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Lieu de la littérature « pure » et de l’indépendance de l’esprit avant la guerre, La NRF fut la seule revue autorisée à reparaître en zone occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment expliquer ce paradoxe ? Certes, elle avait été un des lieux de promotion du dialogue franco-allemand dans les années 1920, mais à partir de 1933, nombre de ses collaborateurs les plus réguliers s’étaient engagés dans l’antifascisme. Cette position de monopole qui semble ratifier l’extraordinaire concentration de capital symbolique réalisée par la revue avant la guerre conduit, deuxième paradoxe, à la dissolution de ce capital. Comme si le seul fait de cette grâce accordée par un pouvoir autoritaire dans une situation de perte d’autonomie du champ littéraire lui faisait perdre le crédit accumulé comme emblème de cette autonomie, en dépit des prétentions – un peu trop réitérées pour être crédibles — de ceux qui ont accepté de participer à l’entreprise à se placer « au-dessus » des circonstances. Mais cette perte de crédit n’a rien de mécanique. La situation de crise entraîne une rupture de la représentation ordinaire du monde et des habitudes, qui nécessite un réajustement des schèmes de perception qui orientent les logiques d’action. Elle change la signification même des pratiques professionnelles : publier ou ne pas publier devient un enjeu politique. Or, les réajustements et leur temporalité varient fortement selon les dispositions sociales des agents et leur position dans le champ littéraire[2]. Du fait de la position symboliquement dominante qu’occupait la revue avant la guerre, la question de la collaboration à La NRF va concentrer pendant plusieurs mois les enjeux de la recomposition du champ littéraire dans les nouvelles conditions de production hétéronomes et, après des hésitations et des revirements qui circonscrivent le nouvel espace des possibles, contribuer à la cristallisation des choix. C’est dans ce dilemme que se joue aussi le sort de la nouvelle formule. La reparution de La NRF divise l’équipe de la revue entre ceux qui se proclament, tantôt au nom de « l’art pour l’art », tantôt au nom du maintien de « l’esprit français », favorables à la poursuite de l’activité littéraire sous la botte, et les partisans de l’abstention, les écrivains du « refus », qui y voient la légitimation de la situation d’occupation. Mais ces principes de division, qui traversent tout le champ littéraire à la faveur de la politisation des enjeux, sont réfractés par les enjeux internes et les logiques propres à la revue.

Continuité ou rupture ?

« Il est un moment où la littérature elle-même exige le silence et le combat », écrivait Jean-Paul Sartre dans un article intitulé « La littérature, cette liberté ! », publié en avril 1944 dans Les lettres françaises clandestines, organe du Comité national des écrivains. Cette phrase fait directement écho à l’éditorial que Jean Paulhan a rédigé sous le titre « L’espoir et le silence » en mai 1940, au moment où la défaite militaire de la France paraît inéluctable. Il y annonçait l’interruption de la revue. On prête à l’ambassadeur allemand Otto Abetz, à son arrivée à Paris pendant l’été 1940, ce mot démarqué d’une phrase de Paul Bourget : « Je ne connais en France que trois puissances : la banque, les communistes et La NRF[3]  ». Bon connaisseur de la culture française, ami de Pierre Drieu La Rochelle, il l’autorise dès le mois d’août à faire reparaître la revue à Paris. C’est la solution que choisit Gaston Gallimard, contre l’avis de Paulhan qui suggérait de la faire reparaître en zone libre. Le 1er octobre, Jean Giono avait informé André Gide d’une lettre de Drieu La Rochelle lui annonçant, à sa grande surprise, que La NRF reparaîtrait sous sa direction, avec un comité de rédaction composé d’Éluard, Céline, Gide et Giono[4]. Lors de sa visite chez Gide, Gaston Gallimard lui soumet le projet d’un comité de rédaction composé de Drieu, Éluard, Giono, Malraux, Saint-Exupéry. Mais Gide se récuse, et le projet est abandonné, sans doute faute de volontaires, puisque La NRF reparaît le 1er décembre 1940 sans comité de rédaction. La reparution de la revue participe en fait des conditions de réouverture de la maison d’édition, mise sous scellés le 9 novembre sur un ordre de la Propaganda-Staffel émis le 9 octobre[5]. Gallimard, ayant refusé une prise de participation allemande, obtient la reprise d’activité fin novembre, sous la condition de « réserver pour une durée de 5 ans à M. Drieu La Rochelle […] des pouvoirs étendus pour la totalité de l’exécution de la production spirituelle et politique de [la] maison[6]  ».

Cette prise de pouvoir à la faveur des conditions de production hétéronome plaide pour la thèse de l’usurpation, vers laquelle penche la réaction première des écrivains informés du projet, et que contribue à accréditer l’éviction de son ancien directeur, qui a refusé d’en prendre la codirection tant que les écrivains juifs et les antinazis ne seraient pas autorisés à y publier. On cite en exemple Paris-Soir, contrefaçon du quotidien réfugié en zone sud que les Allemands lancent en zone occupée. Cependant, à la différence de Paris-Soir, La NRF de Drieu est tout à fait « authentique ». Les négociations ont été engagées avec la bénédiction de Gaston Gallimard, Drieu n’est pas un prétendant illégitime à la direction de la revue, et si imposture il y a, c’est une imposture bien fondée puisqu’elle recueille l’assentiment de toute une fraction de l’ancienne équipe de la revue. Qui plus est, c’est un pur produit « maison », où aucun texte n’est imposé par les pouvoirs, où les règles du jeu sont en apparence respectées — les textes sont publiés avec l’accord de leurs auteurs —, et qui s’offre en outre le luxe, sans équivalent à l’époque, de jouir d’une grande liberté sous la condition de ne pas dire de mal des Allemands, la censure n’intervenant que très incidemment, selon la promesse faite à Drieu par Abetz. Drieu s’autorise du reste de cet argument pour convaincre les écrivains qu’il pressent. Drieu La Rochelle peut aussi se prévaloir du fait que la maison Gallimard a refusé l’entrée de capitaux allemands, et que les collaborateurs de la revue sont payés par son éditeur. C’est ce qu’il explique à Léautaud pour le rassurer quand celui-ci apprend, à son grand mécontentement — il ne s’embarrassera plus de tant de scrupules par la suite —, que la revue est soumise à la censure allemande[7].

Dans la mesure où toute une fraction d’anciens collaborateurs de la revue s’y reconnaissent et où, pour nombre de nouveaux venus, son identité n’est pas remise en cause, Drieu peut à bon droit plaider la thèse de la continuité de la revue. De même lorsqu’à l’heure du bilan, il inscrira dans la tradition de La NRF depuis la Grande Guerre la place faite à l’actualité et à la politique :

Certains m’ont beaucoup reproché de faire de la politique dans la revue. J’aime mieux ceux qui me haïssent pour y avoir fait une certaine politique. Dieu merci, dans les anciennes N.R.F. on n’a jamais abusé de l’agnosticisme à l’égard de ce souci humain qu’est la politique et qu’un véritable humaniste doit considérer aussi bien que les autres. Si la revue d’avant 1914 montrait son ignorance et son dédain, celle de Jacques Rivière et celle de Jean Paulhan, celle-ci du moins dans ces dernières années, se mêlaient de ce qui, en somme, les regardait. J’ai donc continué cette tradition[8].

S’il rompt avec le pluralisme qui a caractérisé dans ce domaine la ligne éditoriale de La NRF au moins jusqu’en 1938, certains ont imputé la responsabilité de cette rupture à Jean Paulhan lui-même : en faisant adopter à La NRF un parti pris antimunichois, celui-ci lui aurait donné, avant Drieu, une orientation politique, dont l’adhésion à la politique de collaboration ne serait que la contrepartie, et donc la conséquence. Mais c’est là qu’achoppe la thèse de la continuité. La prise de position antimunichoise de la revue, au moment où les accords de Munich sont accueillis par l’opinion avec ce « lâche soulagement » dont a parlé Léon Blum, s’ancre dans la tradition critique de La NRF. Peut-on lui comparer une ligne qui se veut l’incarnation de la politique des pouvoirs en place, un « moyen de propagande » comme le dit Drieu ? La question ne se pose pas exactement en ces termes, du reste. Les conditions de production ont changé : la liberté d’expression est supprimée, empêchant l’expression de points de vue critiques sur le régime. Faire de la revue un organe du point de vue officiel dans ces conditions contribue à ratifier cette situation hétéronome. C’est ainsi que le voient, en tout cas, les écrivains de l’opposition.

En faveur de la thèse de l’imposture, les écrivains du « refus » invoquent à juste titre l’utilisation de l’argument de « l’art pour l’art » à des fins extrinsèques, même si le fait que d’autres se contentent de cet argument n’est pas étranger à cette tradition d’élévation de l’artiste au-dessus des « vulgaires » conditions sociales qu’a cultivée La NRF. L’imposture tient aussi à l’écart entre la revendication affichée de la continuité avec l’ancienne revue et les ruptures manifestes qu’opère Drieu avec les politiques éditoriales successives de Jacques Rivière et de Jean Paulhan en transgressant certains des principes qu’elles avaient en commun : la prééminence de la valeur littéraire sur tout autre type de critère, la tradition critique, le principe de l’unité dans la diversité, peut-être aussi le principe gidien de la sincérité. Non pas que Drieu ne soit pas sincère. Paulhan proclame d’ailleurs sa sincérité à qui veut l’entendre. En cela, Drieu est un fidèle émule d’André Gide, comme il est aussi un produit typique de ce culte de l’originalité à tout prix que La NRF a porté à son paroxysme jusque dans le domaine politique. Mais la manipulation sur laquelle se fonde le projet de la revue fait qu’elle déroge dans son principe même à cette règle.

Peut-on défendre « l’art pour l’art » sous l’oppression ?

À l’origine, l’entreprise se présente sous le faux jour de la continuité. Drieu et Abetz tiennent à conserver le titre. Drieu a, par ailleurs, renoncé — sur les instances de Gaston Gallimard ? — à publier dans son intégralité le texte d’ouverture qu’il avait initialement rédigé pour le premier numéro de la revue, supprimant les passages les plus engagés[9]. Sur la soixantaine d’écrivains qui participent à l’entreprise de Drieu, plus de la moitié ont déjà écrit dans La NRF d’avant-guerre selon notre calcul. Mais ce sont surtout les signatures dans les premiers numéros de Gide et de Valéry, représentants de la génération des fondateurs et les mieux dotés en capital symbolique, qui apparaissent comme garantes de cette continuité sur le plan littéraire. Sur le plan idéologique, la nouvelle formule paraît renouer, après l’intermède anti-munichois, avec sa ligne pacifiste des années 1920, favorable au rapprochement franco-allemand. Outre la présence d’Alain au sommaire, les « feuillets » qu’y publie Gide s’ancrent directement dans cette tradition : « Le risque est beaucoup plus grand, pour la pensée, de se laisser dominer par la haine[10]  ». Ces considérations très générales confèrent une aura humaniste à des prises de position beaucoup plus politiques : de la figure du « bon Allemand » poli et correct, qui ne tue et ne pille personne, mise en scène par Chardonne[11], aux discours de Fabre-Luce et Drieu sur l’Europe[12].

La distance qu’elle prend à l’égard du moralisme de la « Révolution nationale » inscrit également la nouvelle formule dans la continuité de « l’esprit NRF ». La tradition individualiste et égotiste gidienne abhorrée par le régime de Vichy y est maintenue par Marcel Jouhandeau et Henry de Montherlant, dont l’article sur « Paternité et patrie » oppose à l’amour familial bourgeois, maternel et donc féminin dans son essence — auquel il impute en partie la défaite militaire — l’éthos viril de la tradition aristocratique guerrière[13].

La NRF entend également, contre les injonctions vichystes à la moralisation de l’art et à la prise de conscience, par l’artiste, de ses responsabilités sociales, préserver la création des contraintes externes qui pèsent sur elle, selon la tradition bien établie à La NRF. C’est un véritable plaidoyer en faveur de « l’art pour l’art » que l’on trouve dans les pages de La NRF de Drieu, qui est lui-même pourtant si hostile à cette posture. Montherlant, dans le texte d’une conférence prononcée à Lyon et à Limoges en décembre 1940, prend le contrepied du moralisme que le régime de Vichy tente d’imposer en matière artistique : « L’artiste ne produit pour rien. Il produit son oeuvre comme le pommier produit sa pomme, sans but et sans responsabilité, sans se soucier d’une recette pour qu’on s’en serve ni de l’usage qu’on en fera[14]  ». Se félicitant des nouvelles conditions de production qui sont, selon lui, propices à la création — « En un mot, plus de ce commerce impur et sordide entre l’artiste et le public […][15]  » —, il appelle, au nom de la « liberté de l’esprit », les artistes à poursuivre leur oeuvre plus que jamais. Dans la continuité de la politique éditoriale de Rivière et de Paulhan, La NRF de Drieu prétend tenir la littérature à l’écart de la politique. Ses principaux critiques, Ramon Fernandez, André Thérive, André Rolland de Renéville, s’abstiennent d’y livrer leurs réflexions politiques. Non pas que la politique soit entièrement écartée de la revue — Drieu, Fabre-Luce, Petitjean et d’autres s’en chargent —, mais elle ne l’avait jamais été depuis la fin de l’autre guerre.

Cependant, cette défense de « l’art pour l’art » sonne faux. Non seulement parce qu’elle passe sous silence l’éviction d’une partie des collaborateurs de l’ancienne NRF, juifs et antifascistes, pour des raisons politiques et racistes, mais aussi parce que, pour la justifier, Montherlant croit nécessaire de s’adosser aux propos d’un véritable « homme d’action » — Hitler : « On ne peut suspendre l’activité de l’esprit pour une certaine période sans une régression de la culture générale et une décadence définitive […] », aurait affirmé le Führer dans un discours au Congrès national-socialiste de 1935[16]. Procédé qui trahit les véritables raisons de ce plaidoyer en faveur de « l’art pour l’art ».

En démarquant La NRF du moralisme de Vichy, ce plaidoyer vise en fait une autre cible, ce qui le rend tout circonstanciel : c’est une sommation adressée aux « écrivains du refus » pour qu’ils sortent du silence dans lequel ils se sont enfermés. Ceux-ci ne s’y trompent pas : ce plaidoyer en faveur de « l’art pour l’art » masque l’acceptation du joug nazi et fait le jeu de la politique culturelle allemande qui aspire à la normalisation de la situation d’Occupation. À propos de la parution de « La cantate du Narcisse » de Paul Valéry dans la livraison de janvier 1941, Jean Guéhenno note dans son journal : « On ne peut s’empêcher de regretter qu’il [Valéry] se prête à cette manoeuvre de l’occupation qui voudrait faire croire au monde que tout en France continue comme auparavant[17]  ».

C’est aussi une couverture pour l’entreprise personnelle de Drieu : « J’espère avoir compromis autour de La N.R.F. un certain nombre de personnes qui seront fort mal vues et fort étrillées par les Aragon et les Benda, revenant en maîtres », écrira-t-il dans son journal le 9 novembre 1942, au lendemain du débarquement allié en Afrique du Nord, qui annonce le tournant de la guerre[18]. « Compromettre » le plus d’écrivains possible, c’est donc, à partir du moment où il prend conscience de son double échec littéraire et politique, en des termes tout à fait cyniques que Drieu pose désormais l’enjeu. Et il ira jusqu’à tenter de « compromettre » celui-là même dont il a usurpé la place et qui s’est délibérément écarté — au moins publiquement — de son entreprise : « Est-ce besoin de dire […] que sans Jean Paulhan mon travail eût été beaucoup plus difficile, sinon impossible », glisse-t-il dans le « bilan » qu’il publie en janvier 1943[19].

La scission de l’équipe de La NRF

La crainte de l’usurpation a inspiré la méfiance initiale de nombre de collaborateurs de La NRF, à tel point que Drieu a failli renoncer à son projet, en raison du trop grand nombre de refus. Au mois de novembre, Ramon Fernandez « cherche partout la copie[20]  ». Certes, Gaston Gallimard a arraché à Gide et à Brice Parain, secrétaire des éditions, leur collaboration au premier numéro. Après avoir été un moment séduit, Gide rend sa rupture publique en avril 1941[21]. Drieu ne cessera de solliciter l’aide de Jean Paulhan.

C’est d’abord par loyauté à l’égard de Gallimard que ce dernier se résigne, à contrecoeur, à pressentir les anciens collaborateurs de la revue et à assurer la transition auprès de Drieu, sans toutefois lui faciliter la tâche outre mesure. Son refus de prendre la codirection de La NRF n’était pas symbolique : il y perdait sa place. Il dut même envisager de chercher un emploi — il fit notamment des démarches auprès de son ancien ministère de rattachement, l’Instruction publique — avant que Gallimard lui confie la direction de la collection de La Pléiade, occupée auparavant par Jacques Schiffrin, licencié avec le directeur commercial Louis Daniel Hirsch, en raison de ses origines juives[22].

Paulhan s’engage parallèlement dans l’activité clandestine : il collabore à la quatrième livraison du journal du réseau du Musée de l’Homme, Résistance (mars 1941), où un article dénonce la manipulation qui consiste, sous le couvert de « l’apparence de la liberté », à faire de La NRF et de ses grands auteurs la caution intellectuelle du collaborationnisme. Arrêté le 6 mai 1941, alors que le réseau est démantelé, Paulhan est relâché une semaine plus tard sur l’intervention de Drieu La Rochelle, qui aurait menacé l’ambassade allemande de quitter La NRF[23]. Ce dernier tirera profit de la dette que Paulhan a contractée envers lui. L’ancien directeur de la revue ne peut désormais plus refuser à son sauveur — le mot n’est pas trop fort au regard du sort réservé aux membres du réseau, tous fusillés ou déportés — l’aide qu’il réclame. Il lui adresse alors des textes, lui prodigue des conseils, tout en reprenant ses activités clandestines dès l’été 1941, en élaborant avec Jacques Decour le projet d’un nouveau journal, Les lettres françaises, et d’un regroupement qui deviendra la principale instance de la Résistance littéraire : le Comité national des écrivains[24]. En retour, Drieu fait paraître dans La NRF deux études sur Lesfleurs de Tarbes de Paulhan, l’une de Ramon Fernandez en novembre 1941, l’autre de Rolland de Renéville en janvier 1942. Sans être dupe, et mal à l’aise du malentendu que cela risque de créer[25], Paulhan n’est pas insensible à cet hommage. À cette époque, la sollicitation de Drieu, qui commence à prendre acte de son échec, se fait de plus en plus pressante. Paulhan se dit prêt à relire les épreuves, et lui recommande Maurice Blanchot pour organiser la partie des notes, lui suggérant aussi de demander à ce dernier un chapitre de son second roman, Aminadab, qui va paraître chez Gallimard cette année-là (La NRF n’en publiera aucun extrait).

La conjoncture politique a occasionné une véritable scission au sein de l’équipe de La NRF. Ce principe de division déborde les clivages politiques : si les plus engagés parmi les écrivains qui participent à l’entreprise de Drieu sont procollaborationnistes, nombre de ceux qui figureront au sommaire se veulent apolitiques. Il doit être rapporté aux positions occupées dans le champ littéraire, aux intérêts spécifiques qui s’associent à chacune des options, aux liens d’interdépendance entre les auteurs et leur éditeur, et aux logiques institutionnelles propres selon lesquelles s’opère la scission de La NRF. Les choix ne sont pas non plus arrêtés une fois pour toutes lors de la reparution de la revue : les hésitations — celles de Jean Grenier, de François Mauriac, d’André Gide —, les revirements précoces — ceux de Gide, de Valéry et d’Éluard —, les départs plus tardifs et plus discrets — celui d’Arland ou de Rolland de Renéville —, les recrues nouvelles — les jeunes poètes de l’École de Rochefort —, témoignent d’une évolution qui n’est ni linéaire, ni unidimensionnelle.

La scission s’opère dans un premier temps selon des principes d’oppositions internes et une logique institutionnelle propre que l’événement ne fait que cristalliser. Un simple constat générationnel l’indique. Alors que la génération des fondateurs se retire de La NRF de Drieu — Schlumberger s’est d’emblée récusé, Gide et Valéry, après s’être laissé attirer, se rétractent, Claudel, d’abord tenu à l’écart, lui est hostile —, une fraction des représentants de la génération intermédiaire prend la place : ce sont ceux qui ont entre 40 et 60 ans en 1940, et qui, entrés à La NRF avant que Paulhan en prenne la direction, ne lui doivent pas cette consécration. Plus, ils peuvent considérer à bon droit La NRF comme leur « maison », indépendamment de son directeur. En revanche, la jeune garde de La NRF, Sartre, Leiris, Queneau, Tardieu, Blanzat, Vaudal, tous âgés de moins de 40 ans, s’abstient. Ils suivront Paulhan au Comité national des écrivains.

Globalement, La NRF connaît pourtant un sensible rajeunissement. Les trois quarts de ses collaborateurs ont moins de 52 ans en 1940, et pas loin de la moitié ont moins de 40 ans[26]. Mais la tranche d’âge la mieux représentée est 41-52 ans, qui totalise un tiers des collaborateurs de La NRF de Drieu. Les auteurs de moins de 40 ans sont le plus souvent de nouveaux venus dans la revue. Ceux qui ont la quarantaine représentent la génération intermédiaire : ce sont des critiques établis comme Ramon Fernandez, prétendant, dès la mort de Rivière en 1925, à la direction de La NRF, et André Thérive, chroniqueur littéraire du Temps qui, à la différence de Fernandez, ne faisait pas partie de l’équipe rédactionnelle et dont la collaboration à La NRF fut plus occasionnelle. Ce sont surtout les romanciers de l’après-guerre : Drieu La Rochelle, Montherlant, Morand, Giono, Cocteau, Arland, Jouhandeau, qui ont en commun d’avoir — inégalement — accédé à une certaine notoriété sans être assurés de passer à la postérité. Entrés à La NRF dans les années 1920, ils s’y trouvent écrasés, à la fin des années 1930, entre d’un côté la présence encore prépondérante du groupe des fondateurs et, de l’autre, la jeune garde promue par Paulhan qui est sur le point de les éclipser. L’observation vaut surtout pour ceux qui constituent des piliers de la revue, et pour qui elle est, en retour, la garantie, sinon la condition, du maintien de leur position dans le champ littéraire : Fernandez, Arland et Jouhandeau, dans une moindre mesure Drieu La Rochelle — dont on a vu cependant les démêlés avec Paulhan en 1939.

Privée de ses auteurs d’origine juive (Julien Benda, André Suarès, Jean Wahl, Benjamin Crémieux) et d’une partie de ses piliers d’origine protestante (Jean Paulhan, Jean Schlumberger, André Gide après la rupture), La NRF sous la direction de Drieu perd également, avec le retrait de la mouvance antifasciste, le pluralisme politique qui faisait son originalité parmi les revues des années 1930. Certes, les collaborateurs de la revue proviennent des horizons politiques les plus divers, qui vont de la gauche pacifiste à l’Action française. Mais, à part Alain et Giono qui n’ont pas revisité leur pacifisme, les auteurs les plus en vue de la nouvelle formule se situent nettement à l’extrême droite de l’éventail politique. Henry de Montherlant et Paul Morand sont des hommes de droite. Ramon Fernandez a rompu avec la gauche en 1935 pour rejoindre les rangs du Parti populaire français (PPF) à la suite de Drieu La Rochelle. Marcel Jouhandeau a proclamé son antisémitisme quelques années plus tôt : l’auteur du Péril juif (1937), dont la première profession de foi, refusée à La NRF par Paulhan, avait paru dans les colonnes de L’action française, menait depuis 1936 un combat pour la défense de la « culture française » contre les Juifs et les « métèques » qui avaient pris « toutes nos premières places[27]  ». Parmi les plus jeunes, Claude Roy et Kléber Haedens sont d’Action française et Lucien Combelle est passé de l’Action française au fascisme.

Au moins un quart des collaborateurs de La NRF de Drieu a témoigné publiquement, dans la revue ou ailleurs, son adhésion à la politique de collaboration. Se distinguant parmi la plupart des publications collaborationnistes par un ton plus mesuré, moins hargneux, La NRF est non seulement un des lieux d’élaboration et de légitimation de l’idéal « européen » sur la base d’une entente franco-allemande[28], mais aussi un lieu de normalisation et de banalisation de la situation d’occupation.

Les articles de Chardonne, « L’été à la Maurie » et de Fabre-Luce, « Lettre à un Américain » dans le premier numéro, qui justifient la collaboration, celui de Drieu La Rochelle, « Le corps », dans le troisième, qui impute à « l’oubli du corps » la « décadence » de la civilisation occidentale depuis le Moyen Âge, ont contribué à fixer les orientations idéologiques de la revue. Ils soulèvent des vagues de protestations indignées. « “On” n’a guère goûté l’idylle charentaise de Chardonne ni certaine frivolité de Fabre-Luce », écrit, non sans euphémisme, Drieu à Mauriac[29]. Face aux vives réactions qu’il a rencontrées, Chardonne devra faire une mise au point (« Voir la figure », La NRF, n° 328 (1er juin 1941), p. 852-854). La tonalité anti-intellectualiste — illustrée entre autres par l’article d’Abel Bonnard, « Changement d’époque » (mars 1941), qui dénonce la coupure du « réel » qu’a entraînée la culture livresque — nourrit l’antidémocratisme et l’antilibéralisme qui fondent l’option fasciste prise par La NRF sous l’impulsion de Drieu La Rochelle.

Dans son « bilan », Drieu a prétendu que « si une seule opinion s’est manifestée [dans la revue], il n’a pas tenu à [lui] qu’il en fût autrement » :

Je crois qu’il aurait été possible à certains, s’ils l’avaient le moins du monde voulu, d’exposer dans une mesure discrète mais substantielle, sinon leur refus, du moins une bonne partie des raisons qui les amenaient à ces refus[30].

Affirmation que contredit le veto qu’il a opposé à la parution d’une nouvelle trop « tendancieuse » de Noël Devaulx qui avait été proposée par Paulhan[31]. Dans une lettre à Paulhan, Drieu lui reprochera de manquer de « tact » en lui adressant des textes qu’il ne peut accepter[32]. Faute d’inviter les points de vue divergents à s’exprimer en son sein, selon la tradition de la revue, La NRF de Drieu est condamnée à polémiquer avec ceux qui s’expriment hors d’elle, dans les petites revues qui paraissent de l’autre côté de la ligne de démarcation notamment. Elle verse ainsi dans le « dogmatisme » auquel l’ancienne NRF avait échappé, perdant, du même coup, sa faculté d’ajustement aux transformations du champ littéraire et son double rôle d’arbitre et de phare.

Une revue en perte de légitimité

Le rajeunissement de la revue s’accompagne d’un déclin relatif du recrutement social, qui, contrairement à la période d’avant-guerre, non seulement ne se distingue plus du recrutement moyen du champ littéraire, mais accuse même un léger désavantage sous le rapport des atouts sociaux et culturels[33]. La proportion d’écrivains issus de la haute et moyenne bourgeoisie est deux fois moins élevée dans La NRF de Drieu que dans l’ancienne revue, tandis qu’un collaborateur de la nouvelle NRF sur trois (contre un sur cinq auparavant) provient de la petite bourgeoisie et des classes populaires. Plus souvent originaires de la province (60% contre 50%), donc plus souvent scolarisés dans un collège ou un lycée de province (un sur trois contre un sur quatre), les collaborateurs de La NRF de Drieu sont moins nombreux à avoir fréquenté les grands lycées parisiens (32% contre 39%). Enfin, plus d’un tiers d’entre eux n’a pas fait d’études supérieures — contre un quart des collaborateurs de l’ancienne NRF —, et près d’un collaborateur de la revue sur cinq a un niveau d’études inférieur au baccalauréat (contre un sur dix avant la guerre).

Ce phénomène est moins dû au retrait ou à l’éviction d’anciens collaborateurs qu’au recrutement de nouveaux venus. Les exemples de Montherlant, Fernandez ou Drieu lui-même montrent que ce ne sont pas les moins bien dotés socialement qui restent, au contraire, au capital scolaire près, qui semble globalement moins élevé par comparaison avec les « abstentionnistes ». Confronté au mot d’ordre d’abstention qui se propage dans les cercles littéraires, le recrutement est devenu, on l’a vu, difficile. Albert Camus, qui vient d’entrer chez Gallimard, refuse par exemple de donner des extraits de L’étranger dans La NRF[34]. C’est auprès d’écrivains moins bien intégrés dans les cercles littéraires les plus cotés, ceux qui n’ont pas encore accédé à la maison Gallimard par exemple, que la séduction de Drieu opère. Parmi les nouveaux entrants, on trouve ainsi un groupe de jeunes poètes que Drieu a attirés dans la revue pour qu’elle ne reste pas à la marge du mouvement de renouveau poétique porté par les petites revues qui paraissent de l’autre côté de la ligne de démarcation. Bien que ponctuelle le plus souvent, leur collaboration à La NRF de Drieu est significative à un moment où beaucoup lui tournent le dos.

Pendant les premiers mois, la poésie est représentée dans la revue par Jacques Audiberti, Armand Robin et Rolland de Renéville, qui y tient la critique poétique. Un poème de Paul Éluard — qui avait été pressenti à l’automne 1940 pour entrer dans le comité de rédaction et qui avait, semble-t-il, accepté — paraît dans la deuxième livraison. Cet « incident » ne se reproduira pas. Tous ont collaboré à La NRF d’avant-guerre.

L’évolution du sommaire de La NRF montre que la revue ne dicte plus les transformations du champ littéraire mais doit, au contraire, s’ajuster aux nouvelles tendances qui se font jour dans les petites revues de la zone sud — le renouveau poétique — pour maintenir sa position. Le nom d’Eugène Guillevic y figure pour la première fois en juillet 1941. Celui de Jean Follain y réapparaît en septembre et reviendra assez régulièrement. À partir de l’automne 1941 s’y joignent ceux de Fernand Marc, Luc Bérimont, Jean Bouhier, Michel Manoll, Yanette Delétang-Tardif, puis, en 1942, Maurice Fombeure, Pierre Guégen, Marcel Béalu, tandis que des aînés comme Paul Fort, Léon-Paul Fargue, Jean de Boschère et André Salmon font leur retour dans la revue. Ces jeunes poètes, qui gravitent autour du groupe « Sagesse » animé par Fernand Marc ou autour de l’École de Rochefort naissante, n’ont pas été formés à l’école du surréalisme. Ils ont en commun, à l’exception de Fernand Marc (né à Paris en 1900), des origines provinciales (souvent l’Ouest) plutôt modestes et une éducation laïque[35]. Venus s’installer à Paris à la fin de leurs études supérieures ou restés en province, ils n’auraient peut-être pas accédé au cercle parisien très fermé de La NRF sans les conditions particulières de l’Occupation qui ont provoqué la désaffection de la scène parisienne par nombre de ses acteurs.

Sans qu’on puisse toujours les exempter d’ambiguïtés idéologiques, nombre de ceux qui se laissent entraîner dans l’entreprise de Drieu ne sont pas animés par des convictions politiques. À la différence des anciens collaborateurs de La NRF, la participation de ces nouveaux venus à l’entreprise de Drieu procède plus d’une méconnaissance des enjeux tels qu’ils se posent alors dans le monde des lettres que d’une adhésion idéologique. Parmi les aînés qui réapparaissent dans le sommaire de la revue en 1942, André Salmon, journaliste, a pris des positions en faveur de la Collaboration dans Le petit Parisien et a proclamé son soutien à la Légions des volontaires français (LVF) Paul Fort s’accommode fort bien de la présence de l’occupant. Il est vrai aussi que, s’ils n’ont pas pris parti publiquement, on décèle des ambiguïtés idéologiques chez Audiberti, Rolland de Renéville et Armand Robin. Mais tel n’est pas le cas de Guillevic, qui s’affiche volontiers communiste. La collaboration de Guillevic à La NRF de Drieu — des poèmes de lui y paraissent en juillet 1941 et en août 1942 — alors qu’il s’apprête à rejoindre le parti communiste clandestin (adhésion qui, certes, le dédouane), révèle l’inertie des schèmes de perception qui, chez un outsider, dictent l’orientation dans le champ littéraire en fonction des repères antérieurs : alors que pour nombre de collaborateurs de la revue, on l’a vu, La NRF de Drieu est une entreprise d’usurpation, et n’est donc pas la « vraie » NRF, elle conserve tout son prestige aux yeux des outsiders — ceux qui sont les moins informés parce que les moins introduits, et qui n’ont donc pas réajusté leurs schèmes de perception. Cependant, ces jeunes recrues ne suffisent pas à redorer le prestige de La NRF.

L’échec de La NRF de Drieu doit être rapporté aux modes de recomposition du champ littéraire éclaté autour des petites revues de la zone sud qui contestent le monopole pourtant bien établi de La NRF. Fondées peu avant la défaite ou nées de la crise à l’instigation de jeunes prétendants, souvent doublées d’un support éditorial, les revues Fontaine à Alger, Poésie 40,41… à Villeneuve-lès-Avignon, Confluences à Lyon, Messages à Paris, puis en Belgique et en Suisse, Traits à Lausanne, Les cahiers du Rhône à Neuchâtel, promeuvent toute une génération de jeunes poètes, et offrent, dans un même temps, à certains de leurs aînés un substitut aux instances de diffusion noyautées par la Collaboration, La NRF en particulier[36]. Cette alliance intergénérationnelle rend possible la remise en cause du monopole de La NRF que la situation d’occupation a comme matérialisé. C’est dans leur opposition commune à La NRF de Drieu La Rochelle que les projets à l’origine très différents de ces petites revues convergent dans un premier temps. Signe que malgré l’éclatement géographique, La NRF — qui est diffusée en zone sud — demeure un repère, fût-il répulsif. Leurs attaques engagent une véritable bataille des revues, qui a pour enjeu la double légitimité littéraire et nationale. Leur combat pour la reconquête de l’autonomie passe par une lutte pour la réappropriation de « l’esprit français ».

Le coup de force symbolique réalisé par ces petites revues consiste dans la réunification du champ littéraire éclaté, par delà la ligne de démarcation et les frontières. La part croissante qu’occupe la poésie dans La NRF illustre à elle seule son alignement sur l’orientation des revues semi-légales. À partir de l’été 1941, ce sont ces revues qui font l’actualité poétique, orchestrées par Aragon devenu le chantre de la poésie nationale. Les flèches qu’elles décochent à La NRF nouvelle manière contraignent bientôt celle-ci, malgré le respect qu’elle leur témoigne, à la défensive, puis à l’offensive. D’autant que réduites à ne rester qu’allusives sur le plan politique, elles concentrent leurs critiques sur le plan littéraire et contribuent ainsi à la disqualification de la revue de Drieu. Rien n’atteste aussi clairement le succès de ce coup de force que le besoin croissant qu’éprouve La NRF de Drieu de se définir par rapport à elles. Dans la livraison d’octobre 1941, il riposte, réagissant notamment à la parution de « La leçon de Ribérac ou l’Europe française » d’Aragon, en un article qui marque le passage de la contre-attaque à la dénonciation de ces jeunes revues littéraires de l’autre zone « où se sont réfugiés l’opposition politique au Maréchal Pétain et l’esprit de guerre à tout prix ». Désignant, derrière le « laudateur échauffé du moyen âge français et de la poésie française », le communiste, il conclut :

[…] tous ces appels à demi-mot qu’Aragon répand dans les revues littéraires et poétiques cousues de fil rouge, pour la résistance et le durcissement, ne sont pas au service de la France […]. On la verra de Moscou, bien sûr, cette aube qui ne connaît pas les frontières. Et ce chevalier Vermeil me paraît plutôt un chevalier rouge[37].

Ces revues « cousues de fil rouge » étaient recensées dans une note du même numéro de La NRF. Quand Drieu La Rochelle dressera le bilan de son entreprise à la fin 1942, c’est à elles qu’il comparera son entreprise :

Je suis loin de croire que Fontaine et Poésie 41,42 aient présenté des sommaires plus importants que les nôtres. […] Toute une nouvelle génération de poètes s’est levée dans la Nouvelle Revue française comme dans Poésie 41,42 et dans Fontaine. À Paris, il y a eu Audiberti, Guillevic, Rolland de Renéville, Follain, Fombeure, Henri Thomas, Armand Robin, Fieschi, qui sont venus appuyer Paul Fort, André Salmon […][38].

Les tentatives de remaniement

Malgré l’aide indirecte de Paulhan, l’entreprise est vouée à l’échec. Les désabonnements se multiplient. Dès mars 1942, Drieu a menacé de quitter la revue. Invité par Gaston Gallimard à la reprendre, Paulhan s’est récusé. La menace de Drieu semble avoir pour but d’obtenir l’implication officielle de Paulhan dans la revue, dont la collaboration à l’hebdomadaire Comoedia — alors qu’il persiste dans son refus de faire figurer son nom dans La NRF — fait apparaître celui-ci comme un relais de La NRF désaffectée et contribue à la perte du monopole que l’interdiction des autres revues en zone occupée aurait dû lui garantir. De son côté, Gaston Gallimard redoutait le départ de Drieu, qui était le garant de la maison d’édition auprès des autorités d’occupation. D’autant qu’il lui fallait compter avec les nouvelles conditions faites à l’édition en cette année 1942 : un durcissement des mesures de censure et du contingentement du papier, annoncé en mars, entre en vigueur en avril 1942 ; en outre, la mise en place de la Commission de contrôle du papier d’édition nommée par le gouvernement de Vichy ne laisse rien présager de bon à ceux qui, comme Gallimard, avaient pris l’habitude de contourner la censure vichyssoise en s’adressant directement à la censure allemande. Ces inquiétudes se matérialisent dès la mi-mars : La NRF ne se voit accorder que 34 pages au lieu de 128 par mois dans la nouvelle distribution, et Drieu La Rochelle, qui fait en avril une démarche auprès de la commission, se heurte à un refus. La NRF ne souffrira que provisoirement — dans son numéro de juin, qui compte 63 pages au lieu de 128 — de cette restriction. Une fois de plus, Gaston Gallimard présente le maintien de la revue comme une entreprise de sauvetage de la maison, qu’il dit menacée d’être mise sous scellés si la revue disparaissait. Et de fait, sans qu’il y ait lieu d’accréditer cette menace, les Allemands ne souhaitent pas le sabordement de La NRF qui symboliserait l’échec de la politique de Collaboration.

La constitution d’un comité de rédaction est envisagée, qui comprendrait Arland, Giono, Jouhandeau, Montherlant, Paulhan, Drieu restant le directeur en titre de la revue. Tiraillé entre ses résolutions — ne pas figurer nommément dans la revue tant que ses collaborateurs juifs en sont proscrits — et son attachement à La NRF, Paulhan pose des conditions. Pour marquer la rupture avec les orientations que lui a données Drieu, la revue doit devenir purement littéraire. Ce qui suppose un changement de forme — l’abandon des notes, notules et airs du mois, de manière à la réduire à sa partie anthologique et aux chroniques — et un changement de direction. Paulhan accepterait d’entrer dans le comité de rédaction si un conseil de direction formé des grands aînés était constitué parallèlement, ce que Drieu souhaite, de son côté. Paulhan sollicite en premier lieu Paul Valéry, André Gide, Jean Schlumberger. Ce dernier s’étant récusé, de crainte que les écrivains du « refus » y perdent « tout le bénéfice de l’abstention qu’ils ont pratiquée jusqu’ici[39]  », Paulhan lui substitue Paul Claudel et Léon-Paul Fargue. Parallèlement, il sonde les éventuels collaborateurs de la revue nouvelle formule : Groethuysen, Blanzat, Mauriac, Guéhenno, Duhamel. Il s’est par ailleurs enquis de l’acceptabilité du projet auprès du Sonderführer Gerhard Heller, que ses amis Marcel Jouhandeau et Marcel Arland lui ont présenté à la fin de l’année 1941 et avec qui il a noué des relations cordiales[40]  : Claudel, Gide, Valéry seraient les bienvenus, Mauriac et Duhamel seraient tolérés, seul Aragon est « indésirable », par égards pour Vichy, prétend Heller. Guéhenno, puis Duhamel se récusent. Gide, d’abord hésitant — à la suite d’une conversation avec Malraux, notamment —, finit par donner son accord de principe si Paulhan obtient celui d’« Eupalinos » (Valéry) et celui de « Desqueyroux » (Mauriac), mais il ne souhaite pas la participation de « Contadour » (Giono) et de « Pincengrain » (Jouhandeau) au projet[41]. Valéry s’oppose à la présence de Drieu, Montherlant et Jouhandeau dans le comité de rédaction. Claudel a accepté « à la condition que les traces de cet immonde putois de Mont[herlant] soient d’abord désinfectées[42]  ». Au fil des négociations, habilement orchestrées par Paulhan, le projet se modifie. Paulhan souffle ainsi à Valéry de céder sur l’attribution officielle de la gérance de la revue à Drieu La Rochelle, mais de demeurer « inflexible pour ce qui a trait à la présence de Mauriac dans le Comité[43]  ». Présence que Drieu La Rochelle refuse, de même qu’il n’est pas disposé à renoncer à Montherlant et à Jouhandeau, qui représentent la tendance collaborationniste de la revue, et dont la mise à l’écart le mettrait lui-même en minorité. Valéry écrit à Gide :

Quant à la N.R.F., je me suis mis d’accord par téléphone avec Claudel. Nous tenons bon. Ou nous et nous seuls ou rien. Nous, c’est toi, moi, lui, Mauriac et quelque Fargue. Enfin des gens possibles. J’ai expliqué dix fois que mêler ceux-ci et ceux-là c’est noyer tout le monde[44].

Les conditions de production ne sont pas encore propices à un renversement du rapport de force interne. Fort de la caution qu’il constitue pour la maison auprès des autorités d’Occupation, Drieu La Rochelle peut opposer son veto quand il constate que la manoeuvre tourne en sa défaveur. Le projet échoue. Au mois de juin, Drieu envisage à nouveau de démissionner, puis décide, sur les instances de Gallimard, de reprendre la revue, tandis que son secrétaire de rédaction, Maurice Blanchot, la quitte. Les négociations du printemps 1942 font cependant apparaître les nouvelles alliances qui se sont nouées à cette date, en particulier le rapprochement entre l’équipe de l’ancienne NRF et le pôle réfractaire de l’Académie française, Duhamel, Mauriac et Valéry[45]. Elles se manifestent par les prix que l’Académie décerne cette année-là — pour lesquels Mauriac et Duhamel consultent notamment Jean Paulhan —, et par la caution qu’ils apportent aux tribunes de l’opposition au régime de Vichy de l’autre côté de la ligne de démarcation, la page littéraire du Figaro et les petites revues. Le Grand Prix de littérature, décerné sur l’initiative de François Mauriac à Jean Schlumberger, est une récompense donnée à l’intransigeance et au « refus ». Seul de l’équipe des fondateurs de La NRF à s’être montré intransigeant sur toute la ligne, y compris lors du remaniement du comité de rédaction de la revue, Schlumberger avait exposé ses craintes à François Mauriac dans une longue lettre où il lui demandait, en tant que benjamin du futur conseil, d’empêcher les dérives : pour préserver le bénéfice moral de l’abstention des quatre ou cinq principaux écrivains, la distinction devait être clairement maintenue entre ces derniers et les confrères qui « nous ont causé des déceptions pénibles ». « Il faut que le fossé reste clairement tracé, et que ceux qui ont passé de l’autre côté ne puissent s’autoriser de quoi que ce soit pour prétendre qu’il ne s’agit que d’une question de plus ou de moins », expliquait-il[46].

Ce n’est qu’un an plus tard que Drieu abandonnera La NRF à Paulhan. Il accepte d’abord en mai 1943 que Paulhan fasse la revue sous son nom, avec pour rédacteur en chef Jacques Lemarchand. Âgé de 34 ans, secrétaire de l’hebdomadaire ultra-collaborationniste La gerbe, qu’il quitte pour cette nouvelle fonction, Lemarchand vient de faire paraître un roman chez Gallimard. À Henri Pourrat, dont il publie « De la confiance » dans le numéro de juin, Paulhan garantit que Drieu n’y donnera plus de chroniques politiques et que la revue n’abordera plus l’actualité[47]. À cette date, cependant, les règles de conduite des écrivains de l’opposition sont déjà largement codifiées : Leiris et Queneau refusent cette fois de suivre Paulhan. Au mois de juin, Drieu saisira comme prétexte un « mauvais article » que Paulhan lui a soumis, dit-il — il a en fait refusé plusieurs textes, dont la nouvelle de Noël Devaulx qui paraîtra dans Poésie 43 —, et donnera cette fois sa démission définitive. Elle entraîne le sabordement de la revue, Paulhan et Gallimard n’étant pas parvenus à s’entendre avec Gerhard Heller.

Le désinvestissement de Drieu, qui va croissant à mesure que se confirme l’échec de La NRF, l’aura précipité. En septembre 1941, Drieu se réjouissait encore de la position conquise pour ne plus en éprouver que de l’ennui en décembre 1942 :

Je me suis mis dans une situation qui m’ennuie affreusement : la revue, la collaboration, tout cela m’embête depuis le début presque tout le temps et depuis que tout cela tourne décidément mal, je suis excédé par le rôle qu’il me faut tenir jusqu’au bout[48].

Le sacrifice de La NRF

Après l’échec de ses manoeuvres, Jean Paulhan envisage, sur la demande de Gaston Gallimard, de relancer La NRF. Peu après, tandis qu’Aragon échafaude des projets avec Gallimard en vue de la reparution de la revue, Paulhan lui fait savoir que s’il souhaite être membre de son comité de rédaction, il ne tient pas à en être le directeur, préférant se consacrer à son travail personnel, et craignant par ailleurs — ce en quoi il voyait juste — qu’une revue du type de celle qu’il avait conçue avant la guerre ne soit désormais plus possible :

Puis, j’ai fait, je ne voudrais refaire, je ne serais capable de refaire qu’une revue : celle où Benda peut voisiner avec Jouhandeau, Aragon avec Audiberti. Cette revue-là ne sera pas plus possible demain (pour les raisons opposées) qu’elle ne l’était depuis trois ans[49].

À l’approche de la Libération, Paulhan se plie cependant à la volonté de Gallimard, mais pose ses conditions. Il réclame une autorité « absolue » sur la partie « annonces » de la revue[50], le droit de publier Jouhandeau, et veut pouvoir compter sur la collaboration régulière de Sartre, Blanchot, Monique Saint-Hélier pour les chroniques et les airs du mois[51]. C’est donc avec amertume qu’il apprend en octobre 1944 sa nomination comme liquidateur de la revue[52]. Que s’est-il passé ?

La suppression de La NRF, dont de Gaulle souhaitait pourtant la reparution, en raison de son prestige à l’étranger, est le résultat d’un compromis entre les membres de la Commission d’épuration de la librairie et de l’édition mise en place à la Libération, Vercors, un des fondateurs des Éditions de Minuit clandestines, Pierre Seghers, le directeur de Poésie 40,41…, et Sartre. Vercors se souvient être allé trouver Sartre avec Seghers et d’avoir obtenu ce compromis « de ne pas punir la maison, mais de punir LaNRF[53]  ». La NRF, qui avait été donnée en gage à l’occupant pour assurer le bon fonctionnement de la maison d’édition, est donc à nouveau sacrifiée pour la « sauvegarde » de la maison. Symbolique, cette interdiction l’est d’autant plus que, comme le fait remarquer Pascal Fouché, la Commission d’épuration de la librairie et de l’édition n’a aucune existence légale[54].

Le sacrifice de La NRF, emblème de la « trahison littéraire », n’a pas suscité beaucoup d’émotion parmi les écrivains de la nouvelle génération. Tout en défendant son éditeur et les intérêts de la maison, Sartre pourra bientôt tirer profit du compromis obtenu, puisque l’année suivante, en octobre 1945, paraît sous sa direction chez Gallimard une nouvelle revue, Les temps modernes, qui va prétendre occuper la place laissée vacante par La NRF[55].

Cette succession témoigne du renversement des valeurs littéraires que La NRF avait contribué à imposer dans l’entre-deux-guerres, à la faveur de l’accession d’une nouvelle génération d’écrivains dans le champ intellectuel, marqués par l’expérience de l’Occupation et de leur engagement dans la Résistance, qui fonde aussi bien leur vision du monde que leur autorité à parler en son nom. L’assimilation de cette expérience dans leur vision intellectuelle du monde et la valorisation de cette expérience ou de ce « capital moral » pour s’imposer sur la scène intellectuelle contre leurs aînés s’effectuent à travers la notion de « responsabilité de l’écrivain ». La recomposition du champ littéraire à la Libération est scandée par cette lutte intergénérationnelle, qui se joue notamment autour du débat que suscitent les condamnations à mort des écrivains collaborateurs dans le cadre de l’épuration[56]. Il oppose les « indulgents » aux « intransigeants » qui plaident la pleine responsabilité de l’écrivain. C’est en prônant, contre la « littérature pure », la conception d’une « littérature engagée » sur laquelle il fonde son projet de revue que Sartre va devenir l’un des principaux porte-parole de cette génération.

Au sein de la maison Gallimard, la rupture s’opère cependant dans la continuité : Sartre accapare le capital symbolique accumulé par La NRF pour annuler l’ordre littéraire que la revue avait institué dans l’entre-deux-guerres, mais, faisant fructifier ce capital en l’ajustant à la nouvelle demande dans le champ intellectuel, il assure en même temps la reproduction de la position dominante de la maison alors même que celle-ci semblait menacée. Le projet prend forme dès la décision de la liquidation de la revue à la fin d’octobre 1944, sous le titre La condition humaine, avant d’être rebaptisé, dès décembre 1944, Les temps modernes. Il est nettement perçu par la vieille garde de La NRF comme un défi lancé par la jeune génération qui s’impose progressivement dans la maison. En novembre 1944, Jean Schlumberger écrit ainsi à André Gide : « La revue de Sartre, toute philosophique en principe, paraît vouloir empiéter sur le terrain réservé. Nous en serons quittes pour inventer du neuf et pour écraser cette marmaille par notre qualité[57]  ».

Tiraillé entre la génération des fondateurs de La NRF et celle des prétendants, Paulhan accepte d’être membre du comité de rédaction des Temps modernes, qu’il fera bénéficier de sa longue expérience de fabrication d’une revue, réalisant ainsi concrètement le travail de transmission de l’héritage. Cependant, cette position dans l’ombre de l’écrivain qu’il avait largement contribué à promouvoir avant la guerre ne lui convient guère. D’autant moins que le projet des Temps modernes, par la place qu’il accorde à l’actualité et par la conception de la « littérature engagée » qu’y fait valoir son directeur, est à l’opposé de celui de Paulhan. Dès mars 1945, il envisage, dans la continuité du projet d’une NRF « intemporelle » qu’il concevait depuis 1942, un nouveau projet, les Cahiers de la pléiade, qui prend corps en avril 1946. Paulhan a entre-temps quitté le comité de rédaction des Temps modernes. Il lui faudra attendre jusqu’en 1953, date de la grande loi d’amnistie, pour réaliser son véritable projet et relancer avec Marcel Arland la Nouvelle nouvelle revue française.

La NRF de Drieu a connu un double échec : elle n’est pas parvenue à se réapproprier l’héritage de la revue, ni à se doter d’un projet et d’une identité littéraires. Son histoire pose le problème de la continuité des institutions littéraires, entre transmission, réappropriation et détournement d’un héritage symbolique. La réappopriation du nom propre, qui enferme le capital symbolique, ne suffit pas à garantir la légitimité d’une instance. La tentative de détourner ce capital symbolique accumulé en respectant les règles de l’autonomie du champ littéraire dans de nouvelles conditions de production hétéronomes se heurte à la résistance d’une partie des anciens collaborateurs, dont le départ entraîne le discrédit de l’entreprise. Peut-être que, si l’Occupation avait duré plus longtemps et si la victoire des alliés ne s’était profilée dès 1942, il en serait allé autrement. Mais l’écart entre la rhétorique de « l’art pour l’art » et les pratiques d’exclusion de la revue sur la base de critères qui n’avaient rien à voir avec l’esthétique fait apparaître au grand jour son instrumentalisation pour la ratification de cet état hétéronome du champ littéraire. Non seulement elle a contribué à discréditer l’entreprise, mais elle a aussi délégitimé pour longtemps l’option de « l’art pour l’art » dans le champ littéraire, comme en témoigne le succès de la conception sartrienne de la « littérature engagée » à la Libération.