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Dans la tradition occidentale, dite de Westphalie[1], le territoire étatique ancre physiquement, détermine et délimite aussi bien le politique que le juridique. La construction cartographique de l’espace donne son soutien au pouvoir plénier et exclusif de l’État sur les personnes et les choses qui s’y trouvent. Ce territoire congédie les autres substrats — lignagers, culturels ou religieux — de l’autorité et de la normativité ; il est la clé du monojuridisme étatique moderne. Le principe de la territorialité s’est graduellement implanté en Europe au détriment du principe de la personnalité — essentiellement pluraliste — qui permet à chaque groupe ethnoculturel ou religieux d’observer ses propres lois et donc de configurer l’ordre juridique à partir du critère du statut personnel des individus plutôt que de leur rattachement territorial[2].

La transplantation en Amérique du Nord de la territorialité européenne a nécessairement emprunté un parcours semblable à celui de l’imposition progressive du modèle étatique de gouvernement. Cependant, la persistance des peuples autochtones dans le périmètre physique et juridique de l’État et la mise à l’ordre du jour actuel de leur autonomie politique posent le problème de la place du territoire westphalien dans la gouvernance de ces peuples. Une territorialité porteuse de monisme national et juridique ne convient plus. L’autonomie gouvernementale autochtone passe plutôt par le pluralisme national et juridique. Surgit alors l’hypothèse d’un pluralisme déterritorialisé, donc d’une mobilisation du principe de la personnalité dans le constitutionnalisme moderne, idée qu’un spécialiste de la question a qualifiée de « vieille idée neuve » puisqu’elle reste d’une actualité brûlante bien qu’elle ait été développée dans l’Europe centrale du xixe siècle alors que le modèle westphalien éprouvait déjà ses limites[3].

En outre, la montée irrésistible du discours de l’autodétermination et de l’autonomie gouvernementale autochtones a suscité chez les juristes l’éclosion d’un mouvement de réflexion et de recherche sur les conditions de la reconnaissance des traditions juridiques autochtones[4]. Or là encore se pose la question centrale du pluralisme personnel ou territorial[5]. Plus précisément, il s’agit de déterminer si les cultures juridiques autochtones ont vocation à être territoriales ou personnelles en cherchant notamment à savoir qui participe à l’expression d’une culture et d’un ordre juridique « autochtones ».

Alors qu’ils sont au seuil d’un processus devant déboucher sur la consécration d’une autonomie politique élargie, les Cris du Québec ne peuvent éluder ces questions qui définissent un enjeu majeur de la géopolitique du Nord québécois, soit les modalités juridiques de la cohabitation des Cris et des non-Cris sur un vaste territoire regorgeant de ressources d’une grande importance stratégique tant pour ses occupants séculaires que pour l’ensemble de la population du Québec.

Rappelons que, dans la foulée de la très médiatisée « Paix des braves » conclue avec le Québec[6], le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee) et le gouvernement du Canada signaient, le 16 juillet 2007, l’Entente concernant une nouvelle relation entre le gouvernement du Canada et les Cris d’Eeyou Istchee[7] réglant les conflits découlant de la mise en oeuvre de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ)[8] et posant les bases d’une relation plus égalitaire. En vertu de cette nouvelle entente, les Cris reçoivent des compensations importantes, soit 1,4 milliard de dollars, et les parties s’engagent dans un processus en vue de la rénovation de la gouvernance de la nation crie.

Ainsi, l’Entente prévoit d’abord quelques modifications transitoires à la législation actuelle[9]. Elle met ensuite en place un processus de négociations, auquel participera le Québec[10], devant mener à une « entente sur la gouvernance » ainsi qu’à une « loi sur la gouvernance » portant création d’un nouveau « gouvernement de la nation crie », lequel disposera de pouvoirs plus considérables que ceux qui ont été dévolus aux institutions mises en place par la CBJNQ[11]. Les parties conviendront d’une liste de pouvoirs législatifs et de programmes susceptibles de faire l’objet de dispositions dans l’éventuelle entente sur la gouvernance de la nation crie[12]. Un projet de constitution crie sera préalablement élaboré pour qu’il puisse entrer en vigueur au même moment que l’Entente elle-même[13]. Outre le nouveau partage des compétences, la question centrale du statut juridique de l’Entente devra faire l’objet d’un accord[14]. C’est-à-dire que les Cris et les gouvernements devront décider si l’Entente recevra ou non une protection constitutionnelle en tant que traité au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[15].

Aux fins des négociations, le Canada sera guidé par les lois, les politiques et les directives déjà adoptées en matière d’autonomie autochtone[16]. Plus particulièrement, il appliquera le Guide de la politique fédérale[17] qui prédétermine, par exemple, les compétences législatives pouvant faire l’objet des négociations. Essentiellement, le Canada estime que seules sont visées « les questions faisant partie intégrante de [l]a culture autochtone distincte et […] tous les éléments essentiels pour […] fonctionner en tant que gouvernement ou institution[18] ». Sont par ailleurs exclues des négociations la plupart des compétences exclusivement réservées au Parlement fédéral, notamment les « pouvoirs liés à la souveraineté du Canada, à la défense et aux affaires étrangères [et les] autres pouvoirs d’intérêt national[19] », ce qui comprend, entre autres, l’immigration, la navigation ainsi que les politiques sociales et économiques interprovinciales, nationales ou pancanadiennes.

Nous proposons ici une réflexion prospective sur les modèles de gouvernance dont pourrait bénéficier le peuple cri. Plus particulièrement, nous voulons jauger la pertinence de retenir un régime fondé en partie sur le principe de la personnalité des lois qui rattache l’exercice de l’autorité publique aux personnes plutôt qu’au territoire. Alors qu’une compétence territoriale permettra d’appliquer un droit uniforme à tous les habitants du territoire, mais uniquement à ceux-ci, une compétence personnelle pour les Cris du Québec signifiera que le droit cri vaudra pour les Cris, sans égard à leur rattachement territorial, alors que les non-Cris seront soumis au droit étatique québécois et canadien[20].

Après avoir fait ressortir la prépondérance de la territorialité dans le cadre juridique actuel de la gouvernance crie, nous tenterons de répondre à la question de savoir si, dans la perspective d’une mise en oeuvre du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, la situation particulière des Cris se prête à l’application du principe de la personnalité des compétences et des lois. Notre objectif n’est pas d’évaluer une demande ou une proposition spécifique des Cris ou des gouvernements, mais d’offrir une réflexion générale et prospective, et donc forcément spéculative, sur les variables susceptibles de déterminer le rôle du principe de la personnalité dans la construction de la nouvelle gouvernance crie au Québec.

1 La Convention de la Baie-James et du Nord québécois et la gouvernance d’Eeyou Istchee : une logique territoriale prépondérante

À la suite de l’entrée en vigueur de la CBJNQ et de ses lois de mise en oeuvre[21], de nouvelles institutions sont nées sur le territoire traditionnel des Cris[22], nommé Eeyou Istchee[23]. Ce territoire est presque entièrement situé entre les 49e et 55e parallèles[24] et englobe de façon plus spécifique l’ensemble du bassin hydrographique de l’est de la baie James[25]. Les chapitres 9 à 11 de la CBJNQ prévoient la mise sur pied des administrations locales cries (ALC), de l’Administration régionale crie (ARC) et du Conseil régional de zone de la Baie-James. De plus, d’autres institutions sont constituées pour décentraliser les programmes en matière d’éducation, de santé et de services sociaux en vertu des lois québécoises et canadiennes[26].

Qualifiées à juste titre de « bandes “améliorées”[27] », les ALC prévues par la CBJNQ ne marquent aucune rupture nette avec l’héritage de la Loi sur les Indiens[28], notamment en ce qui concerne la question de la territorialité.

1.1 Une territorialité héritée de la Loi sur les Indiens

Le chapitre 9 de la CBJNQ recommande au Parlement de voter une loi spéciale ayant pour objet de créer une administration locale pour les Cris, d’incorporer les bandes existantes et d’établir des conseils de bande[29]. C’est dans ce contexte que le Parlement fédéral a adopté, en vertu de sa compétence sur les Indiens et les terres réservées aux Indiens[30], la Loi sur les Cris et les Naskapis du Québec[31] créant de nouvelles bandes (ALC). En un mot, les bandes cries qui étaient régies par la Loi sur les Indiens sont constituées, dès la mise en vigueur de cette loi, en personnes morales et la Loi sur les Indiens cesse d’avoir effet à leur égard, sauf au regard de la détermination du statut d’indien[32].

Les versions successives de la Loi sur les Indiens avaient pour objet la territorialisation des fonctions administratives et normatives semi-décentralisées reconnues par le droit étatique relativement aux affaires locales des « bandes indiennes » et elles y ont largement contribué. Cette logique est reconduite par la CBJNQ, alors que les compétences des ALC ont essentiellement une portée territoriale, c’est-à-dire que leurs règlements sont opposables à toutes les personnes situées sur le territoire où ces institutions sont compétentes, mais seulement à ces personnes. Les droits politiques se rapportant à la sélection des dirigeants des institutions sont en revanche ethnoculturels, car ils sont exclusivement rattachés au statut cri[33]. Là encore, la Loi sur les Indiens a servi de modèle.

Le régime foncier applicable sur le territoire de la Baie-James est complexe. La CBJNQ prévoit un régime de terres sur lesquelles les Cris et le gouvernement du Québec ont des droits de propriété et d’exploitation partagés. De façon générale et succincte, les terres sont divisées en trois catégories[34]. Les terres de catégorie I — qui comprennent les sous-catégories IA, IB et IB spéciales — ont été mises de côté à l’usage exclusif des bandes cries[35]. Les terres de catégorie IA font partie du domaine public québécois, mais leur administration demeure sous la responsabilité de la législature fédérale en vertu de l’article 91 (24) de la Loi constitutionnelle de 1867[36]. Les terres de catégorie IB sont détenues en pleine propriété par des corporations foncières cries, mais leur administration relève de la législature provinciale[37]. Sur les terres de catégorie II, qui font partie du domaine foncier provincial, les Cris sont titulaires de droits exclusifs de chasse, de pêche et de piégeage[38]. Enfin, les terres de catégorie III font aussi partie du domaine public. Autochtones et allochtones peuvent y pêcher et y chasser conformément aux lois québécoises, sous réserve de certaines espèces dont le prélèvement est réservé aux Autochtones[39].

Les pouvoirs des ALC constituées par la loi fédérale se déploient sur les terres de catégorie IA[40]. La mise sur pied d’ALC a pour objet d’assurer l’application de la réglementation relative aux terres visées et à leurs ressources (surface et sous-sol) et à gérer l’usage des bâtiments et autres éléments d’actifs qui se trouvent sur ces terres. Les ALC ont également une mission à caractère socioéconomique puisqu’elles doivent promouvoir le bien-être général des membres, le développement communautaire et les oeuvres de bienfaisance au sein de la communauté. Elles ont aussi pour mission d’assurer les services et de gérer les programmes destinés aux personnes résidant sur les terres dont elles ont la responsabilité. Mais plus encore, les ALC ont la responsabilité de préserver et de promouvoir la culture, les valeurs et les traditions cries. Enfin, ces administrations remplacent, selon les termes de la Loi sur les Cris et les Naskapis du Québec, les anciens conseils de bande dont l’existence prend fin avec l’adoption de cette loi[41].

Pour remplir leur mission, les ALC ont principalement les pouvoirs énumérés à l’article 45 de la Loi sur les Cris et les Naskapis du Québec[42]. Essentiellement, cette disposition prévoit que « la bande peut, à des fins de bonne administration locale et en vue d’assurer le bien-être général de ses membres, prendre des règlements administratifs concernant les terres de catégorie IA […] qui lui ont été attribuées et les habitants de ces terres ». Les domaines de compétence ne sont pas exhaustifs et comprennent la réglementation des bâtiments (ex. : construction, entretien, réparation et démolition), la réglementation en matière de santé et d’hygiène, d’ordre et de sécurité publique, d’environnement, de ressources naturelles, de pollution et de nuisances, mais aussi la prestation de services locaux (ex. : égouts, routes, énergie). Les ALC ont aussi le pouvoir d’adopter des règlements dans le domaine de la voirie, des transports et des parcs et loisirs[43].

Il convient d’ajouter que quelques pouvoirs à caractère économique ont été prévus dans la Loi sur les Cris et les Naskapis du Québec. Ainsi, outre le pouvoir de régir les terres et leurs ressources, ce sont également les ALC qui réglementent l’exercice des activités commerciales et professionnelles et l’exploitation des entreprises sur les terres dont elles ont la responsabilité. Pour ce faire, elles peuvent imposer des droits d’usage pour la prestation des services locaux. Enfin, elles ont le pouvoir d’imposer les intérêts fonciers sur les terres de catégorie IA ainsi que les occupants et les locataires des terres. Le recours à l’impôt sur le revenu leur est toutefois interdit, de même que l’imposition des actifs des gouvernements canadien et québécois[44].

Les autorités cries peuvent emprunter, mais les emprunts à long terme doivent être approuvés par référendum. Les Cris bénéficient aussi de pouvoirs de taxation et de perception pour des objectifs locaux, quoique aucun prélèvement d’impôt sur le revenu ne soit possible. Parallèlement, des exemptions fiscales analogues à celles qui sont prévues dans la Loi sur les Indiens sont prévues[45]. Il est toutefois largement admis que les mesures de financement des institutions cries sont inappropriées, ce qui hypothéquerait la qualité des services offerts[46].

Pour leur part, les « villages cris » créés par le Parlement du Québec en application du chapitre 10 de la CBJNQ sont compétents sur les terres de catégorie IB. Ils présentent à quelques différences près les mêmes caractéristiques que les ALC créées par la loi fédérale pour les terres de catégorie IA, notamment en ce qui concerne la territorialité des pouvoirs normatifs et le caractère ethnoculturel des droits politiques[47].

1.2 Une gouvernance personnelle limitée

À côté des institutions dotées par la loi de compétences normatives territoriales, il existe d’autres institutions ethnoculturelles cries qui manifestent peut-être ce qui se rapproche le plus d’une forme limitée de gouvernance personnelle. Ainsi, l’ARC[48] a notamment pour mission de donner le consentement des Cris dans les instances mises en place par la CBJNQ et d’assister les communautés pour la mise sur pied de programmes sociaux, culturels et éducatifs pour les Cris. L’ARC a aussi pour mandat de fournir une assistance technique et professionnelle aux Cris et de les soutenir dans la défense de leurs droits[49]. Dans la mesure où ces programmes ne sont offerts qu’aux membres des communautés, il est possible de conclure qu’il y a là une application du principe de la personnalité.

Il en va de même d’autres organismes créés par la CBJNQ dans le but de fournir des services aux Cris. C’est le cas, par exemple, de l’Office de la sécurité du revenu des chasseurs et piégeurs cris dont la mission est d’encourager et de préserver le mode de vie traditionnel cri en fournissant aux chasseurs et aux trappeurs cris un revenu garanti et d’autres avantages sociaux[50]. Le principe de la personnalité est aussi appliqué, de façon limitée, par la Commission scolaire Crie. En effet, celle-ci permet aux Cris de contrôler l’éducation (primaire, secondaire et éducation des adultes) de l’ensemble des personnes sur les terres de catégorie I et applique, par conséquent, dans ces régions, le principe de la territorialité[51]. En revanche, la Commission scolaire Crie a seulement compétence à l’égard des Cris pour tout programme ou toute activité concernant les terres de catégorie II[52]. La Commission scolaire Crie dispense également des services et offre un soutien financier aux Cris qui fréquentent des établissements postsecondaires dans des centres urbains[53] où elle a d’ailleurs ouvert des bureaux administratifs[54].

Ces manifestations du principe de la personnalité sont cependant d’autant plus modestes qu’elles ne concernent généralement pas des pouvoirs réglementaires.

2 Les déterminants de la territorialité et de la personnalité dans la future gouvernance crie

Les variables favorisant le rejet d’un modèle purement territorial de gouvernance autochtone ont pour la plupart été mises en évidence dans une étude précédente[55]. Nous voulons donc ici préciser la portée concrète de certaines de ces variables dans le cas des Cris.

2.1 Eeyou Istchee à l’heure du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale : la territorialité en question

Au début des années 90, un représentant cri déplorait, non sans raison, le fait que la reconnaissance des peuples autochtones par la Constitution canadienne[56] et par une résolution de l’Assemblée nationale du Québec[57] n’avait alors engendré aucun progrès tangible sur le front de l’autonomie politique réelle et que cette reconnaissance n’avait que produit la « municipalisation des réserves » et permis une « prise en charge de services dans le cadre des lois existantes »[58]. Il reste que la création des institutions gouvernementales issues de la CBJNQ a marqué, en son temps, un moment significatif dans la transformation de la gouvernance d’Eeyou Istchee. De manière générale, nous observons que les organes nés de la CBJNQ possèdent des compétences matérielles plus amples que celles qui sont dévolues au conseil de bande visé par la Loi sur les Indiens et que les pouvoirs des communautés cries excèdent ceux des municipalités du Québec[59]. Le pouvoir réglementaire cri n’est pas assujetti à un pouvoir général de désaveu par l’État comme l’est celui du conseil de bande régi par la Loi sur les Indiens bien qu’un contrôle ministériel existe dans certains domaines[60].

En outre, l’existence des institutions gouvernementales cries, parce qu’elle est prévue par la CBJNQ, bénéficie de la protection constitutionnelle conférée aux droits issus de traités par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[61], ce qui distingue ces institutions des municipalités québécoises. Cette protection limite la capacité des autorités étatiques de modifier unilatéralement les attributs essentiels des institutions cries[62]. De plus, la Loi sur les Cris et les Naskapis du Québec prévoit qu’en cas de conflit entre une loi provinciale d’application générale et un règlement adopté en vertu de son régime, ce dernier sera prépondérant et la loi provinciale inapplicable[63]. Alors que les autres peuples autochtones continuaient de vivre sous le régime de la Loi sur les Indiens, il était donc possible, à bon droit, de conclure, au début des années 90, que « no other form of Aboriginal government in Canada can claim such a broad scope of authority[64] ».

Depuis ce temps, le gouvernement du Canada a adopté sa politique de reconnaissance du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale aux fins de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 aux termes de laquelle des ententes ont d’ailleurs été conclues avec d’autres premières nations ou avec des Inuits[65]. Certaines de ces ententes, notamment celles qui ont été signées avec les Nisga’a, les Tlichos et les Inuits du Labrador, mettent en place de véritables gouvernements autonomes dans le contexte de constitutions autochtones[66]. Ces gouvernements ont des compétences législatives élargies — qui primeront parfois les lois provinciales et fédérales — et protégées constitutionnellement.

L’un des objectifs de l’accord intervenu récemment entre le gouvernement fédéral et les Cris est donc d’accroître l’autonomie de ces derniers, particulièrement en ce qui concerne l’administration de la justice et le développement socioéconomique. Certaines responsabilités doivent d’ailleurs être assumées par l’ARC dès la ratification de l’Entente de juillet 2007. À compter de cette ratification, la Loi sur les Cris et les Naskapis du Québec devra être modifiée pour reconnaître à l’ARC des compétences analogues à celles des gouvernements locaux ainsi que le pouvoir d’adopter des normes régionales dans ses champs de compétence[67]. Ce réaménagement des compétences aura vraisemblablement aussi pour effet d’accroître l’autorité centrale crie potentiellement au détriment des ALC suivant les relations qui seront établies entre les deux paliers gouvernementaux[68].

La deuxième phase de négociation a pour objet de moderniser le régime de gouvernance actuel, ce qui aura notamment pour objectif l’adoption d’une constitution propre aux Cris et la simplification des structures existantes de façon, notamment, à accroître la transparence et l’accessibilité[69]. Une des premières tâches des représentants cris consistera à cibler les responsabilités que la nation cherche à assumer dans le contexte des lois et des politiques fédérales[70].

Or, à plus d’un égard, le cadre normatif du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale qui imprégnera la démarche des parties à la négociation induit une mise en question de la territorialité. En effet, ce droit ancestral appartient à un peuple en tant que peuple autochtone. Or le principe de l’« autochtonité » ne favorise pas une définition territoriale du demos — c’est-à-dire de la communauté politique titulaire de l’autonomie — puisque, d’une part, seules les personnes appartenant au peuple autochtone peuvent a priori bénéficier des pouvoirs autonomes et que, d’autre part, toutes les personnes ayant le statut de membre de ce peuple pourront en principe être visées indépendamment de leur localisation. De plus, la substance même du droit est définie d’une façon qui renvoie à une logique ethnoculturelle plutôt que purement territoriale. La politique fédérale décrit en effet le droit inhérent comme la capacité des Autochtones « de prendre eux-mêmes les décisions touchant les affaires internes de leurs collectivités, les aspects qui font partie intégrante de leurs cultures, de leur identité, de leurs traditions, de leurs langues et de leurs institutions et, enfin, les rapports spéciaux qu’ils entretiennent avec leur terre et leurs ressources[71] ».

La gamme des matières législatives susceptibles de négociation ira donc bien au-delà des attributions des conseils de bande régis par la Loi sur les Indiens et des pouvoirs dévolus aux institutions mises en place par la CBJNQ à Eeyou Istchee[72]. En vertu du Guide de la politique fédérale, la liste des pouvoirs admissibles aux fins d’une entente relative au droit inhérent inclut notamment les questions suivantes : le mariage, l’adoption, l’aide sociale, l’aide à l’enfance, les langues, les cultures et les religions autochtones, l’éducation, la santé, les services sociaux, les successions, les activités de prélèvement de ressources naturelles et le logement[73]. Comme nous l’expliquerons plus loin, ces matières sont particulièrement bien adaptées au principe de la personnalité. Certaines de ces questions ayant été régies traditionnellement par le droit coutumier cri, le rôle de ce droit, y compris son application territoriale ou personnelle, deviendra forcément un enjeu.

Il convient donc maintenant d’étudier plus en profondeur le poids effectif que pourraient avoir ces éléments dans la détermination du rôle de la personnalité des lois dans la future gouvernance crie au Québec.

2.2 Le caractère « personnalisable » ou non des matières législatives

Un critère décisif de la personnalité des lois sera le caractère « personnalisable » ou non d’une matière législative. La gouvernance de certaines sphères de la vie en société ne peut tout simplement pas être personnalisée, ou ne peut l’être que très difficilement, soit en raison de l’incohérence du système qui peut en découler, soit parce que les politiques législatives ne peuvent être réalisées pleinement en l’absence d’un contrôle des actions de l’ensemble des individus et usagers de l’espace public. Les exemples de la circulation routière et du contrôle de l’usage des sols et de la qualité de l’air permettent de comprendre l’impossibilité matérielle, ou la très grande difficulté fonctionnelle, de recourir au principe de la personnalité pour départager les compétences normatives ou pour fixer le domaine d’application de certains types de normes[74]. De façon générale, le principe de la personnalité ne convient pas lorsqu’il est question d’organiser juridiquement le partage ou la préservation d’un espace physique commun.

Un nombre important de matières sont toutefois « personnalisables ». Il en va ainsi, au premier chef, des lois qui concernent l’état juridique d’une personne : mariage, divorce, filiation, successions, etc.[75]. De même, la santé, la culture, la langue, les affaires sociales, la famille, le logement, la protection de la jeunesse et le droit pénal sont autant de domaines susceptibles de gouvernance déterritorialisée. Or, la plupart de ces questions figurent parmi celles dont il est admis par les autorités fédérales qu’elles pourront faire l’objet d’une compétence autochtone au terme des négociations de mise en oeuvre du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale.

D’autres matières, du fait qu’elles mettent en rapport des biens et des personnes, peuvent être personnalisées sous réserve de certains aménagements juridiques[76]. Les activités de prélèvement des ressources de la terre sont ainsi « personnalisables » et l’ont d’ailleurs été notamment dans l’Accord définitif tlicho[77] aux termes duquel la Première Nation tlicho a compétence pour légiférer en matière de pêcheries seulement à l’égard des citoyens tlichos. Cette tendance à personnaliser les régimes juridiques relatifs aux activités de prélèvement des Autochtones est confirmée par la jurisprudence canadienne se rapportant aux droits ancestraux[78]. Il est dès lors envisageable d’appliquer des lois personnelles aux activités d’exploitation des ressources de la terre en reconnaissant au gouvernement cri la compétence de régir l’exercice par les Cris des droits spéciaux de prélèvement (chasse, pêche, trappe) qui leur sont reconnus aux termes de la CBJNQ à l’intérieur et à l’extérieur des terres de catégorie I[79].

2.3 Le caractère « territorialisable » ou non de l’autorité gouvernementale

Pour une nation sans territoire reconnu, la question du caractère « personnalisable » ou non des matières législatives est tout à fait cruciale puisqu’elle détermine alors la seule substance possible de son autonomie politique. Autrement dit, la gouvernance ne pourra être territoriale que si la collectivité titulaire de l’autonomie politique occupe un espace géographique identifiable et reconnu de sorte que seule une nation territoriale pourra en pratique envisager une combinaison de compétences territoriales et personnelles[80]. Ainsi, l’ancrage territorial constitue un autre déterminant fondamental.

L’ancrage territorial s’entend d’abord dans un sens physique. Les peuples dispersés ou nomades au point de n’être fixés de manière stable sur aucun espace susceptible de délimitation sont les candidats privilégiés à l’autonomie personnelle plutôt que territoriale. Pour leur part, les Cris, dont le nombre varie de 15 000 à 16 000 individus[81], sont très bien implantés dans un territoire identifiable qui correspond largement aux terres traditionnelles du peuple cri. Une grande majorité d’entre eux vivent dans neuf communautés villageoises situées sur le territoire qui englobe tout le bassin hydrographique de l’est de la baie James. Ils utilisent l’ensemble du territoire, notamment pour l’exercice de leurs activités traditionnelles sur leurs terrains de trappage, contrairement aux allochtones qui vivent plutôt dans les municipalités situées dans la partie méridionale du territoire de la Baie-James[82].

Le poids démographique des Cris varie selon le référent territorial qui est utilisé. À l’intérieur du territoire traditionnel cri délimité par les lignes de trappes, qui comprend aujourd’hui une importante population non crie, les Cris comptent pour environ 60 p. 100 de la population[83]. La situation change cependant en fonction des découpages étatiques du territoire effectués plus tard, dont certains ont été préalablement négociés lors de la conclusion de la CBJNQ. Ainsi, lorsque toute la région de la municipalité de la Baie-James est considérée, les Cris sont minoritaires puisqu’ils ne sont plus que 40 p. 100 de la population[84]. Enfin, si nous tenons compte de l’ensemble du territoire visé par la CBJNQ où les Cris détiennent des droits aux termes de celle-ci, les non-Cris deviennent très fortement majoritaires[85].

Par ailleurs, selon les données recueillies par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, environ 1 520 Cris déclarent vivre à l’extérieur du territoire de leur communauté[86]. Approximativement 15 p. 100 de ces personnes vivent dans les municipalités du territoire de la Baie-James, tandis qu’environ 85 p. 100 de celles-ci vivent plutôt dans les municipalités situées à l’extérieur du territoire de la CBJNQ[87].

La territorialité physique est donc une caractéristique forte du peuple cri. Pour fonder l’autonomie territoriale, l’occupation de l’espace devra aussi se traduire par une territorialité juridique. Cette dernière fera défaut chaque fois qu’il y aura présence d’une nation sans base territoriale consacrée par l’ordre juridique effectivement applicable à cette nation. Ce cas de figure est plus répandu qu’il n’y paraît dans l’univers autochtone en raison de la méconnaissance historique des revendications territoriales[88] et des démembrements juridiques des assises territoriales communautaires.

La territorialité juridique n’est guère problématique dans le cas des Cris. Le droit traditionnel cri reconnaît de longue date les droits et les titres territoriaux originaires des Cris. Aux termes de la CBJNQ, un ordre juridique convenu avec l’État est advenu de manière à fixer dans le droit étatique une cartographie territoriale crie officielle dont les contours sont du reste constitutionnellement assurés en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[89]. Les terres de catégorie I sont détenues par les Cris dont elles constituent par ailleurs le patrimoine foncier exclusif et l’assise politico-administrative principale dans l’état actuel des choses.

Il existe, par conséquent, une base territoriale minimale de départ suffisante pour écarter l’hypothèse d’une gouvernance crie purement personnelle préalable à tout découpage territorial juridiquement exécutoire. Seule communauté crie privée de territoire juridiquement reconnu par l’État, la communauté d’Oujé-Bougoumou verra, aux termes de l’Entente de 2007, sa situation « régularisée » et donc sa territorialité juridique consacrée par le droit officiel[90].

2.4 La question « démotique »

L’ancrage territorial n’est cependant qu’une condition préalable qui n’épuise pas le débat autour de l’autonomie déterritorialisée. Cet ancrage ne suffit pas à lui seul pour justifier un gouvernement dont les lois s’imposeront à toutes les personnes présentes à l’intérieur de ses limites territoriales. En fait, la territorialité physique et juridique débouche sur la question du demos, qui est celle de savoir s’il peut y avoir une gouvernance territoriale sans une citoyenneté qui soit largement « territoriale », ou civique, c’est-à-dire porteuse de droits démocratiques en faveur de tout citoyen canadien — Cri et non-Cri — capable de justifier d’un rattachement significatif au territoire[91]. Il faut ici distinguer la question « démotique », dont l’enjeu est la construction juridique du « peuple » en tant qu’assise humaine du corps politique[92], de celle du statut cri donnant accès aux droits économiques et culturels découlant de la CBJNQ[93]. La question posée est donc de savoir si la loi peut être territorialisée lorsque le corps politique est purement ethnoculturel.

Si la territorialité physique et juridique d’un groupe ethnoculturel pouvait à elle seule justifier la territorialisation des lois, alors une entité politique ethnoculturelle crie pourrait théoriquement légiférer et gouverner, dans ses champs de compétence, pour l’ensemble des habitants du territoire de la Baie-James sans qu’il soit pertinent de se demander si les Cris y sont ou non majoritaires. Dans un tel cas, les lois territoriales votées par les autorités cries s’imposeraient aux non-Cris majoritaires, mais ces derniers seraient — en tant que non-citoyens — privés du droit de suffrage leur permettant de participer à la sélection démocratique des législateurs et ne pourraient pas être élus. Pareil régime ne serait pas nécessairement inconstitutionnel[94]. Il se heurterait, en revanche, à des écueils politiques et pratiques peut-être insurmontables dans le cas à l’étude. La question de sa légitimité démocratique se poserait, sans doute de manière décisive, ce qui explique pourquoi la territorialité des lois d’un gouvernement ethnoculturel cri pour l’ensemble du territoire de la Baie-James ne cadrerait pas avec la politique fédérale sur l’autonomie gouvernementale.

Il vaut la peine de noter à cet égard qu’aux États-Unis le rejet par la Cour suprême d’une conception territoriale de la « souveraineté » autochtone a été justifié par l’exclusion des non-membres de la communauté politique. Dans sa plus récente décision sur cette question, la plus haute juridiction américaine a réaffirmé que l’autonomie ancestrale autochtone est en principe personnelle, ce qui signifie que « [the] tribes do not, as a general matter, possess authority over non-Indians who come within their borders[95] ». Les situations où la tribu pourra exercer une compétence territoriale dans les limites des terres communautaires sont exceptionnelles puisque ce type de compétence est, à l’égard des non-membres, « presumptively invalid[96] ».

Cette personnalité des lois s’applique en droit américain dans un contexte de grande mixité ethnoculturelle au sein des terres tribales. Principalement en raison des politiques fédérales de démembrement des tenures communales autochtones ayant sévi jusqu’en 1934[97], il y a une forte présence de non-membres — autochtones et non autochtones — dont les propriétés privées se trouvent enclavées dans les limites de terres tribales. Par exemple, un auteur souligne que, selon les données diffusées au cours des années 90, les non-Autochtones représentaient alors, en moyenne, presque la moitié de la population des réserves et que, dans neuf des dix réserves les plus populeuses, les non-membres étaient très fortement majoritaires[98]. Or seuls les membres d’une tribu ont le droit de vote, peuvent occuper des fonctions électives tribales ou être jurés d’un tribunal tribal et presque toutes les communautés font de l’ascendance indienne une condition d’accès à la citoyenneté tribale[99].

C’est en prenant en considération ces réalités démographiques et juridiques que la Cour suprême des États-Unis a progressivement mis en place un régime de self-government selon lequel « the paradigm for judging tribal sovereignty should be membership, not territory[100] ». Pour expliquer cette approche, la haute juridiction américaine invoque le fait que la souveraineté tribale échappe aux contraintes constitutionnelles opposables aux autres ordres de gouvernement, dont la garantie des droits démocratiques inhérents à la citoyenneté américaine. Dans l’affaire Plains Commerce Bank, la majorité de la Cour suprême des États-Unis souligne ceci :

[N]onmembers have no part in tribal government — they have no say in the laws and regulations that govern tribal territory. Consequently, those laws and regulations may be fairly imposed on nonmembers only if the nonmember has consented, either expressly or by his actions. Even then, the regulation must stem from the tribe’s inherent sovereign authority to set conditions on entry, preserve tribal self-government, or control internal relations[101].

Nous pouvons ainsi avancer que, dans une démocratie constitutionnelle, le choix d’un demos purement ethnoculturel constitue un facteur qui favorisera puissamment le recours au principe de la personnalité des lois lorsque ces dernières régissent des questions par ailleurs « personnalisables ». Or c’est précisément le choix qui transpire de l’Entente conclue entre les Cris du Québec et le Canada en juillet 2007. Son objet est la mise en place d’une nouvelle gouvernance de la « nation crie » définie comme la « collectivité des Cris », c’est-à-dire des « personnes admissibles » au sens de la CBJNQ[102]. L’entité gouvernementale qui pourra voir le jour au terme des négociations sera le « gouvernement de la nation crie » dont le fonctionnement et les pouvoirs seront prévus dans une constitution crie élaborée par la seule nation crie à titre de « loi fondamentale de la nation crie[103] ». Cette constitution sera ratifiée par les Cris et ne pourra être modifiée sans consultation des Cris[104]. Une seule disposition évoque les droits des non-Cris dans un contexte très spécifique mais sans nullement leur garantir la pleine citoyenneté politique[105]. La question « démotique » reçoit donc une réponse ethnoculturelle qui marque une volonté de continuité, sur ce point, avec la situation régnant aux termes de la CBJNQ et de ses lois de mise en oeuvre.

Une des justifications d’un demos ethnoculturel est la volonté de garantir aux membres de la nation autochtone le contrôle politique des institutions gouvernementales autonomes dans un contexte où ils ne représentent pas une majorité stable sur le territoire relevant de la compétence de ces institutions. Dans le cas d’Eeyou Istchee, il serait théoriquement possible d’implanter un gouvernement territorial en délimitant les vastes terres où les Cris représenteraient une majorité des habitants : un demos largement territorial ou civique serait alors envisageable puisque les Cris ne risqueraient pas de se voir marginaliser à long terme au sein des institutions représentatives et ainsi privés de la maîtrise de la destinée à laquelle ils aspirent[106]. On éviterait par ailleurs d’exclure de la nouvelle gouvernance les Cris non résidents en étendant la portée de certaines lois du gouvernement territorial d’Eeyou Istchee au-delà des limites de ce territoire pour régir les Cris de l’extérieur. Il s’agirait en fait d’une application limitée du principe de la personnalité comme manifestation d’extraterritorialité de la loi[107].

Il est facile d’imaginer pourquoi ce scénario paraît exclu par l’Entente de juillet 2007. Les Cris se sont vraisemblablement demandé s’il était dans leur intérêt que les institutions sous leur contrôle prennent en charge la gestion des affaires de l’ensemble de la population pour de multiples matières visées par la politique fédérale d’autonomie gouvernementale. Souhaitaient-ils, par exemple, que le gouvernement qu’ils contrôlent régisse la vie des non-Cris dans les domaines du mariage, du divorce, de l’adoption, de l’aide sociale, de l’aide à l’enfance, de l’éducation, de la formation de la main-d’oeuvre, de la santé, des services sociaux, des successions et du logement ? Les Cris ont sans doute mesuré les implications d’un tel scénario, notamment du point de vue de leurs priorités — politiques, sociales et économiques — ainsi que des ressources financières et humaines nécessaires à la mise en oeuvre de programmes universels efficaces dans ces domaines. Toutes ces matières sont « personnalisables » de sorte qu’une compétence personnelle à leur égard permettra d’emblée aux Cris de contrôler ces aspects de la vie de leur société distinctive tout en laissant à l’État la responsabilité pour les non-Cris.

Les parties à l’Entente ont aussi sans doute considéré, non sans raison, que le Québec serait rétif à l’idée de reconnaître une compétence prépondérante ou concurrente d’un gouvernement d’Eeyou Istchee à l’égard des non-Cris dans autant de domaines sensibles, surtout dans l’hypothèse d’une entente d’autonomie gouvernementale ayant valeur constitutionnelle[108]. Elles n’ont pas non plus sous-estimé l’attachement des allochtones[109] à des lois étatiques dans lesquelles ils se reconnaissent sur le plan culturel et social. Cela est encore plus vrai dès lors qu’il aurait été question de reconnaître au gouvernement d’Eeyou Istchee des compétences territoriales se rapportant à la gestion et à l’usage des terres publiques et des ressources sur des terres des catégories II et III. L’extension des lois d’un gouvernement en principe territorial aux Cris de l’extérieur aurait soulevé en outre des problèmes délicats de représentation politique de la diaspora crie et sans doute exigé une entorse au principe d’un demos civique.

C’est vraisemblablement pourquoi l’Entente de juillet 2007 n’envisage pas que la compétence du gouvernement de la nation crie puisse s’étendre aux non-Cris, sauf sur les terres de catégorie I[110], ce qui est conforme à la politique fédérale sur l’autonomie gouvernementale[111]. Les parties s’inspirent donc du régime actuellement en vigueur sur ces terres, à savoir des institutions ethnoculturelles néanmoins dotées de certaines compétences territorialisées. Le maintien du statu quo — soit une compétence territoriale sans citoyenneté civique ou largement territoriale — se justifie peut-être, même s’il est difficile d’être catégorique sur ce point[112], au nom du respect des droits acquis et par la légitimité d’un contrôle législatif cri sur les terres dont les Cris ont par ailleurs la maîtrise exclusive au regard de la CBJNQ et, partant, de la Constitution[113].

En revanche, pour atténuer la carence démocratique d’un tel dispositif, il conviendrait de limiter les compétences territoriales aux seules matières indissociables des terres et des ressources ou qui sont difficilement « personnalisables » sur le plan matériel ou fonctionnel. Aux termes de la politique fédérale et de l’Entente conclue en 2007, les Cris et les gouvernements auront en outre à prévoir des mécanismes qui permettront aux non-membres de participer à la prise de décisions touchant leurs droits et leurs intérêts[114].

Selon l’Entente de juillet 2007, les négociations porteront notamment sur la portée géographique des pouvoirs de gouvernement de la nation crie[115], ce qui indique bien que les parties n’écartent nullement d’appliquer le principe de la personnalité à l’extérieur des terres de catégorie I et du territoire de la Baie-James où vivent près de 1 500 personnes ayant le statut cri et qui, à ce titre, sont membres de la collectivité ethnoculturelle titulaire du droit à l’autonomie gouvernementale. Une compétence personnelle crie sera parfaitement adaptée à leur situation dans les domaines du statut personnel ou des services éducatifs, culturels et sociaux. L’Entente des Inuits du Labrador permet, par exemple, au gouvernement autonome d’offrir des services et d’assumer certaines responsabilités à l’égard des citoyens vivant à l’extérieur de son territoire traditionnel[116].

2.5 La configuration de l’ordre juridique : la place du droit coutumier

L’univers juridique propre à un peuple ou à une culture pèsera aussi sur la manière d’envisager l’alternative territorialité/personnalité. En effet, certaines communautés juridiques reposent, par essence, sur le principe de la personnalité parce qu’elles se définissent par des caractéristiques personnelles. Ce sera ainsi le cas des droits religieux, notamment du droit islamique classique, dans lequel la communauté des croyants (umma) constitue le siège d’une communauté juridique : seuls les croyants peuvent être assujettis au droit musulman[117].

De même, les droits coutumiers autochtones sont souvent enracinés dans les valeurs, les croyances religieuses et les structures claniques ou sociales singulières de groupes ethnoculturels distinctifs. Au cours de l’histoire, des coutumes originellement ethniques[118] ont pu, à long terme, en venir à se territorialiser à la faveur d’une acculturation graduelle des populations partageant un même territoire[119]. Issus de sociétés marginalisées par des siècles de colonialisme, les droits coutumiers autochtones — là où ils sont encore observables à ce jour — n’ont toutefois pas été adoptés par l’ensemble de la population de manière à se territorialiser avec le passage du temps. Bien qu’ils se soient transformés sous l’effet des mutations sociales, économiques et culturelles, ils sont généralement restés dans leur périmètre ethnoculturel autochtone[120].

Par sa nature même, la coutume tient sa normativité juridique non pas d’un décret formel, mais de l’adhésion générale des acteurs sociaux[121]. Il sera possible certes d’envisager de « territorialiser » la coutume en l’incorporant dans une loi applicable à tous les habitants d’un territoire, mais, outre le problème de la légitimité culturelle de la norme pour les non-membres, il n’est pas sûr que la collectivité autochtone elle-même voudra faire un tel usage du patrimoine culturel unique que représente son droit coutumier.

Ainsi, il n’est guère étonnant de constater que, dans un récent traité d’autonomie gouvernementale où le droit coutumier occupe une place importante dans l’ordre juridique autochtone, son application ne vaut que pour les membres de la collectivité autochtone, et ce, même lorsque le gouvernement autochtone détient par ailleurs une compétence législative territoriale. Cette entente, l’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Labrador et sa Majesté la Reine du Chef de Terre-Neuve-et-Labrador et sa Majesté la Reine du Chef du Canada[122], permet aux Inuits du Labrador de prévoir dans leur constitution « la reconnaissance du droit coutumier des Inuit et l’application du droit coutumier des Inuitaux Inuit concernant toute matière qui relève de la compétence et de l’autorité du Gouvernement Nunatsiavut[123] ». À noter que cette disposition a donné lieu à l’adoption d’une constitution inuite qui fait expressément du droit coutumier des Inuits le droit commun des Inuits du Labrador (« the underlying law of the Labrador Inuit and of Nunatsiavut ») dans les domaines qui relèvent de la compétence du gouvernement nunatsiavut[124].

En conséquence, le droit coutumier s’appliquera aux Inuits, à moins qu’une loi inuite régissant une situation donnée ne supplante expressément la coutume[125]. Une ligne de démarcation plus ou moins étanche pourra être tracée entre le domaine de la loi et la sphère coutumière, mais le facteur principal de différenciation des domaines respectifs du droit légal et du droit coutumier sera le statut personnel des individus puisque la coutume n’a vocation qu’à régir les Inuits selon un principe de la personnalité qui fait que les non-Inuits relèveront nécessairement de la loi.

Il reste à voir si les Cris, lorsqu’ils envisagent d’appliquer leur droit coutumier dans un contexte d’autonomie gouvernementale, le conçoivent comme un droit personnel plutôt que territorial. Dans au moins un domaine toutefois, celui de l’adoption coutumière, il est clair que le principe de la personnalité est privilégié puisque leur demande de reconnaissance de la coutume crie n’envisage nullement que les non-Cris soient visés ou liés par cette coutume[126].

Conclusion

Plus l’élargissement de l’autonomie politique des Cris du Québec dépassera la sphère traditionnelle de la territorialité dans la gouvernance autochtone, à savoir le contrôle et la gestion des terres communautaires cries, plus le principe de la personnalité pourra — et sans doute devra — être mobilisé dans la nouvelle gouvernance crie. Il en sera ainsi en raison de facteurs qui interagissent pour produire un effet cumulatif favorable à la personnalité des lois : 1) la situation démographique des Cris qui, d’une part, cohabitent, dans certaines régions d’Eeyou Istchee, avec une population non crie et qui, d’autre part, vivent en nombre significatif à l’extérieur d’Eeyou Istchee ; 2) le caractère ethnoculturel plutôt que territorial de la collectivité politique crie ; 3) le fait que plusieurs des nouvelles compétences susceptibles d’être dévolues au gouvernement cri seront singulièrement adaptées à une gouvernance déterritorialisée ; et 4) le rôle potentiellement significatif que sera appelé à jouer la coutume régissant les Cris dans l’ordre juridique de la nouvelle entité autonome.

Restera alors le défi de vivre au quotidien la pluralité des lois personnelles dans un contexte de mobilité croissante des Autochtones et de changements possibles dans la configuration démographique d’Eeyou Istchee à la faveur du développement du territoire. Pour que la coexistence des lois personnelles cries et non cries se manifeste dans le respect de l’égalité des identités juridiques plutôt qu’en fonction de la subordination de la culture juridique crie, il faudra éviter les écueils du modèle colonial de personnalité des lois qui a tendance à dévaloriser systématiquement le droit autochtone dans l’aménagement des règles de choix de loi et dans le règlement des conflits interpersonnels. Autrement, il pourrait y avoir une re-territorialisation progressive du droit étatique.