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À Robert Marteau

Aux xvie et xviie siècles, les auteurs de romans qui souhaitaient capter dans leurs oeuvres le rayonnement de la beauté idéale avaient à leur disposition deux manières de bien marquer la différence entre l’univers de la fiction et la réalité imparfaite du monde quotidien.

L’une consistait à peindre non pas le comportement concrètement observable des êtres humains, mais celui qui aurait prévalu si les normes et les idéaux moraux avaient été parfaitement respectés, voire incarnés par les protagonistes. Ce procédé a été celui des romans de chevalerie tardifs écrits à partir de la fin du xve siècle. Sa présence est également visible dans le genre des « éthiopiques », appellation qui désignait à l’âge classique les romans inspirés par l’Histoire éthiopique d’Héliodore, oeuvre écrite en grec au iie ou iiie siècle dans la Méditerranée orientale et qui n’a joui d’une véritable influence qu’à partir du xvie siècle, grâce aux traductions en latin et dans les langues modernes[1].

La spécialité des « éthiopiques » était le conflit entre la toute-puissance de la Fortune et les personnages qui en subissent les caprices. Innocents, irréprochables, inflexibles, ces personnages planaient loin au-dessus du hasard et des viles passions humaines dont ils subissaient les épreuves sans s’émouvoir. Des amours d’une fidélité et d’une chasteté sans faille finissaient par les conduire à l’autel, la sainteté du lien conjugal représentant, dans ce genre littéraire, le plus beau reflet de la lumière divine dans le monde humain. À partir de la fin du xvie siècle, une multitude de romans firent vivre cette tradition qui ne commença à s’épuiser qu’au début du xviiie siècle.

Dans les romans de chevalerie, la perfection des protagonistes ne cédait en rien à celle des protagonistes des « éthiopiques », à une différence près : tandis que les personnages de ces dernières excellaient dans l’art de subir les épreuves semées sur leur propre route par la Fortune, les chevaliers errants — un Amadis de Gaule, un Palmerin d’Angleterre — affrontaient ces épreuves la lance à la main, se donnant pour mission de rétablir la loi dans un monde où l’injustice menaçait sans cesse les autres êtres humains.

Tant pour les romans de chevalerie que pour les romans d’aventures inspirés par Héliodore, évoquer un univers fictif idéal signifiait peindre des personnages dont la perfection et le comportement irréprochable n’obéissaient pas à la vraisemblance. L’attention de l’écrivain se dirigeait tout d’abord vers les événements racontés, le travail du style occupant une place plutôt auxiliaire. Rien n’égale la fougue narrative des deux premiers livres d’Amadis de Gaule, mais, à la longue, la simplicité et, en vérité, la platitude de la manière de raconter finissent par ennuyer le lecteur exigeant. Les romans inspirés d’Héliodore sont d’ordinaire écrits dans un style plus soigné que celui des romans de chevalerie — qu’on pense à la belle finition du Persilès de Cervantès ou du Polexandre de Gomberville —, mais l’élégance de l’écriture, loin d’être un but en soi, a pour mission de servir, en la rendant plus agréable, la lecture d’aventures et de péripéties sans fin.

À la différence de cette méthode qui insiste sur la perfection assurée des personnages et de leurs actions, les auteurs des romans pastoraux ont mis au point, au cours du xvie siècle, une nouvelle façon de capter les reflets de l’idéal dans leurs oeuvres. Loin de s’obstiner à évoquer des parangons de courage et de vertu, ces auteurs se sont penchés sur le destin d’êtres humains qui, oscillant entre la constance et la faiblesse, passent du dévouement au caprice et de l’inconstance à la fidélité, sans que pour autant leur imperfection et leurs comportements parfois répréhensibles empêchent la lumière de la beauté de baigner pleinement l’univers qu’ils habitent.

Parvenir à représenter une imperfection qui non seulement ne frôle pas la laideur, mais vit dans la beauté comme dans son milieu naturel, a été un exploit remarquable. Deux particularités de la pastorale, par ailleurs convergentes, l’ont rendu possible.

D’une part, ce genre narratif est animé par la vision platonicienne de l’amour commeimpulsion vers le Beau, comme force qui entraîne et soulève irrésistiblement les mortels vers la source transcendante du Bien, du Vrai et de l’Un. Les êtres humains dont parle la pastorale n’ont pas des propriétés bien arrêtées une fois pour toutes et leurs actions ne découlent pas uniquement de ces propriétés. Au contraire, les héros de la pastorale sont mus, perturbés, transformés par l’amour. Tout un art attentif à la dynamique des troubles intimes et à l’effervescence des rapports de civilité trouve ses origines dans cette vision.

D’autre part, la pastorale narrative du xvie siècle s’est conçue, à commencer par l’Arcadie de Jacopo Sannazaro (1504) et en continuant avec la Diane de Jorge de Montemayor (1559) et la Galatée de Cervantès (1585), comme l’héritière de la poésie pastorale antique, des églogues de Théocrite et de Virgile qui célébraient les charmes innocents de la vie campagnarde[2]. Déjà l’Ameto de Boccace (autour de 1341), considéré comme la première pastorale dans une langue moderne, alternait la narration avec la poésie. Dans l’Arcadie de Sannazaro, la poésie règne sans conteste, au point que les récits des bergers amoureux, ceux d’un Sincère, d’un Clonique, semblent n’être là que pour lier entre elles les églogues qui parsèment l’oeuvre. Dans les pastorales de Montemayor et de Cervantès, l’abondance de poésie lyrique va de pair avec le désir visible d’exceller dans toutes les formes poétiques disponibles à l’époque : églogues, sonnets, rondeaux ; formes strophiques variées : octaves, sextines, tercets ; vers de métriques diverses : octosyllabes traditionnels espagnols aussi bien que heptasyllabes et hendécasyllabes. La Galatée, oeuvre de longueur moyenne, compte quatre-vingts superbes poèmes s’élevant à 4500 vers, qu’un critique espagnol du xxe siècle, désireux de faire apprécier le génie poétique de Cervantès, a republié séparément[3]. Bien que ces vers puissent être lus indépendamment des aventures des personnages qui les déclament, telle n’a certes pas été l’intention de l’auteur, dans l’esprit duquel, comme dans celui de son prédécesseur Montemayor, les passages poétiques s’inséraient naturellement dans le mouvement de la narration, en donnant au style la noble exaltation qui s’appelait à l’époque le transport poétique.

Un double élan parcourait donc les pastorales du xvie siècle et du début du xviie siècle : dans l’univers raconté, la grande force platonicienne de l’amour faisait aspirer les personnages vers le Beau — image du Bien, du Vrai et de l’Un —, alors qu’un élan stylistique animait la prose du récit en y faisant jaillir de temps en temps la poésie. Pour reformuler ceci dans un langage que les xvie et xviie siècles comprenaient bien, le roman pastoral se proposait de représenter le Grand Oeuvre qui appelle le plomb à devenir de l’or pur, aussi bien dans l’intimité la plus intime des âmes des personnages que dans l’éclat visible du discours. Alors que les récits de la perfection assurée — romans de chevalerie et « éthiopiques » — tenaient pour acquis dès le départ la nature des personnages et le niveau du style, dans le roman pastoral l’enjeu ne consistait pas à peindre une excellence déjà donnée, mais à saisir l’éclosion, l’épanouissement — souvent difficile, tourmenté, contradictoire — de l’excellence. Le métal ordinaire avait beau opposer une forte résistance, l’éclat de l’or pur brillait toujours à l’horizon.

Ce n’est donc pas un hasard si dans l’Arcadie pastorale, censée avoir préservé les échos de l’âge d’or — temps qui ignorait aussi bien la différence entre le meum et le tuum que l’appel de la gloire militaire et les rivalités de la cour —, la plupart des bergers ne se trouvent pas toujours à l’aise et déplorent leurs tourments[4]. Ces bergers sont malheureux non pas en dépit mais à cause du travail du Grand Oeuvre d’Amour, qui émeut les coeurs, les frappe, les trouble, les met à l’épreuve, afin de les amener, par les chemins détournés du doute, de la déception et de la jalousie, au but idéal qu’est l’affection incorruptible.

Il n’est peut-être pas interdit d’exprimer la déroute des bergers amoureux dans les termes proposés par le présent recueil, à savoir le commensurable et l’incommensurable. Il s’agirait, bien entendu, d’un emploi métaphorique de ces termes, dont le sens propre demeure éloigné des préoccupations des écrivains qui nous intéressent. Ces métaphores ne forceraient cependant pas la note, car dans la vision platonicienne adoptée et affirmée à maintes reprises par le roman pastoral, un immense écart s’ouvre entre d’un côté, l’aspiration du sommet de l’âme humaine vers le Beau, le Bien, le Vrai et l’Un et, de l’autre, l’agitation et les tourments des autres parties de l’âme. L’aveuglement et la violence du thymos — site de la vitalité — peuvent être dites incommensurables avec la clairvoyance et la paix qui couronnent les efforts de l’âme rationnelle. De même, il est tentant de poser l’existence d’une certaine incommensurabilité entre la prose qui raconte les déboires sentimentaux des bergers et la poésie qui les illumine de temps en temps.

Grâce à cette terminologie nous pouvons formuler la question de savoir pourquoi les romans pastoraux dégagent une remarquable impression d’équilibre, alors que le propre de ce genre consiste à s’appuyer sur la juxtaposition de grandeurs incommensurables : au niveau des personnages la misère humaine et l’élan vers l’idéal, au niveau du style la prose et la poésie. D’où vient la mesure de la pastorale[5] ?

À cette interrogation, je proposerai d’abord une réponse simple et évidente. C’est la tension même entre les grandeurs incommensurables de la faiblesse humaine et de l’élan vers le Beau, ou encore, dans le domaine du style, la tension entre la narration en prose et le transport poétique qui créent un sentiment d’équilibre indéfinissable mais très net. Le même effet a été exploité en peinture par les grands maîtres vénitiens du xvie siècle, Véronèse et le Tintoret. Dans Le Sacrifice d’Isaac de Véronèse (Vienne, Kunsthistorisches Museum), tableau divisé à l’horizontale en deux moitiés par l’autel sacrificiel, l’unité jaillit du milieu même de la toile, comme si l’autel destiné à recevoir le sang de la victime avait la force de rassembler autour de lui tout l’espace du tableau. Parmi les toiles du Tintoret, nombreuses sont celles où le chaos de la première impression fait place peu à peu à un étrange accord entre le tourbillon des personnages et la profondeur de l’espace duquel ils surgissent[6].

Chez Sannazaro, c’est sans nul doute le contraste entre la sérénité élégiaque des parties en vers et la tristesse des sections en prose qui assure à son Arcadie l’équilibre souhaité. Dans la Diane de Montemayor, l’issue malheureuse des amours de Diane et de Syrène, dont une courte absence a permis aux parents de Diane de la donner en mariage à un autre berger, crée un arrière-plan mélancolique sur lequel se dessinent les contours plus heureux des autres intrigues. Chez Cervantès, l’amour idéal anime le couple formé par Galatée et Élicien ; il triomphe également lors de la conversion de Lénie, l’ennemi d’Eros qui succombe à ses traits, mais il est très souvent mis en déroute par les caprices de divers personnages et par ceux de la Fortune. Enfin, dans la première Arcadie de Sir Philip Sydney (ouvrage probablement achevé en 1580) et dans l’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1628), l’équilibre de la construction est visiblement imposé par des auteurs qui ne voulaient rien laisser au hasard. Sydney organise son roman selon une structure dramatique en cinq parties, alors que d’Urfé réconcilie l’effort vers l’unité — représenté par l’histoire d’Astrée et de Céladon — avec la diversité anecdotique — incarnée par la multitude de cas présentés par les couples d’amoureux qui viennent demander, tout au long du roman, l’avis du Tribunal de Nymphes.

Sans être fausse, cette réponse peut être considérée comme trop rassurante. Elle risque d’afficher comme simples des choix artistiques qui ne l’ont jamais été. La mesure et l’équilibre du roman pastoral étaient, en réalité, particulièrement difficiles à obtenir, étant donné que ce genre, qui évoquait le travail de l’idéal aux prises avec les impulsions les plus intimes de l’âme humaine, faisait face à deux exigences contradictoires : il devait peindre l’âme dans toute sa fragilité, sans que la lumière de l’idéal cesse un seul instant de l’éblouir. Cette difficulté a influé sur tous les ingrédients du roman pastoral : son cadre idyllique, son action, l’usage qu’il fait de la psychologie et son style.

Concernant le cadre, le choix de l’âge d’or, ou tout au moins d’une contrée qui en garde encore les habitudes, est censé libérer les personnages des influences pernicieuses que peuvent exercer sur leurs attitudes la division du travail et les hiérarchies sociales qu’elle engendre. Vivant au sein de la nature, les bergers de la pastorale romanesque se laissent plus facilement entraîner par l’élan amoureux dans sa pureté platonicienne. Pour que la force de cet élan soit cependant bien visible, son action doit rencontrer et vaincre diverses formes de résistance, dont l’origine se trouve souvent bien au-delà des frontières de l’Arcadie. Déjà sincère, le personnage de Sannazaro ne vit en Arcadie que parce qu’il cherche à oublier dans cette terre d’exil son amour non partagé pour la reine Jeanne d’Aragon. Dans la Diane de Montemayor, la belle Félismène se voit trahie par Félix, son amoureux, envoyé par son père à la cour d’un grand prince, où il s’éprend d’une autre beauté, Célie. Déguisée en jeune homme, Félismène y rejoint Félix, le persuade de la prendre à son service, porte les messages de celui-ci à Célie, laquelle tombe à son tour amoureuse du jeune page. Pour que ces oublis et ces quiproquos puissent avoir lieu, l’ambiance arcadienne ne suffit pas. Dans Galatée, Cervantès va encore plus loin. Poursuivis par une Fortune aveugle et capricieuse, les deux amis Timbrien et Silère courent d’un bout à l’autre de la Méditerranée dans une suite d’aventures « éthiopiques », dont les détours et surprises n’ont rien en commun avec la vie paisible des bergers. Chez Sydney, l’Arcadie devient le refuge temporaire d’une famille royale qui tente — en vain — d’empêcher la réalisation d’une prophétie menaçante. Brûlant d’amour, les personnages n’en restent pas moins des rois et des princes en dépit de leur déguisement pastoral, alors que les campagnards d’Arcadie se contentent du rôle du bouffon. Chez d’Urfé, enfin, tandis que le récit principal — celui de Céladon et d’Astrée — se déroule dans un décor pastoral proche de l’âge d’or, un grand nombre d’histoires enchâssées mettent en scène des personnages qui appartiennent au monde de la différenciation et des rivalités sociales.

L’élargissement du décor va de pair avec la promotion de l’action. Chez Sannazaro, celle-ci demeure à peine visible parmi les envolées lyriques, alors que dans la Diane de Montemayor et la Galatée de Cervantès, l’histoire des jeunes premiers demeure peu développée, peut-être parce qu’il n’est pas aisé d’imaginer des aventures suffisamment intéressantes ayant comme personnages de paisibles bergers qui s’aiment sincèrement et que la paix de l’Arcadie protège. Seule l’autorité parentale, chez Montemayor, enlève Diane à Syrène (elle ne lui sera rendue que dans la Diane amoureuse, suite du roman publiée par Gil Polo en 1564[7]) et menace également le couple Galatée-Élicien chez Cervantès. Pour maintenir l’attention, la pastorale romanesque a besoin de conflits plus vifs. D’où le recours aux histoires parallèles, qui évoquent une gamme de situations où l’Amour est confronté à des obstacles extérieurs — les caprices de la Fortune — et intérieurs, qui vont de l’imperfection la plus banale — inconstance et duplicité du coeur humain — à l’énigme de l’union entre corps et âme.

La rivalité entre l’Amour et la Fortune, thème favori des « éthiopiques », est présente dans les pastorales qui en subissent directement l’influence : non seulement dans la Galatée, où Timbrien et Silère subissent épreuve après épreuve, mais également dans la deuxième version de l’Arcadie de Sydney, qui imite délibérément le roman d’Héliodore, et dans le quatrième volume de l’Astrée d’Urfé, consacré aux aventures héroïques de Céladon au siège de Marcilly.

Concernant la faiblesse du coeur humain, les exemples d’inconstance et de duplicité sont légion : oubli, coquetterie, coeur partagé, tromperie. Dans la Diane, Félix, amoureux de Félismène, l’oublie une fois arrivé à la cour ; dans la Galatée, Rosaura fait semblant d’aimer Artandre uniquement pour se faire épouser par Grisalde. Bélise, chez Montemayor, comme Célidée dans l’Astrée, aime à la fois un père et son fils. Les amours de Lisandre et de Léonie, au tout début de la Galatée, finissent de manière tragique à cause du traître Carin. Chez d’Urfé, la colère d’Astrée contre Céladon a pour origine la duplicité de leur ami commun Sémire.

La véritable prédilection du roman pastoral est cependant l’énigme de l’union entre corps et âme, rendue manifeste par ce qu’on pourrait appeler à l’instar de Leibniz « la non-identité des indiscernables ». La vie quotidienne nous habitue à penser que les objets indiscernables — ceux dont toutes les propriétés coïncident — sont identiques. Cette certitude, qui vaut pour le monde physique, porte cependant à faux lorsqu’il s’agit d’objets doués d’une dimension irréductible à la corporéité. Arthur Danto explique, dans La Transfiguration du Banal[8], que deux tableaux strictement identiques du point de vue de leur apparence physique — deux carrés ayant la même dimension et qui sont uniformément couverts du même ton de rouge — deviennent deux oeuvres différentes s’ils reçoivent comme titres, par exemple, « Feuilles d’automne » ou « La Place Rouge ». Ces deux titres prêtent des significations différentes aux deux objets que nos sens ne parviennent pas à différencier et leur confèrent, par conséquent, le statut d’oeuvres distinctes. Dès qu’une distinction d’ordre spirituel se laisse percevoir — ici le titre des tableaux —, ce qui, aux yeux du corps, semblait indiscernable ne l’est plus. De même, dans la pastorale, deux corps qui paraissent identiques peuvent très bien appartenir à deux bergers différents. Ou inversement, un berger peut cacher son identité sous une apparence différente de la sienne. Dans la Diane de Montemayor, Ismenie courtise, pour s’amuser, la bergère Selvage, en soutenant être le berger Alain, déguisé en femme. Cet Alain, cousin et amoureux d’Ismenie, lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Mais Alain fait bientôt la connaissance de Selvage, dont il tombe amoureux, oubliant Ismenie. Selvage l’aime à son tour. À l’inverse, dans l’Astrée, Céladon, déguisé en jeune fille, passe de nombreux jours en compagnie de la belle Astrée, sans qu’elle perce son secret.

Le premier exemple met en question l’identité des corps indiscernables ; le second décrit une situation où l’âme habite un corps que les gens les plus proches ne reconnaissent plus. Dans les deux cas, ce qui importe est la distinction entre la chair trompeuse et l’âme qui est le seul véritable objet de l’amour. « Je ne suis pas le corps que tu vois », semble dire Ismenie dans la Diane. « Le corps que tu vois n’est pas moi », lui fait écho Céladon dans la troisième partie de l’Astrée. L’incommensurabilité qui se fait sentir ici tient de la non-identité du corps avec le soi, une non-identité que seul l’Amour partagé a la force d’abolir.

Comme nous l’avons vu, chez Montemayor et Cervantès, le besoin de multiplier et de compliquer l’action vient de ce que l’histoire des héroïnes éponymes et de leurs amoureux n’a guère la vocation de la richesse épisodique. Étant donné que ces personnages exemplaires demeurent soumis à l’Amour, le Grand Oeuvre les transfigure sans difficulté et la Fortune ne les persécute pas excessivement. Pour aviver l’intérêt narratif, les auteurs empruntent des techniques provenant d’autres genres narratifs, telle la nouvelle — l’épisode de Félismène dans Diane ou l’histoire de Lisandre et Léonie dans la Galatée — et le roman d’aventures. Il reste que la multiplication des histoires se fait souvent au prix de la cohérence. Rien n’est plus difficile, en effet, dans un roman pastoral que de trouver une conclusion. Ni la Diane, ni la Galatée, ni la seconde Arcadie de Sydney, ni l’Astrée de d’Urfé n’ont été achevées par leurs auteurs.

Sur le plan de l’action donc, la mesure de la pastorale est difficile à atteindre, les enjeux de l’histoire principale — amours entre bergers raisonnablement vertueux — ne laissant que peu de place à l’aventure et la tentation d’insérer des histoires secondaires est trop forte pour qu’une construction bien équilibrée puisse être réalisée. C’est peut-être la raison pour laquelle dans la première Arcadie de Sydney l’unité d’action est pour ainsi dire projetée de l’extérieur par l’entremise d’une prophétie dont les personnages veulent éviter l’accomplissement, mais qui se réalise malgré eux et d’une manière tout à fait inattendue. Quant à l’Astrée, elle est sans nul doute le roman pastoral le mieux et le plus savamment bâti : une admirable progression maintient l’intérêt de l’histoire principale, qui n’est jamais mise dans l’ombre par l’extraordinaire multiplicité d’intrigues adjacentes. La mesure de cette oeuvre n’est cependant pas le simple résultat d’un calcul habile de l’ensemble, mais provient du sentiment, toujours présent, que les épreuves par lesquelles passent les personnages ne sauraient mettre en cause ni leur beauté ni leur adhésion aux lois de l’Amour.

Cette adhésion, ainsi que l’omniprésence de la lumière de l’idéal dans la pastorale, peuvent paraître invraisemblables lorsqu’on les considère d’un point de vue psychologique (pour employer un terme inventé plus tard). Et c’est probablement la singularité psychologique des romans pastoraux qui les rend si peu accessibles au lecteur contemporain. Tout en ignorant notre terminologie, les auteurs de ces romans ont beaucoup réfléchi aux replis du coeur humain. Cervantès, par exemple, analyse le comportement amoureux avec une subtilité qui n’a rien à envier à celle de Proust. Et puis, d’un seul geste, il abandonne ce genre de considérations, car, nous fait-il comprendre, elles n’ont de sens qu’en l’absence du véritable Amour.

Voilà les termes dans lesquels au troisième livre de la Galatée le sage Damon décrit les méfaits de la jalousie :

Et afin que l’on voie les dégâts que cause dans les coeurs amoureux cette maudite maladie de l’enragée jalousie, il convient […] que le jaloux devienne, et il le devient, traître, retors, chamailleur, chicaneur, lunatique, et même mal élevé ; et la fureur jalouse dont il est esclave va si loin que c’est à qui il aime qu’il souhaite le plus de mal. L’amant jaloux voudrait que sa dame ne soit belle que pour lui et laide pour le reste du monde ; il souhaite qu’elle n’ait pas d’yeux pour voir plus que lui ne le désire, d’oreilles pour entendre, ni de langue pour parler ; qu’elle vive recluse, revêche, hautaine, et qu’elle ait mauvais caractère ; et parfois même, sous l’emprise de cette passion diabolique, il souhaite que sa dame meure, pour que tout soit fini[9].

Cette petite « bande-annonce » de La Prisonnière de Proust est suivie au quatrième livre de la Galatée par un discours explicatif, dû à Lénie, le grand adversaire de l’amour, selon lequel ce sentiment, destiné idéalement à la beauté incorporelle, dépend trop des yeux corporels qui, nous met-il en garde, « sont prompts à regarder la beauté corporelle » (CG, p. 215). C’est de l’attirance pour ce genre de beauté que viennent « ruines d’États, destructions d’empires ou meurtres d’amis », pour ne pas parler des supplices, incendies, peines et morts dont pâtit chaque amant. La cause, pense Lénie, en est fort simple : « la félicité de l’amant consiste à jouir de la beauté qu’il désire », or « il est impossible de posséder entièrement cette beauté pour en jouir » (CG, p. 215-216). Suit une description des souffrances amoureuses encore plus effroyable que celle proposée par Damon :

Y a-t-il d’aventure un Tantale qui souffre plus […] que le misérable amant entre son espoir et ses craintes ? […] L’aigle ravagea-t-il les entrailles de Tityos autant que la jalousie ronge et dévore celles de l’amant jaloux ? […] La roue d’Ixion tourna-t-elle plus vite, et fut-elle un plus grand supplice que les innombrables et vives imaginations des craintifs amants ?

CG, p. 217

Ce que Lénie ne parvient pas à comprendre, c’est qu’« amour et désir sont […] choses différentes, puisqu’on ne désire pas tout ce qu’on aime, pas plus qu’on n’aime tout ce qu’on désire », rétorque le berger Tirse (CG, p. 223). L’amour est un désir que vise le Bien sous les espèces du Beau, il est un mouvement délectable qui porte l’âme vers la beauté, et Lénie le tient pour ennemi simplement parce qu’il ne l’a pas vu « tout seul et sous son vrai visage, mais toujours assorti de désirs pernicieux, lascifs, et mal placés » (CG, p. 224). Les souffrances décrites par Lénie, qui seront aussi celles des personnages de Proust, ciblent les âmes qui ne se laissent pas emporter par l’élan amoureux au-delà des circonstances « amères et boueuses » (CG, p. 225) de leur vie. Lourdes, opaques, ces âmes n’entrevoient même pas la possibilité d’être transmuées en or pur et sans mélange.

Ô amoureux, les enjoint Tirse, ne laissez nulle crainte vous empêcher de vous livrer et vouer à aimer, y compris ce qui vous paraîtrait le plus difficultueux, et ne vous plaignez ni repentez si vous avez élevé à votre hauteur les choses basses, car l’amour rend le minuscule égal au sublime, et le moins au plus, et en juste harmonie accorde les diverses conditions des amants lorsque d’un pur sentiment sa grâce en leur coeur ils reçoivent.

CG, p. 229

Nous sommes ici bien au-delà de la psychologie qui fait peur à Lénie et qui entrave, retient et accable les personnages de Proust. Comme Cervantès l’a bien compris, les replis du coeur, loin d’être la réalité ultime, ne représentent dans la pastorale que le lieu d’une épreuve à subir, qu’un obstacle à vaincre sur le chemin de la lumière.

Concernant le style de la pastorale, la même mesure, qui est celle de l’élan et du dépassement, lui donne son rythme spécifique. Dominantes chez Sannazaro, les effusions lyriques des personnages demeurent, chez Montemayor et Cervantès, intimement liées au récit de leur destin, la poésie jaillissant naturellement de la prose. Chez Sydney, cependant, dont la première version de l’Arcadie contient un véritable florilège de formes poétiques et de méthodes de versification, la poésie n’intervient le plus souvent qu’aux entractes du drame raconté, un peu comme les interventions du choeur marquent les passages d’un acte à l’autre dans les tragédies antiques. D’Urfé, enfin, rend de temps en temps à la poésie le rôle qui était le sien dans la pastorale du xvie siècle, notamment dans le célèbre passage intitulé « Les douze Tables des Loix d’Amour qui sur peine d’encourir sa disgrâce, il commande à tout amant d’observer[10] ». Mais il est clair que ce qui intéresse en premier lieu l’auteur de l’Astrée c’est le récit.

La pastorale romanesque atteint donc sa mesure, son équilibre intérieur, en relevant d’une manière toujours renouvelée le défi de l’instabilité inscrite à la fois dans son sujet — l’élan de l’âme vers le Beau — et dans son discours, qui oscille entre récit et poésie. Serait-ce la difficulté de cette tâche qui aurait mis un terme à l’existence du genre ? La fin de la pastorale serait-elle plutôt due à l’abandon progressif, dans les romans écrits à partir du xviiie siècle, de l’élan vers l’idéal en faveur d’un examen de plus en plus expert des replis du coeur ? Quoi qu’il en soit, la pastorale romanesque des xvie et xviie siècles nous rappelle que l’âme humaine n’est pas nécessairement prisonnière de son imperfection, mais qu’elle a le choix de tendre vers le Beau et le Bien comme vers sa fin naturelle.