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Dans les sociétés occidentales, les situations avérées d’inceste se caractérisent exclusivement par des faits de viols ou d’agressions à caractère sexuel sur un ou plusieurs enfants de la famille. Parfois, les agressions se poursuivent même une fois l’enfant devenu adulte, si ni lui, ni son agresseur, ni les circonstances n’y mettent fin. Dans de très rares cas, il arrive que de ces agressions initiales commence ce qui est ensuite vécu comme une liaison amoureuse. En revanche, il n’arrive jamais – les exceptions sont théoriquement toujours possibles quoique, une fois l’enquête menée, je n’en aie trouvé aucune occurrence – qu’un père et une fille, ou bien un frère et une soeur, ou encore une grand-mère et son petit-fils se marient, ou entament une liaison à un âge où les deux partenaires sont capables d’un consentement éclairé. En tant qu’ethnologue qui décrit le monde social en m’appuyant sur le champ d’expériences des acteurs, je désignerai donc par le terme « inceste » les agressions sexuelles intrafamiliales commises sur des personnes mineures.

La littérature qui traite de l’inceste dans sa dimension empirique, celle à laquelle je m’intéresse, a depuis longtemps montré la place centrale du silence entourant ces situations d’agressions répétées. Émanant des disciplines de la santé mentale ou des mouvements féministes, et visant à améliorer la prise en charge des victimes et à prévenir de nouvelles situations d’inceste, la littérature a principalement discuté de la nécessité, individuelle et collective, thérapeutique et judiciaire, de sortir du silence. Je souhaiterais ici décentrer l’objectif, et simplement explorer la dynamique qui habite le silence autour de l’inceste et qui le porte, dans la vie quotidienne des acteurs de notre monde social. J’aborderai cette exploration selon trois registres d’observation. D’abord auprès d’enfants violés devenus adultes, pour lesquels, jusqu’à ce qu’ils aient révélé l’inceste, la question du « dire » constitue une thématique à la fois centrale et douloureuse. Ensuite, du point de vue des anthropologues, dans la mesure où en tant que spécialistes de la formulation des règles sociales et théoriciens de l’interdit de l’inceste, ils sont des acteurs sociaux particuliers dont il est intéressant d’interroger le discours sur l’inceste. Enfin, à l’échelle collective, celle de la société, à l’heure où l’inceste marque régulièrement l’actualité.

Le syndrome Jean Moulin[1]

Que les abus sexuels incestueux débutent à un, trois, neuf (âge moyen au premier viol) ou quinze ans, qu’ils durent des années ou qu’ils restent (exceptionnellement) un épisode éphémère dans la vie d’une personne, ces abus, donc, ont une grande incidence sur la vie des enfants violés. Ce n’est pas qu’ils y pensent tout le temps, comme on penserait à un accident de la route ou à une agression de rue. Mais plutôt du fait que l’inceste participe à construire les enfants (Dussy et Le Caisne 2007). Il impose en effet la mise au silence de toute la famille, et la façon de gérer, pour chacun, aussi bien la vie quotidienne à la maison que les territoires ou les moments de la journée. L’inceste impose également le mutisme sur les éventuels dommages collatéraux des agressions sexuelles que sont : les maladies sexuellement transmissibles contractées mais dont il ne faut pas penser l’origine ; les infections ou les inflammations de tout ordre dont il faut taire la cause ; et, pour les filles, les risques de grossesse. Dire, dans cet ordre social, n’est donc pas une action neutre, mais procède d’un mouvement d’attaque de ce silence et implique que l’on se positionne par rapport à l’obligation de se taire. Car dire, pour les adultes ayant été violés dans l’enfance, continue de se substituer à dire l’inceste. Pour les adultes anciens enfants victimes d’inceste comme pour tous, le champ des possibles, du pensable et de l’expérience est conditionné par les repères construits dans l’enfance.

La tension entre « se taire » ou « dire », pour les victimes d’inceste, est ainsi omniprésente et polymorphe. Elle s’exprime dans toutes les dimensions des relations sociales, c’est-à-dire quand il s’agit de dire à quelqu’un. Cette tension se manifeste néanmoins avant tout quand il s’agit de dire, non pas à quelqu’un, mais d’abord à soi-même ; ou bien quand il faut se dépasser soi-même pour le dire à quelqu’un. La question de dire – cela peut être dire l’inceste, mais également tout autre chose –, larvée dans les situations courantes de la vie quotidienne, se réactive brutalement dans les situations émotionnelles inhabituelles. Annabel, qui a été violée par son père entre les âges de 2 (avant l’acquisition du langage) et 8 ou 9 ans, raconte ainsi comment l’événement de son premier accouchement s’est trouvé parasité par cette question inopportune et obsédante :

[…] Mon père avait été victime de tortures, pendant la guerre, qu’il décrivait […] et qui me tétanisaient d’horreur quand j’étais petite – alors il y avait ma mère, ma grand-mère, et tout le monde disait : « mais c’est atroce, comment t’as pu tenir ». Et lui, il disait qu’il n’avait pas parlé, qu’il ne parlait pas. Et moi j’ai pensé toute mon enfance, et ma jeunesse, que c’était un héros. Donc, je me posais la question de la résistance, est-ce que j’aurais parlé, pas parlé. Ça m’obsédait littéralement, je pensais que c’était une vraie valeur, et tout, et donc, moi, la découverte de la vraie douleur, ça a été mon premier accouchement. Comme on sait, ça fait très mal. Et donc, au lieu de le vivre… parce que c’est quand même, c’est un vrai bonheur, ça fait mal mais c’est un événement extrêmement heureux, je passais mon temps – j’avais 17-18 ans – à dire : « est-ce que je tiendrais, là! Là, est-ce que je tiendrais? » Dès que j’avais une contraction, c’était « faut pas que je parle, faut pas que je parle », et donc, à un moment donné, ça faisait tellement mal que je me suis mise à crier, et là, le dégoût de moi-même m’a envahi. Ça m’a complètement noirci cet accouchement, la naissance de mon fils aîné. Alors, je me disais : « je suis vraiment une merde, je trahirais mon réseau, je trahirais mes amis ».

Annabel

Dans les situations de vie qui ont à voir avec la douleur intervient la question de savoir si la personne saura se taire, comme en écho à la douleur occasionnée par les viols. Elle vient par-dessus toutes les autres questions, sur un motif qui reprend, comme ici, l’injonction au silence mise en scène, sinon proférée, par l’agresseur en position d’autorité légitime.

L’ancien enfant violé peut verbaliser son doute quant à sa compétence à se taire, comme dans l’extrait de discussion qui précède, lorsqu’il a l’occasion d’évaluer consciemment son aptitude à tenir le silence. Mais il se peut aussi que la question vienne se poser à l’insu de la personne, lors d’une action qui ferait office de lapsus, c’est-à-dire de révélateur d’une pensée inconsciente. En effet, si la personne ne choisit pas de se demander si elle parlerait ou si elle garderait le silence, les paroles qu’elle prononce ramènent néanmoins à cette même question. C’est ainsi que Louise, violée par son frère aîné entre 7 et 12 ans, et largement initiée aux principes psychanalytiques de l’association libre et de la compulsion de répétition, interprète un certain nombre d’accidents survenus dans sa vie :

Moi, au niveau des accidents, c’est en quantité. Quand j’étais petite, c’était parfois très grave, mais je ne le disais pas. Par exemple, en sortie scolaire, il y avait une espèce de téléphérique en suspens avec un guidon, dans le vide, et on descendait en se tenant au guidon. Ça partait d’un arbre. Et je suis tombée sur les fesses, ça m’a fait très mal et je n’ai rien dit. Alors qu’une autre élève est tombée, elle l’a dit. Et j’ai fait de nombreuses chutes comme ça, je me suis récemment fracassé la jambe, au Maroc, et le dernier accident, c’était à vélo, j’ai traversé un feu et une voiture m’a touchée. Mais c’est pareil, je n’ai pas de souvenirs de l’accident. En randonnée, donc j’ai fait beaucoup de chutes […]. Mais ce que je voudrais rajouter, c’est que je me suis rendue compte une fois au groupe de parole… J’ai raconté que dans le lit que je partageais avec le frère qui m’a « incestée », avec son doigt sur sa bouche, il me faisait « chut ». Il mettait son doigt sur sa bouche et il faisait « chut! ». Et c’est grâce à Virginie qui m’a dit après : « chut? » – et j’ai compris « chute », avec un « e ». Et il y a aussi une chose que je voulais dire : c’est que j’ai eu beaucoup de tics, quand j’étais enfant, que mes soeurs – je suis d’une famille nombreuse –, mes soeurs m’ont rappelé plus tard que j’avais beaucoup de tics, donc c’est vraiment authentifié. Et parmi ceux-là, je faisais toujours « ch’t! » et même à l’école ; on m’avait surnommée « la chuteuse », dans la famille.

Louise

Louise, jusqu’à l’âge de 55 ans où elle a entamé une cure psychanalytique qui lui a permis de penser l’inceste qu’elle avait subi, considère qu’elle a inconsciemment sans cesse réactualisé l’injonction fraternelle au silence. La familiarité avec les processus psychiques est une caractéristique des contributeurs de ces ateliers. Tous ou presque ont entamé, achevé ou vont commencer un travail thérapeutique.

Le registre du « désir de dire », dans ces différents exemples, comme dans l’ensemble des discussions tenues lors des ateliers, n’est pas du tout opérationnel pour décrire la tension qui anime les anciens enfants violés. Il peut l’être dans d’autres situations qui concernent la révélation de l’inceste. Mais le pôle le plus puissant de la tension est assurément celui qui vise le maintien du silence et qui permet aux anciens enfants violés de respecter l’ordre social dans lequel ils ont grandi.

Certains adultes violés dans l’enfance, conscients d’avoir dû se taire sur les viols pour obéir à l’ordre donné ou protéger le parent agresseur, dissertent avec eux-mêmes, par principe, sur leur capacité rétrospective à être restés muets. Une des participante aux ateliers a ainsi évoqué comment, jeune adulte travaillée par cette question du silence, elle avait activement remis en scène un défi de se taire dans l’idée qu’il l’aiderait à mieux comprendre son mutisme d’enfant :

Virginie : En moi, mon truc, quand j’étais jeune, j’étais obsédée par l’idée de savoir comment les gens avaient fait pour résister à la torture, genre Jean Moulin, tout ça […]. En fait, à l’époque, je me prostituais un peu, tout ça, et je savais qu’il y avait un groupe dans le Sud, qui organisait des scénarios de…

Réjeanne : De jeu de rôle?

Virginie : De jeu de rôle, c’est ça. Alors c’était à base sexuelle, leur truc, ils organisaient des week-ends […]. J’imagine que la fille, au départ, c’est la fille qui est maso et les mecs, en face, ils sont sados, donc tout le monde est content. Donc comme je savais que ça existait, bon, bah, toujours dans l’histoire de « j’ai mal, mais je ne le dis pas » etc., je me suis dit : « je vais voir jusqu’où je peux aller, et est-ce que j’aurais pu résister s’il y avait eu la guerre? »

Delphine : T’avais ça en tête? C’est ça que tu te disais? Le syndrome Jean Moulin, tu te le disais?

Virginie : J’avais ça en tête. Oui, je voulais voir jusqu’où je pouvais physiquement résister. Et donc, bon, j’avais un peu la trouille, mais bon, j’ai pris l’avion et j’y suis allée, et là, bon : je me suis faite dépassée par… j’avais vraiment l’impression de contrôler et tout, jusqu’à organiser mon propre… martyre. Et sauf que, une fois que je suis arrivée là-bas, à ce week-end à Nice, une fois que je suis arrivée, je n’ai plus pu rien contrôler, dans le sens où : je n’avais vraiment plus rien à dire. Et même si après, je reculais, et je disais « ah non! Non! Je ne veux plus! », c’était trop tard, parce que toute façon, ça devait durer tout le week-end. Et voilà, quoi. De toute façon, plus on disait « non! », plus ça les excitait, etc. C’était dans un château, violée tout le week-end, pistolet dans le vagin, enfin toute la mise en scène y était. Je suis revenue à Paris. Je suis rentrée… Je me souviens encore quand je suis rentrée dans le bain chaud, comme j’avais le corps tout lacéré, ça me brûlait horriblement, mais je me disais, bah voilà… [inaudible] je ne sais pas si c’était voulu, pas voulu, mais une fois que j’y étais, je ne voulais plus, c’est sûr.

Évaluer par exemple si Virginie allait révéler ou garder un secret fraîchement confié par quelqu’un aurait pu lui suffire à mesurer sa compétence au silence. Mais la hauteur du défi qu’elle se fixe est en réalité fonction du conflit de loyauté qui se joue dans la rupture du silence, et fonction de son estimation de sa propre force morale. Si ce test nécessaire impose à Virginie une épreuve aussi pénible, c’est que l’intériorisation de cette injonction à se taire est puissante, et que la force morale dont elle se sait animée est colossale. Le respect de la parole paternelle (en l’occurrence, garder le silence sur l’inceste) l’emporte sur toute autre considération, même celle de protéger sa vie. La question de dire ou de se taire est ainsi investie d’un enjeu de vie ou de mort, d’où la référence récurrente à la Seconde Guerre mondiale et aux tortures nazies, étalon de l’horreur et projet de mort bâti sur le silence, double caractéristique très souvent associée à l’inceste dans le discours des victimes.

Une des difficultés pour comprendre les expériences[2] que les victimes d’inceste se font vivre pour vérifier leur compétence au silence s’explique du fait que leur véritable signification peut être complètement occultée par les apparences, qui peuvent s’avérer trompeuses, comme des scénarii dont la logique peut échapper à ceux qui ne regardent pas au-delà de l’expérience elle-même. Comme dans l’exemple des chutes répétées de Louise, il faut qu’il y ait eu un travail thérapeutique préalable pour que se dévoile pour la victime une autre perspective sur ce qu’elle a vécu, dont émerge alors un sens autre. Dans l’extrait qui suit, Stéphanie, la narratrice, s’est occulté jusqu’à la semaine précédant l’atelier les éléments qui lui auraient permis de comprendre l’ensemble des éléments de son expérience :

Stéphanie : […] J’avais 18 ans, j’avais mon appart, un copain, j’avais une bijouterie, tout allait bien dans ma vie […]. Pourtant, ça allait pas. Et avec mon copain. Et… ça, je m’en suis rendu compte très récemment. Par contre, comment moi je l’ai vécu [sur le moment] ; bah, je l’ai vécu allant au travail, et me réveillant dans une cave, complètement mutilée. Donc la première chose que j’ai faite, c’est d’aller à mon travail. Donc je suis arrivée, j’étais complètement déchiquetée. J’avais de la chair, de la peau sous les ongles, défoncés, les vêtements… Donc mon patron [inaudible] a été à la gendarmerie, où j’ai fait mon témoignage. Donc ils ont fait une recherche et ils ont trouvé la cave, avec tous les éléments que je leur ai donnés. Mais moi, j’avais le souvenir de rien, et là, en fait, il y a une semaine, je me suis rendu compte que c’était totalement inconscient. J’ai traversé le miroir et j’ai entendu toutes les pensées qui m’ont traversée, il y a trois ans, c’est-à-dire les pensées haineuses. Et après cette histoire, j’ai gardé mon travail mais j’ai lâché mon appart, mon copain m’a lâchée. Et jusqu’à cette semaine, je l’ai vécu comme une agression.

Delphine : Tu veux dire que dans la cave, tu t’es tout fait toute seule?

Stéphanie : Oui. Même la police, même eux, ils étaient persuadés que j’avais été agressée. Mais le pouvoir de l’inconscient, à quel point il te fait faire des trucs! J’étais persuadée que c’était un accident, une agression. Et de la même façon que j’ai eu un examen gynécologique, j’ai été suivie pendant un an par une gynécologue judiciaire, pour essayer de savoir comment on avait pu me mutiler intérieurement. Maintenant, il y a des flashs qui me sont revenus. Et c’est flippant parce que je revois le début de la scène, je me vois dans le bus, et puis après [inaudible] tu traverses le miroir, quoi. C’est pas un hasard si je suis arrivée à ce moment-là… J’ai dit à la police… pour l’inceste. Que mon père… En fait, ce que j’ai compris, moi, cette semaine, c’est qu’il a fallu que je passe par là pour faire reconnaître l’inceste, quelque part. C’est atroce.

J’ai rencontré de nombreuses victimes d’inceste qui s’automutilent, parfois sauvagement, souvent de façon récurrente. Certaines blessures sont destinées à être cachées, réactualisant du même coup la douleur occasionnée par les agressions sexuelles et le silence autour de ce qui provoque cette douleur. D’autres blessures, au contraire, servent de signes ostentatoires d’une souffrance cette fois dicible sans pour autant s’infliger le conflit moral de la rupture du silence. Dans cette optique, sortir de l’amnésie, ce puissant outil de défense psychique contre la brutalité sidérante de certains événements, peut être perçu comme une percée de la pulsion de « dire » supérieure à celle du silence. Pour ne pas mourir d’avoir à dire (Rosenblum 2000), ou à se le dire en quelque sorte, une part de soi arrange éventuellement des stratagèmes psychiques ancrés dans des situations réelles visant à vaincre le silence. J’ai rencontré et entendu de nombreuses victimes d’inceste qui ont été et restent encore sous le coup de l’amnésie de l’inceste qu’elles ont vécu. Certaines savent qu’elles ne se souviennent pas : elles expliquent que l’amnésie opère comme un blanc dans leur trajet de vie, qui va de quelques minutes à quelques années. Cela peut être aussi un blanc disséminé sur certaines émotions, plutôt que sur des situations. Avant que ne se lève le voile, les anciens enfants violés ignorent qu’ils sont amnésiques. Ils ne savent pas qu’ils ne se souviennent pas, donc ils ne savent pas ce dont ils ne se souviennent pas. L’événement occulté se présente alors, dans la vie quotidienne de ces personnes, un peu comme un iceberg dont pas un morceau n’affleure : ils y achoppent de façon inexplicable, sans que les outils habituels (raisonnement logique, savoir rationnel) ne les aide à y voir plus clair. À l’instar de Stéphanie, ils se construisent, agissent, vivent, portant avec eux des émotions et des sensations réactives à une expérience qui organise leur vie mais dont ils sont totalement sans souvenance.

De l’inceste

De tous les travaux en anthropologie qui traitent de la prohibition de l’inceste, De l’inceste (Héritier et al. 2000) occupe une place particulière. D’abord, il se donne pour projet d’aborder la dimension empirique de l’inceste, et réussit à articuler ainsi empirisme et théorie. Ensuite, du fait de son auteure, dont la grande légitimité intellectuelle confère au livre une indubitable crédibilité. En vertu de cette place spécifique, De l’inceste fait figure d’exemple de la façon dont l’anthropologie traite l’inceste. C’est dans ce contexte que je vais explorer par contraste la dynamique du silence.

Jusqu’à cette série de séminaires organisée par Françoise Héritier au collège de France et dont le livre est tiré, les travaux sur l’inceste consistaient en une description des différents systèmes de parenté et des règles de l’exogamie à travers le monde. Après avoir proposé l’idée d’un « inceste du deuxième type », développée dans Les deux soeurs et leur mère (Héritier 1994), et après avoir défini que « la prohibition de l’inceste n’est rien d’autre qu’une séparation du même, de l’identique, dont le cumul, au contraire, est redouté comme néfaste » (Héritier et al. 2000 : 10), Françoise Héritier a proposé de mettre face à face la théorie et le point de vue des praticiens.

Le premier point d’articulation entre la dimension empirique de l’inceste et son interdit apparaît dans la formulation du projet en introduction : « pour avoir longuement traité du problème théorique de l’inceste dans mon livre, auquel je renvoie, j’ai voulu ici donner la parole à des praticiens qui ont l’expérience, eux, de la souffrance de l’inceste, des dégâts psychologiques qu’il occasionne » (Héritier et al. 2000 : 11). Or, cette proposition de départ est en elle-même problématique (ce n’est pas le problème théorique de l’inceste, mais plutôt le problème théorique de l’interdit de l’inceste qui fait s’interroger), car en prenant la théorie de la prohibition pour tout cadrage théorique, le livre ne propose pas de définition de l’inceste dans sa dimension empirique.

Dans la mesure où la théorie de l’« inceste du deuxième type » sert de point de référence, il est logique que l’on s’attende à ce que la liste des contributeurs du séminaire soit liée au corpus documentaire sur lequel Françoise Héritier a construit son travail. Et puisque son analyse de la prohibition de l’inceste est tirée des livres saints des trois religions monothéistes, de ses notes de terrain en pays Samo et de scénario de films de cinéma et de télévision, les praticiens de l’inceste conviés pour le séminaire devaient dans cette logique être un rabbin, un prêtre, un Burkinabé et un producteur de télé. Ils pouvaient chacun présenter leur façon d’aborder les cas d’inceste, dans leur pratique respective et on aurait effectivement mis théorie et pratique en regard l’une de l’autre.

Ainsi, comment comprendre que Françoise Héritier, qui, dans son travail théorique sur la prohibition, n’a jamais mentionné l’inceste comme une maladie, puisse proposer les contributions d’un neuropsychiatre éthologue (Boris Cyrulnik) et d’un pédiatre-psychanalyste (Aldo Naouri)? La question vaut également pour le troisième invité, Dominique Vrignaud, un juge pour enfant instruisant des affaires de viols sur mineurs, ce qui est d’autant plus étonnant que la théorie de la prohibition concerne surtout des alliances ou des relations sexuelles interdites mais consenties, concernant principalement des adultes. La dernière invitée, Margarita Xanthakou, est une ethnologue du Magne, dans le sud du Péloponnèse, spécialisée dans la littérature et les traditions néo-helléniques. Boris Cyrulnik, neuropsychiatre éthologue invité en tant que praticien au contact de la souffrance, ouvre ainsi le propos par une description du sentiment incestueux tel qu’il s’organise chez les différentes espèces animales. Il livre, ce faisant, une analyse qui ne relève pas de sa pratique professionnelle, mais qui s’avère plutôt une estimation des conditions à réunir pour que le sentiment incestueux soit correctement négocié par chacun, humain ou animal. Il en est de même pour le deuxième exposé, où le pédiatre Aldo Naouri développe l’hypothèse selon laquelle la relation mère-enfant est un inceste sans passage à l’acte, s’exprimant ainsi non en praticien mais en théoricien du responsable-coupable originel, en l’occurrence la mère : « un père qui commet l’inceste sur sa fille ne fait que déplacer sur elle l’invitation à l’inceste que lui aura fait plus ou moins ouvertement sa mère » (Héritier et al. 2000 : 125). Par la grâce de la biologie, Naouri noie dans une même eau originelle les viols intrafamiliaux, l’allaitement des nouveau-nés et la surprotection occasionnelle des mères. Dans ses observations de praticien n’apparaissent ni les signes de violence parentale ou conjugale, ni les signes d’abus de pouvoir. Ne figure pas non plus le volet institutionnel de sa pratique où il évoquerait son attitude de médecin confronté à un abus sexuel avéré. De la même façon, la pratique de l’ethnographie – c’est-à-dire la rencontre avec un(e) possible informateur concerné personnellement par l’inceste – est dans l’article de Margarita Xanthakou réduite à une note de bas de page (ibid. : 182), et son auteure y rend compte de légendes, de mythes et de chants plutôt que de la réalité.

Ainsi, aucun des champs disciplinaires convoqués pour l’occasion ne vient former de continuité avec les travaux théoriques dont ils sont pourtant sensés être le pendant pratique. Faisant le constat que le choix des invités ne se réfère en réalité pas du tout à la théorie de la prohibition, il est intéressant de noter qu’il correspond cependant strictement à la définition de l’inceste communément partagée par les acteurs du jeu social occidental et contemporain : des viols commis par un(e) pervers sur un enfant de la famille. D’ailleurs, il ne pourrait en être autrement puisque l’inceste évoqué par les anthropologues dans la théorie de « l’interdit de l’inceste », c’est-à-dire une relation mutuellement consentie qui viendrait contrevenir aux règles de l’exogamie, n’existe pas dans la réalité. Mais si le défaut de lien entre la théorie de la prohibition et les invités retenus ne paraît pas si évident, c’est parce qu’en tant agents sociaux du même groupe que Françoise Héritier, nous partageons la même représentation de ce qu’est l’inceste dans sa dimension empirique et, exactement comme elle lors de ce séminaire, nous n’utilisons pas la théorie de la prohibition pour le penser. Puisque nous ne lisons pas De l’inceste en tant que chercheurs en sciences sociales mais en tant qu’acteurs du jeu social, nous ne nous offusquons pas non plus qu’il manque à cet ouvrage de référence un cadre statistique qui renseigne sur la prévalence de l’inceste, ou qui s’attache à donner une description du champ des pratiques. Peut-être du fait que si nous nous positionnons comme acteurs du jeu social, c’est-à-dire comme parents, amis, voisins, nous évitons précisément de réaliser qu’autour de nous, des enfants sont violés dans leur famille.

La contribution de Dominique Vrignaud, le juge pour enfant, se révèle plus proche du projet annoncé : parler de l’inceste, du point de vue du praticien qui s’y trouve confronté. Elle contient de ce fait un certain nombre d’observations dont la lecture suscite des questions directes au théoricien de la prohibition. D. Vrignaud (2000) fait en effet valoir que les critères socioculturels ne sont pas déterminants pour caractériser les familles incestueuses ; que l’ordre juridique organisant la famille (familles décomposées, recomposées) n’est pas non plus significatif. Il explique par ailleurs que la situation incestueuse est souvent ancienne et précédée d’un processus fonctionnel historique qui implique tout le groupe familial sur plusieurs générations. Il termine la liste des points communs des situations incestueuses qu’il a eues à instruire par la constante suivante : la révélation de l’inceste conduit la famille à une crise que, dans la grande majorité des cas, elle gérera par le déni ou le rejet de l’agent créant cette crise (Vrignaud 2000 : 154).

Comme il n’y a ni synthèse, ni conclusion, ni compte-rendu des débats ou discussions accompagnant les séances du séminaire sur l’inceste, si des questions ont été posées, elles restent cependant en suspens. Il ne reste que la lecture qu’en fait en introduction Françoise Héritier, et qui se distingue par l’absence de questions concrètes qui permette de s’interroger sur ce qu’est véritablement l’inceste : à qui cela arrive-t-il? Comment? Y a-t il autant de cas d’inceste dans une société que dans une autre? Comment le sait-on? Quelle documentation et quelle enquête permettent d’accéder à ces connaissances?

Si ces questions, et toutes les autres qui pourraient éclairer l’inceste ne sont pas posées par Françoise Héritier, c’est peut-être parce que penser a priori l’interdit de l’inceste comme universel, puissant et fondateur crée par définition un angle mort sur la réalité. D’où l’impossibilité heuristique de penser l’inceste à partir de la théorie de la prohibition fondatrice. Pour autant qu’on ne puisse raisonner au sujet de la réalité à partir de la théorie de l’interdit de l’inceste, on peut toutefois ne pas ignorer que l’inceste existe. Mais alors, parvenir à articuler l’ensemble tout en préservant à la fois la théorie et la problématique explicative de « l’identique et du différent » oblige à mêler les registres des représentations et de la réalité. Ce qui mène à des conclusions fausses, constat qu’on peut dresser à la fin du texte de D. Vrignaud, qui en tente l’exercice. À propos de l’enfant victime d’abus sexuel intrafamilial, il explique en effet :

Lui qui est transition entre deux générations et génération lui-même, la transgression de l’inceste lui interdit d’assurer cette fonction d’échange. Il n’est plus la somme de deux différences et l’entier qui s’enrichira d’une autre différence, car celui auquel il donne et duquel il reçoit le veut exclusivement à son identité.

Vrignaud 2000 : 161[3]

La littérature psychosociale indique que près d’un tiers des incestes se déroulent entre collatéraux[4] et ne mêlent donc pas les générations. Quant aux enfants violés par leurs parents, certes ils ne font pas d’enfants. Étant eux-mêmes enfants, ils sont biologiquement inaptes à procréer. Mais, ensuite, ils grandissent, et beaucoup se marient (« s’enrichissent d’une autre différence... ») et font des enfants, et comme on l’a dit, rarement de leur agresseur.

Lorsqu’on fait abstraction de la documentation sur la dimension empirique de l’inceste, articuler théorie de la prohibition et la réalité de l’inceste oblige à puiser là où l’information est disponible, c’est-à-dire dans les idées reçues sur la dimension empirique de l’inceste, ce qu’illustre très bien la quatrième de couverture du livre :

Nos sociétés, où les relations de parenté les mieux établies ont tendance à se brouiller, favorisent l’inceste et son passage à l’acte. Peu de choses, désormais, distinguent une mère et sa fille ; les marques symboliques, comme les vêtements, sont les mêmes pour l’une et pour l’autre ; les rôles sociaux, comme la prise en charge des enfants, des petits frères et des petites soeurs, sont interchangeables… Pourquoi en irait-il autrement dans les compétences sexuelles?

Héritier et al. 2000 : quatrième de couverture

Mais, un garçon ou un homme de la famille, ou même une femme ou une fille (puisqu’il existe des femmes instigatrices d’inceste) est bien conscient que c’est avec sa fille, ou sa soeur, ou sa nièce, ou sa petite-fille, qu’il choisit d’avoir des relations sexuelles. Même en imaginant (un cas de myopie très sévère?) qu’un homme confonde sa femme avec sa petite fille de cinq ans, ou avec son fils, puisque cela arrive presque aussi souvent, il reste que pour avoir une relation sexuelle avec un enfant, il faut d’une manière ou d’une autre l’y forcer. L’inceste n’est pas une affaire de compétence sexuelle.

Le silence, à l’échelle de la société

Dénoncer l’inceste, c’est-à-dire briser le silence qui le rend possible, représente dans les familles incestueuses un acte résolument antisocial. Comme le notait Dominique Vrignaud, et ainsi que le savent aussi les responsables du service correctionnel du Canada en charge des programmes de réinsertion des agresseurs, lorsque les affaires d’inceste sont rendues publiques, ce n’est pas le violeur qui est stigmatisé ou banni de la famille, c’est celui qui dénonce le viol. Déroger à la règle du silence sur l’inceste revenant à perturber l’ordre social, il n’est pas anodin de constater qu’il n’y a quasiment que des femmes ou des enfants, c’est-à-dire les groupes qui ont le moins de poids dans l’exercice du pouvoir et le moins de légitimité représentative de l’ordre social, qui révèlent l’inceste. Peu d’hommes seulement le révèlent, et encore moins d’hommes issus des classes dominantes (le fils cadet du politicien français Philippe de Villiers fait à ce titre figure d’exception). Or, statistiquement, des officiers, des magistrats, des députés, des politiciens et des médecins figurent également au nombre des victimes d’inceste ou des frères de victimes.

La difficulté de penser, puis de « dire l’inceste », se pose avec acuité à l’échelle individuelle des victimes d’inceste. Elle se pose aussi – même si les modalités sont différentes – pour les anthropologues qui tentent de penser l’inceste. Elle se pose, logiquement, à l’échelle de la collectivité. Dans les années 1970, en électrons libres des mouvements féministes nord-américains, certaines activistes (dont Louise Armstrong[5]) ont porté la question de l’inceste sur la scène publique. Elles faisaient valoir que l’inceste participe d’un abus de pouvoir principalement orienté contre les femmes et les enfants : les hommes[6] abusent sexuellement leurs enfants, parce qu’ils pensent qu’ils en ont le droit. Les activistes expliquaient qu’elles se sentaient dépossédées de la question, qui avait été récupérée par des chercheurs d’autres champs disciplinaires, spécialistes du travail social et psychologues principalement, qui la vidaient de toute charge politique et sociale. Tandis que les spécialistes du travail social cloisonnaient l’inceste à la violence domestique plus générale et en font un avatar de la pauvreté (« ça n’arrive que chez les pauvres, parce qu’ils sont pauvres »), les psychologues développaient la notion de dysfonctionnement familial et réfléchissaient à la façon dont ils pourraient traiter ce qu’ils labellisaient comme un nouveau syndrome.

Aujourd’hui, explique Louise Armstrong (2004), porte-parole de la position féministe américaine sur l’inceste, les professionnels nord-américains de la santé et du travail social (dont des Canadiens des différentes provinces) ont fait de l’inceste un produit d’exportation, aseptisé de toute possibilité de critique sociale et, ajoute-t-elle, de toute trace d’une analyse féministe. En faisant de l’inceste une pathologie, c’est-à-dire une question relevant du champ des compétences médicales, on esquive la question politique : il ne s’agit plus de travailler à la transformation sociale ou de réfléchir sur les moyens d’éliminer les abus sexuels intrafamiliaux, ce qui passerait par la reconnaissance des positions précises de chacun (dominants/dominés) dans ce dispositif. Par le jeu de la terminologie ad hoc (maladie, névroses, traumatisme, souffrance, douleur, symptômes, déviance) poser l’inceste comme une pathologie[7] permet de détourner l’attention vers les dommages psychologiques des abus sexuels incestueux. En témoignent les travaux – tout à faits essentiels, nul doute à ce sujet – de centres de recherches spécialisés tels le CRIPCAS (Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles) de l’Université de Montréal, regroupant massivement des psychologues, les autres chercheurs étant spécialistes en sexologie ou en travail social. Il n’y a plus lieu de s’intéresser ou de nommer comme telle l’agression, ni de décrypter ses mécanismes, au centre desquels figure la question de genre, ainsi que le prône Louise Armstrong, puisque d’un côté, il y a la souffrance des femmes et des enfants, qu’il faut guérir et traiter (quand la guérison n’est pas assimilée à la possibilité de pardon accordé à l’agresseur), et que de l’autre, il y a des déviants qu’il faut aussi traiter. Or, comme l’évoquaient déjà les groupes de femmes il y a trente ans – notamment dans le premier recueil de témoignages regroupés par Louise Armstrong (1978) –, la plupart des agresseurs incestueux, garçons ou hommes adultes, ne sont pas déviants, tout au moins en ce qui concerne leur insertion sociale.

Avoir fait de l’inceste une pathologie, des agresseurs incestueux des déviants, et des victimes des malades retire la question de la sphère publique en désamorçant sa charge politique. Autre façon de taire l’inceste, les dispositifs juridiques de la plupart des sociétés occidentales, qui se sont d’un côté enrichis de mesures visant à protéger et à défendre les enfants, réduisent d’un autre côté les velléités de procédures et, par voie de conséquence, la médiatisation faite à l’inceste. Aux États-Unis, par exemple, a été adopté un décret permettant de qualifier l’infraction de témoin-complice qui est utilisée contre les plaignants dans les procès. Un enfant qui porte plainte pour abus sexuel peut donc se voir inculper de complicité de l’abus qu’il vient dénoncer. Au Québec, parallèlement au vote de la suppression des délais de prescription pour les infractions sexuelles sur mineur, geste majeur en faveur de la défense des victimes, le quantum des peines de prison est comparativement aux autres États très faible, décourageant à l’avance les éventuels plaignants de se lancer dans une procédure longue et coûteuse. En France, la loi qui pénalise le viol et les agressions sexuelles est rédigée de telle sorte qu’il est difficile pour les instructions d’aller dans le sens de la reconnaissance du crime commis. Le fait d’être une personne ayant autorité sur la victime présumée, et le fait que cette victime présumée soit mineure au moment des faits reprochés ne sont que des circonstances aggravantes du viol. Il faut d’abord prouver qu’il y a eu viol, c’est-à-dire qu’il y a eu une pénétration obtenue sous la menace, la contrainte ou la surprise. Quand les viols de passent sur plusieurs années, on peut d’emblée oublier la surprise. Quant à la menace, elle est généralement verbale, donc sans trace, c’est-à-dire impossible à prouver en l’absence d’aveux de l’agresseur ou de témoignages à sa charge. Et dans la mesure où l’emprise psychologique et affective n’est pas reconnue comme une contrainte, il est impossible, donc, d’en amener la preuve. Le récent et retentissant procès d’Outreau, en France, montre bien la difficulté de notre société à admettre les situations d’inceste[8]. Ce procès, où six enfants ont été reconnus victimes du viol de leurs parents et de voisins de palier, reste mémorable au titre des tragiques erreurs judiciaires auxquelles l’instruction mal menée a donné lieu.

Dans les nouvelles générations de mères – c’est-à-dire de femmes financièrement plus autonomes, qui ont intériorisé l’existence de la loi qui fait du viol un crime contre la personne, et qui sont devenues mères après la généralisation des structures de soutien psychothérapeutique –  celles qui portent plainte contre leur conjoint en cas d’abus d’un ou des enfants sont de plus en plus nombreuses. Le discrédit quasiment unanime des institutions et de l’opinion publique qui pèse sur ces mères dès qu’elles s’élèvent publiquement contre les agissements de leur mari n’aide pas à dire l’inceste. Le débat, dans ces affaires, porte exclusivement sur la disqualification des mères et sur le préjudice infligé au père des enfants, mais pas sur l’inceste. La justice, qui reçoit les plaintes des mères, des enfants ou des adultes anciennes victimes de viols incestueux, s’entoure d’experts du « syndrome des faux souvenirs » (dont l’existence n’est pas attestée par la communauté scientifique) et d’experts médicaux qui valident ou invalident les propos des plaignants. Plutôt que de former ses magistrats à repérer les situations incestueuses, ou à mieux les instruire, la justice forme les magistrats à détecter les fausses allégations (environ 3 % des enfants allèguent de faux abus sexuels ; pas davantage). Le musellement des mères est complété, pourrait-on dire, par les condamnations pour non-présentation d’enfant au père, ou aux grands-parents.

On peut, pour finir, évoquer les diversions qui masquent la prévalence de l’inceste, dont la publicité faite aux pédophiles. L’affaire dite « Dutroux » était de ce point de vue édifiante, construisant un vaste écran de fumée sur les plus de 80 % (la littérature est unanime sur la proportion) d’agressions sexuelles qui sont commises par un proche et non par un inconnu qui kidnappe les petites filles. Au passage, il faut aussi prendre en considération le peu d’information dont on dispose sur la cyberpédocriminalité, alors que quelque 320 000 sites Internet sont répertoriés qui proposent divers services, y compris l’échange d’enfants à violer – dans la plupart des cas les siens propres – ou des « snuff movies » où sont filmés viol et torture d’enfants, par exemple. En France, la brigade chargée de ces dossiers compte six policiers… Dans la mesure où les enfants impliqués dans la pédopornographie le sont la plupart du temps par un parent, il est intéressant de jeter un oeil au chiffre d’affaire[9] de l’industrie internationale de pédopornographie. Il atteint aux États-Unis entre deux et trois milliards de dollars américains par an[10]. Plus d’un million d’images pornographiques impliquant des enfants circulent sur Internet. En Allemagne, la police estime à 130 000 les enfants qui seraient contraints à des pratiques pornographiques ; aux États-Unis, entre 300 000 à 400 000 enfants sont contraints chaque année à la prostitution, à la pornographie ou à d’autres formes d’exploitation sexuelle. L’Organisation contre l’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales estime que la situation est encore plus grave dans les États de l’ex-Union soviétique (CMESCE 2002).

En dehors des procès et des émissions réunissant sur un plateau de télévision des victimes d’inceste qui, en évoquant les viols qu’elles ont subi dans leur enfance, placent le spectateur dans le registre de l’émotion et ne lui offrent pas d’outils pour penser l’inceste, il reste que le public est en général peu documenté sur la question. En France, à l’exception du film réalisé par Antoine de Caune[11], soit 30 secondes télédiffusées en 2003 pendant trois semaines, et d’une campagne d’affichage menée en 2004 sur le thème « les enfants ne sont pas des objets sexuels », toutes deux lancées par des associations sans but lucratif, aucune campagne publique d’information ou de sensibilisation à l’attention des adultes n’a été menée. La prévention est exclusivement conçue à l’attention des enfants. À charge pour eux, une fois qu’on leur a expliqué que leur « corps leur appartient », d’en convaincre leur agresseur…

L’interdit de l’inceste, une théorie écran?

On peut donc établir que le silence sur l’inceste est animé par deux forces complémentaires et imbriquées : le respect de l’injonction à se taire, porté par les victimes, leurs proches et la collectivité, d’une part ; et une force qui – parce que l’inceste existe exclusivement sous la forme de viol d’enfant, et que le viol d’un enfant dans la famille stupéfie, sidère au point que l’on ne peut y penser – en fait une réalité laissée impensée, d’autre part. Ainsi, même en cette période d’intense médiatisation de la thématique des abus sexuels commis sur les enfants, dire l’inceste demeure très difficile pour tous les acteurs du jeu social, qu’ils soient victimes, professionnels de la justice, du champ de la santé mentale, journalistes, ou même anthropologues. L’absence de réaction à la construction de De l’inceste indique en effet que même les anthropologues sont soumis, tout comme les autres, à l’injonction au silence sur la dimension empirique de l’inceste. Les anthropologues, peut-être à cause du trop grand poids qu’ils accordent à la loi sociale dans le déroulement des pratiques sociales, sont même en retard sur les victimes dans le processus visant à sortir l’inceste du domaine de l’impensable.

En bilan de la discussion, on peut donc s’interroger sur l’efficacité de la théorie anthropologique à articuler la généralité des principes et la singularité des occurrences. S’il y a un objectif à la théorie anthropologique, n’est-ce pas précisément de faire émerger en principes la texture du réel? Pour ce qui est de l’inceste, puisque la théorie de la prohibition fait fonction d’écran à la dimension empirique de l’inceste, on ne peut pas dire, considérant ses effets, qu’elle échoue à remplir sa mission. Au contraire, on peut même convenir qu’elle articule avec brio la généralité du principe (se taire sur l’inceste) et la singularité des occurrences.