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Susan Faludi s’est d’abord fait connaître, au début des années 90, par la publication de son ouvrage Backlash : la guerre froide contre les femmes. Elle analysait alors les diverses formes que prenait le « ressac » contre les femmes et le féminisme aux États-Unis, en particulier dans la culture populaire. Le discours du ressac véhiculait l’idée que le féminisme avait eu des conséquences néfastes sur les femmes, épuisées par la double tâche et surtout malheureuses d’être – disait-on – sans époux ni enfants. Selon Faludi, « la revanche n’est pas déclenchée par un accès réel des femmes à l’égalité, mais par le fait qu’elles ont de sérieuses chances d’y parvenir. Le coup d’arrêt est préventif. Il vise à les empêcher d’atteindre la ligne d’arrivée » (p. 25). Cela dit, Faludi précise que « les catastrophes imputées au féminisme ne sont que des inventions. De la “pénurie d’hommes” à “l’épidémie d’infécondité” en passant par la “déprime”, cette prétendue crise de la condition des femmes » reste un discours (p. 19).

Faludi a surpris plus d’une personne, en 2000, en signant Stiffed : The Betrayal of the American Man. Dans ce livre, elle analyse une certaine crise de la masculinité, provoquée par de profonds bouleversements socioéconomiques et par des renversements symboliques, comme le passage de l’image du père-soldat-victorieux après la Seconde Guerre mondiale à l’image du fils-soldat-vaincu au Vietnam. En conclusion, Faludi propose que les « jeunes hommes en colère » se constituent en mouvement social, non pas pour s’opposer au féminisme, mais pour regagner leur dignité et leur estime d’eux-mêmes.

Avec son nouveau livre, The Terror Dream, Faludi renoue avec une perspective explicitement féministe, tout en combinant en quelque sorte les préoccupations de ses deux premiers ouvrages. Elle procède à une analyse critique des discours sexistes produits et diffusés à la suite de l’attaque aérienne menée contre les États-Unis le 11 septembre 2001. Cette attaque a permis d’accentuer la poussée du ressac contre le féminisme et les femmes émancipées, tout en produisant des modèles d’hommes héroïques. En d’autres mots, aux États-Unis en guerre, les hommes se sont vu attribuer le rôle de héros sauveurs et protecteurs, et les femmes, le rôle de victimes devant être protégées ou sauvées. Pourtant, Faludi rappelle que les victimes de l’attaque étaient en grande majorité (soit les deux tiers) des hommes « et la plupart des femmes travaillant dans des bureaux du World Trade Center se sont sauvées elles-mêmes (comme leurs collègues masculins) en descendant les escaliers avec leurs propres pieds » (p. 5). Toutefois, dans la plupart des représentations visuelles médiatiques, les victimes avaient des visages de femme. En bref, le 11 septembre a été l’occasion de réaffirmer la différence inégale des rôles selon le sexe.

Dans cet ouvrage, Faludi reprend son approche habituelle, soit l’étude de la culture populaire. Elle analyse les discours des émissions de télévision et des journaux et magazines et procède à des entrevues avec quelques personnes au parcours significatif, le tout dans le contexte d’une discussion des archétypes historiques de la culture américaine. Faludi offre de très nombreux exemples pour illustrer sa thèse de façon convaincante. Prenons le cas de l’héroïsation des fameux pompiers. Faludi note qu’ils ont procédé à bien peu de sauvetages, mais que 343 d’entre eux sont morts inutilement, en raison d’un équipement de communication (radio) défaillant qui les empêchait d’entendre les ordres d’évacuation (une information que la Ville de New York a dissimulé pendant de longues années). De plus, Faludi précise que New York a l’un des corps de pompiers le plus sexiste du pays, avec seulement 0,3 % de femmes dans ses rangs et une histoire entachée d’épisodes misogynes : des hommes urinant dans les bottes de pompières, sabotant leur équipement, les abandonnant dans des brasiers et les harcelant sexuellement (p. 85-86). Or ces pompiers ont été désignés comme des héros, élevés au rang d’ultime symbole sexuel (le secrétaire de la Défense, Donald Rumsfeld, est alors déclaré l’homme le plus sexy des États-Unis, par le magazine People). Faludi compare l’attitude publique quant aux pompiers à celle à l’égard des veuves de pompiers, d’abord présentées avec respect dans les médias comme des « vierges en deuil », puis vertement critiquées quand elles ont touché l’argent de l’assurance vie de leur défunt époux, qu’elles auraient dépensé pour l’achat de voitures de luxe et pour des chirurgies mammaires (rumeurs non confirmées). Le discours public exigeait donc de ces femmes qu’elles restent à la maison pleurer les morts, les culpabilisant de recommencer leur vie de manière autonome.

Les médias popularisent d’autres rumeurs, désignées comme des tendances sociales importantes : plusieurs femmes de carrière auraient décidé, à la suite de l’attaque aérienne, de renoncer à leur emploi pour se marier et avoir des enfants. Faludi reprend ici la grille d’analyse des articles des journaux et de magazines qu’elle avait utilisée dans Backlash : faire ressortir l’absence de preuves réelles ou de chiffres exacts ou significatifs, souligner la tendance des journalistes à ne citer que quelques témoignages qui représenteraient à eux seuls une tendance et un véritable phénomène social d’importance, mettre en évidence le recours à des formules vagues comme « souvent », « plusieurs », « il semble que », ainsi que le recours à des « experts » qui parlent au nom des femmes et des féministes. Faludi note également que, dans le temps, les éléments du discours fonctionnent en binômes : une « tendance repoussoir » et une « tendance à suivre », soit la déprime de la superfemme (wonderwoman), le coconnage (cocooning) de la néotraditionaliste, le vide de la vie de célibataire/le retour vers le mariage et la famille, l’épidémie d’infécondité/le boum des naissances (baby-boom) (Faludi 1993, p. 145). Or, constate Faludi, il ne s’agit toujours que de discours. Dans la réalité, les femmes n’ont pas changé leurs habitudes et leurs priorités de vie après l’attaque du 11 septembre, au point où les journaux ont publié des textes évoquant un retard du boum des naissances, pour finalement abandonner cette histoire, car le boum en question n’a jamais eu lieu, pas plus d’ailleurs que la hausse des mariages. Selon Faludi, ces discours ont tout de même pour effet de culpabiliser des femmes, de légitimer l’hétérosexualité et de délégitimer le féminisme.

D’ailleurs, Faludi présente plusieurs discours qui ciblent directement les féministes (les récits au sujet de Susan Sontag et de Katha Pollitt sont troublants), le féminisme et les femmes émancipées. Faludi rappelle aussi que les femmes actives le 11 septembre n’ont pas reçu de visibilité dans les médias, pas plus qu’elles n’ont obtenu le titre d’héroïnes. Ainsi, personne ne saura jamais ce qui s’est réellement passé à bord du vol 93, qui s’est écrasé dans un champ avant d’atteindre Washington. Or les médias ont élaboré une histoire simple : trois hommes parmi les passagers et les passagères auraient tenté de reprendre le contrôle de l’avion, car il s’agissait de solides gaillards, dont un ex-joueur de rugby, et un autre ayant un tatou de Superman sur l’épaule (information largement reprise par les médias comme une preuve de sa volonté d’agir en « vrai » homme). Faludi constate que l’agente de bord CeeCee Lyles, ex-policière, ne s’est pas vu attribuer le rôle d’héroïne, pas plus que sa collègue qui a fait bouillir de l’eau : « la cafetière de Sandra Bradshaw ne peut devenir le symbole de la présence d’esprit américaine » devant le terrorisme (p. 57).

Enfin, Faludi cite Martin van Creveld, historien de la guerre, interviewé dans Newday au sujet du 11 septembre, qui dira qu’un « des principaux perdants est probablement le féminisme, qui est fondé en partie sur la fausse croyance que la femme moyenne est aussi apte à se défendre que l’homme moyen » (p. 21). Curieusement, ce même historien écrivait, dans son ouvrage Les femmes et la guerre que la « propagande [de guerre], pour être efficace, doit insister sur la faiblesse physique des femmes et leur incapacité relative à se battre » (p. 48-49). Alors, historien ou propagandiste?

Dans The Terror Dream, Susan Faludi réactive donc son cadre d’analyse qui avait été si efficace dans Backlash. Elle consacre également un chapitre à la mise en scène du sauvetage d’une militaire américaine en Irak (chapitre 7). Dans la seconde partie du livre (un peu trop longue), elle propose une mise en parallèle de ces discours contemporains avec les récits de femmes enlevées par les « sauvages » aux XVIIe et XVIIIe siècles et sauvées par des hommes à la mémoire immortalisée dans des films comme The Searchers.

Cela dit, Faludi ne sort pas de sa sphère d’expertise. Elle ne s’aventure pas à discuter de la situation des femmes en Irak ou en Afghanistan. À ce sujet, il faudra donc se tourner vers des ouvrages comme celui d’Elaheh Rostami-Povey (2007), Afghan Women : Identity and Invasion (Londres-New York, Zed Books, 2007), qui offre une belle analyse de récits d’Afghanes face à la guerre.