qui échappe aux modèles prévalents de pratique. Nous étions consciente des deux pièges opposés auxquels sont confrontées tant les recherches que les pratiques cliniques : soit celui de déculturaliser les problèmes, comme y invitent des pratiques orientées par des « évidences » ou des « données probantes » recueillies à partir de recherches recourant à des instruments standardisés et par définition peu sensibles à la variation culturelle ; soit celui de les surculturaliser à travers une lecture en termes essentiellement culturels, à partir d’un savoir préexistant concernant les cultures d’origine des patients et en rabattant la signification des paroles et comportements sur un sens culturel supposé.

Pour avoir plus de chances de saisir la culture dans son aspect dynamique, nous avons décidé de conduire cette recherche avec des personnes en début de psychose, à un moment où l’on peut penser que les possibilités demeurent davantage ouvertes et susceptibles de lectures différentes selon les acteurs. Pour saisir la dimension culturelle plus générale des problèmes psychiques, nous avons aussi décidé d’inclure dans l’étude des personnes appartenant aux deux cultures dominantes au Québec, franco-québécoise et anglo-québécoise.

Dans la ligne des perspectives développées au début des années 1980 par Arthur Kleinman (1980), nous avons considéré la clinique comme un lieu de rencontre et de négociation entre trois catégories d’acteurs porteurs chacun de valeurs, de représentations, d’attentes et de pratiques qui leur sont propres. La scène clinique apparaît comme un site où les mots et les comportements sont toujours pris au départ dans des réseaux de significations qui renvoient à la fois au contexte social et culturel dans lequel sont situées les différentes personnes en présence et à la manière singulière dont en jouent des acteurs particuliers. Faute de percevoir les écarts entre ces mondes, il arrive souvent que les rencontres s’installent dans un malentendu qui en restreint la portée ou qu’elles s’interrompent précocement. Byron et Mary-Jo Delvecchio Good (1981) ont aussi indiqué le caractère essentiellement herméneutique de la pratique clinique.

La recherche a porté sur 40 patients qui avaient reçu un diagnostic de psychose depuis moins de deux ans, un proche et un intervenant en contact avec eux. Les patients provenaient de cinq grandes origines culturelles : Afrique et Caraïbes, Asie du Sud, Amérique latine et au Québec, des Québécois francophones d’origine et des Québécois anglophones d’origine. Nous avons reconstruit leur perception subjective de l’apparition et du développement des problèmes et, pour les différentes étapes de cette évolution, nous avons exploré les signes et symptômes, les interprétations, les réactions et les démarches. Les analyses ont été conduites par trios, au sens où nous avons comparé systématiquement les récits donnés par chacun des trois acteurs, domaine par domaine. Il s’agissait de cerner ainsi les convergences, les divergences et les écarts dans des cas concrets et d’en explorer la portée pour la relation clinique. Nous avons aussi comparé des personnes appartenant au départ à divers horizons culturels. Une deuxième entrevue conduite un an plus tard nous a permis d’examiner l’évolution des perceptions, des réactions et des pratiques ainsi que les modifications dans la rencontre clinique.

Le caractère élusif de la culture

La recherche a confirmé la nature élusive de la culture telle qu’elle apparaît dans l’espace clinique et, dès lors, la violence qu’il y aurait à rabattre d’emblée les personnes sur leur culture d’origine.

Du côté des patients et de leur entourage, les entrevues ne font qu’une place relativement mineure à des interprétations ouvertement culturelles de l’origine des problèmes ; lorsqu’elles interviennent, ces explications semblent recourir à un langage culturel permettant de nommer quelque chose de plus diffus. On peut citer le cas de ce réfugié d’un pays africain qui évoque la mort de son frère tué par des pratiques magiques qu’il sent le menacer également. Derrière cette crainte s’exprime aussi l’idée d’une punition visant des actes hautement répréhensibles commis par des membres de sa famille et le sentiment d’être lui-même pris dans une dynamique qui le dépasse et dont il porte le poids. C’est au pasteur de l’Église noire à laquelle il appartient à Montréal qu’il demande soutien et réconfort ; sa prière et celle des autres membres de l’Église semblent susceptibles de dresser autour de lui une sorte de barrage protecteur. Dans un autre cas, lorsqu’une jeune femme haïtienne mentionne qu’à l’école, on a parlé du vaudou comme une des causes possibles de ses problèmes, on a l’impression que cette explication se trouve mobilisée dans le contexte d’un souci de se distancer de sa mère elle-même très religieuse et dans celui d’une quête plus générale d’identité. Dans ces deux exemples comme dans d’autres, se limiter à la surface de l’interprétation culturelle risque de laisser dans l’ombre ce dont il s’agit.

Dans d’autres cas, une référence à la culture intervient d’une manière que l’on pourrait qualifier d’oblique, à travers l’identification d’une absence : qu’il s’agisse de la nostalgie exprimée par un patient de se retrouver dans un milieu où la personne qui le soigne « le connaîtrait vraiment » ; ou de l’idée que les choses seraient plus faciles dans le pays d’origine (« Let’s go to India ») ; ou encore en référence au sentiment de proximité que donnerait le partage d’une même langue.

Dans les entrevues effectuées à Montréal, c’est le plus souvent par la religion et la spiritualité que semble passer la référence à une culture d’enracinement, particulièrement dans le cas de personnes d’origine africaine ou haïtienne. Il faut noter ici que ce recours au religieux prolonge, sur la scène montréalaise, la très grande importance qu’ont dans l’Afrique contemporaine et en Haïti des Églises situées souvent dans la mouvance pentecôtiste mais métissées à des degrés variables d’éléments africains. Dans ses études en République démocratique du Congo, Gilles Bibeau en parle comme d’« Églises de la guérison » pour exprimer la très grande importance qu’elles ont dans les stratégies d’existence des Congolais et dans leur quête de solution face aux difficultés et aux problèmes de santé et autres qu’ils vivent au quotidien.

Les personnes d’origine africaine ou haïtienne nous ont parfois parlé de la religion comme d’une protection contre la menace de la tradition, comme dans le cas mentionné plus haut où ce sont le pasteur et ses proches ainsi que l’Église qui semblent les seuls susceptibles de s’interposer face aux forces occultes que le patient sent autour de lui. Les proches mettent surtout l’accent sur le soutien que constituent la prière, la croyance en Dieu et le fait de s’en remettre à lui. Ce qui est alors en jeu est essentiellement de l’ordre d’une attitude intérieure portée par la croyance. Dans de nombreux cas également, ce sont l’Église, son pasteur et ses membres qui sont décrits comme une source de soutien social et symbolique essentielle. Les membres peuvent aussi intervenir activement auprès de la personne souffrante pour chercher à la réintégrer dans la communauté de l’Église, pour lui proposer un encadrement ou des règles de conduite, ou pour médiatiser ses relations avec ses proches.

Les entrevues font ressortir le fait que loin d’être homogène, la culture elle-même se présente comme un champ de débats, que ce soit entre la personne atteinte et ses proches lorsque leur rapport à la tradition passe par des canaux différents, ou encore à l’intérieur du milieu d’origine. Ainsi, à l’encontre de ses proches, la personne atteinte peut être aux prises avec un questionnement ou amorcer des démarches impliquant son identité culturelle et sa culture d’origine, comme si l’altération de l’être que signe la psychose était pour elle l’occasion d’une remise en jeu des positions ou des options fixées par son entourage. Comme nous l’avions aussi relevé en Inde et au Québec auprès de familles francophones ou anglophones, les proches se montrent généralement très méfiants vis-à-vis des lectures spirituelles dans lesquelles peuvent s’absorber des patients ou de ce qui apparaît comme une quête religieuse trop personnelle, peut-être en raison du caractère trop individuel de cette quête ou par crainte que cette échappée de la personne ne la rejette du côté du délire.

La place de la culture peut aussi faire l’objet de dissensions vives à l’intérieur du milieu familial et de la communauté culturelle. On peut citer l’exemple d’une jeune femme dont la soeur commente à ses amis que ce type de maladie n’existe pas chez eux, qu’il s’agit d’une « maladie de Blancs », alors que son frère parle de la schizophrénie comme d’une maladie comme les autres, qu’une infirmière d’origine haïtienne lui dit que c’est une maladie et pas la folie, que le médecin explore la possibilité que des gens avec qui elle aurait été en conflit aient pu lui en vouloir, que depuis l’Afrique, sa mère lui enjoint de ne pas prendre ses médicaments, et que la patiente elle-même décide de consulter un imam.

Du côté des personnes musulmanes d’origine asiatique, la mosquée ne semble pas jouer un rôle similaire à celui des Églises pour les communautés noires. Certaines personnes mentionnent avoir consulté des spécialistes religieux et s’être procuré des amulettes protectrices, principalement dans leur pays d’origine, mais c’est surtout la prière personnelle et l’attitude intérieure qui l’accompagne qui sont mentionnées comme une source clé de soutien. Des différences de sectes sont aussi mentionnées comme des obstacles à une pratique religieuse collective au Québec.

De façon plus générale, on peut dire que le rôle de références culturelles plus ou moins explicites se joue sur trois plans complémentaires : celui de l’expérience au sens où elles semblent la source potentielle d’un sentiment de familiarité et d’appartenance et où elles donnent une texture particulière aux événements, comme la mort d’un frère dans l’exemple rapporté plus haut ; un niveau cognitif où ces références peuvent soutenir une recherche de sens ou de guérison, ou encore une quête de ses origines et de son identité ; en termes de soutien lorsque le partage de représentations culturelles dessine un champ virtuel d’intelligibilité commun et que la présence des proches, des amis ou des membres de l’Église apparaît souvent impressionnante et agissante.

Une position d’incertitude

Ainsi, la « culture » se présente rarement de manière claire, univoque. Son caractère élusif et multiple et les questions en suspens quant à sa signification et à sa portée confrontent les intervenants à une zone d’incertitude potentielle quant à la pertinence des savoirs constitués ou aux manières de les mettre en oeuvre, ce qui pose un défi particulier à leur position d’expertise. Ce qui semble faire alors la différence est la manière dont les intervenants sont ou non capables de soutenir une telle position d’incertitude. Au risque de caricaturer une réalité toujours plus complexe, trois positions nous ont paru se dégager des entrevues.

La première pourrait être qualifiée d’« ouverture à l’inconnu » au sens où la différence culturelle incite à laisser en suspend au moins provisoirement un diagnostic et à se demander ce qui est en jeu dans ce cas particulier ; à tenir davantage compte de l’impact possible des conditions de vie matérielles et relationnelles dans lesquelles se trouve la personne, du rôle possible de la précarité dans laquelle elle peut se trouver. Il s’agit alors de suspendre le jugement et, à partir de cette incertitude même, ou prenant appui sur elle, d’ouvrir un espace additionnel de communication et d’échange.

Une deuxième position possible face à l’incertitude consiste à « convoquer » explicitement les références culturelles, à en accentuer le jeu. Cela peut se faire par la constitution d’un espace de familiarité comme lorsque, confrontée à la passivité et à l’immobilité d’une patiente, une intervenante décide de placer dans son bureau des objets évoquant sa culture d’origine et de recourir à des modes traditionnels de salutation familiers à la patiente, ou lorsqu’un intervenant ouvre une place pour sa langue d’origine dans l’espace clinique. Dans certains contextes cliniques, la convocation de référents culturels se fait de manière plus explicite à travers l’invitation faite à un « consultant culturel » de se joindre à l’équipe des cliniciens et d’éclairer les échanges à partir de sa propre connaissance de la culture d’origine de la personne souffrante.

Une troisième position consiste à maîtriser l’incertitude elle-même, que ce soit en affirmant le caractère généralisable de ses schémas de pensée et de ses propres valeurs ; ou encore, en réduisant la marge d’incertitude que comporte la différence culturelle en en appelant à une image stéréotypée et généralement négative de croyances et d’attitudes culturelles qu’il s’agirait de juguler ou de réduire.

C’est la première de ces positions qui nous a paru la plus porteuse en termes de l’établissement d’un espace clinique partagé. Quoi qu’il en soit, et de manière plus générale, les différences culturelles obligent souvent l’intervenant à faire le deuil d’une position thérapeutique idéale, à ajuster son intervention aux aléas de ce qui se passe et à accepter que le monde du patient et de ses proches lui restera toujours en partie inaccessible. Il lui faut alors ajuster sa manière de pratiquer et accepter soit de se situer en position périphérique, soit au contraire de se trouver identifié à une image idéalisée de son rôle et de ses compétences.

Ces zones d’incertitude ouvrent en fait sur différentes questions, chacune porteuse de ses propres défis. Une première question concerne la place à faire au secret ou au non-dit dans les échanges, que ce soit avec l’intervenante, ou face à la famille restée au pays d’origine, ou encore par rapport aux membres de la communauté culturelle à Montréal. Le sentiment que certaines choses demeurent non dites peut être pour l’intervenant la source d’un sentiment de frustration ou de menace et susciter en lui des réactions négatives. Une telle zone de secret doit être comprise sur un horizon multidimensionnel : celui des codes qui régissent la parole publique dans les sociétés concernées et de la légitimité sociale relative de différents acteurs quant à la possibilité d’énoncer une telle parole ; ou celui du sentiment de menace clair ou diffus que peuvent vivre la personne ou ses proches ou encore d’un désir d’échapper aux réactions négatives que suscitent dans leur communauté des problèmes de santé mentale ; dans le cas de personnes souffrant de problèmes de psychose, celui de la nécessité d’établir ou de renforcer les frontières d’un soi vécu comme particulièrement fragile et poreux aux influences tant internes qu’externes.

Une deuxième question a trait aux décalages que l’on peut observer entre ce que disent patients, proches et intervenants ; un décalage qu’il ne s’agit sans doute pas nécessairement de réduire mais dont il paraît important de saisir la dynamique. Les intervenants semblent parfois ne pas avoir une juste perception du soutien social disponible ou des forces que peuvent mobiliser les patients et leurs proches, ou encore du rôle de la religion dans ce contexte. Il peut aussi s’agir d’aspects particuliers de l’histoire traumatique et de son poids dans la vie actuelle. On peut se demander si c’est là le résultat d’un manque d’intérêt ; ou d’une difficulté de communication et du fait que proches et patients réservent certains pans de leur réalité ; ou si c’est une conséquence du fait que les modèles de pratique actuels et les savoirs experts censés orienter la clinique à l’heure des evidence based practices ne font que peu de place à tout un pan du vécu des patients et de leurs proches.

Le défi est donc d’éviter à la fois de sous-estimer et de surestimer le rôle de la culture dans les échanges cliniques, de chercher à penser l’articulation entre expérience individuelle, dynamiques relationnelles et potentialités culturelles.

La recherche a aussi confirmé et précisé que la plupart des défis identifiés dans la clinique concernant des patients immigrants ou réfugiés s’appliquent tout autant aux patients d’origine québécoise. On peut mentionner rapidement ici différents éléments : l’intérêt que semble présenter la possibilité de maintenir en suspens les savoirs experts et d’inscrire les échanges dans une temporalité plus longue permettant que s’exprime une expérience qui se dit rarement de manière claire et non ambiguë ; l’intérêt de prêter attention aux réactions des patients et de leurs proches, au soutien social dont ils disposent, au rôle que peut aussi jouer un recours à la spiritualité ou à la religion pour des patients québécois ; le rythme de la parole et les stratégies de dévoilement souvent partielles auxquelles ont recours tant les patients que leurs proches ainsi que ce qui est en jeu dans ce qui se dit ou se sous-entend. Ici aussi, il s’agit de s’ajuster aux dynamiques des patients et des milieux, de respecter les frontières. Ici aussi, un même défi : celui de tolérer l’incertitude et de lui faire une place dans l’échange.

L’échappée de l’expérience dans la psychose

Chacune à leur façon, ces recherches évoquent le caractère déstabilisant de la psychose par rapport aux connaissances et aux pratiques cliniques. D’une part, si l’on dépasse une vision des symptômes en extériorité telle que la promeuvent les approches diagnostiques contemporaines, qu’il s’agisse de la psychiatrie ou des sciences cognitives et comportementales, on s’aperçoit que les mots, les perceptions et les réactions des personnes diagnostiquées comme souffrant de schizophrénie témoignent d’une modalité d’existence particulière, altérée et qui nous demeure toujours en partie énigmatique, tout comme elle l’est aussi pour les personnes elles-mêmes et leurs proches. Les récits recueillis dans différents contextes culturels montrent la nécessité de déborder doublement une approche objective des symptômes, d’une part, en direction de l’expérience subjective et de l’autre, en direction de la culture et du contexte social qui contribue à donner forme à cette expérience.

Sur le plan de la clinique, le défi est alors non pas de construire des modèles mais de nommer des repères qui puissent orienter le regard et l’écoute, non vers ce qui confirmerait nos savoirs et nos valeurs, fussent-elles celle d’une bonne intégration sociale, mais vers ce qui est susceptible de nous déporter et de nous indiquer des pistes originales de travail.

Sur le plan de l’humain enfin, on se trouve certainement conduits, comme le souligne Robert Sévigny, vers la reconnaissance d’une commune humanité, mais une humanité informée par ce qui lui échappe, que ce soit du côté des forces qui l’habitent du dedans et la déportent, ou encore de celui du contexte, du langage dans lequel nous baignons chacun, le plus souvent sans en avoir conscience.

Si l’anthropologie a un rôle particulier à jouer dans ce contexte, il me semble que c’en est un de décentration, une décentration qui tienne compte des contextes particuliers dans lesquels s’inscrivent les différences repérées et, par ce mouvement, questionne en retour les présupposés qui animent nos façons communes de concevoir le monde. Un parcours auquel nous invite aussi l’approche propre que Robert Sévigny a développée de ces présupposés implicites qui informent nos actions.