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« Le soleil donne sans jamais recevoir »

G. Bataille, La Part maudite, 1949

Georges Bataille (1897-1962), le théoricien mystique de la dépense improductive, a proposé dans La Part maudite (1949) une relecture radicale de l’Essai sur le don (1923-1924) de Marcel Mauss[1]. Dans cet ouvrage aussi décapant qu’échevelé, Bataille replace les rites de destruction des biens (dans le potlatch, par ex.), les dépenses somptuaires (la construction des cathédrales, par ex.) et les conduites de transgression au coeur d’une économie générale qui établit « un lien entre les conduites religieuses et celles de l’économie » (1967 : 106). Les lois de cette économie générale fondée sur la « consumation des biens » que formule Bataille sont peu soucieuses de rationalité économique, chargées qu’elles sont, ces lois mêmes, d’une « part maudite » sans cesse renaissante, inexpugnable ; en se libérant du fétichisme de la valeur, ces lois inscrivent la « part maudite » attachée au don, et son apparente irrationalité, au coeur même des échanges sociaux et irriguent d’un sang symbolique, et pourtant bien réel, la vie des sociétés. « Le don serait insensé, écrit-il à propos des sociétés à potlatch, s’il ne prenait le sens d’une acquisition. Il faut donc que donner devienne acquérir un pouvoir. Le don a la vertu d’un dépassement du sujet qui donne, mais en échange de l’objet donné, le sujet approprie le dépassement : il envisage sa vertu, ce dont il eut la force, comme une richesse, comme un pouvoir qui lui appartient désormais » (1967 : 107).

À la manière du potlatch des Amérindiens de la côte du Pacifique, les jeux, les arts, le luxe et la poésie pourraient, insinue Bataille, fort bien renvoyer dans les sociétés occidentales non pas d’abord à la mise en spectacle de la dilapidation de richesses utiles, comme on le dit couramment, mais davantage au processus d’acquisition d’une renommée et d’un pouvoir que les artistes, les athlètes et les dandies peuvent faire valoir aux yeux des autres. Bataille a comparé des sociétés du point de vue de la place que les notions d’excès, de surplus et de surcroît d’énergie y occupent, des surplus que les sociétés doivent sans cesse détruire et qu’elles détruisent de fait par différents moyens, par des sacrifices, des guerres, des rites de destruction, la prodigalité. Ces conduites improductives forment, d’après Bataille, une « part maudite » autour de laquelle les sociétés tendent à organiser leurs formations idéologiques et leurs règles d’échange, de l’économie à la religion, du politique au juridique, de l’éthique à l’esthétique. Le théoricien de la dépense improductive fait fort peu de place, dans sa pensée, à la théorie économique classique, laquelle lui apparaît incapable, prisonnière qu’elle est de ses présupposés rationalistes et utilitaristes, de rendre compte des formes particulières de destruction de leurs biens que font, par exemple, des « sociétés de consumation[2] » comme les Aztèques, les sociétés à potlatch comme les Amérindiens de la côte du Pacifique ou le lamaïsme tibétain.

La civilisation s’accomplit, laisse entendre Bataille, par la dilapidation même des richesses à travers des conduites improductives qui sont le signe par excellence de la « souveraineté de l’homme » vis-à-vis de la nature et du monde matériel. Il a libéré la logique maussienne du don des considérations strictement comptables et contractuelles dont elle était encore fortement entachée chez Mauss, le « rendu » devant globalement équivaloir au « reçu », qu’il s’agisse de festins, de politesses, de guerriers capturés, de femmes enlevées ou de biens détruits. La logique du don et des réseaux d’échange ne peut se comprendre en définitive, soutient Bataille, que si on prend en considération des éléments extra-économiques comme la religion et les dieux, le pouvoir politique, l’art et l’esthétique, le prestige social et le luxe, autant d’éléments formant des configurations complexes au sein desquelles circulent en même temps des biens réels (les dons de Mauss), des symboles (les illusions de Bataille), et de l’imaginaire (les simulacres de Baudrillard). Bataille refuse de se laisser emprisonner dans une réflexion qui tournerait exclusivement autour des règles comptables de l’échange, ce qui lui semble se retrouver implicitement présent dans le principe d’équivalence entre le donné, le reçu et le rendu que Mauss a mis, d’une certaine façon, à la base de sa théorie du don[3].

Tracer un chemin à l’interface de la sociologie, de l’ethnologie et de la psychologie

Chez Bataille, la « consumation des biens » n’est rien d’autre que la démonstration de la « souveraineté de l’homme » à l’égard de l’univers et le signe de son détachement vis-à-vis des biens possédés. Cette idée de « l’homme souverain » qui parcourt toute l’oeuvre de G. Bataille sert de point de départ aux réflexions que je propose dans cet essai : l’idée apparue chez Bataille dès La Part maudite (1949) se développe dans L’expérience intérieure (1954) et atteint son sommet dans L’Érotisme (1957), dans ce lieu du voluptueux, du mystique aussi, dans lequel l’homme peut être rendu, à travers la possibilité de la transgression, à sa libre et illimitée souveraineté. C’est cette pensée toute nietzschéenne de Bataille qui m’accompagne tout au long de cet essai. « Nous pouvons reconnaître aujourd’hui, écrit-il dans ce texte majeur intitulé La souveraineté[4], que l’homme est lui-même et qu’il est lui seul (c’est moi qui souligne) la valeur souveraine de l’homme, mais cela signifie que l’homme était le contenu réel de valeurs souveraines du passé. Il n’y avait en Dieu, ni dans les rois, rien qui ne soit d’abord dans l’homme » (Oeuvres complètesviii, 1974 : 358). Cette « souveraineté de l’homme » s’est déployée, laisse entendre Bataille, tout au long de l’histoire humaine, de l’homme archaïque à celui des sociétés fondées sur les royautés sacrées et jusqu’à l’homme vivant dans les sociétés industrielles d’aujourd’hui. L’homme était déjà maître de lui-même avant même qu’il n’invente Dieu et il l’est encore dans notre monde qui a annoncé la mort de Dieu, manifestant pareillement à tous les âges que l’homme est le seul responsable de lui-même et de l’univers.

C’est d’affranchissement dont parle Bataille ; c’est aussi d’une libération qui passe par la dépense inconsidérée, la prodigalité, le sacrifice, l’achèvement dans la mort, mais aussi, et surtout, par la transgression. Bien des questions se posent ici au sociologue et à l’ethnologue. Quelle place convient-il de faire à cette « souveraineté de l’homme » dans une économie générale du don et des échanges ? Retrouve-t-on un pareil niveau de « souveraineté de l’homme » à l’égard des biens dans tous les régimes de vie sociale et dans tous les types de sociétés ? Par quels détours la « souveraineté de l’homme » interroge-t-elle les liens entre économie marchande et consumation des biens ? Le détachement des choses que prêche Bataille s’exprime-t-il d’abord en des pratiques individuelles, privées, arc-boutées aux normes collectives ? Bataille nous invite à chercher les réponses à ces questions que soulève la « souveraineté de l’homme » en examinant les liaisons et déliaisons, dans une référence à des sociétés empiriques concrètes, entre l’organisation sociale et politique qu’elles se donnent, les idéologies et systèmes de valeurs qu’elles inventent et les profils identitaires spécifiques qu’elles mettent en place pour servir de fondation aux sociétés. Nous sommes ainsi entraînés dans un va-et-vient entre sociologie, anthropologie et psychologie, prolongeant le projet de Bataille, de Leiris et de leurs amis (philosophes, sociologues, ethnologues) lorsqu’ils fondèrent, en 1937, la « Société de psychologie collective » pour étudier « le rôle, dans les faits sociaux, des facteurs psychologiques, particulièrement d’ordre inconscient » et pour « faire converger les recherches entreprises isolément jusqu’ici dans les diverses disciplines ».

À la suite du projet comparatif de Bataille qui nous fait voyager entre plusieurs sociétés, celles d’hier et d’aujourd’hui, celles d’ici et d’ailleurs, j’ai pensé utile d’essayer de dégager, dans une sorte d’entreprise wébérienne, une théorie générale de l’échange ; je le fais en m’appuyant sur une étude comparée de quatre principaux régimes de vie sociale que j’appelle, dans cet essai, « société du lignage », « société du territoire », « société de l’individu » et « société de l’objet ». Pour chacun de ces quatre grands modèles de société, j’esquisse les conditions historiques d’émergence des formations idéologiques dans lesquelles s’ancrent les logiques qui y organisent les règles de l’échange et la formation des identités. Aucune société n’a jamais pu éviter, hier comme aujourd’hui, de se confronter aux problèmes que pose l’appropriation des objets, et donc à la dépense, à la question de l’origine, du sang et de la filiation, aux liens à entretenir avec les ancêtres morts et par-delà ceux-ci avec le passé, à la terre commune qu’il faut défendre, à la tribu et à la nation, aux relations à maintenir avec les groupes étrangers, au pouvoir des chefs et des rois, et enfin au statut à accorder aux esprits et aux dieux, au monde, disent les théologiens, de la transcendance.

Les liaisons qui s’établissent entre tous ces éléments et les formations idéologiques qui les sous-tendent trouvent leur centre de gravité, et leur moteur, dans des normes de régulation des échanges et dans des règles de réciprocité qui varient selon qu’on est dans une « société du lignage » ou dans une « société du territoire » plutôt que dans une « société de l’individu » ou dans une « société de l’objet ». Partout on trouve cependant de vastes réseaux réticulés auxquels participent, à travers dons et contre-dons, les vivants, les morts, les gens du dedans du groupe et les étrangers du dehors, les ancêtres et les dieux. Au sein de ces réseaux complexes circulent en excès, nous dit Bataille, des objets et des biens matériels, des offrandes rituelles faites aux ancêtres et aux dieux, du pouvoir politique que les dons nourrissent, surtout lorsque ce pouvoir prend sa source dans le monde des dieux (comme chez les rois sacrés) ou dans l’ordre cosmique, et enfin du prestige et de l’honneur, celui de l’artiste ou de l’athlète, qui sont souvent payés de dépenses somptuaires ou d’exercices épuisants. Acquisition de biens et de statut se joue constamment sur l’horizon de leur possible destruction.

Pour mieux faire voir certains détails de l’architecture propre à chacun des quatre « idéaux-types » de sociétés que je propose, j’ai pensé utile de les associer, aussi souvent que possible, à des sociétés historiques dont parle la littérature anthropologique et sociologique. Des sociétés amérindiennes, notamment les Tupinamba, les Aztèques, les Iroquoiens et les peuples du potlatch du Nord-Ouest américain, servent à illustrer les caractéristiques des « sociétés du lignage » dans lesquelles prédomine le rapport au sang et aux ancêtres ; j’emprunte surtout à des sociétés africaines, notamment aux Yoruba du Nigeria et aux Masaïs d’Afrique de l’Est, aux sociétés classiques de l’Inde et de la Chine, et aux monarchies de l’Europe médiévale, pour présenter les « sociétés du territoire » qui se définissent en relation à un pouvoir tantôt sacré tantôt séculier que l’on situe soit dans le corps du roi soit dans le territoire ; les sociétés européennes de l’après-Renaissance et de la post-Réforme me servent de modèles, notamment les sociétés de cour, au sens où en parle Norbert Elias, pour décrire les « sociétés de l’individu » ; et enfin, je m’appuie sur les sociétés industrielles modernes de type capitaliste et marxiste, telles que les décrit Bataille, pour mettre en évidence le modèle des « sociétés de l’objet ».

Je suis parfaitement conscient du fait que ces quatre idéaux-types de société n’épuisent pas — loin de là — la totalité des régimes de vie sociale qui ont été inventés par les sociétés humaines au cours de leur longue histoire ; je sais aussi que les sociétés existent le plus souvent sous des formes hybrides, hétérogènes et non monolithiques, et non pas comme des entités sociales bien intégrées, ce que certaines parties de mon essai tendent peut-être, à mon insu, à laisser penser. En dépit des dangers de l’exercice, je n’en crois pas moins très instructif de nous adonner, à la manière de Max Weber, à un examen approfondi d’un nombre limité d’idéaux-types de sociétés. La tentative invite à penser, autrement, l’intrication synergique des liens qui rattachent les individus à leur société et les conduites personnelles aux trames collectives ; partout il est question de l’ancrage de la psychologie dans une socio-anthropologie.

Les réflexions qui suivent, je les ai faites en ayant en tête le grand projet psychosociologique qui a animé mon collègue et ami Robert Sévigny durant toute sa carrière de professeur, de chercheur et d’intervenant social. « J’ai toujours trouvé une façon de tenir compte, à la fois, de l’image de soi et de l’image de la société, de la personne, des contextes sociaux immédiats et des grands ensembles sociaux et culturels », disait Robert au détour d’une question posée par J. Rhéaume et L. Mercier (Sévigny, 2007 : 17). Cette posture de R. Sévigny me semble faire écho au mandat que Bataille et ses amis avaient assigné à leur « Société de psychologie collective », à savoir d’« étudier le rôle, dans les faits sociaux, des facteurs psychologiques », un mandat qui a été repris, à sa façon, par Robert Sévigny mais aussi par son collègue Eugène Enriquez avec qui il collabora beaucoup tout au long de sa carrière. Robert Sévigny s’est toujours reconnu dans la puissante école française de « sociologie clinique » associée à Cornelius Castoriadis, un philosophe du politique qui finit sa carrière comme psychanalyste, à Vincent de Gaulejac, à R. Pagès, et à tant d’autres (Sévigny, 1996). La pensée de G. Bataille est encore au coeur du dernier livre (Clinique du pouvoir, 2007) d’E. Enriquez, un livre qui est un modèle d’analyse psychosociologique des « aspects profondément mortifères du pouvoir » dont l’auteur débusque les racines inconscientes en même temps que les emprises sociales.

C’est aussi le Robert Sévigny ethnologue, celui-là même qui n’a jamais cessé de dialoguer avec l’anthropologie, à qui j’ai constamment pensé tout au long de cette excursion qui nous conduira, lui et moi et bien sûr aussi les lecteurs, dans des univers culturels diversifiés, en Afrique, en Amérique amérindienne et en Asie, du côté de l’Inde mais aussi en Chine, dans ce pays dans lequel Robert Sévigny est allé pratiquer, sur le tard, sa « sociologie clinique ». Il l’a fait auprès de médecins et d’autres professionnels dans des hôpitaux psychiatriques qui l’ont mis en contact avec des patients schizophrènes dont il a analysé l’expérience subjective de la psychose et le processus de réhabilitation dans le Beijing des années 1990 (Sévigny, S. Chen et E. Y. Chen, 2009). Sociologue de formation, psychologue de coeur et anthropologue de raison, Robert Sévigny a lutté toute sa vie pour abolir les frontières absurdes élevées entre les disciplines sociales et humaines, des frontières qui ont fini par réduire l’humain à force de le découper en partie, de le saucissonner. C’est au carrefour de la psycho-sociologie, de l’ethnologie, des sciences politiques et parfois avec des appels à la psychanalyse que Robert Sévigny a envisagé la question de la « souveraineté de l’homme », de l’homme tout court, qu’il vive au Québec, en Chine ou ailleurs.

Ma réflexion s’engagera résolument sur le terrain sociologique et anthropologique que je croiserai avec le politique, le juridique et l’éthique, et nécessairement avec le psychologique, notamment avec la psychologie qui s’intéresse aux processus psychiques profonds. Pour le dire autrement, je compte essayer d’inscrire une réflexion socio-anthropologique dans une cogitation psychologique, dans une inquiétude tout inspirée de la pensée de Bataille, dans une attention à la dramatique de l’existence humaine, à son caractère tragique, dirait Bataille, et dans la conviction enfin que la question du sens est incontournable pour l’homme, qu’il soit d’hier ou d’aujourd’hui. C’est cela sans doute qui lui permet d’échapper aux dieux et aux objets qu’il invente et qu’il détruit après les avoir créés.

Les « sociétés du lignage »

Dans les « sociétés du lignage » domine un imaginaire social structuré sur une continuité généalogique, dans l’affirmation du partage d’une même identité pour tous les membres d’un même groupe : ces sociétés existent en tant que formations sociales holistes dans lesquelles les individus sont subordonnés à la famille, au lignage et au clan. Les autres traits qui caractérisent ces sociétés ont été identifiés avec précision : les relations entre les membres du groupe sont plus importantes que celles qu’ils entretiennent avec les objets et les choses ; la propriété familiale et clanique l’emporte nettement sur la propriété individuelle ; le prestige social y est largement déterminé par la capacité et la promptitude d’une personne à défendre les siens et à venger l’offense ; et le groupe reconnaît la dette inextinguible contractée à l’égard des ancêtres morts et des dieux. Le régime des relations sociales apparaît réglé dans ce type de sociétés par deux codes fondamentaux, à savoir le code de l’honneur et celui de la vengeance, qui servent de piliers éthiques à l’ensemble du système social et fournissent les principes permettant d’assurer un certain rééquilibrage dans les conflits entre les clans et entre des sociétés étrangères.

Les règles imposées par ces deux codes énoncent l’impossibilité de rompre la chaîne de la filiation qui lie les générations entre elles, d’échapper à l’obligation de solidarité d’une personne à l’égard des membres de son clan et de détacher quiconque de son ancrage dans l’héritage commun. La personne se définit, dans ces sociétés, par son appartenance à un lignage particulier en référence auquel se constitue son identité ; obligation lui est aussi imposée de tout faire, éventuellement de mettre en jeu sa vie, pour défendre les autres membres de son lignage. Les codes de l’honneur et de la vengeance fixent de plus la forme et l’extension que peuvent prendre la guerre et la violence : la vengeance ne doit pas dépasser l’affront ; le cycle des vendettas doit finir par s’équilibrer ; aucun pouvoir ne doit décider d’en haut de la légitimité ou non des conflits entre familles. Ce sont en effet les lignages et les clans eux-mêmes qui doivent trouver, hors d’un espace politique qui les surplomberait, des solutions, dans l’honneur, aux litiges qui les opposent. La guerre que les « sociétés du lignage » font aux peuples ennemis est plus une guerre de prestige qu’une guerre de conquête : les guerriers y acquièrent d’abord l’honneur à travers la capture d’autres guerriers qui seront éventuellement intégrés au clan des vainqueurs pour y remplacer les hommes tombés au combat.

Dans le chapitre xxxi de ses Essais (1580) qu’il a intitulé « Des Cannibales », Montaigne avait déjà interprété certaines pratiques de guerre des Tupinamba du Brésil, notamment le supplice infligé aux ennemis capturés, comme une stratégie paradoxale visant à établir des liens entre des groupes ennemis, à s’approprier la force de l’étranger, éventuellement à travers le cannibalisme, et du côté du supplicié à démontrer son courage[5]. Les « sociétés du lignage » semblent en effet considérer le combat comme un moyen qui leur permet d’établir des liens avec des ennemis et de transformer des étrangers, ceux avec qui on se bat, en des partenaires participant à un commun réseau d’échange. Aussi étrange que cela puisse paraître, la guerre apparaît en effet gérée dans les « sociétés du lignage » par de subtiles règles d’échange où l’on comptabilise de part et d’autre les affronts subis, mais aussi le nombre de guerriers tués et de prisonniers capturés, le conflit diminuant d’intensité aussitôt que les pertes et les gains tendent à s’équilibrer. Sofsky a pleinement raison, me semble-t-il, d’écrire que « la guerre est inséparable de la règle du don » et que cette règle « est appropriée à l’état de guerre permanent » (1998 : 81) qui caractérise les « sociétés du lignage ».

Dans ces sociétés, des initiations et des rites de passage accompagnent chacun des âges de la vie des hommes et contribuent à façonner leur identité dans le sens d’une « identification » avec le groupe. Au terme de son initiation, le jeune homme reconnaît qu’il n’existe qu’à travers le groupe ; la souffrance associée aux rites a elle-même pour fonction d’inscrire les codes de l’honneur et de la vengeance dans son corps ; et l’homme qui meurt au combat sait qu’il sera vengé par la capture d’un autre homme appartenant à un groupe ennemi. Parlant de la guerre dans les sociétés iroquoiennes du Nord-Est américain, l’anthropologue Roland Viau écrit : « La guerre iroquoienne était une guerre de capture que se livraient des groupes qui n’entretenaient pas de relations économiques entre eux ou n’étaient pas unis par une alliance formelle. Cette guerre de capture s’inscrivait dans le rituel du deuil iroquoien, et les pratiques guerrières ainsi que les comportements culturels des sociétés iroquoiennes envers leurs captifs de guerre étaient étroitement apparentés à leurs attitudes collectives devant la mort » (1997 :43). Le guerrier étranger que l’on avait capturé était soit sacrifié et éventuellement dévoré, soit supplicié avant d’être adopté par le groupe dans lequel il recevait souvent un nouveau nom proche de celui du guerrier mort qu’il était censé remplacer.

Les autres catégories de sacrifices qui abondent dans les « sociétés du lignage » doivent elles aussi être interprétées sur l’horizon des codes de l’honneur et de la vengeance. La dette inextinguible contractée à l’égard des mânes des ancêtres et des dieux protecteurs semble être compensée dans ces sociétés par des rituels sanglants : les sacrifices, qu’il s’agisse d’animaux ou d’humains, servent à faire communiquer, à travers le lien du sang, le monde des humains, celui des ancêtres et celui des dieux ; ces sacrifices visent de plus à assurer un équilibre entre la dette des vivants à l’égard des ancêtres et des dieux. Ces rituels redoublent en quelque sorte les règles de la guerre dans laquelle on cherche, sans jamais y arriver, à transformer les captures de guerriers en un réseau plus ou moins équilibré d’échange entre groupes ennemis. Une même logique de violence et d’anti-violence semble donc structurer les pratiques reliées à la guerre et aux sacrifices, ces derniers fonctionnant comme une stratégie de contre-don qui vise à honorer les esprits des guerriers morts, à compenser les pertes du groupe par l’adoption de captifs étrangers, à redonner aux ancêtres afin qu’ils accordent, en retour, puissance et force aux vivants, et enfin à réalimenter l’énergie des dieux et du cosmos en l’irriguant constamment d’un sang nouveau. Évoquant les sacrifices humains chez les Aztèques, Georges Bataille écrit : « La plupart des victimes étaient des prisonniers de guerre, ce qui justifie l’idée des guerres nécessaires à la vie du soleil : les guerres avaient le sens de la consumation, non de la conquête, et les Mexicains pensaient que, si elles cessaient, le soleil cesserait d’éclairer » (1967 : 87).

La grande loi qui semble faire fonctionner les « sociétés du lignage » est la loi de l’échange, avec le don et le contre-don qui soutiennent cette loi et qui en rythment le fonctionnement. Ces sociétés sont en effet dominées par la règle de la réciprocité qui se déploie dans toutes les directions, notamment en imposant des limites aux vendettas entre les clans et aux guerres de capture à l’égard des groupes ennemis, et en établissant des réseaux d’échange entre les vivants, les morts et les dieux. Sur tous ces plans on poursuit inlassablement, sans jamais y parvenir, l’équilibre entre le donné, le reçu et le rendu, dans une entreprise d’autant plus risqué, qu’il s’agit de répondre à la mort de l’un par la mort d’un autre, d’apaiser l’esprit des guerriers tués au combat, de faire honneur aux mânes des ancêtres et de nourrir de sang humain des dieux qui sont par nature insatiables. Pour que le monde puisse continuer d’exister, ces sociétés ont pratiqué, souvent jusqu’à l’excès, les sacrifices et les guerres de capture qui fournissaient les victimes à immoler : « Seul était valable, écrit Bataille, un excès qui passait les bornes, et dont la consumation semblait digne des dieux » (1967 : 99). Et Bataille ajoute en évoquant les Aztèques que « la consumation n’avait pas une moindre place dans leurs pensées que la production dans les nôtres. Ils n’étaient pas moins soucieux de sacrifier que nous ne le sommes de travailler » (1967 : 84).

À cause de l’impossibilité d’arriver à équilibrer le perdu et le reçu, le don et le contre-don, la règle de la réciprocité ne pouvait qu’engendrer la vendetta entre les clans et la guerre de capture entre les sociétés, vendettas et guerres chroniques qui n’arrivaient, pour ainsi dire, jamais à balancer les pertes et les gains et à en finir avec les conflits. C’est ici que trouvait son origine la logique du cycle ininterrompu des sacrifices sanglants, apparemment impuissants malgré leur nombre, à rendre aux morts et aux dieux ce qu’ils avaient donné aux vivants. C’est du coeur même de cet écart, de ce décalage, que surgit une violence impossible à apaiser, que les « sociétés du lignage » ont pu tout au plus contrôler et limiter à travers une règle stricte, celle de l’équivalence, qui n’admettait jamais la destruction complète de l’autre. Vendettas, guerres et sacrifices apparaissent ainsi réglés par le code de l’honneur qui force à ne pas prendre plus que ce qui a été perdu, ce code s’appliquant aussi bien au monde des vivants, qu’à celui des morts ou qu’à celui des dieux.

Il n’est pas étonnant que l’on trouve la pratique du potlatch dans certaines de ces « sociétés du lignage » où domine le code de l’honneur : « ce que le potlatch apporte au donateur n’est pas l’inévitable surcroît des dons de revanche, écrit Bataille, c’est le rang qu’il confère » (1967 : 138) ; au rang éminent que le potlatch confère sont associés, il convient de le rappeler, le prestige, la gloire et la puissance. Les sociétés du potlatch ont déjà quelque chose, nous le verrons, du pouvoir à valence religieuse ayant sans doute grandement facilité l’émergence du pouvoir sacré dans les « sociétés du territoire » qui sont, le plus souvent, de type monarchique.

Les « sociétés du territoire »

Les « sociétés du territoire » semblent s’être développées en se dissociant des codes de l’honneur et de la vengeance, en se détachant de l’idéologie de la dette inextinguible contractée à l’égard des morts et des dieux, et en transformant la guerre de capture de guerriers étrangers en une guerre visant la conquête « réelle » de nouveaux territoires. Aucune figure ne représente plus adéquatement ces sociétés dans lesquelles l’expansion territoriale a progressivement occupé de plus en plus de place que le personnage du chef tribal, ou mieux encore celui du Roi sacré, ce dernier tirant son pouvoir non pas d’abord du sang de ses ancêtres mais d’une force transcendante existant par-delà les lignages. Au coeur même du rituel d’intronisation du Roi sacré, obligation lui était faite, chez les pharaons égyptiens par exemple, de commettre l’inceste en couchant, parfois réellement mais plus souvent symboliquement, avec sa mère ou avec sa soeur. En transgressant l’interdit fondateur de toute vie sociale et en ancrant sa puissance royale dans une énergie divine ou cosmique, le Roi se situait d’emblée hors lignage et hors filiation, dans un espace ambigu et mal balisé au sein duquel a pu émerger un nouveau régime politique, religieux et éthique qui n’avait alors que fort peu à voir avec le code de l’honneur, avec la règle de la compensation par le sang et avec l’idéologie du prestige acquis à travers des dépenses somptuaires comme c’était le cas, par exemple, dans les sociétés à potlatch.

Le pouvoir du Roi sacré n’allait pas, il est vrai, sans la domination, le commandement et l’autorité qui conféraient au monarque la capacité de décider des affaires publiques, de rendre la justice, de punir les coupables, éventuellement par la mort, et d’obtenir l’obéissance de la part de ses sujets. Dans le personnage du Roi sacré, on retrouve néanmoins, par-delà le chef politique, le guerrier et le juge, d’autres figures, notamment celles du prêtre et du magicien, qui contribuent à ancrer le pouvoir du roi dans un espace transcendant, sacré, d’où il tire, en dernière instance, sa légitimité et sa puissance. Le Roi sacré n’était ni un chef de guerre, ni un grand démagogue, ni un prince que le peuple avait plébiscité ; il n’était pas non plus celui qui ayant mérité le titre de roi à cause de l’éminence de sa vertu ou de sa plus grande conformité aux coutumes du groupe ; et il n’avait pas été fait roi parce qu’on le pensait plus compétent ou plus sage que les autres. Le Roi sacré tirait plutôt sa légitimité des dieux qui l’avaient choisi, qui avaient déposé en lui une énergie que lui seul possédait, une force qui habitait le corps même du Roi.

Dans Les Rois thaumaturges (1924), l’historien Marc Bloch écrit que la figure du Roi sacré restait encore vivante dans la société féodale européenne comme le montrait, entre autres, le fait que le roi y guérissait les scrofuleux par le seul contact de sa main. N’était-il pas en effet capable par le seul toucher de guérir les malades, d’assurer la fécondité des femmes et de donner la puissance aux hommes ? Et si le Roi venait à déchoir le peuple ne devait-il pas le mettre à mort ? Les sociétés monarchiques de l’Ancien Régime avaient depuis longtemps rompu, en Europe, avec la royauté sacrée telle qu’on la trouvait encore, par exemple chez les Yoruba du Nigeria dans les années 1940, mais elles n’en avaient pas moins conservé certaines traces, sans doute les plus lentes à disparaître, qui exprimaient l’association du roi au prêtre et au magicien. J’ai aussi retrouvé quelque chose de semblable dans le pouvoir multiforme que possèdent les chefs chez les Angbandi du Zaïre-Congo, une société auprès de laquelle j’ai vécu quelques années lors de ma recherche pour mon doctorat.

Avec l’institutionnalisation de la chefferie et plus tard de la royauté sacrée, un nouveau type de société est apparu : le pouvoir politique y a pris appui sur une réalité extérieure au groupe qui apparaît assignable tantôt à des dieux tantôt à l’ordre même de l’univers ; une différenciation entre les membres du groupe s’y est faite à travers notamment la création de castes spécialisées comme celles de griot, de forgeron et d’artisan ; et le pouvoir du roi s’est lui-même reporté en les intégrant, au fil du temps, sur d’autres personnages, le prêtre, le magicien, le juge, le guerrier. Le Roi sacré conserva cependant encore longtemps sa prétention à concentrer dans son corps mortel une « énergie » venue d’ailleurs qu’il devait mettre au service de la vitalité de toute la société qu’il « énergisait » en quelque sorte de l’intérieur, comme si la société n’était qu’une extension du corps du roi. Cette hégémonie totale dut cependant reculer face à l’affirmation des différentes castes, celles des administrateurs, des guerriers, des prêtres, des artisans, qui réclamèrent de partager le pouvoir avec le roi.

Le cas de la Chine classique est ici intéressant car cette société a réussi à faire coexister, pendant des siècles, le pouvoir sacré de l’Empereur, le « fils du ciel », avec le pouvoir civil et séculier exercé par les hauts fonctionnaires de la Cité impériale (voir La Bureaucratie céleste d’Étienne Balazs pour une lumineuse description de cette société). Au sommet de la pyramide sociale, on trouvait des bureaucrates dont le rôle était d’assurer l’administration et le contrôle de toute la société sous l’autorité directe de l’Empereur ; à la base, une immense paysannerie, et au milieu, des artisans et des marchands, dont la fonction était de produire des biens et d’en favoriser la circulation. L’harmonie au sein de cette société hiérarchisée n’en était pas moins, en dernière instance, assurée par les offrandes que l’Empereur devait faire, selon un calendrier précis, aux astres du ciel. Le pouvoir continuait donc à renvoyer, dans la Chine impériale, à un « dehors », à la sacralisation des forces du cosmos et à un Empereur qui était sans doute autant un prêtre qu’un roi.

Dans les sociétés construites autour du chef et du roi on a généralement mis en place un système organisé autour de trois ou quatre castes : celle des prêtres qui ont été d’emblée associés au pouvoir politique ; celle des guerriers (associés aux « maîtres du feu » et de la forge) chargés de la défense du territoire ; celle des artisans, des commerçants et des paysans dont la fonction était d’assurer le bien-être de toute la société ; et dans certaines sociétés, celle des hors-caste[6]. Dans ces sociétés qui étaient profondément inégalitaires, le statut d’une personne était déterminé par son appartenance à une caste, par sa position dans la hiérarchie sociale et par sa plus ou moins grande proximité avec la figure incarnant le pouvoir, parfois un roi, d’autres fois une idéologie religieuse. L’Inde classique fournit sur ce point un exemple paradigmatique avec son système des quatre varnas et des innombrables jâti auxquels étaient associés les différents métiers et professions. L’ethnologue Louis Dumont a montré dans un très beau livre intitulé Homo hierarchicus : essai sur le système des castes (1966) comment cette architecture profondément inégalitaire de la société indienne permettait néanmoins d’assigner une place significative à toutes les personnes sans qu’aucune mobilité sociale ascendante ou descendante ne soit cependant possible.

Le mahatma Gandhi défendait encore dans les années 1940 le régime des varnas et des jâti qui renvoyait, dans ses conceptions philosophiques et politiques, à l’exubérance et à la polyphonie de l’hindouisme, ce qui ne l’empêchait pas de critiquer les maharadjas, Rajputs et autres maîtres du pouvoir. L’organisation sociale de l’Inde ancienne trouvait son fondement dans la religion hindoue elle-même et dans une philosophie sociopolitique dont l’Inde n’arriverait à s’affranchir que difficilement, pensait Gandhi. L’écart entre le social, le politique et le religieux n’a cessé de se creuser dans l’Inde moderne, sous l’impact notamment de la mise en place d’un régime démocratique affirmant l’égalité de tous les citoyens et d’une laïcisation progressive de l’ensemble de la société. L’antique système des varnas et des jâti qui était fondé sur des bases religieuses s’est ainsi affaibli et a perdu, assez rapidement, une bonne partie de sa légitimité ; il est cependant encore loin d’avoir disparu, notamment pour ce qui touche aux choix des conjoints et des interdits alimentaires (voir M. S. Srinivas, 1996).

Dans certaines sociétés africaines, des modifications ont aussi été apportées dans l’architecture de la société sans que le système ne perde cependant son centre de gravité. Dans les ethnies d’éleveurs de troupeaux (en Afrique de l’Est, par exemple) qui sont généralement des sociétés à classes d’âge, on a globalement distingué quatre périodes dans la vie des hommes. Il s’agissait d’abord pour le jeune pâtre chargé de garder les animaux de tuer une bête sauvage s’attaquant au troupeau : chez les Masaïs, on s’attendait, par exemple, à ce que tout jeune homme ait tué un lion avant ses quinze ans. Au cours du deuxième âge, on exigeait de ce jeune homme qu’il défende les pâturages, allant éventuellement jusqu’à tuer le voleur de bêtes ou l’éleveur étranger venu faire boire son troupeau dans des points d’eau qui n’étaient pas les siens. Aussi longtemps qu’ils faisaient partie des deux premières classes d’âge dans lesquelles il leur était demandé de défendre le troupeau et le territoire contre les étrangers, les jeunes gens n’avaient le droit ni de se marier ni d’avoir des enfants. Chez les Masaïs, les hommes n’accédaient que vers leurs 30-35 ans à la troisième classe d’âge qui donnait accès à la sexualité, au mariage et à une descendance. L’entrée dans l’ordre sexuel se faisait même à travers une sorte de combat rituel opposant l’homme et la femme, un combat d’autant plus dramatique et éprouvant pour les femmes qu’elles étaient souvent infibulées dans les sociétés pastorales[7]. Puis venait le quatrième âge durant lequel l’homme devait sortir de tout ce qui touchait à la guerre, à la mort et à la sexualité.

Il a fallu une double rupture pour que la royauté ne s’exprime plus à travers le corps même du roi mais à travers l’espace géographique ou le territoire sur lequel régnait le monarque. Une première rupture a dû se faire dans le champ de la représentation de l’origine même de la puissance du roi : on n’a plus cherché celle-ci dans une énergie venue de l’espace abyssal habité par des dieux et déposé dans son corps mais plutôt dans un territoire que l’on voulait le plus vaste possible ; on ne l’a plus mise dans une force cachée dans le corps même du roi mais dans le déploiement de ses somptueuses richesses, dans l’architecture de ses palais et dans les fastes de sa cour ; et enfin, on n’a plus ancré le pouvoir du roi sur un « dehors » représenté par les dieux ou par l’ordre du monde mais sur la disposition du peuple à se soumettre à un roi reconnu comme souverain, c’est-à-dire comme celui qui se situe au-dessus des autres avec le droit de vie et de mort sur ses sujets. Philippe II construisant l’Escurial, Louis xiv transportant sa cour à Versailles et Pierre Le Grand faisant surgir de terre la ville de St-Pétersbourg représentent cette nouvelle forme de pouvoir monarchique, celle qui s’appuie désormais sur l’expansion territoriale, sur la conquête d’autres royaumes, sur l’accumulation des richesses et sur une cour où le prestige s’acquiert dans la maîtrise d’une étiquette aristocratique. Ce qui restait de sacré dans les « rois thaumaturges » du Moyen-Âge évoqués par M. Bloch a totalement disparu chez les rois européens des xviie et xviiie siècles chez qui les pouvoirs de prêtre et de monarque se sont définitivement dissociés : le roi doit désormais démontrer sa puissance à travers des signes matériels, dans une extension territoriale de son royaume, à travers l’ampleur de ses richesses et par le décorum de sa cour.

Edward Saïd, un spécialiste de l’histoire des empires coloniaux, a montré comment la transformation des anciennes monarchies en des systèmes impériaux s’est surtout faite autour de l’acquisition, par la force, de territoires sur tous les continents du monde. « L’enjeu, écrit-il, c’est le territoire et sa possession, la géographie et le pouvoir. Toute l’histoire humaine est enracinée dans la terre, parce qu’il a fallu penser à l’habitat, mais aussi parce qu’on a voulu avoir plus de territoires, et qu’on a dû pour cela décider du sort de populations indigènes. Fondamentalement l’impérialisme signifie visée, installation et mainmise sur une terre qu’on ne possède pas, un territoire lointain où d’autres vivent et qui leur appartient » (2000 : 41). Le passage à des systèmes politiques expansionnistes s’est fait dans les pays européens à une échelle que ne semble pas avoir connu les sociétés asiatiques, africaines et amérindiennes, bien qu’on retrouve aussi chez les Incas, les Mongols et même chez les Yorubas la présence de guerres visant la conquête des sociétés voisines et l’annexion des territoires étrangers. Partout le pouvoir du Roi sacré semble s’être dégradé en un pouvoir désormais mesurable en kilomètres carrés de territoire, en kilos d’or entassés dans les banques du royaume et en une multiplicité de palais, tous plus beaux les uns que les autres.

Une seconde rupture devait encore se faire pour que s’achève le processus de désacralisation du pouvoir royal et pour que les « sociétés du territoire » puissent enfin remplacer les sociétés dans lesquelles le corps sacré du roi était constitué comme le réceptacle où se concentrait la puissance associée à la royauté. La nouvelle rupture s’est fait à travers le déplacement des sources du pouvoir royal, de l’au-delà vers l’ici-bas, dans l’affaissement du système hiérarchique des castes et dans la promotion de plus d’égalité entre tous les sujets. Conjuguant un pouvoir temporel accru à une puissance religieuse déclinante, la royauté ne pouvait plus trouver son nouvel ancrage que dans la lutte pour la conquête de nouveaux territoires, dans la démonstration d’une puissance reposant plus sur les richesses matérielles que sur le pouvoir religieux et dans une idéologie qui culminera, sous Louis xiv, dans l’émergence d’une aristocratie s’imposant à l’ensemble de la société. On peut de nouveau se référer ici à Louis Dumont expliquant comment les bases religieuses du système indien des varnas et jâti ont reculé face à la démocratie à l’anglaise, nettement plus égalitaire et plus individualiste, face aussi à la réforme sociale dont les leaders politiques progressistes de l’Inde se sont eux-mêmes faits les promoteurs, notamment à partir du début du xxe siècle. Ce qui s’est passé en Inde au cours de ce siècle peut sans doute aider à penser le processus complexe qui a permis la sécularisation des monarchies d’Occident, processus qui n’a pas pu se faire sans une différenciation accrue des pouvoirs, sans le recul de la religion et sans la montée en force, ce troisième point étant peut-être le plus important, de l’individualisme et de l’égalitarisme (voir Homo aequalis i et ii, 1977 ; 1991).

Dumont rappelle, dans Homo aequalis, que la démocratie se distingue de la monarchie, notamment de la royauté sacrée, par le refus de croire en une puissance divine ou cosmique dont le roi serait le détenteur et par l’abandon d’un régime de vie sociale qui se hiérarchise exclusivement en référence soit au roi soit à une idéologie religieuse. Cela ne veut cependant pas dire, insiste Dumont, que le lieu du pouvoir devient non nommable, infigurable, une fois qu’il s’est émancipé de cette force que l’on situait autrefois au « dehors » ; ce sont plutôt les signes du pouvoir qui se sont mis à changer en se reportant d’abord sur le territoire en tant qu’espace d’expression de la puissance des peuples, puis sur le pays et enfin sur la nation qui s’est affirmée de plus en plus en tant que référent identitaire de base permettant aux sociétés de se définir. Dans les projets politiques qui ont fait émerger, au cours du xixe siècle, bon nombre de monarchies européennes en des nations distinctes, les nouveaux pays se sont constitué, au sein de frontières clairement définies, sur la base de la langue et de la culture communes considérées comme les principaux marqueurs des identités collectives. Tout était en place pour que les guerres du xxe siècle opposent désormais les nations les unes aux autres, tantôt au nom des prétentions territoriales des uns tantôt au nom de la prétendue supériorité d’une nation sur ses voisines. Derrière les conflits d’origine religieuse, linguistique ou culturelle, derrière les fondamentalismes et les nationalismes de toutes sortes, c’est encore souvent la référence au territoire qui se révèle être primordiale : c’est en effet la terre où nos ancêtres ont habité qui continue à être réclamée, d’une manière plus ou moins explicite, par les chefs des guerres modernes.

Dans les « sociétés du territoire », une nouvelle configuration des réseaux de réciprocité et d’échange s’est donc mise en place, avec ses règles et ses normes propres, et a permis l’émergence d’un nouveau régime de vie sociale qui a fait de plus en plus de place aux droits politiques et civiques de tous les membres de la société. Une des premières fonctions du nouvel État a partout consisté à faire arbitrer, par le pouvoir juridique, les conflits entre les familles et à ne plus permettre aux personnes qu’elles se fassent justice elles-mêmes. L’institutionnalisation de la justice s’est aussi faite, au sein de cette nouvelle formation idéologique, en s’émancipant progressivement de l’idée de justice divine, dans une indépendance croissante du juridique vis-à-vis du pouvoir politique et dans la reconnaissance de droits égaux pour tous les citoyens. Cette nouvelle forme de justice exigeait en effet que soit reconnu le principe de l’égalité juridique des citoyens devant la loi, un principe qui n’a été de fait pleinement reconnu et communément admis que dans les sociétés dans lesquelles le pouvoir n’appartenait plus à un roi ou à une classe sociale mais à toute la communauté des citoyens.

On oublie souvent que la démocratie est une conquête très récente qui n’a été rendue possible que grâce à une conjoncture de trois transformations qui ont modifié en profondeur l’idéologie à la base du régime de normes des sociétés : 1) la reconnaissance de l’égalité de statut entre tous les membres d’une même société ; 2) le détachement du pouvoir politique d’avec ses attaches dans un « dehors » religieux et la sécularisation des systèmes collectifs de sens ; 3) la distinction établie entre les ordres politique, juridique et religieux sur laquelle s’appuient le nouveau régime de vie sociale et le système éthico-légal qui est organisé autour de la notion de responsabilité individuelle. C’est sur l’horizon de cette triple transformation des régimes de vie sociale et des formations idéologiques que les « sociétés de l’individu » ont pu émerger.

Les « sociétés de l’individu »

Les « sociétés de l’individu » sont nées, disent les historiens et les spécialistes des sciences sociales, d’une expérience de vie collective caractérisée, entre autres, par de nouvelles formes de sociabilité, par une personnalisation du pouvoir politique à travers notamment la figure des grands fonctionnaires de l’État, et par une consolidation du contrôle et de la répression dans les sociétés. Un espace individuel, privé et intime s’est en quelque sorte creusé au coeur même de cette nouvelle organisation sociale et politique qui assurait, d’une manière accrue, la protection des personnes tout en renforçant le pouvoir étatique. Libéré de la nécessité de se défendre lui-même, l’individu put alors se prendre comme la fin ultime de ses propres actions dans un détachement, qui est allé en s’amplifiant, vis-à-vis de sa famille d’origine, de son clan, et en se reportant sur son pays, sur l’État ; il put aussi s’engager dans la quête de son bien-être personnel et dans la poursuite de ses intérêts privés ; et enfin la possibilité lui était donnée de se retirer dans l’intimité du « je ». Le processus d’individualisation initié dans les cours de la Renaissance et sans doute aussi renforcé par le mouvement de la Réforme protestante a été en quelque sorte consacré par le Romantisme qui a canonisé un nouvel idéal de sensibilité largement tourné vers l’intériorité ; la Révolution industrielle est venue en quelque sorte achever, selon Marx et d’autres penseurs critiques, le processus d’individualisation en provoquant l’atomisation des travailleurs désormais séparés non seulement de leurs familles mais aussi de leur classe sociale. L’idéologie capitaliste et libérale proclamait, à la même époque, le droit pour tous les individus de goûter le plaisir de la propriété privée, de s’abîmer dans la jouissance de leurs biens personnels et de se retirer, s’ils le désiraient, dans la solitude.

Georges Bataille situe les sources de l’individualisme, à la suite de Max Weber, dans la morale protestante, dans l’émergence du capitalisme et de l’industrialisation, et dans la culture de la bourgeoisie plus que dans celle d’une aristocratie proche de la royauté. « Ce qui distingue l’économie médiévale de l’économie capitaliste, c’est que, écrit Bataille, pour une part importante, la première, statique, faisait des richesses excédantes une consumation improductive, alors que la seconde accumule et détermine une croissance dynamique de l’appareil de production » (1967 : 153). Au Moyen-Âge, on dépensait en construisant des cathédrales et des abbayes, on faisait vivre un grand nombre de moines et de prêtres, et on multipliait les jours de fêtes religieuses, autant de comportements qui n’étaient, écrit Bataille, que consumation improductive des richesses d’un peu tout le monde, du peuple surtout. Avec le protestantisme, et plus particulièrement avec le calvinisme, l’activité économique a été profondément réorientée dans le sens d’une accumulation des richesses, désormais vues comme un signe témoignant du salut du croyant.

La Réforme a ainsi provoqué, en favorisant l’émergence du capitalisme, l’autonomisation progressive de l’économie vis-à-vis de la religion : « Le capitalisme, écrit Bataille, n’est pas seulement une accumulation des richesses en vue d’entreprises commerciales, financières ou industrielles, mais l’individualisme général, la liberté des entreprises » (1967 : 161). La bourgeoisie d’affaires de Genève et les marchands des Pays-Bas glissèrent progressivement vers un individualisme de plus en plus radical qui a été associé au principe de la libre poursuite du profit. Avec le calvinisme s’arrête, en Occident, le monde de la consumation improductive et commence un régime économique post-religieux qui prospère à partir de l’individualisme des marchands engagés dans la quête du profit.

On trouve quantité de travaux consacrés à ce qu’est devenu cet individu dans la société occidentale contemporaine, travaux que je me limite à évoquer rapidement. Nous vivons à une époque centrée sur le « souci du soi », a écrit Michel Foucault (1984), dans une « ère du vide » qui a provoqué, selon Gilles Lipovetsky (1993), une « déstandardisation des identités », dans l’âge du « retour du sujet », sous sa forme narcissique, affirmait Lasch il n’y a pas si longtemps encore, d’un sujet incertain, déprimé, dans « la fatigue d’être soi », dit le sociologue Ehrenberg (1998), d’un « individualisme négatif » et d’« individus désaffiliés », soutient Castel (1997), d’une « crise de l’intériorité », selon le psychanalyste Anatrella (1998), d’une « identité inachevée », affirme Balibar (1997). Tous ces penseurs insèrent, d’une façon ou de l’autre, la question de l’individu, de l’identité et de l’intériorité au coeur de ce que Charles Taylor (1994 ; 1998) a appelé, chez nous, « le malaise de la modernité », qu’il interprète cependant trop exclusivement, me semble-t-il, dans un cadre de philosophie morale humaniste au lieu d’interroger les conditions idéologiques, économiques et sociales qui ont conduit à la reconfiguration de l’identité du sujet dans les sociétés contemporaines.

Ces différents auteurs ne proposent pas exactement la même reconstitution du long processus qui a permis l’émergence, au cours des trois ou quatre derniers siècles, de l’individualité dans les sociétés occidentales. Je m’appuie, pour penser la genèse des « sociétés de l’individu », sur Norbert Elias qui a reconstitué, d’une manière originale, le parcours historique qui a conduit à leur apparition. Dans des études fouillées portant sur le processus de transformation, à l’aube des temps modernes, de la forme du pouvoir politique et du régime de vie sociale, Norbert Elias (1897-1990) prétend que la nouvelle formation idéologique et le style de rapports interpersonnels qui se sont mis en place dans les « sociétés de cour » ont permis qu’apparaisse « l’individu ». Les cours royales auraient servi, selon Elias, de point d’articulation, notamment dans les sociétés monarchiques des xviie et xviiie siècles, entre une organisation sociopolitique remarquable, celle représentée par un pouvoir étatique de plus en plus centralisateur, et des modifications substantielles de la sensibilité, de la subjectivité et des comportements dans le milieu aristocratique associé à la cour. Les modèles de conduite qui prévalaient dans les cours se seraient progressivement diffusés, sous l’impact d’institutions de plus en plus normalisantes, depuis la classe des aristocrates proches des princes vers les autres classes de la société, d’abord dans la classe bourgeoise puis dans les autres groupes sociaux qui en seraient venus à intérioriser, sous la forme d’habitus, écrit Elias, les nouveaux codes de comportements. Le sociologue allemand a en effet insisté, dans son remarquable ouvrage intitulé La société de cour (1985), sur l’interdépendance existant entre les modifications qui ont affecté l’organisation sociale et politique, et celles qui ont contribué à remodeler à cette époque les modalités d’expression de la sensibilité, les manières d’être-au-monde et les structures de l’identité.

Elias introduit, dans cet espace d’interdépendance du politique et de l’idéologique, le concept de « couche sociale » avec les paires aristocrate/bourgeois et courtisan/guerrier, et celui de « couche psychique » organisée, chez lui, autour des notions de pudeur et de rationalisation. C’est dans le cadre de la vie de la cour, avec ses intrigues et ses querelles, qu’Elias situe le lieu où s’est faite, dans le contexte de la multiplication des situations de face-à-face, la conquête du contrôle des émotions, de la connaissance des mystères du coeur humain et de la maîtrise de la complexité des alliances et des complicités entre les individus, autant de domaines qui appartiennent, selon le sociologue, à la rationalisation. L’héritage de la société de cour est surtout repérable, d’après Elias, dans la transformation des conduites entourant la pudeur et l’expression des sentiments intérieurs : ce sont désormais les périls intérieurs, affectifs et psychiques, qui engendrent la peur, plus en tout cas que les menaces extérieures de violence contre lesquelles des protections existent. La peur de voir dévoiler publiquement son infériorité, de ne pas savoir se comporter selon l’étiquette ou d’apparaître comme un « non-civilisé » constitue une des pièces maîtresses de la nouvelle économie psychique que Elias associe à la vie de cour. Dans sa préface à l’édition française de La société de cour, Roger Chartier écrit : « En caractérisant chaque formation ou configuration sociale à partir des interdépendances qui y lient les individus les uns aux autres, Elias est à même de comprendre dans leur dynamique et leur réciprocité les relations qu’entretiennent les différents groupes et, par là, d’éviter les représentations simplistes, univoques, figées, de la domination sociale ou de la diffusion culturelle » (1985 : 25). C’est de l’intérieur d’eux-mêmes, par une autocontrainte, que l’aristocrate, le soldat, le bourgeois et le marchand s’imposent de nouvelles règles dans leurs comportements à l’égard des autres et dans leur vie personnelle ; il faudra cependant encore quelques siècles, note Elias, avant que la « civilisation de la cour » n’atteigne les milieux paysans qui ont longtemps maintenu des codes de conduite qui appartenaient soit aux « sociétés du sang » soit aux « sociétés du territoire ».

Dans l’ouvrage synthèse qu’il a fait paraître sous le titre La Dynamique de l’Occident (1976), Elias fait de la notion d’individu la pièce maîtresse de la société de cour, de cette société qui a représenté en Europe, selon lui, une sorte d’achèvement d’un long processus de civilisation. Il relie ce procès historique de civilisation, qui donna naissance à l’individu, à la formation de l’État qui s’est exprimé à travers la monopolisation de la force, le renforcement de l’indépendance de la justice, la multiplication des lois, le contrôle accru des marchés et des impôts, la mise sur pied de diverses polices et de mesures de plus en plus efficaces de surveillance, et de nouveaux systèmes de punition. L’individu serait donc apparu, sur un horizon de transformation majeure des institutions, dans le milieu des courtisans, des aristocrates et de leurs imitateurs. Il ne resta plus ensuite à ces individus qu’à se laisser modeler, au nom de la civilisation, par un État de plus en plus contrôlant qui se mit à régir progressivement tous les aspects de la vie de ces individus. Dans Mozart, sociologie d’un génie (1991), Elias présente le génial musicien sur l’arrière-fond du conflit opposant les normes de la société de cour, aristocratique, et celles de la petite bourgeoisie, inférieure par le statut social, à laquelle appartenait la famille du musicien. « Mozart mène, écrit Elias, avec un courage étonnant, en tant que marginal bourgeois au service des cours, une lutte de libération contre ses maîtres et commanditaires aristocratiques. Il le fait de son propre chef, au nom de sa dignité personnelle et de sa création musicale. Et il perd son combat » (1991 : 19-20).

Mozart a perdu son combat contre le pouvoir de la cour tout comme Voltaire, suis-je tenté d’écrire, l’avait lui aussi perdu. Une anecdote le démontre : Voltaire, un contemporain de Mozart, avait provoqué en duel un aristocrate qui s’était contenté de le faire bastonner en pleine rue par un de ses laquais, jugeant qu’un roturier, fût-il un des philosophes les plus célèbres d’Europe, n’avait pas le droit de provoquer un aristocrate en duel. Jusqu’à l’affaissement des monarchies, les personnes de rang inférieur ont en effet été considérées, quels qu’aient été par ailleurs leur talent artistique, leurs succès en affaires ou leur qualité personnelle, comme des êtres de second ordre par les membres de l’aristocratie. L’individu est peut-être né dans la société de cour, comme le pense Elias, à partir du modèle de conduite proposé par l’aristocratie, mais il n’en faudra pas moins la révolution des droits démocratiques, celle de 1789 notamment, pour que les bourgeois, les marchands et les paysans puissent être considérés, au moins sur le plan formel, comme des égaux des aristocrates. « Mozart vécut, écrit encore Elias, l’ambivalence fondamentale de l’artiste bourgeois dans une société de cour, qui peut se ramener à la formule suivante : identification avec la noblesse de cour et son goût, amertume d’être humilié par elle » (1991 : 34).

Les « sociétés de l’individu » ne sont pas seulement le prolongement, comme le dit Elias, des sociétés de cour dans lesquelles s’est mise en place une nouvelle configuration sociale et psychique ; elles marquent tout autant, sinon plus, le début d’un autre âge, celui de l’individu qui surgit dans le détachement de la religion, a noté Bataille, dans la recherche du prestige personnel acquis tantôt à travers les signes extérieurs de la richesse, tantôt dans l’expression de talents personnels, artistiques ou intellectuels, et surtout dans la possibilité du retrait de l’individu vers l’intériorité, non seulement comme on l’a fait à l’époque romantique. Plus radicalement encore, les « sociétés de l’individu » redéfinissent l’être humain, ce que n’a cessé de répéter le dernier Bataille, sur l’horizon de l’érotisme et de la mort, qui en est un des versants essentiels[8]. En 1943, Bataille fait paraître L’expérience intérieure, un petit livre dans lequel il formula une philosophie fondée sur un nihilisme radical qui lui faisait entrevoir, sous la figure du supplice des écorchés chinois, une forme d’achèvement de l’expérience humaine, dans une jouissance paradoxale, folle et mystique, « où l’homme atteint l’extrême du possible » (1954 : 11).

Il n’est pas étonnant que Bataille ait fait, de son texte intitulé Le supplice, le centre de gravité de sa réflexion sur l’expérience intérieure. Moralement, nous ne sommes, écrit-il, que des monstres possédés, sans espoir de retenue, par leurs passions et des démons intérieurs. Dans le Post-scriptum qu’il ajoute en 1953, il dit en des termes clairs ce qu’il considère être central dans sa pensée : « S’il fallait me donner une place dans l’histoire de la pensée, ce serait je crois pour avoir discerné les effets, dans notre vie humaine, de l’» évanouissement du réel discursif « , et pour avoir tiré de la description de ces effets une lumière éblouissante : cette lumière éblouit peut-être, mais elle annonce l’opacité de la nuit ; elle n’annonce que la nuit. » Extase et angoisse se superposent, lumière et nuit fusionnent, vie et mort s’appellent dans l’expérience intérieure de l’homme.

Nous touchons ici aux sources mêmes de ce qui fait l’humanité, d’une humanité qui fabrique la société, qui l’a fabriquée dans le passé et qui continue à le faire aujourd’hui, dans le monde occidental mais aussi ailleurs sur la planète. L’anthropologue Marc Augé, créateur à Paris du Centre de recherche sur les mondes contemporains, a souligné « l’individualisation croissante des destins », comme si chaque personne devait aujourd’hui inventer, pour son compte propre, sa philosophie de vie et ses valeurs, avec à la limite la possibilité théorique de voir se développer autant de systèmes référentiels qu’il y a d’individus. « La difficile symbolisation des rapports entre hommes suscite, note Augé, une multiplication et une individuation des cosmologies » (1994b : 188-189). Cette « individualisation des destins » que diagnostique l’anthropologue parisien, il l’attribue, dans son livre Non-lieux (1992), au fait que nos sociétés sont passées de la « place du marché » et du « café du coin » au « non-lieu » anonyme, du face-à-face des relations à la rencontre virtuelle, de systèmes de références relativement intégrés à une pluralité des références.

S’appuyant sur les résultats de recherches comparatives dans le champ de la psychose, Ellen Corin (1996 ; 1998), anthropologue et psychanalyste, a pour sa part attiré l’attention sur l’ampleur des « dérives » affectant spécifiquement les rapports que les personnes entretiennent de nos jours avec la temporalité, les systèmes symboliques et l’imaginaire : les personnes ont été transformées, selon elle, jusqu’au coeur de leur identité, de leur psychisme et de leur inconscient. C’est cependant moins du déclin du sujet sur le fond d’une crise de la signifiance dont parle Corin que de l’émergence d’un nouveau sujet qui se construit en « retravaillant » les matériaux d’une culture d’emblée pensée comme hétérogène et plurielle : le sujet contemporain, insiste-t-elle, est moins aspiré par le vide du sens et par une profonde béance que confronté à une prolifération de signes, de symboles et d’images dont il arrive difficilement à faire sens. Nous sommes en effet sortis, semble-t-il, de l’autoréférencialité et de l’identification exclusivement fondée sur le lignage, la religion des pères, la tribu ou la nation, comme cela s’est fait durant des millénaires ; le nouveau régime de vie collective dans lequel nous sommes entrés apparaît caractérisé par la multi-appartenance, par le (re)positionnement d’un nombre croissant de personnes sur les frontières, par la confrontation quotidienne à l’altérité et aux univers culturels étrangers, par la mise en spectacle de la mondialisation, tout cela favorisant le dégagement vis-à-vis des ancrages jadis imposés aux individus dans les « sociétés du lignage » et dans les « sociétés du territoire ».

Plutôt que d’un vide de sens (position de Lipovetsky), c’est de surplus et d’excès dont les chercheurs parlent, réactualisant sur ce point la pensée de Bataille. La société occidentale contemporaine leur apparaît en effet moins prise dans « l’individuation » (position de Taylor) que propulsée vers de nouveaux espaces de socialité ; moins exclusivement centrée sur l’espace intime (position de Lasch) qu’ouverte à la rencontre de l’étranger et de l’autre ; moins dysfonctionnelle (position du psychanalyste Anatrella) que surfonctionnelle (surgérée, surbureaucratisée, disent aussi certains) ; moins déprimée (position d’Ehrenberg) que compulsive ; moins irrationnelle que prise dans un processus de colmatage des univers de sens effrités et dans la recomposition de systèmes collectifs dans un sens de plus en plus pluriel et hétérogène. Une nouvelle dialectique de la marge et du centre en est venue à s’imposer, a noté Ellen Corin (1986), dans les sociétés occidentales qui tendent à brouiller, voire à effacer, les notions mêmes de centre et de marge tantôt à travers la superposition, ou la juxtaposition, de plusieurs centres tantôt à travers le refus de hiérarchiser les systèmes de valeurs, laissant entendre par cela que tout se vaut. Bon nombre de chercheurs admettent qu’un paradoxe profond traverse aujourd’hui les cultures occidentales : on y trouve, pour une part, le manque et le déficit, et pour une autre, le surplus et le débordement. La séparation de l’économique et du religieux instituée par le calvinisme apparaît moins assurée qu’à l’époque de la Réforme ; l’individu qui s’était constitué en se libérant de ses appartenances va tendre à se définir de plus en plus par les objets qu’il possède.

Dans les « sociétés de l’individu », les actes de violence interindividuelle n’ont cessé, il est vrai, de diminuer. On a en effet assisté, dans ces sociétés, à une formidable chute des homicides, à l’interdiction des duels, à une baisse des infanticides et des géronticides, à l’adoucissement aussi des supplices et à une réforme des prisons. L’intervention accrue de l’État et le travail des tribunaux semble avoir permis que se remodèlent, sur un fond de plus grande sécurité personnelle, les relations entre les individus et entre les classes sociales. Un nouveau code de l’honneur a pu s’imposer, avec la respectabilité pour règle centrale : l’individu se devait dorénavant d’essayer d’acquérir le respect des autres sur la base de son statut social, à partir des biens qu’il possédait ou de certains signes extérieurs de prestige, à travers un talent littéraire, musical ou sportif hors du commun, par exemple. Les individus ont en réalité cherché à protéger leur espace privé tout autant qu’à acquérir le respect des autres ; il se peut même que ce souci de protection de l’intimité personnelle et familiale ait progressivement favorisé l’indifférence dans les relations entre les individus, une certaine distanciation entre eux et le recours à des médiations symboliques, tels les signes de la richesse, dans l’établissement des rapports interpersonnels. Dans le creux du repli des individus sur l’espace privé et sur leur intériorité, il y a eu place pour une présence accrue de l’État dont l’intervention a été d’autant plus aisément acceptée qu’elle s’est faite au nom de la protection à apporter aux individus.

Les « sociétés de l’objet »

Bien qu’elles prolongent, en droite ligne, les « sociétés de l’individu » les « sociétés de l’objet » se sont néanmoins transformées en profondeur en accordant une importance accrue aux richesses individuelles, à la propriété privée, à la consommation des biens, à la circulation pléthorique des messages, tout cela dans un contexte de révolution post-industrielle dominée par les techniques de communication et d’informatisation. Quand nous comparons, par exemple, les sociétés occidentales aux sociétés africaines, indiennes ou chinoises (celles-ci se transforment aussi, il va de soi, sous l’impact de la mondialisation néo-libérale), nous nous rendons vite compte du fait que la question de la propriété domine chez nous, que les biens, la maison, l’habillement et la voiture, y sont même vus comme des extensions de notre identité et plus spécifiquement de notre corps. Nous vivons en effet dans des sociétés qui ont amplifié les marqueurs matériels de l’identité individuelle et qui en sont venues, disent certains auteurs, à faire du corps un méga-objet qu’il faut conserver beau, jeune et attrayant, en bonne santé. Pour y arriver, chacun soigne son alimentation, se soumet, si nécessaire, à des diètes, s’adonne à la pratique des exercices physiques, met du temps à part pour ses loisirs, et essaie de contrôler son stress, ce qui est d’autant plus difficile que les heures travaillées sont, dans les faits, de plus en plus longues, les emplois plus incertains, surtout en période de crise, et la compétition au travail de plus en plus forte. Les spécialistes s’entendent pour dire que les « sociétés de l’objet » visent à promouvoir, par-delà les signes extérieurs de la richesse individuelle, un nouveau bien-être fondé, dans une perspective toute faustienne, sur la sacralisation du corps, sur la recherche de la santé parfaite, sur les sports et sur les loisirs, sur le retrait aussi dans l’espace privé de l’appartement ou de la maison.

Dans La Part maudite, Bataille rappelle que la société industrielle s’est fondée sur le primat de la marchandise et l’autonomie des objets-choses, ajoutant même que l’avatar moderne de cette société en est venu à réduire « l’humain à la chose ». Les mondes capitaliste et marxiste ont l’un et l’autre rompu, soutenait Bataille en 1949, avec la religion et avec les dieux, et peut-être plus fondamentalement encore avec les symboles (avec ce que Bataille appelait les « illusions ») qu’ils ont remplacés par des choses, par des objets, et par du concret comme s’ils avaient cherché à résoudre « les problèmes posés par les choses » (1967 : 166) en se libérant de toute référence à autre chose qu’à la réalité même des objets. L’homme en est venu à servir les « choses » qu’il avait fabriquées dans le but de le servir ; il est même devenu l’esclave du processus de production qui était censé le libérer ; et il s’est finalement transformé, à l’âge de la post-industrialisation, en une chose parmi les choses au lieu « d’être souverainement », écrit Bataille. Le capitalisme et le marxisme auraient ainsi mis fin « à la stabilité relative et à l’équilibre d’un monde où l’homme était moins éloigné de lui-même que nous ne le sommes à présent » (1967 : 167) et auraient fait disparaître, tant à l’Est qu’à l’Ouest, des sociétés qui avaient accepté pendant longtemps, selon Bataille, de « prêter à Dieu ». « La construction d’une église n’est pas l’emploi profitable du travail disponible, mais sa consumation, la destruction de son utilité » (1967 : 168), écrit Bataille qui rappelle, en pensant aux usines et aux faubourgs où s’alignent les maisons ouvrières, l’époque où la « chose » pouvait être plus qu’une marchandise qu’on échange ou un produit qu’on consomme.

À partir de l’industrialisation, la « chose » aurait commencé à dominer l’homme qui se serait alors mis à vivre pour produire et pour consommer les biens qu’il produisait. Il ne lui restait plus qu’à devenir un objet parmi les objets, ce qu’il ne tarda pas à devenir. « La domination de la chose n’est jamais entière, a écrit Bataille avec un reste, fort passager, d’optimisme, et n’est au sens profond qu’une comédie : elle n’abuse jamais qu’à moitié tandis que, dans l’obscurité propice, une vérité nouvelle tourne à l’orage » (1967 : 169). Cette vérité tumultueuse qui travaille l’homme du dedans c’est « le désir fondamental de l’homme de se trouver soi-même (d’avoir une existence souveraine), au-delà d’une action utile qu’il ne peut éviter » ; c’est aussi la rencontre de l’homme avec le monde des choses et son désir de les posséder, dans une tension qui ne peut satisfaire ni sa quête religieuse, ni sa vie affective, ni surtout son souci de libération vis-à-vis de la matérialité des choses. « C’est en allant au bout des possibilités impliquées dans les choses (…) que Marx a voulu décidément réduire les choses à l’homme, l’homme à la libre disposition de lui-même » (1967 : 171-172), a écrit Bataille dans une interprétation du marxisme qui le transforme, contre la vulgate à la mode, en un moyen de libération des hommes vis-à-vis des objets, libération obtenue au bout d’un voyage à travers les choses. Le marxisme se présente, selon Bataille, comme l’alternative radicale au capitalisme dans la mesure où il ouvre une route permettant aux hommes de se libérer de l’emprisonnement dans le monde des choses. « Le capitalisme en un sens est, a écrit Bataille, un abandon sans réserve à la chose, mais insouciant des conséquences et ne voyant rien au-delà. (…) Le principe de la servitude une fois accordé, le monde des choses (le monde de l’industrie moderne) pouvait se développer de lui-même, sans penser davantage au Dieu absent » (1967 : 172-173). Dans le capitalisme, rien n’existerait en dehors de l’univers des choses sur lequel l’homme exerce désormais une pleine souveraineté, une souveraineté néanmoins factice, mince et étroite qui s’enlise, plus encore que dans le marxisme, dans le matérialisme vulgaire. Telle est la position que défendait Bataille en 1949.

Prototype de l’homme moderne, le bourgeois n’a pas pu accepter de n’être qu’une chose et c’est à partir de la chose à laquelle il s’était lui-même réduit, du dedans même de l’incomplétude de la chose, qu’il a entrepris de se libérer. « Ainsi la bourgeoisie a-t-elle créé le monde de la confusion. L’essentiel en est la chose, mais la réduction de l’homme n’étant plus liée à son annulation devant Dieu, tout ce qui n’entrait pas dans le sommeil de la croissance souffrit de voir abandonnée la recherche d’un au-delà » (1967 : 174). Cet homme moderne n’a pas édifié, il est vrai, des formations idéologiques complexes, à l’image par exemple des mythologies supportant le monde au temps des royautés sacrées ; il a préféré placer sa libération dans une idéologie optimiste du progrès visant à libérer tous les prolétaires et tous les pauvres de la terre de leur servitude à l’égard des choses. Sa souveraineté l’Homo oeconomicus l’a trouvée tantôt dans le rêve d’un grand soir tantôt dans un généreux projet de participation de tous aux richesses du monde, mais aussi dans le plan Marshall de reconstruction de l’Europe par les Américains que Bataille analyse, dans la coopération internationale aussi, et dans la construction des États-providence fondés sur la solidarité.

Dans les « sociétés de l’objet », on a ainsi vu se redéfinir de manière radicale les rapports entre les hommes, entre les hommes et les femmes, et entre les parents et leurs enfants. Les principaux lieux où s’exprimait la sociabilité masculine ont changé de fonction : on a vu, par exemple, les tavernes, pubs et cafés qui ont été pendant longtemps les espaces de rendez-vous des hommes s’ouvrir aux femmes ; la tolérance sociale à l’alcool a diminué ; la violence masculine associée aux lieux de sociabilité masculine a nettement diminué. Les frontières séparant les espaces masculin et féminin se sont aussi déplacées et les stéréotypes associant l’homme au travail hors de la maison et à la force, et la femme au domestique et à la tendresse se sont modifiés ; dans ce nouveau contexte, la violence domestique a été de plus en plus stigmatisée, les corrections physiques à l’égard des enfants interdites. Le dialogue, l’écoute et la communication ont été valorisés, ce qui a sans doute conduit à la nette diminution des violences verbales, des injures et des blasphèmes que nous observons aujourd’hui dans les conduites des personnes. Une des choses les plus fascinantes à noter, dans le cas du Québec, c’est la quasi-disparition, en 20 ou 30 ans, des blasphèmes qui étaient pourtant une spécialité québécoise.

Les sociétés d’aujourd’hui sont de plus, on oublie souvent de le dire, nettement moins violentes que celles qui les ont précédées ; paradoxalement, les personnes ont néanmoins l’impression de vivre dans des sociétés très violentes. Les comportements des personnes sont en effet, dans la réalité, souvent plus sécuritaires que dans le passé, avec moins de rixes entre les hommes, moins de violence intra-conjugale, moins de corrections physiques vis-à-vis des enfants, ces anciens comportements étant remplacés par un idéal du dialogue et de l’écoute. L’impression de plus grande violence que ressentent les personnes est sans doute attribuable à la généralisation du souci de sécurité absolue et de protection complète que les personnes veulent se donner : elles posent l’existence d’un dehors dangereux, elles exigent plus de contrôle policier, elles sont moins tolérantes à la marginalité ; les médias valident leur sentiment de danger, en mettant à la une des faits divers de violence. Dans les centres-villes américains, il y a peut-être eu une augmentation de la violence mais il y a des raisons à cela, des raisons qu’il est facile d’identifier.

Nos sociétés connaissent évidemment, il n’y a pas de doute, une violence qui s’exprime à travers les vols à main armée, les hold-up et l’escroquerie, celle des banquiers et des traders, autant de crimes qui sont exclusivement dirigés vers l’appropriation des biens des autres. Ces activités criminelles sont aujourd’hui organisées, dans les cas les plus clairs, autour du recyclage de l’argent « sale », des réseaux de la drogue et de la prostitution, du trafic des cartes de crédit ; elles sont aussi le fait de banquiers bien établis, apparemment au-dessus de tout soupçon. La criminalité typique des « sociétés de l’objet » apparaît donc exclusivement liée à l’argent, au profit et aux biens matériels et exige, pour être efficace, la formation de groupes, de gangs, et d’organisations qui ont parfaitement bien intégré l’idéologie qui est à la base des « sociétés de l’objet ». Les groupes criminalisés ne sont pas toujours composés, loin de là, de personnes marginales, déclassées, exclues, qui manqueraient de formation professionnelle ou qui seraient sorties du marché régulier du travail ; on trouve, bien sûr, dans ces groupes marginaux, des « clubs de motards », des sections locales des filières internationales du crime, des gangs de rue. À côté de ces professionnels du crime qui occupent souvent des postes de direction dans les nouvelles formes de criminalité, on a vu apparaître des professionnels bien installés au coeur du système bancaire et financier qui ont joint, depuis le centre, ces groupes marginaux comme d’autres rentrent à l’usine ou se lancent en affaires. Il y a bien sûr aussi le terrorisme international, celui que nos pays démocratiques pratiquent, en toute légitimité, dans des guerres dites préventives dans diverses régions du monde et un terrorisme honni par le monde occidental, celui issu du ressentiment chez divers groupes d’humains.

Quant à la délinquance juvénile, elle n’est sans doute pas plus développée qu’elle ne l’était dans le passé mais peut-être s’exprime-t-elle de nos jours à travers des comportements plus violents. Les jeunes tendent comme autrefois à former des gangs qui semblent surtout regrouper des jeunes issus de familles touchées par le chômage ou socialement marginalisées, des déracinés culturels, des jeunes désorientés à la suite d’une crise familiale, des garçons et des filles en rupture avec les valeurs de la société. Ils ont souvent choisi d’entrer dans des gangs parce que celles-ci leur apportent un milieu de vie qu’ils ne trouvent pas ailleurs, un groupe qui partage le plus souvent les valeurs qui dominent dans la société, à savoir une idéologie organisée autour du prestige que donne la richesse : il n’est donc pas étonnant que les gangs cherchent à s’en prendre aux biens des autres. En même temps, dans les espaces privés, dans les maisons, on assiste à une montée sans précédent d’une violence, silencieuse celle-là, qui s’exprime à travers des conduites autodestructives, le suicide, la dépression, la solitude, l’abus de drogue… Cette violence que les personnes tournent contre elles-mêmes, les jeunes surtout, dérange certainement moins nos sociétés que celle des membres des gangs de rue qui s’attaquent à leurs richesses et aux biens collectifs (Bibeau et Perreault, 1995 ; Perreault et Bibeau, 2003).

En réalité, il se pourrait fort bien que ces conduites d’autodestruction gangrènent bien plus profondément les « sociétés de l’objet » que les conduites antisociales des petits criminels qui lorgnent du côté des biens des autres. Pourquoi trouvons-nous autant de conduites d’auto-agression, de suicides surtout, dans les sociétés occidentales contemporaines, notamment au Québec ? Les réponses apportées par les spécialistes au suicide des jeunes Québécois vont dans tous les sens : perte d’ancrage dans la famille ; isolement et désaffiliation sociale ; absence de repères de sens ; désintégration intérieure ; un temps sans futur… Que s’est-il donc passé dans les familles et dans la société pour qu’elles n’arrivent plus à proposer aux personnes des « portes de sortie » autres que celle du suicide et de l’autodestruction ? C’est justement ce genre de problème que nous gagnerions à essayer de comprendre sur l’horizon des valeurs mises de l’avant dans les « sociétés de l’objet ».

Conclusion : quelle souveraineté pour l’homme ?

Le livre que Bataille a consacré à l’érotisme s’achève par la phrase suivante : « Le sommet de l’être ne se révèle en son entier que dans le mouvement de transgression où la pensée fondée, par le travail, sur le développement de la conscience, dépasse à la fin le travail, sachant qu’elle ne peut s’y subordonner » (Bataille, 1957 : 306). Dans son texte sur La souveraineté, qu’il rédigea à l’époque où Bataille voulait en finir avec La Part maudite, il écrit : « Le monde souverain a sans doute une odeur de mort, mais c’est pour l’homme subordonné ; pour l’homme souverain, c’est le monde de la pratique qui sent mauvais ; s’il ne sent pas la mort, il sent l’angoisse, la foule y sue d’angoisse devant les ombres, la mort y existe à l’état rentré, mais elle l’emplit. » Et parmi les dernières lignes que Bataille écrivit, peu de temps avant de mourir, il y a celles-ci, troublantes et bouleversantes : « Je suis à la fin tenu d’apercevoir dans son ensemble la convulsion que le mouvement global des êtres met en jeu : il répond en même temps au souci de la mort, de la disparition totale et d’une fureur voluptueuse à jamais sans limites. Il y a dans l’ardeur voluptueuse une aspiration fondamentale au néant, à la suppression de l’être séparé que nous sommes » (Surya, 1992 : 687-688).

Sans doute Robert Sévigny qui a cherché pendant tellement d’années l’expérience intime des personnes dans le flux du social, l’implicite se cachant derrière les conduites, celles des professionnels mais aussi celles des gens ordinaires, sans doute ce sociologue-anthropologue m’a-t-il précédé, depuis longtemps, sur le chemin que nous venons de marcher en compagnie de cet autre psycho-socio-ethnologue que fut le philosophe Georges Bataille. Comme lui, il a découvert l’image de soi dans l’image de la société, il a entrevu du prochain dans le lointain, et il a établi des liens entre ce qui advient aux personnes et les règles qui font marcher les sociétés. C’est à une lecture psychosociologique de l’humain que sa longue pratique de l’approche socioclinique l’a habitué. Et la socioclinique qui a été la sienne, elle s’est étendue sur de larges espaces, jusque là-bas, vers Beijing.