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Avant la Première Guerre mondiale, La NRF élargit continuellement son public, grâce à sa capacité de répondre à plusieurs exigences complémentaires : d’une part, la revue est dirigée par un cercle d’amis représentant un programme esthétique cohérent, d’autre part, elle fait preuve d’une certaine ouverture dépassant les limites étroites d’une chapelle littéraire[1]. Bien qu’ils aient débuté comme poètes proches du symbolisme, André Gide et son groupe se tournent vers le roman[2], un domaine qui est en train de remettre en question la supériorité de la poésie dans la hiérarchie des genres, et qui leur permet d’atteindre un public plus large, sans pour autant renoncer à leur programme de rigueur esthétique, désigné par la notion de « littérature pure[3]  ». Son pluralisme prudent permet à la revue d’accueillir les orientations les plus diverses, à part les partis pris esthétiques et idéologiques très marqués[4]. Ainsi parvient-elle à occuper une position centrale qui fait d’elle le « lieu neutre de la littérature pure[5]  ».

Or, la Première Guerre mondiale interrompt brusquement la percée de La NRF : comme toutes les revues littéraires, elle doit suspendre sa parution. Mais plus graves encore sont les conséquences de la guerre sur le fait littéraire en tant que tel : la période de l’entre-deux-guerres est marquée par l’essor de mouvements idéologiques — du nationalisme littéraire à l’internationalisme révolutionnaire en passant par le renouveau catholique — qui semblent difficilement conciliables avec la « littérature pure », et La NRF est souvent impliquée dans ces affrontements. Dans les années 1920, la revue doit reconquérir, voire réinventer son rôle de « lieu neutre de la littérature pure » ; et le plus grand mérite de cette fidélité au programme initial, dans le contexte difficile de l’après-guerre, revient à Jacques Rivière, directeur de La NRF à partir de la reprise de la revue, en 1919, jusqu’à sa mort prématurée, au mois de février 1925[6].

Un débat sur le nationalisme

Au mois de juin 1919, le premier fascicule de La NRF après la guerre ouvre sur un article en guise de manifeste, signé Jacques Rivière. Dans ce texte, l’auteur déclare que « la guerre a pu changer bien des choses, mais pas celle-ci, que la littérature est la littérature, que l’art est l’art[7]  ». Prenant ses distances par rapport à toute pensée nationaliste, Jacques Rivière voit le prestige de la France dans « sa faculté de penser et de créer avec désintéressement[8]  ». Il rappelle à ses lecteurs l’essentiel du programme littéraire de La NRF pour en même temps se porter garant d’une fidélité à ces principes.

Si l’on préfère, écrit-il, ils [les sept écrivains fondateurs de La NRF] rêvaient d’établir, dans le royaume de la littérature et des arts, un climat rigoureusement pur, qui permît l’éclosion d’oeuvres parfaitement ingénues. C’est le même programme que se propose aujourd’hui le groupe considérablement grossi, mais toujours pareillement inspiré, des collaborateurs de la Nouvelle Revue Française[9]

Or, seulement quelques pages plus loin, le même auteur semble annoncer un programme tout à fait différent en affirmant : « Je tiens maintenant à nous désolidariser formellement de tous ceux qui considèrent que la guerre étant finie, il n’y a qu’à n’y plus penser, et qui croient qu’on peut limiter de nouveau le champ de ses préoccupations à la seule esthétique[10]. »

Selon Rivière, à la sortie de la Première Guerre mondiale, il n’y a donc pas moyen — même pas en littérature — de continuer comme si de rien n’était. En fait, Rivière ne voit pas de contradiction dans ses propos, il n’a pas l’intention de renier ses anciennes convictions. Ce qu’il propose, c’est d’élargir le champ d’investigation de La NRF en ajoutant au domaine réservé à la littérature pure des considérations générales d’ordre politique ou social. Selon sa propre formule, il s’agirait de « rester à la fois des écrivains sans politique et des citoyens sans littérature[11]  », c’est-à-dire d’intervenir en tant qu’intellectuels tout en réservant au domaine de la littérature l’intégralité de son autonomie. Rivière a donc recours au concept de l’intellectuel issu de l’affaire Dreyfus, selon lequel il est légitime pour l’écrivain de prendre la parole pour défendre des causes d’intérêt général[12]. Pour Rivière, cette double compétence — littéraire et intellectuelle — a sa raison profonde dans une homologie structurelle entre le métier de l’écrivain et son rôle en tant qu’intellectuel, le premier relevant exclusivement de l’art pur, le second, de la vérité. Tout comme l’art pur, la vérité aussi aurait besoin d’une liberté absolue et ne devrait être sous la contrainte d’aucun intérêt particulier, même pas de l’intérêt national. Bref, tout comme l’artiste-écrivain, l’intellectuel doit agir à tout prix de manière autonome et désintéressée[13].

Ce programme provoque une grave crise au sein de La NRF. Loin d’être voté à l’unanimité, le texte exprime l’attitude personnelle de Jacques Rivière. Longtemps déjà avant la reprise de la revue, le comité directeur a engagé un débat sur l’orientation future de La NRF. L’expérience de la guerre provoque un changement d’idées dans beaucoup d’esprits, y compris parmi les pères fondateurs de La NRF. Henri Ghéon, à la suite d’une résolution prise sur le champ de bataille, se convertit au catholicisme, et devient fortement nationaliste. Jean Schlumberger, Alsacien ayant opté pour la France, est mobilisé comme volontaire et passe la plus grande partie de la guerre à Réchésy, près de la frontière suisse, à dépouiller la propagande allemande. Pendant la guerre déjà, il est le premier à soumettre à ses amis des propositions précises pour une nouvelle orientation de la revue. Dans une lettre à Jacques Rivière, il développe « un programme de nationalisme large et vigilant[14]  » pour La NRF transformée en une revue générale « qui serait la revue de la résistance au germanisme », et dans laquelle « la littérature ne peut tenir que peu de place[15]  ». Rivière lui-même, après trois ans de captivité en tant que prisonnier de guerre, dans son essai L’Allemand, manifeste un zèle nationaliste qui amène André Gide à écarter provisoirement le jeune directeur de la revue. Ce n’est que grâce à l’intervention de Paul Claudel, refusant sa collaboration à une NRF dirigée par André Gide, que Rivière retrouve son poste[16]. Gide était donc, semble-t-il, le plus décidé à rendre à la littérature pure sa place habituelle dans La NRF[17]. Ainsi, lorsque le conflit sur l’article de Rivière éclate publiquement, il garde sa neutralité, soucieux d’éviter une rupture définitive[18].

Ce débat sur le rôle des écrivains n’est pas limité à la seule NRF, il divise au contraire les intellectuels en France dans leur ensemble. Le débat ne porte pas sur la possibilité d’une littérature pure, mais sur le devoir de soumettre sa conviction à l’intérêt national. La « Déclaration d’indépendance de l’esprit » publiée par Romain Rolland provoque une réaction immédiate de la droite nationaliste, rassemblée autour du manifeste Pour un parti de l’intelligence, rédigé par Henri Massis, critique littéraire proche de l’Action française, et qui revendique « l’intelligence nationale au service de l’intérêt national[19]  ». Ce courant nationaliste se prononce contre une « démobilisation de l’esprit » et exige des intellectuels qu’ils mettent en avant les valeurs traditionnelles qui ont assuré la grandeur de la France pendant des siècles. Le retentissement de ce manifeste dans les milieux conservateurs est tellement grand que l’Action française peut lancer une nouvelle revue intellectuelle, la Revue universelle, qui se range explicitement sous les mots d’ordre de ce manifeste et qui s’apprête à faire concurrence à La NRF.

Henri Ghéon et Jean Schlumberger sont très sensibles au manifeste de Massis. Ghéon se trouve même parmi les signataires et Schlumberger résiste à la tentation d’y apporter sa signature uniquement à cause du rôle assigné au catholicisme dans ce texte[20]. Le débat sur l’orientation future de La NRF se poursuit donc sous la forme d’un débat sur le manifeste de Massis. Jacques Rivière, réaffirmant les idées de son programme-manifeste, prend nettement ses distances par rapport au « Parti de l’intelligence[21]  ». Jean Schlumberger, par contre, approuve la vigilance nationaliste proclamée par le Parti de l’intelligence, et il insiste sur le maintien de la mobilisation des intellectuels contre « l’ennemi » allemand[22]. Henri Ghéon va encore plus loin et se rallie complètement aux valeurs du nationalisme intégral, en proclamant :

Les principes généraux sont deux et pas un de plus, ce que le passé de la France et la logique de l’esprit nous offrent de plus ferme et de plus éprouvé : unité-continuité, les noms même de lafamille, de la paroisse, de la province, de la patrie, du classicisme et de l’Église[23].

Ghéon, un des « pères fondateurs », va donc rompre avec La NRF pour joindre les maurrassiens de l’Action française[24].

Finalement, la position de Rivière s’imposera dans la revue. En tant que directeur, il ne tarde pas, parallèlement au débat avec les pères fondateurs, à publier dans la revue d’autres textes qui vont dans le sens de son programme[25]. Grâce à cette orientation, La NRF va pouvoir jouer un rôle central dans la vie littéraire du XXe siècle. En prônant un nationalisme littéraire, La NRF n’aurait jamais pu se mesurer avec la Revue universelle, dirigée par Jacques Bainville et Henri Massis et proche de l’Action française. Elle aurait donc été vouée à un échec immédiat. Quant à la Revue universelle, étant très proche du maurrassisme, elle tombera dans l’oubli avec le déclin de ce mouvement. L’impact de La NRF, en revanche, repose sur le fait qu’elle a su élargir progressivement le domaine de la « littérature pure », en répondant à l’évolution du champ et aux exigences d’un public toujours plus vaste.

Critique littéraire et production romanesque

Dès ses débuts, La NRF est une revue littéraire dirigée par un groupe d’écrivains qui répondent par leur renommée et par leur goût artistique de la qualité des textes publiés dans la revue. Le nom d’André Gide, en particulier, compte beaucoup aux yeux du public. Or, au lieu de diriger vraiment la revue, Gide est ce qu’on appelle l’éminence grise de La NRF. Le travail rédactionnel est d’abord assuré par le groupe autour de Gide, notamment par Jean Schlumberger, André Ruyters et Jacques Copeau, qui sont tous des créateurs littéraires. Jacques Rivière est le premier responsable de la revue qui, tout en aspirant à une carrière littéraire, entre dans la revue par ses études critiques et non pas par une oeuvre littéraire[26]. Il prend le poste de secrétaire de la rédaction sous la direction de Jacques Copeau, juste au moment où ce dernier doit consacrer toutes ses forces à la fondation du Théâtre du Vieux-Colombier. À partir de 1913, c’est Rivière qui est responsable de La NRF, et ce travail va s’accentuer avec l’élargissement de la revue et le recrutement d’un plus grand nombre de collaborateurs, demandant une coordination de plus en plus professionnelle[27].

Après la guerre, le nombre de pages augmente de 110 à 160, tandis que la surface d’impression s’élargit. En même temps, la partie critique, imprimée en petit, devient de plus en plus importante. Par conséquent, la revue a besoin de plus de collaborateurs en ce domaine. On assiste donc à une évolution dans l’équilibre de la revue : avant la guerre, La NRF se définissait tout d’abord par l’oeuvre littéraire de ses « pères fondateurs » et par les textes littéraires publiés dans la revue en prépublication, avant la mise en vente en volume. Après la guerre, la partie critique fait de la revue une sorte de guide dans la production croissante d’oeuvres littéraires. Il s’agit donc de répondre aux attentes d’un plus grand public, désireux d’indications objectives sur l’actualité de la production littéraire. Ce faisant, La NRF peut promouvoir ses principes esthétiques et s’élève au rang d’une instance de consécration.

La critique professionnelle a donc de plus en plus d’importance dans la revue. Jacques Rivière lui-même représente le nouveau type d’un « homme de revue », et ce sera également le cas de son successeur Jean Paulhan[28]. Certains des nouveaux collaborateurs de la jeune génération, Ramon Fernandez, Jean Prévost ou Marcel Arland, arrivent directement de l’université. Le nombre croissant d’essais critiques, il est vrai, a pour effet une accentuation des liens avec l’université. Rivière lui-même, qui a abandonné une agrégation en philosophie pour entrer à La NRF[29], témoigne de ces liens. Parmi les collaborateurs proches de l’université, on peut citer entre autres Charles Du Bos, un riche héritier érudit, le philosophe allemand Bernard Groethuysen, Albert Thibaudet, professeur à l’Université de Genève, et, à partir de 1927, le philosophe Alain ainsi que Julien Benda. Grâce à ces deux derniers auteurs, la présence de l’essai philosophique, sous la direction de Jean Paulhan, se fait plus soutenue, alors que diminuent les prises de position sur des questions politiques concrètes[30].

L’essor de la partie critique ne se fait pas au détriment de la partie littéraire. Bien au contraire, au cours des années 1920, La NRF réussit à attirer les auteurs les plus prestigieux de l’époque et atteint une position hégémonique. Dès son texte-manifeste de 1919, Rivière avait réaffirmé les principes du classicisme moderne, tout en ajoutant au programme esthétique de la revue une dimension psychologique, qui était déjà présente dans son essai sur « Le roman d’aventure » d’avant la guerre[31]. Après la publication de Du côté de chez Swann chez Grasset[32], Rivière avait vu dans cette oeuvre la réalisation de sa propre conception du roman. Il s’était donc employé à introduire Proust dans le milieu de La NRF et chez Gallimard. Après la guerre, À l’ombre des jeunes filles en fleur paraît chez Gallimard, et Rivière se fait l’apôtre de l’oeuvre proustienne dans La NRF[33]. Après la mort du romancier, La NRF publie un volume d’hommage de 340 pages, soulignant par là l’appartenance de Proust à la revue.

La prédilection de La NRF pour le roman se confirme après la guerre. Le sommaire de la partie littéraire de la revue se lit comme un inventaire du roman français de l’époque. La stratégie éditoriale continue de répondre à la double exigence de promouvoir les convictions esthétiques du groupe et en même temps de garder une grande ouverture. Ainsi, aux noms qu’on retrouve souvent dans le sommaire depuis le début — notamment André Gide, Valery Larbaud, Jules Romains — s’en ajoutent d’autres, tels que François Mauriac, Jean Giraudoux, Georges Duhamel, Roger Martin du Gard et Léon Bopp. Marcel Proust choisit lui-même quelques extraits de la Recherche et après sa mort, une grande partie du Temps retrouvé sera publiée dans la revue avant de paraître en volume. Aucun de ces auteurs ne saurait représenter à lui seul le programme esthétique de La NRF : c’est plutôt l’ensemble des contributions qui façonne l’image de la revue, du fait que la rédaction s’efforce d’assurer la plus grande diversité esthétique compatible avec sa conception de la littérature. Un grand nombre d’auteurs apparaissent dans la revue plus rarement, parfois une seule fois[34]. Dans ce cas, la distance esthétique est souvent importante.

Suivant une stratégie adoptée dès les débuts, la rédaction prend soin d’assurer un équilibre des positions qui, par leur dimension idéologique, s’écartent de la « littérature pure ». Parmi les écrivains catholiques, on accueille ceux qui, au-delà du message chrétien, présentent un intérêt littéraire, comme François Mauriac, Gabriel Marcel ainsi que, parmi les poètes, Paul Claudel et Pierre Jean Jouve. La NRF entretient également des relations, certes pas intenses mais continuelles, avec la gauche pacifiste et internationaliste qui gravite autour de la revue Europe. Presque tous les écrivains les plus connus de ce groupe — notamment Georges Duhamel, Luc Durtain, Jean-Richard Bloch, Charles Vildrac et Jean Guéhenno —, à l’exception de Romain Rolland, apparaissent au moins une fois dans La NRF.

Ainsi La NRF parvient-elle à conserver sa position centrale dans le champ littéraire, avec des oscillations dans différentes directions. Les divergences littéraires et idéologiques au sein de la rédaction alimentent nombre de débats, lors de la publication de certains textes. Gide prend position en s’engageant activement dans des initiatives de rapprochement franco-allemand. Avec l’industriel luxembourgeois Émile Mayrisch, il organise notamment le cercle de Colpach, un lieu de rencontre d’intellectuels et d’hommes politiques français et allemands[35]. Cette activité de promotion d’une conscience européenne est poursuivie également à travers la participation active du circuit de La NRF aux décades de Pontigny[36], organisées depuis 1910 par Paul Desjardins[37].

Dada et le surréalisme

L’apparition de dada et du surréalisme dans La NRF nous intéresse à plusieurs égards. La stratégie adoptée par Rivière face à ces concurrents est de les affaiblir en essayant de les diviser. Mais Breton et ses proches suscitent une querelle à l’intérieur même de la revue, quelques mois seulement après la crise née du débat autour du « Parti de l’intelligence ». En fait, le conflit sur « dada » n’est qu’une prolongation de ce premier conflit interne : les clivages sont les mêmes. L’attitude de Ghéon, mais aussi de Schlumberger, n’est nullement limitée à une prise de position politique, elle concerne au contraire au même degré la littérature. La guerre, rappelons-le, avait renforcé le parti du « retour à l’ordre » esthétique, qui condamnait en bloc l’avant-garde, considérée comme une infiltration allemande[38]. Les dada, de leur côté, ne se privaient pas d’afficher leur hostilité à toute forme de nationalisme, voire de patriotisme. C’est pourquoi Jean Schlumberger, à propos du texte de Breton « Pour Dada », dénonce le « scandale de cette manifestation nihiliste » et fait différer un compte rendu qui devait paraître au numéro suivant de La NRF[39]. Mais, contrairement à Henri Ghéon et Marcel Drouin, Schlumberger ne se retire pas pour de bon de la revue. Il se contente de bouder La NRF pendant quelques mois pour ensuite y reprendre ses activités[40].

Comment se manifeste l’apparition de dada dans La NRF ? De mars à juillet 1920, André Breton a un petit boulot dans l’administration des abonnements de la revue, et, dans ces fonctions, il a bien sûr croisé Jacques Rivière. Dans La NRF du mois d’août 1920 figure Breton avec le texte « Pour Dada », une réplique implicite à un article de Gide paru quelques mois auparavant[41]. Selon Gide, les activités collectives du mouvement dada seraient vouées à la même insignifiance que le mot « dada », si des créateurs individuels ne parvenaient à émerger au sein du groupe[42]. Ce thème de la nécessité d’une création personnelle, pour tout artiste véritable, va être repris trois mois plus tard par Jacques Rivière dans son article « Reconnaissance à Dada » qui suit le texte « Pour Dada » d’André Breton[43]. De même que Gide, Rivière tend à désamorcer l’offensive dadaïste en déniant le caractère collectif du mouvement, en ce qu’il ne prend en considération que les résultats individuels : il cite avec bienveillance Breton et Aragon, tandis qu’il juge illisibles les poèmes dada de Tristan Tzara et de Francis Picabia[44]. Selon Rivière, le mouvement dada s’insère dans une tradition littéraire bien française, qui va du romantisme au cubisme en passant par le symbolisme et dans laquelle il inscrit des auteurs prestigieux comme Flaubert, Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire et Max Jacob[45]. Seulement, dada aurait conduit cette tradition esthétique dans une impasse[46]. Par ces réserves, Rivière réaffirme en même temps le classicisme moderne de La NRF, qui vise également un renouvellement des formes littéraires, mais de manière plus solidement ancrée dans la tradition.

Par conséquent, La NRF accepte des textes de quelques représentants choisis du mouvement dada, mais à titre individuel[47]. Au cours de deux ans, La NRF publie notamment, à trois reprises, des extraits d’ouvrages de Louis Aragon (Anicet ou le panorama, Les aventures de Télémaque, Le libertinage). Mais il ne s’agit pas d’une intégration durable : la relation se dégrade de plus en plus, et Breton finit par rompre avec La NRF à la suite d’un compte rendu sur Les aventures de Télémaque, où Rivière exhorte Aragon à devenir finalement un écrivain sérieux et à se débarrasser des contraintes imposées par le mouvement dada[48]. Il n’est donc pas surprenant que le lancement du groupe surréaliste en 1924 ne provoque pas beaucoup d’enthousiasme dans les colonnes de La NRF. La revue consacre à l’événement deux articles qui inscrivent le surréalisme dans le prolongement de la tradition retracée par Rivière à propos du dadaïsme[49]. En outre, les tracts et les autres activités collectives sont condamnés en bloc et les représentants du mouvement ne sont pris sérieusement en considération qu’en tant qu’auteurs d’oeuvres individuelles remarquables[50].

La NRF poursuit sa stratégie de diviser et affaiblir le mouvement en donnant la parole à ceux qui rompent avec Breton ou sont exclus du groupe, à partir du mois de septembre 1925, lorsque Breton et Aragon donnent au surréalisme un tournant plus directement politique[51]. C’est d’abord le cas d’Antonin Artaud et de Roger Vitrac, puis de Georges Limbour et de Michel Leiris[52]. L’attitude adoptée à l’égard d’Antonin Artaud est particulièrement significative. Des poèmes proposés par ce dernier à La NRF avant d’entrer dans le groupe surréaliste avaient été refusés par Rivière, lequel avait toutefois entamé une correspondance avec le jeune poète qui lui confiait ses problèmes d’écriture. Rivière finit par publier cette correspondance dans le fascicule de septembre 1924, en y joignant les poèmes refusés à titre de documents annexes[53]. Après son exclusion du groupe surréaliste, Artaud collabore de temps en temps à La NRF avec des notes critiques.

La NRF condamne donc — ou plutôt les tourne en dérision — toutes les revendications les plus radicales de l’avant-garde, entre autres la dissolution du sujet créateur et de l’oeuvre individuelle. Si la revue n’hésite pas, par ailleurs, à reconnaître la qualité littéraire des ouvrages signés individuellement par Breton, Aragon ou Éluard, elle ne prend pas en considération le rapport entre ces écrits et le surréalisme. Et, en ouvrant ses colonnes aux dissidents du groupe, La NRF laisse entendre qu’elle considère la rupture avec le surréalisme comme le résultat d’une maturation.

Deux débats sur le catholicisme

Dès avant la guerre, les dirigeants de La NRF se soucient d’attirer une partie des lecteurs catholiques. À cet effet, la revue cherche à intégrer des écrivains catholiques qui, tout en affirmant leurs convictions religieuses, contribuent au renouvellement des formes littéraires. Une attention particulière est réservée à Paul Claudel, qui, depuis 1905, est un des poètes français les plus reconnus dans le monde des lettres. Pour ce dernier, qui est la plupart du temps éloigné de la vie littéraire française à cause de sa carrière diplomatique, La NRF est un forum important, d’autant plus qu’il ne fait pas partie d’un cercle littéraire catholique précis. Il se plaint à plusieurs reprises de l’immoralité de certains textes publiés dans la revue, et le groupe de La NRF prend toujours soin d’apaiser sa mauvaise humeur.

Au contraire, un autre écrivain catholique de renom, François Mauriac, met douze ans pour se faire accepter par La NRF. Originaire de la bourgeoisie catholique bordelaise, il avance vite dans les cercles mondains. Par la suite, il aspire à la reconnaissance du circuit le plus légitime, incarné par La NRF, mais il a du mal à l’obtenir, car sa renommée mondaine le discrédite aux yeux des représentants de la littérature pure : ce sont deux logiques perçues comme incompatibles[54]. Mauriac ne réussit à entrer dans la revue qu’en 1922, avec son roman Le fleuve du feu, et il accède ainsi à la consécration proprement littéraire, alors qu’il est fortement critiqué par la presse catholique de l’époque[55]. Ressentant comme hautement conflictuel le rapport entre foi catholique et ambition littéraire, de 1926 jusqu’au début de 1929, le romancier traverse une crise grave[56], dont il ne sort qu’en optant finalement pour la fidélité à son image d’écrivain catholique. Dans son cas, comme dans celui d’autres écrivains de La NRF, le conflit religieux n’est pas considéré comme une question purement individuelle, mais entraîne un débat public, car le mouvement de renouveau catholique est en plein essor.

Le premier grand affrontement sur le catholicisme éclate après la mort inattendue de Jacques Rivière. Le 14 février 1925, ce dernier, âgé de 38 ans, meurt à la suite d’une fièvre typhoïde. Le débat qui s’ensuit immédiatement porte sur l’attitude de Rivière face au catholicisme, et l’épouse du directeur de La NRF y joue un rôle-clé. Isabelle Rivière est une catholique fervente. Elle essaie tenacement de convertir au catholicisme tous ses proches, y compris André Gide[57]. Après la mort de son époux, c’est elle qui gère la succession. Elle a donc tous les droits sur les manuscrits et décide de leur publication. Le conflit avec La NRF éclate en raison des choix qu’elle opère dans ce domaine.

Paul Claudel joue un rôle de premier plan dans cette affaire, ayant été la première grande idole littéraire de Jacques Rivière, avant l’entrée de ce dernier dans La NRF[58]. Rivière a maintenu ses relations épistolaires avec Claudel, et cette correspondance est la première des publications posthumes organisées par Isabelle Rivière, laquelle donne un choix de lettres à La NRF pour les numéros d’août à octobre 1925. Quelques mois plus tard, la correspondance paraît en volume, précédée par une introduction d’Isabelle. En octobre 1925, celle-ci publie également en volume un choix de textes de son mari, sous le titre À la trace de Dieu, avec une préface de Paul Claudel. Ce recueil regroupe des notes prises par Rivière pour préparer quelques petites conférences sur des questions de foi, données du temps de sa captivité dans le camp de Königsbrück, où il était interné. Isabelle y ajoute quelques passages des Carnets de captivité concernant la religion. Ces choix de textes et les préfaces donnent l’impression que toutes les pensées de Rivière portaient sur la foi : tout ce qui n’a pas de rapport avec la religion est omis, même dans la correspondance avec Claudel, qui s’arrête avant la guerre. En fait, la publication complète de ces textes restera plus d’un demi-siècle en suspens : les Carnets paraissent pour la première fois en 1974 et les correspondances avec Claudel et avec Alain-Fournier, frère d’Isabelle et ami de jeunesse de Rivière, doivent attendre respectivement jusqu’à 1984 et 1991[59].

Ces publications posthumes et la métamorphose du directeur de La NRF en un écrivain catholique finissent par dépasser de loin la sphère personnelle de l’auteur concerné. Certes, Isabelle ne veut que léguer à la postérité ce qu’elle estime le mieux pour son époux, à savoir l’image d’un homme pieux, et elle fait tout dans les préfaces et les autres témoignages accompagnant les publications posthumes pour arriver à cette fin. Elle ne se rend pas compte que ses tentatives de démarquer la position de son mari de celle de La NRF sont susceptibles de discréditer l’oeuvre qu’il a édifiée en tant que directeur de La NRF et tout ce qui fait sa renommée littéraire. À La NRF, en revanche, après la première série des publications posthumes, on comprend les conséquences fâcheuses pour son ancien directeur. Schlumberger fait part à Isabelle de ses inquiétudes dans plusieurs lettres, Gide s’en prend au rôle de Claudel, et Martin du Gard songe déjà, en octobre 1925, à une machination méthodique de la part des catholiques qu’on aurait dû empêcher[60]. La première mise en garde publique se trouve dans La NRF un an après la mort de Rivière, dans une note de Jean Paulhan et dans le compte rendu de la correspondance avec Claudel par Jean Schlumberger où l’auteur dénonce vivement la partialité du choix effectué dans cette correspondance[61].

Par la suite, le débat sur le catholicisme de Jacques Rivière dépasse le milieu de La NRF et mobilise le secteur catholique du champ littéraire. François Mauriac en profite pour tenter de renforcer la position catholique à l’intérieur de La NRF, en publiant dans La revue hebdomadaire un compte rendu qui reprend l’image d’un Jacques Rivière écrivain catholique proposée par Isabelle Rivière et par Claudel[62]. De même, la Revue universelle, adversaire acharné de La NRF, fait l’éloge du catholicisme de Jacques Rivière, sous la plume du néothomiste Jacques Maritain[63]. Le débat sur Jacques Rivière devient donc très vite un prétexte pour tenter d’affaiblir la position dominante de La NRF dans le champ littéraire. Que vaut, après tout, le programme d’une littérature pure si son prophète est le premier à s’en détourner ? D’autres revues catholiques ou d’orientation conservatrice entrent en lice, notamment Candide, Les lettres, Les cahiers d’Occident ; et les milieux littéraires catholiques encouragent et soutiennent Isabelle Rivière dans sa croisade contre La NRF[64].

Le débat sur Jacques Rivière se poursuit jusqu’en 1928. Finalement, La NRF parvient à défendre avec succès sa conception de la littérature. Mais cet affrontement a permis au secteur catholique du champ littéraire de se renforcer. De plus, une alliance s’est formée entre plusieurs groupes catholiques, Isabelle n’hésitant pas à chercher un appui justement auprès des pires adversaires de son époux, à savoir Henri Massis et Jacques Maritain. Ce dernier surtout fera preuve par la suite de sa détermination à détourner les écrivains catholiques de La NRF. Deux facteurs s’avéreront favorables à ce dessein : l’attrait du renouveau catholique sur un certain nombre d’écrivains de La NRF, et les écrits autobiographiques d’André Gide, vigoureusement attaqués par le courant catholique de La NRF.

Le deuxième conflit catholique au sein de La NRF est incarné par les mêmes acteurs, avec pourtant deux nouveaux protagonistes. La cible, cette fois, est André Gide lui-même, et le rôle du renégat revient à Charles Du Bos, depuis longtemps ami et admirateur de Gide. Au cours des années, Du Bos a consacré à l’oeuvre gidienne un certain nombre d’essais qu’il veut rassembler et compléter d’une étude d’ensemble. Or, Du Bos en vient progressivement à déplorer l’emprise de l’esthétique sur la morale chez Gide, notamment pour ce qui concerne Corydon et la deuxième partie de Si le grain ne meurt[65]. En 1927 il se convertit au catholicisme, soutenu par Isabelle Rivière et par l’abbé Altermann, qui, lui-même converti, est le « directeur spirituel » d’un certain nombre d’artistes et d’écrivains[66].

Au moment de sa conversion, Du Bos est en train de rédiger l’étude critique qui sera insérée dans son Dialogue avec André Gide. Cet essai se transforme en une condamnation sans appel, qu’il se sent incapable d’atténuer, malgré la crise dans laquelle le plonge cette décision. Il trouve cependant une consolation auprès de Jacques Maritain, selon lequel ce jugement sévère sur Gide est inévitable. En même temps, Maritain rassemble tous les écrivains catholiques de La NRF autour d’un nouveau projet de revue, Vigile[67]. Pour un moment, La NRF est donc privée des écrivains catholiques qu’elle a réussi à attirer, parmi lesquels Claudel, Mauriac, Gabriel Marcel et Du Bos. Vigile échoue finalement à cause du dogmatisme de l’abbé Altermann, qui prétendait censurer les textes littéraires des collaborateurs de la revue. Le Dialogue avec André Gide paraît au mois de juin 1929, salué par les adversaires catholiques de La NRF[68].

Une conversion catholique suivie d’une rupture ; la condamnation de Gide par un de ses proches ; puis le regroupement des écrivains catholiques de La NRF autour d’une nouvelle revue catholique : tous ces épisodes mettent sérieusement à l’épreuve La NRF. Si la revue parvient à repousser toutes les atteintes portées à son autonomie littéraire et intellectuelle vers la fin des années 1920 par la pression des catholiques, puis, au cours des années 1930, par les affrontements entre l’extrême droite fasciste et l’antifascisme communiste, c’est en restant fondamentalement fidèle au principe du « désintéressement », bien que l’entre-deux-guerres, il faut l’admettre, ne soit vraiment pas propice à la création désintéressée. Cela confère à son parcours un caractère exemplaire.