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Dans cet ouvrage, la féministe Christine Delphy rassemble des textes « d’opinion », au sens où ils reflètent un engagement politique assumé de sa part, de provenances diverses : conférences en milieu universitaire, prises de position militante, articles de journaux, auditions devant des comités gouvernementaux. La question explorée est celle de l’oppression, de la domination et de la marginalisation des Autres, les femmes, les homosexuels et les homosexuelles ainsi que la population « non blanche », le tout rattaché à l’actualité française et internationale : la parité, le militantisme féministe et lié à l’homosexualité, la loi sur le voile islamique, la guerre en Afghanistan, la prison de Guantanamo, etc. L’auteure entend ainsi se pencher sur les pratiques matérielles concrètes qui construisent l’Autre, qui engendrent des divisions sociales répartissant le monde en deux camps distincts et exclusifs : selon le sexe, l’orientation sexuelle et la couleur de la peau.

L’intérêt de ce recueil et l’originalité des analyses proposées découlent de la démarche intellectuelle théorique de Delphy bien explicitée au premier chapitre. C’est d’ailleurs sur ce point que nous nous concentrerons puisqu’il permet à la lectrice et au lecteur de comprendre les idées sous-jacentes, relativement cohérentes, aux prises de position de l’auteure sur des sujets variés. S’identifiant au courant féministe radical matérialiste, Delphy traite donc de la question de l’altérité, de l’Autre, en rejetant l’explication largement répandue au sein du grand public et du monde intellectuel, soit celle de la haine, du rejet intrinsèque de la différence. Elle qualifie cette perspective d’« idéaliste » et d’« essentialiste ».

Cette idée de l’Autre, de la haine du différent est donc, selon l’auteure, une invention de la tradition occidentale qui, depuis Platon, serait axée sur une réflexion dans laquelle l’autre personne est toujours envisagée du point de vue du « je », du psychisme individuel. En sus, ce « je » solitaire et constitué fait l’impasse sur la société, sur les conditions de l’existence et de la pensée. Cette vision « hyperindividualiste », « solipsiste », « autiste » et « folle » nierait donc « la réalité du monde des êtres humains (et d’ailleurs de tous les êtres animés), y compris du sujet de la conscience sur laquelle elle discourt » (p. 14). Cependant, plus crucial encore, peu importe que cette conception psychologique soit considérée comme valide ou non au niveau où elle se situe, elle ne peut, en aucun cas, être le socle d’une compréhension des rapports à l’intérieur des groupes et entre les groupes. Épistémologiquement, le changement d’échelle entre la psychologie et la sociologie est injustifiable. Même si la peur de l’Autre était ancrée en chaque personne, elle ne pourrait pas expliquer pourquoi des groupes entiers sont exclus de l’« Un » et catégorisés comme « Autre ». Sans nier la forte interdépendance entre les individus et la société, ces phénomènes ne fonctionnent pas selon les mêmes règles.

Toujours selon Delphy, tolérer l’Autre, composer avec les différences cacherait tout autant des impasses : il est question d’un groupe stigmatisé dont on ne dit pas qu’il est stigmatisé; on parle d’« eux », mais « eux » ne parlent jamais; finalement, se dissimule derrière ce « eux » un « nous », dont on n’entend pas parler alors qu’il parle tout le temps. Or, ce « nous », appelé l’ « Un » (de la dite majorité « naturelle », « originelle », « légitime », etc.), détient un pouvoir, celui de définir l’« Autre », de lui attribuer, par des procédés discursifs et idéologiques, des caractéristiques qui le nomment, le marquent, l’excluent. Et ce pouvoir n’est aucunement réciproque, l’Autre ne servant jamais de référence. Ainsi, selon l’auteure, l’Autre n’est pas un deuxième groupe constitué avec lequel l’Un entre dans un rapport de pouvoir qu’il gagne. Dès que l’Un en appelle un autre « Autre » naît non seulement une division, mais une hiérarchie; et l’Autre se trouve secondarisé, minorisé dès lors, non en raison de telles ou telles singularités, mais parce qu’il s’est fait exclure d’un Nous qui s’est approprié l’essence de l’humanité en tant que sa caractéristique propre et exclusive.

Ce que l’Un reproche à l’Autre, dit Delphy, c’est de ne pas faire partie de ce Un au nom de critères, définis par le groupe maître, qui séparent le supérieur de l’inférieur. Une personne peut d’ailleurs être dominante dans un groupe et dominée dans l’autre. Or, la discrimination, l’hostilité et la violence vécues par les Autres ont des effets concrets sur ces personnes, influent sur leur vie matérielle, leur conception personnelle et des autres, leur confiance, etc. Elles engendrent ainsi effectivement des différences : « l’altérisation produit une altération des personnalités des dominé-e-s » (p. 30). Semblable phénomène se déroule chez les groupes dominants, à une différence majeure près : ce qui les définit n’est jamais spécifique. C’est, au contraire, la norme, la façon d’être usuelle, normale à laquelle devraient se conformer les Autres. Toutefois, comme l’exprime l’auteure, cette exigence est impossible (p. 31) : « Mais comment les Autres pourraient-elles/ils être comme des Uns? Quand les Uns ne sont Uns que parce qu’ils/elles oppriment les Autres? ».

Les luttes d’émancipation des Autres provoquent irrémédiablement de l’inquiétude et de l’hostilité chez les groupes dominants. Plusieurs stratégies de dénigrement sont utilisées pour les disqualifier, et ce, en provenance autant de la droite que de la gauche du spectre politique : le reproche du communautarisme dont feraient preuve ces groupes mettant en péril la République, leur refus de s’intégrer, voire de se dissoudre, etc. Cependant, l’élément « dérangeant » sur lequel Delphy insiste le plus, notamment en montrant comment il divise aussi le milieu militant féministe ou autre, est l’expression publique de ces Autres, le fait que ces Autres parlent, accèdent à la parole et s’octroient le privilège de l’Un de nommer les individus, de les rassembler en catégorie. Dès que les Autres s’expriment en sortant du témoignage, on leur reproche de ne pas posséder les aptitudes intellectuelles pour bien analyser leur situation, les bien-pensants et les bien-pensantes leur offrant même de le faire à leur place, comme Bourdieu qui évaluait être mieux en mesure d’analyser le féminisme que les femmes elles-mêmes! Ces Autres sont considérés comme impartiaux, à la fois juge et partie, alors même que le propre des divisions sociales analysées dans ce livre est qu’elles englobent nécessairement tout le monde. Personne n’est impartial, malgré la conviction des Uns d’incarner la condition humaine. En ce sens, les luttes d’émancipation bouleversent la règle du jeu, remettent « en cause au moins symboliquement l’ensemble de l’organisation sociale » (p. 40) en montrant que la supposée opposition entre le général et le spécifique est en fait une opposition entre deux particularités.

C’est donc en fonction de ce modèle d’analyse que Delphy explore certains des enjeux politiques des dernières années. Elle soutient des positions souvent controversées ou à contre-courant : contre le faux universalisme républicain, contre la loi française portant sur le voile islamique, contre le mouvement Ni putes ni soumises, contre ce qu’elle considère comme une récupération du féminisme dans la justification de la guerre au nom de la libération des Afghanes, etc.

Que nous partagions ou non les positions théoriques et politiques de l’auteure, ce livre, bien écrit, dans une prose parfois poétique, a le mérite de faire réfléchir aux enjeux philosophiques, politiques et militants de l’heure, même si parfois, du point de vue du Québec, les situations analysées peuvent sembler un peu trop précisément françaises.

Certaines personnes, comme Nathalie Heinich (2008), ont fortement critiqué cet ouvrage au nom, notamment, de l’engagement inacceptable dont ferait preuve une sociologue, tenue à l’impartialité et au détachement de l’analyse. Au contraire, il nous semble intéressant de voir qu’une démarche intellectuelle rigoureuse et des prises de position dans l’espace public sont encore possibles et souhaitables. La présentation de textes « réactifs » à l’actualité, mais appuyés par une justification théorique et méthodologique, s’avère fort riche. En outre, l’exploration des limites, des écueils et des divisions, au sein même des forces dites progressistes, démontre comment les luttes d’émancipation des Autres dérangent encore profondément les sociétés occidentales actuelles.

Malgré ces qualités, le cadre théorique et les textes de Delphy souffrent, selon nous, d’un défaut lancinant qui est celui d’imposer un cadre rigide d’analyse dans lequel le doute, la nuance et la multiplicité des points de vue ont peu de place. En outre, le ton parfois un peu pamphlétaire de certains chapitres et le dénigrement systématique des personnes qui ne partagent pas les positions de l’auteure nous laissent perplexe. Cela témoigne, selon nous, d’un certain relent propre à l’extrême gauche militante à laquelle l’auteure reproche, pourtant, son insensibilité aux questions autres que les conflits de redistribution, à la diversité des causes et des formes d’oppression, à la variété des perspectives…