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Caserne Dalhousie, Québec, 10 décembre 2004 [1]. Je me trouve dans le point névralgique de l’espace de création de Robert Lepage et de ses collaborateurs où j’assiste à la première séance de travail de l’équipe du Projet Andersen [2]. C’est dans ce laboratoire — une vaste boîte noire faisant office d’incubateur artistique — que les « chantiers d’écriture scénique » d’Ex Machina [3] sont développés en toute liberté. J’ai été admise dans le grand studio de la Caserne pour partager l’expérience de la création et, une fois de plus, observer de l’intérieur le travail — ou activité poïétique — de l’« auteur scénique [4] » Robert Lepage.

La première partie de la présente étude prend appui sur l’approche ethnologique, méthode qualitative qui accorde une place prépondérante à l’observation directe menée sur le terrain et sur une longue durée, ainsi que sur la description de faits, de relations, de comportements et de réflexions. Les notes de terrain sont alors sciemment circonscrites en fonction de l’angle privilégié par l’étude : le contexte de création et l’acte d’écriture scénique telle que pratiquée par Robert Lepage et son équipe. Quant à la deuxième partie, elle se fonde sur l’approche systémique qui consiste à considérer un phénomène (l’activité poïétique de l’auteur scénique) comme un système en interaction avec d’autres unités scéniques (entre autres l’activité participative des concepteurs, des techniciens et des spectateurs). Le cadre épistémologique sous-tendant l’étude de ce système de relations s’inspire du paradigme de la complexité et de ses principes. L’argumentaire de cette seconde partie convoque entre autres les notions de chaos, de système et de propriétés émergentes de même que le discours de Lepage sur son propre travail.

Metteur en scène, comédien, cinéaste, artiste prolifique et polyvalent, Lepage s’est imposé par son écriture scénique novatrice. Afin d’approfondir la notion d’auteur scénique, il nous faut préalablement convoquer celle d’écriture scénique :

Le syntagme écriture scénique indique clairement que le travail de composition s’effectue d’abord et avant tout dans l’espace scénique. […] Cette écriture scénique consiste en un assemblage, un brassage ou un bricolage d’objets, de paroles, de musiques, de sons, d’éclairages, de textes, de gestes, de mouvements, d’appareils technologiques, d’écrans, etc., bref, d’éléments disparates et hétérogènes potentiellement exploitables tout au long de la création théâtrale. La combinaison, la recombinaison, le déplacement, le jeu de ces éléments permet la constitution de la matière ou texte spectaculaire, laquelle tient précisément dans le rapport intime que ces matériaux ou éléments scéniques établissent entre eux et avec l’espace théâtral [5].

En règle générale, le processus de création puise sa motivation dans un ou quelques « germes de départ » (Lepage), véritables embryons de l’écriture scénique, puis du spectacle, qui ont pour rôle d’instaurer et de déclencher le processus de création avant que d’autres germes ou éléments ne viennent se greffer à la structure spectaculaire. Tous ces éléments aux potentialités multiples sont susceptibles de stimuler l’imagination des créateurs [6] qui les explorent par le biais d’improvisations pour en extraire la théâtralité. L’ensemble des interrelations qui en découlent constitue une sorte de matrice qui engendre des personnages, des lieux, des situations élémentaires, des contenus potentiels, des bribes d’histoire qui, tout compte fait, permettent au spectacle « de prendre forme de lui-même » (tant dans ses aspects dramatique que scénique), et au propos d’« émerger librement [7] ». De fait, l’observation de l’activité poïétique de Robert Lepage nous a laissé entrevoir l’importance de l’improvisation dans le processus de création, l’importance de créer directement et sans entraves dans l’espace scénique indépendamment de tout modèle préétabli, de même que celle de l’oralité [8], comme théâtralité, par opposition à la littérature dramatique qui, par définition, est écrite. De plus, nous avons pu constater que Robert Lepage, quand il s’adjoint des collaborateurs aux champs de compétences variés, demeure le premier responsable du dessein global du texte spectaculaire. Les créations lepagiennes portent sans contredit la signature — reconnaissable entre toutes — de leur « auteur scénique ». Cette expression ramène en quelque sorte à l’avant-scène la figure de l’auteur qui semblait avoir été éclipsée par celle du metteur en scène, puis celle de l’acteur. Lepage ne se voit pas pour autant comme l’unique auteur scénique trônant au-dessus de son équipe de collaborateurs : « Ma première tâche est donc de diriger la circulation des idées, des informations. Je ne cherche pas à imposer ma vision, mais plutôt un terrain propice pour que la vidéo, les costumes, la musique, la scénographie et toutes les autres composantes du spectacle puissent cohabiter et s’inspirer mutuellement [9]. » L’observation de l’activité poïétique lepagienne permet de capter le mode de travail en collectif et de découvrir en même temps la figure facettée de l’auteur scénique.

À l’origine du projet

Caserne Dalhousie, Québec, 10 décembre 2004. Dès mon arrivée en salle de répétition, je constate que le travail a d’ores et déjà été amorcé : le long d’un mur se trouve une table complète de livres de référence portant sur des sujets aussi éclectiques que l’Opéra de Paris, Rodin, Andersen, l’Exposition universelle de Paris de 1867, la magie, les costumes, le fétichisme, les illusions d’optique, l’histoire de l’art, l’histoire du cinéma, Paris, etc. Visiblement, avant même que les répétitions n’aient débuté, certains axes dramaturgiques semblent déjà orienter la création. Le prototype scénographique (la conque) est déjà monté dans la salle et occupe une bonne partie de la boîte noire. Autour d’une seconde table sont regroupés les collaborateurs de Lepage, soit une quinzaine d’artistes, ce qui constitue somme toute une équipe assez considérable pour un spectacle solo. Lepage est sur place, calme comme toujours (même s’il revient tout juste de Las Vegas où il a signé la mise en scène de du Cirque du Soleil [10]). Souriant, il salue les uns et les autres. Louise Roussel, directrice de production, accueille les quelques observateurs présents et les invite à prendre place au bout de la table des concepteurs qui seront jusqu’à une vingtaine [11] lors de certaines répétitions. Elle démarre cette première séance de travail par une présentation de chacun d’eux. L’atmosphère est détendue, conviviale. Robert Lepage prend la parole. Il sera d’ailleurs le seul ou presque à parler au cours de cette première journée, sauf lorsqu’on lui fera une démonstration du « prototype scénographique » qu’il explorera brièvement, s’asseyant sur le bord de l’écran, se tenant debout devant l’écran, considérant le dégagement entre celui-ci et le cadre de scène, etc. Il souligne l’importance de travailler avec des collaborateurs de longue date lorsqu’il s’agit de créer des spectacles solos comme Le projet Andersen, principalement en raison du caractère personnel des sujets abordés par ceux-ci. Puis il rappelle la genèse du projet. En 2000, au Danemark, un dirigeant de la Fondation Hans Christian Andersen a demandé à une série d’artistes à travers le monde de soumettre un projet destiné à commémorer le bicentenaire de la naissance d’Andersen. Il a suggéré à Lepage, étant du nombre, la lecture de quelques biographies de l’auteur. Lors d’une conférence de presse la veille de la première du spectacle, Lepage a avoué qu’au départ, il n’était pas particulièrement emballé par ce projet pour lequel il ne se sentait pas personnellement interpellé. Mais lorsque la même personne est revenue à la charge, lui proposant une autre biographie, plus personnelle et plus intime, il a senti qu’il pouvait s’identifier à certains aspects de la vie privée d’Andersen, et notamment à ses démons…

Lepage se plonge alors dans la lecture des Contes. Son attention se porte sur « La dryade » où Andersen raconte de façon fantaisiste sa visite de l’Exposition universelle de Paris en 1867. Au cours du processus de création, Lepage a affirmé avoir été immédiatement séduit par le côté trouble de l’auteur et stimulé par le thème de l’exposition universelle. Progressivement, il entrevoit plusieurs portes d’entrée possibles au sujet. Une chose est claire, cependant : il n’est absolument pas intéressé à produire un spectacle biographique sur Andersen. Il insiste : à travers Andersen, c’est de lui qu’il veut parler, de lui, aujourd’hui. Il esquisse donc les traits d’un personnage québécois appelé à séjourner à Paris. Du coup, il décide d’ancrer la fiction dramatique à l’Opéra de Paris ; il y a travaillé, le lieu lui est donc familier. Du reste, Andersen était lui-même fasciné par l’opéra. Certaines de ses oeuvres, dont « Le rossignol », ont même été adaptées pour ce médium artistique. Un canevas se précise donc : un Québécois (répétiteur ? librettiste ?) se rendrait à l’Opéra de Paris où serait monté, pour le jeune public, un opéra d’Andersen à partir du conte « La dryade ». Ce personnage pourrait éventuellement aller au Danemark pour se familiariser avec l’oeuvre d’Andersen. Voilà qui permettrait au créateur de procéder à une incursion dans le monde lyrique, milieu extravagant et coloré qui captive Lepage et sur lequel celui-ci a bien des choses à dire. En outre, Ex Machina s’intéresse et a produit par le passé des oeuvres d’art lyrique ; Lepage met en scène des opéras depuis vingt-cinq ans. Avec Le projet Andersen, il envisage la possibilité de parler du théâtre à travers l’opéra et de signer une création — un conte multimédia — située à la croisée du conte (univers narratif), du théâtre (univers dramatique), de l’opéra et du rap (univers musical), ainsi que du graffitage (univers des arts visuels), autant de langages artistiques qui sont susceptibles de se superposer et, du même coup, de croiser leurs principes autour de l’axe interartistique.

Lepage a aussi retenu un second conte, « L’ombre », plus sombre encore que le premier. Les deux contes — pour adultes, il importe de le mentionner — ont été choisis avant même que le travail dans l’espace ne débute, mais c’est le travail scénographique [12] qui intéresse Lepage. Avec « L’ombre », le créateur souhaite pousser encore plus loin le travail sur les ombres et la lumière que ne l’a fait Ex Machina jusqu’à présent. Il s’agit d’un défi esthétique pour Lepage, qui aurait envie de faire un spectacle en noir et blanc (avec quelques touches de couleurs en des moments bien particuliers), aimerait pouvoir projeter des gravures en noir et blanc, souhaiterait qu’un personnage soit complètement blanc (un albinos, par exemple) et qu’un autre soit entièrement noir (il a pensé à un Africain). Outre la question esthétique, Lepage désire également traiter de la thématique du racisme, désir qui s’accompagne d’une envie de jouer de tels personnages qui, sous le regard des autres, ressentent le faix de la différence et du rejet. Bref, on constate que, dès la première séance de travail, Lepage, qui ne sait pas exactement de quoi sera fait le spectacle, n’ignore pas pour autant totalement les enjeux esthétiques et les motifs qui l’intéressent, bien au contraire. Plusieurs de ces motifs, d’ailleurs, sont récurrents d’une création à l’autre : le voyage, l’art, la sexualité, la drogue, les relations amicales, les histoires familiales, etc.

Lepage annonce aussi que, dans le spectacle, il sera question d’un chien psychologiquement troublé que le spectateur ne verra néanmoins jamais sur scène. Ce thème paraît cher au créateur qui y consacre une longue digression nourrie d’observations issues d’un ouvrage qu’on lui a offert sur le sujet. Cette idée du chien névrosé est mise en relation avec la stratégie littéraire — amplement employée par Andersen — qui consiste à utiliser des animaux pour tenter d’expliquer le comportement des humains, idée qui est à la base de nombreux contes tels que « Le vilain petit canard », qu’il convoquera à quelques reprises lors de sa présentation.

Lepage revient sur l’aspect formel et rappelle l’origine du prototype scénographique. En fait, deux réunions (auxquelles seules trois ou quatre personnes participaient) ont précédé cette rencontre du 10 décembre, une en juin et une en novembre. En juin, les personnes présentes ont voulu regarder une banque d’images d’archives portant sur le xixe siècle, qui étaient réunies dans une pièce où se trouvait une « conque » sur laquelle les images étaient projetées. Cette idée de « conque » leur est apparue intéressante et il a tout de suite été convenu de la réaliser en grand format puisque, pour Ex Machina, il est fondamental d’intégrer les éléments technologiques et scénographiques le plus tôt possible dans le processus de création. Cette conque consiste en une toile de latex montée sur un châssis. Une soufflerie située derrière la toile permet de l’aspirer ou de la gonfler, ce qui procure aux créateurs un écran vertical (comme dans Les aiguilles et l’opium) pouvant devenir convexe ou concave. Puisque l’objet appelle l’exploration, on s’applique donc à y projeter des images, mais surtout, à jouer avec, voire dedans. Lepage expérimente la possibilité de marcher sur le cadre et de bouger dans la conque (s’asseoir, se coucher, s’y déplacer), puis on lui montre qu’entre l’écran et le cadre de scène, il y a un système de rails sur lesquels des chariots peuvent glisser pour faire apparaître différents éléments de décor (par exemple, un arbre cartonné, une table et une chaise de bistro, un cheval miniature mécanisé tirant une carriole). On l’utilise aussi pour déplacer une série de boîtes noires de forme rectangulaire qui feront notamment office de cabines téléphoniques ou d’isoloirs de peep-show. La boîte noire pourra éventuellement être utilisée pour exécuter un tour de magie que Lepage aimerait intégrer au spectacle. Le responsable de la réalisation des images projette sur l’écran toute une série d’images de l’Exposition universelle de Paris de 1867 qu’il trouve sur le Web.

Lepage mentionne différents lieux où pourrait se dérouler l’action : l’Opéra de Paris, la rue Saint-Denis, le métro, un bureau des PTT, un parc, un cabinet de consultation psycho-canin. D’autres lieux importants sont évoqués sans nécessairement qu’il envisage de les représenter : Copenhague (lieu de travail d’Andersen), Odense (ville natale d’Andersen), des jardins, un espace onirique. Trois cadres spatiotemporels (ou trois mondes) devraient être mis en relation : le monde des contes, celui d’Andersen et le monde contemporain. En parallèle, Lepage évoque les différents personnages pressentis : un Québécois, le directeur de l’Opéra de Paris, un immigrant africain, un psychologue canin, Andersen, un couple sadomasochiste, un chien. Il fait en outre état de quelques thèmes ou couples thématiques qu’il aimerait traiter : beauté/laideur, race/racisme, romantisme/modernité, rural/urbain, réalité/fiction, masturbation, prestidigitation. Tout au long de la journée, Lepage développe des bribes d’histoires qui tiendront ou ne tiendront pas la route…

Évolution du processus

Au cours des semaines qui suivent (vingt-six jours de répétitions), lieux, personnages, actions se précisent au fil des improvisations et à la faveur des explorations. L’équipe discute des différentes versions et traductions des contes, divise le conte « La dryade » en épisodes, visionne des films (La haine de Mathieu Kassovitz, Le thé au harem d’Archimède de Mehdi Charef). Lepage fait écouter aux concepteurs des extraits du Rossignol de Stravinsky, suggère quelques lectures inspirantes, notamment l’ouvrage Des clefs et des serrures, de Michel Tournier, pour la distinction entre pornographie et érotisme. Une équipe de techniciens surfe frénétiquement sur Google à la recherche de cartes géographiques de Paris, d’images panoramiques (360 degrés) du square Louvois, de plans et de maquettes de l’Opéra de Paris, du Palais Garnier, etc., tandis que d’autres membres de l’équipe de concepteurs prospectent un site Web consacré à Hans Christian Andersen. On arpente le monde des ombres…

Le bouillonnement de l’exploration dramaturgique redouble d’effervescence au contact de l’exploration scénographique. Un groupe de techniciens de scène s’efforce maintenant de faire fonctionner le « système de chiens », constitué de cordes à linge, de poulies et d’une laisse, qui donne l’impression au spectateur que le personnage promène un chien invisible qui lui offre une certaine résistance en tirant sur une laisse qui, elle, est bien visible et dont le spectateur peut voir les secousses. Force est de constater que c’est l’écriture scénique qui, par le jeu avec un objet (la laisse), parvient ici à rendre le chien vivant ou vraisemblable. Par ailleurs, l’alter ego de Lepage [13] explore l’écran de latex sous le regard critique du créateur qui peut ainsi mieux évaluer les effets de l’interaction entre l’acteur et l’écran et avoir une vue d’ensemble de l’univers scénographique qui se construit au fur et à mesure du travail. On procède à des essais d’éclairage (projecteurs, jeux de néons, caméra infrarouge, etc.) cependant qu’on expérimente les possibilités qu’offrent le moteur de recherche Google et le logiciel Photoshop. À partir de son ordinateur, un technicien esquisse des images qu’il projette sur la conque, puis les transforme de manière à amener le comédien à interagir avec elles. Une ligne virtuelle est tracée, que l’interprète suit de la main, donnant du coup l’impression d’être en train de dessiner directement sur l’écran. Pour renforcer le leurre, le comédien se munit d’un pinceau ; ses mouvements suivent les arabesques de l’image en train de se former. Puis on explore l’usage d’une canette de peinture en aérosol, stratégie que l’on retiendra pour des raisons de vraisemblance. On ajoute au mouvement un son de bombe aérosol, puis on raccorde le tout. Serait-il envisageable de graffiter une image, s’informe Lepage, un tag, par exemple, qui se superposerait à l’image d’un mur de briques projetée en fond d’écran ? Le technicien demande quelques minutes de réflexion, puis se lance dans une série de manoeuvres pour finalement parvenir au résultat désiré. Une fois le dessin complété, on essaie de le modifier : on le fait bouger, on en change les couleurs, on manipule les textures. Le comédien simule l’effacement de l’image à l’aide d’un linge, puis d’une vadrouille. Les créateurs optent finalement pour l’apposition en image de fond d’un portrait photographique d’Andersen que le comédien sera appelé à graffiter au son d’un morceau de musique rap. L’idée plaît à Lepage. Elle deviendra le point central du deuxième tableau du spectacle, une scène intitulée « Générique », qui sera emblématique de l’écriture scénique. L’élaboration (autrement dit composition ou écriture) de cette scène relève essentiellement d’explorations dans l’espace scénique. Comme il y a absence de texte dramatique, la transmission d’information passe par un autre canal. Outre le texte du générique et les connotations portées par les images, ce sont les paroles et la musique qui envahissent le champ sonore. Contexte et concept tombent en place : pendant que Rachid, jeune tagueur maghrébin, graffite de façon irrévérencieuse la photographie de Hans Christian Andersen (on reconnaît bien là le projet de Lepage !), le générique du spectacle Le projet Andersen défile sur la conque au son d’un morceau de musique rap.

Dans l’ensemble, la recherche de représentations visuelles est plutôt aléatoire, car on s’imagine chaque fois que les images trouvées lors des séances d’improvisation sont provisoires ou à retravailler. Toutefois, s’il est une chose dont les créateurs d’Ex Machina ne semblent pas douter le moins du monde, c’est bien la pertinence et la richesse de la récupération et de la transformation d’images de toutes sortes (panoramiques, fixes, animées, d’archives, de synthèse, etc.). « L’avenir est dans Photoshop », se surprend à constater Lepage, toujours un peu stupéfait de réaliser l’ampleur des possibilités à sa portée, mais à la fois étrangement peu préoccupé par la nature souvent extravagante de ses propres exigences techniques… Le Web — et surtout son principal moteur de recherche, Google — est devenu l’outil indispensable des collaborateurs de Lepage. Chaque concepteur possède son propre ordinateur portatif et s’en sert allègrement. On bricole de façon à concrétiser les fantasmes d’un créateur à l’imaginaire débridé.

L’écriture scénique et l’acteur-créateur

Une séance sera consacrée à une recherche sur l’Opéra Garnier, une autre à des scènes d’incendie, une autre enfin à la construction de nouvelles boîtes noires (isoloirs) munies de mécanismes de fermeture et de petites lampes de type touch lights. De cette manière, Lepage élabore sa partition scénique au fil d’improvisations, d’essais et de tâtonnements tant dramaturgiques ou narratifs que techniques. L’auteur scénique ne s’embarrasse pas de cadre a priori et forge son oeuvre au hasard de ses découvertes : « Libérée de [tout] point de vue directeur (d’un auteur, d’un metteur en scène ou d’une institution) et surtout émancipée de tout sens préassigné, l’écriture scénique tient en un jeu de transformations, de mises en relation, de combinaisons d’éléments disparates et hétérogènes [14]. » La sélection, l’exploration et la mise en relation de ces éléments auxquelles se livre l’auteur scénique Robert Lepage relèvent d’un travail intuitif et associatif, d’un travail qui peut être qualifié de véritable bricolage au sens où l’entend Edgar Morin :

L’aptitude à bricoler consiste à : a) détourner un objet, un instrument, une idée, une institution, etc. de leur système de référence et de leur finalité propre, pour les intégrer dans un système nouveau et leur donner une finalité nouvelle ; b) transformer un assemblage d’éléments pour le doter de propriétés et finalités nouvelles [15].

Cette aptitude permet de comprendre l’inventivité de la pensée scénographique lepagienne ; elle montre en quoi l’écriture — qu’on dit magique — de l’auteur scénique est novatrice, et ses oeuvres, créatives. Bricolage, invention et création vont ici de pair : « [L]a découverte consiste à voir ce que tout le monde a vu et à penser ce que personne n’a pensé [16]. » C’est ainsi que l’imagination lepagienne élabore des formes scéniques nouvelles à partir d’éléments prélevés ici ou là, combinés, transformés, « détournés des systèmes dont ils faisaient partie [17] » et reliés. Au final, conclut Lepage, « […] il se forme entre chacun des éléments une organisation secrète, que l’on ne connaît pas, mais qui se met en place [18] … »

Au nombre de ces éléments, il en est un parmi d’autres qui occupe une place de choix et c’est l’acteur-créateur. On a souvent mis l’accent sur l’objet, la « ressource sensible » substitut concret à l’idée, comme élément déclencheur du processus de création. Sans nier la place qu’occupent les objets dans le théâtre lepagien et leur richesse dramaturgique, ceux-ci ne peuvent se concevoir indépendamment de tous les autres éléments qui composent l’écriture scénique, mais surtout ils ne peuvent se concevoir indépendamment de la pensée humaine et, plus particulièrement, de l’imagination de l’acteur-créateur ou encore des aptitudes de l’auteur scénique à bricoler ou à imaginer. Ici, l’acteur-créateur est bien plus qu’un simple rouage dans la machinerie. De fait, le principe créateur au fondement de l’activité poïétique lepagienne réside dans l’improvisation à laquelle se prête l’acteur, improvisation qui, au dire de Lepage lui-même, est « le véritable sport de la création [19] ». Or Lepage a été formé à l’école de l’improvisation (sous la direction de Marc Doré au Conservatoire d’art dramatique de Québec, puis à l’école d’Alain Knapp à Paris), et il a été, comme bon nombre des comédiens québécois qui ont collaboré ou travaillent avec lui, un joueur étoile de la Ligue nationale d’improvisation : « La clé, explique Lepage, c’est de ne pas savoir où l’on s’en va, de plonger, puis de nager. À un moment donné, on va finir par arriver quelque part [20]. »

Alors que l’oeuvre scénique s’élabore au rythme des improvisations et s’écrit au fil des interactions, des rétroactions et des transformations, concepteurs et techniciens sont aussi appelés à nourrir les discussions et à participer à la création sur-le-champ : « Chacun influence ainsi le contenu artistique d’un spectacle [21] » qui « se construit de l’apport de chacun des participants [22] » afin de constituer un tout organique. Dans le vivier de créateurs qui se retrouvent chez Ex Machina, la division hiérarchique traditionnelle des fonctions (avec le metteur en scène en haut de la pyramide, les techniciens en bas et les comédiens au centre) s’en trouve brisée en même temps que s’établit un dialogue constant entre les dimensions techniques et artistiques. Le travail s’effectue en collaboration et en collégialité ; Lepage est à l’écoute des comédiens comme de chacun des membres de l’équipe qui prennent part à l’écriture scénographique du spectacle : « Je suis un artisan, non pas de la non-écriture, mais de la rencontre. Le théâtre est un lieu de rencontre [23]. » Il est aussi un lieu de l’instant partagé avec le spectateur qui est invité à participer au jeu de la création. L’écriture scénique, parce qu’elle combine des éléments hétérogènes et inattendus, se présente en effet comme un jeu, comme un puzzle transformable dont plusieurs pièces sont manquantes et dont même les règles d’assemblage restent à trouver. Ce jeu met à l’épreuve les modes habituels de perception, de représentation et de connaissance. En dernière instance, c’est au spectateur qu’incombe de faire tenir ensemble les pièces du puzzle et de remplir les vides par le pouvoir de son imagination. C’est à lui d’entrer dans le jeu de la création et de recomposer sa représentation : « Dans ce contexte, l’oeuvre théâtrale n’est pas complètement réalisée sur scène ; c’est à chacun (artiste et spectateur) de construire un réseau de renvois internes, d’étendre des rhizomes de sens, de circuler à l’intérieur de l’oeuvre, puis d’intégrer les images et les sons proposés [24] », de s’en saisir et de les traiter. Lepage fait ainsi du spectateur un sujet actif, voire créatif, comme l’écrit Irène Perelli-Contos : « Après l’auteur, après le metteur en scène et l’acteur, c’est lui donc actuellement le nouveau roi du théâtre [25]. »

À titre d’auteur scénique, Lepage est donc à l’origine de créations théâtrales qui sont toujours le fruit d’explorations collectives auxquelles se livrent l’ensemble des collaborateurs et ce, qu’il s’agisse de spectacles solos comme Le projet Andersen ou de collectifs de création. L’oeuvre scénique émerge véritablement d’une activité poïétique pratiquée en collectif, dans la plus grande liberté possible et la plus grande souplesse. Activité au cours de laquelle les acteurs-créateurs inventent leurs propres mots et agissent à titre de coauteurs du spectacle tandis que l’ensemble des autres membres de l’équipe (techniciens, concepteurs, machinistes, éclairagistes, etc.) prennent part à la construction de l’oeuvre en apportant des solutions créatives aux problèmes qui se présentent. Cela étant, dans les programmes de spectacle ou dans les textes de création qui ont été publiés jusqu’à maintenant, on constate que certaines créations sont l’oeuvre affichée d’un collectif d’auteurs (par exemple La trilogie des dragons [26]) ou de coauteurs (par exemple Le dragon bleu [27]). En revanche, dans ces deux exemples, la mise en scène est signée Robert Lepage. D’ailleurs, toutes les productions d’Ex Machina sont signées par le metteur en scène. Lepage, qui choisit ses comédiens et utilise les technologies et possibilités scéniques à sa disposition, assume la responsabilité esthétique et organisationnelle du spectacle. Au bout du compte, c’est lui qui arrête les derniers choix. Quand il part d’un texte dramatique qu’il met en scène, il agit à titre de metteur en scène (c’est ainsi qu’il faut envisager son rôle à l’occasion de la création de son cycle shakespearien [28], par exemple). Il en va de même lorsqu’il met son talent au service de l’art lyrique ou circassien. Cependant, lorsqu’il ne prend pas appui sur un texte dramatique ou un livret, il s’adonne alors à de nouveaux jeux d’écriture dans l’espace scénique, jeux de transformations qui ont la particularité de susciter une multiplication de points de vue et de pensées possibles. Force est de reconnaître que la marche de ces jeux de transformations, qui sont à la base de l’écriture scénique lepagienne et des créations théâtrales qui en émergent, s’apparente au fonctionnement d’« un système ouvert dont l’organisation est fonction des interactions continues entre ses éléments constitutifs, eux-mêmes en interaction avec ceux d’un autre système plus grand qui les englobe (contexte ou environnement) [29] ». Le travail de l’auteur scénique, du moins tel que pratiqué par Lepage, est de maintenir le système (ou machine créative) ouvert tout au long du processus de création afin de garder en éveil l’activité créatrice de l’ensemble de ses collaborateurs ; ce travail se distingue donc, d’une part, de celui de l’auteur dramatique et, d’autre part, de celui du metteur en scène traditionnel dont la fonction « consiste à concevoir et à structurer les composants de la représentation théâtrale à partir d’un point de vue directeur [30] ». D’ailleurs, Robert Lepage précise qu’

[a]u théâtre, les interprètes ont souvent l’habitude d’être guidés. Ils attendent du metteur en scène qu’il ait une idée précise du spectacle avant le début des répétitions. Le mandat du comédien est de se fondre dans une mécanique préréglée […] Chez Ex Machina, c’est exactement le contraire : la création se dessine au rythme des découvertes [31].

Il faut encore distinguer le travail de l’auteur scénique de celui que Michel Vaïs appelle « l’écrivain scénique » défini comme un auteur qui nourrit « un attachement concret à l’élaboration scénique » tout en ayant « l’écriture pour vocation prioritaire [32] ». La nature du travail de ces auteurs dramatiques, qui « prévoi[ent] dans leurs textes l’intervention de facteurs matériels d’expression, allant jusqu’à subordonner parfois leur écriture à ceux-ci [33] », est bien différente de celle de l’auteur scénique qui compose un texte spectaculaire directement dans l’espace scénique. La notion d’auteur semble donc conserver sa pertinence bien qu’elle appelle une redéfinition dans le contexte d’un processus de création en équipe et eu égard à l’acte d’écriture scénique.

En remontant à la source de l’activité poïétique à l’origine de l’oeuvre scénique, nous avons pu constater que celle-ci prend naissance dans un espace particulier. Ce lieu n’a rien à voir avec le bureau de travail de l’auteur dramatique, ni avec les matériaux de ce dernier ; il s’agit plutôt d’un plateau ou d’un volume scénique. C’est dans ce volume ou espace à trois dimensions, qui constitue le support de l’écriture scénique, qu’est élaboré et que tient le texte spectaculaire. L’expression volume scénique renvoie donc à un ensemble, à un tout à l’intérieur duquel sont reliés, assemblés, combinés les éléments scéniques (dramatique, artistique et technique) qui composent ou tissent le texte spectaculaire et remplissent l’espace. Lepage joue de ce volume comme s’il s’agissait d’une boîte. Dans ce dispositif, il développe une proposition spatiale en même temps qu’une proposition dramatique ou narrative qui procèdent toutes deux d’une pensée scénographique globale et d’un langage scénique ou d’une écriture scénographique à l’avenant et participant d’une culture numérique [34]. Le processus de création — et par ricochet, l’écriture — tel qu’il s’élabore ou se construit directement dans l’espace scénique permet de jouer avec les possibilités offertes par la tridimensionnalité et de faire en sorte d’y créer également, avec l’introduction de l’écran (notamment dans la scène « Générique » du Projet Andersen), un espace bidimensionnel. Bref, il en ressort une conception particulière du travail de création et d’écriture dans laquelle le lieu, la boîte, la cage de scène [35] se charge d’une incidence importante. Le texte spectaculaire s’appuie sur des matériaux autres que textuels : idées, images, objets, corps en jeu, improvisations. À la fois support de l’écriture scénique et matériau initial, le lieu, bien que pouvant convoquer la technique ou la technologie comme un des éléments de construction ou de composition du spectacle (par exemple, la conque dans Le projet Andersen), place l’acteur-créateur-metteur en scène au centre du dispositif. Celui-ci est néanmoins, il est important de le rappeler, en interaction constante avec les autres collaborateurs de l’équipe associés dans un projet artistique commun. De ce fait, et comme l’affirme Lepage, « les comédiens — mais aussi les concepteurs et les techniciens — deviennent des auteurs scéniques [36] ».

Le chaos créateur

La large place faite à l’improvisation et plus particulièrement à l’acteur-créateur-metteur en scène dans l’activité poïétique lepagienne a été plus d’une fois mise en rapport avec le mode de travail préconisé par le Théâtre Repère [37]. Cette compagnie, fondée en 1980 par le comédien et metteur en scène Jacques Lessard entouré d’un groupe de jeunes artistes dont Lepage faisait partie à l’époque, a su s’imposer par son mode de travail, les Cycles Repère, et par la qualité de certains spectacles dont Lepage a signé la mise en scène, notamment Circulations (1984) et La trilogie des dragons (1985). Les Cycles Repère est une méthode de création articulée, systématisée et, par conséquent, transmissible, mise au point par Jacques Lessard [38]. Il s’agit d’une approche cyclique et circulaire qu’Irène Roy décrit comme suit :

Les Cycles s’appuient sur le principe selon lequel le créateur construit à partir d’éléments concrets et non pas d’idées. Le cheminement du processus intègre quatre étapes […] il y a d’abord le choix d’une Ressource, forme concrète et sensible, qui a le pouvoir d’éveiller dès le départ la sensibilité du créateur […] suit la Partition, temps de l’improvisation, qui permet d’explorer et d’organiser la ressource ; l’Évaluation est le moment charnière des choix qui, suivant les objectifs du créateur, établiront la structure du spectacle ; la Représentation, étape finale du processus, est la pièce présentée au public qui, éventuellement, pourra servir de nouvelle REssource au créateur [39].

Les Cycles Repère offrent de précieuses balises aux artistes, qui sont particulièrement opérantes lorsque vient le temps de jalonner les étapes de travail des collectifs de création. Elles sont d’autant plus utiles qu’elles permettent d’initier les apprentis comédiens au travail de création. Autrement dit, les Cycles Repère s’avèrent un guide artistique efficace pour le travail de création en collectif et un outil pédagogique de choix dont l’efficacité est indiscutable dans le cadre de la formation de jeunes artistes à la création théâtrale. Malgré tout l’intérêt que présentent les Cycles, quelques nuances méritent d’être apportées à une idée un peu trop largement répandue selon laquelle « Lepage [serait] fidèle au fonctionnement des Cycles Repère [40] ». Le travail de Robert Lepage porte très certainement des traces de son passage au Théâtre Repère, dont il est rapidement devenu l’une des principales forces créatrices, et du processus de création mis de l’avant par les Cycles Repère ; la formation qu’il a reçue au Conservatoire d’art dramatique de Québec — et plus particulièrement celle qu’il a acquise auprès de son professeur Marc Doré — teinte également son activité poïétique qui est colorée encore de bien d’autres influences. Cela dit, le point de départ des Cycles Repère est constitué de quelques axiomes de base dont le premier est : « on crée à partir de ressources sensibles et non à partir d’idées ou de thèmes [41] » ; or ces ressources sensibles, que Lepage a rebaptisées « germes de départ », peuvent être des idées ou des thèmes, voire des textes [42]. Mais le plus important tient, d’une part, à l’introduction du hasard créateur dans le processus de création et, d’autre part, à l’élaboration collective de l’oeuvre scénique considérée comme « un processus complexe d’actions, d’interactions et de rétroactions qui, par son organisation, sa désorganisation et sa réorganisation […] demeure dépendante des rapports instaurés hic et nunc entre la scène et la salle [43] ». L’étude des processus de création de Robert Lepage, du moins ceux que nous avons pu observer depuis 1991 [44], montre que son activité poïétique n’épouse pas en tous points le modèle des Cycles Repère et, surtout, ne se limite pas aux seules interactions entre comédiens ou entre comédiens et ressources sensibles : Lepage peut, par exemple, partir ou non d’idées et prendre la plus grande liberté par rapport aux quatre étapes du processus préconisé par les Cycles, sans compter que son approche de la création laisse beaucoup de place aux concepteurs, aux techniciens et plus largement à l’équipe de collaborateurs. « Au fil du processus de création, nous tentons de garder contact avec le chaos », affirme Lepage. Le hasard, l’intuition, l’incertitude, l’interaction, l’ensemble des relations organisationnelles, le contexte de création sont autant de maillons de la chaîne pouvant servir de fil d’Ariane au créateur/bricoleur dont l’activité créatrice se développe dans une sorte de spirale nébuleuse. C’est un peu ce que laissent entendre Caux et Gilbert :

Dans l’élaboration de ces premiers projets, Lepage et ses collaborateurs sont rapidement confrontés aux limites de la démarche de la compagnie [Théâtre Repère]. Si les cycles Repère comportent certains aspects extrêmement riches, la méthode ne doit pas être un dogme restreignant les créateurs, mais bien un outil organique qui puisse se modifier en fonction des spectacles [45].

Avec Le projet Andersen, il arrivait à Lepage d’avoir un certain nombre d’idées bien arrêtées et destinées à être développées tout au long du processus de création : « La façon dont je fonctionne habituellement, c’est que j’ai toujours toutes sortes d’idées, des thèmes, des points de départ pour créer un spectacle [46]. » Partant de ces points de départ, le créateur/bricoleur, guidé par la logique de l’intuition, arrive à créer quelque chose de nouveau. Lepage active (au sens informatique du terme : opération par laquelle est déclenchée l’exécution d’une tâche, ici la réalisation d’une idée), en fonction des projets, les idées (ses sensibilités particulières ou les éléments de son imaginaire propre) qui lui apparaissent les plus pertinentes. Son approche intuitive permet de libérer l’imagination, de mettre en oeuvre un mode de pensée latéral — ou analogique — et de créer les conditions d’une libre production d’images et d’associations. En somme, « la liberté la plus absolue doit guider les processus menant à [l]a réalisation [47] » de chaque spectacle : « Au temps zéro, toutes les voies sont possibles. L’équipe accepte de naviguer sans repères dans un chaos absolu. Seules quelques pistes de recherches servent de balises [48]. » L’expérience du chaos dans laquelle s’exerce l’activité poïétique du ou des auteurs scéniques déborde l’approche préconisée par les Cycles (considéré comme premier antécédent causal : le spectacle théâtral comme aboutissement d’un processus de création) pour participer d’un véritable théâtre de la complexité [49]. D’une part, le spectacle théâtral résulte du concours ou boucles récursives de diverses créations : celles des acteurs, du metteur en scène, du scénographe, du musicien, de l’éclairagiste, du spectateur, etc. D’autre part, l’écriture scénique découle elle aussi de boucles récursives interdépendantes entre les différents matériaux qui la constituent et que sont les idées, images, objets, corps en jeu, improvisations, son, lumière, etc. La complexité organisatrice se trouve donc à tous les stades — à la fois séparables et inséparables — du work in progress depuis le processus de création — et conséquemment la composition de l’écriture scénique — jusqu’aux représentations en passant par chacune des étapes de l’élaboration de l’oeuvre scénique. En cela, l’imprévisilité et l’instabilité dynamique de la démarche, l’organisation complexe de l’écriture scénique, l’inséparabilité de la scène et de la salle, entre autres, trouvent leur intelligibilité dans un modèle d’appréhension plus englobant que les Cycles Repère : l’approche systémique. Cette approche, arc-boutée au paradigme de la complexité, incite à faire un va-et-vient entre la multiplicité des processus organisateurs et à concevoir les relations d’implication mutuelle. Le mot complexité recouvre cet ensemble de processus interdépendants, et avec lui s’impose la notion fondamentale d’émergence (ou qualités spécifiques) de l’écriture scénique. Ces qualités ou propriétés nouvelles n’apparaissent qu’une fois que le système (celui de l’écriture scénique d’abord et de l’oeuvre scénique ensuite) se soit (auto)organisé. Notons que ces propriétés émergentes n’existaient pas au niveau des unités ou parties prises isolément ; elles constituent une sorte de force cachée au coeur de chaque création scénique originale qui, chaque fois, sourd d’un contexte particulier et du chaos. Mariant chaos, liberté, hasard, intuition, transformation, désordre, organisation, désorganisation, interaction, interdépendance, l’activité poïétique de Robert Lepage participe d’emblée du paradigme de la complexité. En ressortissant à ce système de principes, force est de reconnaître que l’activité poïétique de l’auteur scénique engagé dans la recherche de formes neuves s’écarte du parcours habituel emprunté par l’auteur dramatique. Ce dernier s’attaque à l’écriture solitaire d’un texte dramatique destiné à être joué sur une scène par des acteurs et ce, le plus souvent, après être passé entre les mains d’un éditeur avant d’aboutir entre celles d’un metteur en scène. En de nombreux cas, ce texte dramatique, dont l’essentiel est composé d’échanges verbaux ponctués de didascalies, précède le spectacle. Il a généralement été publié et, de ce fait, la propriété de son auteur s’en trouve reconnue et protégée. L’auteur scénique, du moins en ce qui concerne Robert Lepage, travaille de concert avec tous les collaborateurs de l’équipe engagée dans l’élaboration collective d’un objet scénique original. Cet objet est le fruit d’une écriture scénique vivante qui a su combiner sur le vif, dans l’espace scénique, les langages verbal, sonore et visuel dans une dynamique interdépendante qui participe d’une même écriture. Ce pur objet théâtral est une oeuvre scénique produite sans texte initial ni projet final déterminés, par l’action conjugée d’un groupe de personnes (acteurs, concepteurs, techniciens, etc.), qui travaillent de façon interdépendante, se partagent l’élaboration et la réalisation scéniques qui s’effectuent simultanément et que Lepage considère comme des auteurs scéniques. Cette oeuvre collective originale porte néanmoins la signature du « chef » de troupe (terme employé indépendamment de toute connotation hiérarchique) ou catalyseur de l’oeuvre, autrement dit du premier responsable du dessein global du texte spectaculaire. C’est à ce titre que Robert Lepage signe la mise en scène de ces collectifs de création dans lesquels on reconnaît « cette signature unique au travail de la compagnie [50]. »

L’acte d’écrire et d’éditer

Dans la foulée de la prolifération des collectifs de création, et l’on pourrait ajouter de la « crise du drame », le texte dramatique, la fonction historique de l’auteur dramatique et par le fait même la notion de dramaturgie méritent d’être revisités. Nous avons vu en quoi et comment l’activité poïétique et l’écriture scénique de Robert Lepage et de ses collaborateurs diffèrent de celles de l’auteur dramatique et de l’art littéraire. Cette pratique empirique relève-t-elle encore de ce que historiquement, dans l’exercice du théâtre, on nomme dramaturgie ? Étant entendu que différentes acceptions du terme dramaturgie sont désormais admises, que le mot ne renvoie plus à un système idéal de composition de pièces de théâtre, mais qu’il recouvre à la fois des démarches multiples et singulières, qu’il prend en compte le passage de l’oeuvre dramatique en oeuvre scénique, tout comme il peut désigner la production dramatique d’une époque, le corpus d’un metteur en scène ou encore le système de pratiques et de techniques dont use un auteur, nous pouvons concevoir une dramaturgie lepagienne. Celle-ci, jouant des interactions et des interdépendances de toutes sortes, se caractérise par la redondance de certains motifs : voyage, quête existentielle, histoire familiale, drogue, sexualité, plurilinguisme, écrans, boîtes, jeux de lumière, miroirs, projections, transformations d’objets, etc. L’objet de la dramaturgie lepagienne est celui d’une pratique scénique collective qui témoigne de la réinvention des cadres poïétiques actuels où dramaticité et théâtralité s’écrivent de pair dans une relation dialogique pour constituer une dramaturgie globale ou un théâtre de la complexité qui émerge organiquement des interactions qui se tissent entre jeu, écriture et mise en scène, à la croisée de la technique et de l’artistique, tout au long du processus de création et de représentation, bref du développement de l’oeuvre scénique dans un espace — ou support d’écriture — en trois dimensions.

Le travail de Robert Lepage est particulièrement exemplaire du déplacement de la figure de l’auteur, de la redéfinition du rôle de ce dernier au sein du paysage théâtral et de la transformation de l’acte d’écriture théâtrale. Il y a quelques années, dans un entretien qu’il accordait à Josette Féral, Robert Lepage déclarait :

Je n’ai par exemple jamais publié une de mes oeuvres. […] j’ai l’impression que je trahirais la Trilogie des dragons si je m’assoyais et que je l’écrivais. Je vais l’écrire un jour, mais lorsqu’elle n’aura plus à être jouée, lorsqu’elle n’aura plus la possibilité d’être présentée. Pour l’instant, la Trilogie des dragons tourne partout à travers le monde et elle est encore en train de s’écrire parce que c’est un matériau vivant [51].

Il n’en demeure pas moins qu’en 2005, Ex Machina publiait le texte de cette pièce qui fut suivi, en 2007, par la publication du texte de La face cachée de la lune [52] et du Projet Andersen : « Une démarche apparemment banale, mais qui marque l’aboutissement d’un long processus : la mise sur papier est, en principe, la dernière étape de l’évolution des projets de la compagnie [53]. »

Cette démarche apparemment banale l’est-elle vraiment ? L’édition de ces textes soulève une série de questions. Alors que l’on sait bien que le théâtre est un art vivant, que sa spécificité réside dans sa dimension scénique, que les créations lepagiennes sont de « purs objets théâtraux [54] », pourquoi avoir décidé d’éditer les partitions textuelles de ces oeuvres spectaculaires ? Pour pallier la fugacité et la variabilité de l’oeuvre en work in progress ? N’était-ce pas là une lacune logique pour une compagnie et un auteur scénique qui tablent avant tout sur le pouvoir créateur des images scéniques et des intuitions ? Comment lire les textes édités des spectacles de Robert Lepage ? Quel statut et quelle fonction attribuer à son ou ses auteurs ? Comment envisager ces textes par rapport à la référence que constituent les spectacles eux-mêmes ? Doit-on les considérer comme des documents d’archives, des traces d’événements passés ou encore comme de véritables textes à interpréter ? « Ex Machina vise à constituer un répertoire qui lui permettrait de présenter indéfiniment les principaux spectacles développés au fil de son histoire [55] ». L’opération est bel et bien fondée, mais ce répertoire n’aurait-il pas pu, surtout à l’ère du numérique, être consigné sur un autre type de support plus apte à rendre compte de l’écriture scénique lepagienne que celui offert par l’ancien mo(n)de de l’imprimé ? Le DVD ou disque optique n’aurait-il pas été un support plus fiable que l’objet livre pour « stocker » les données d’une écriture scénique — à la base d’un projet de rénovation dramatique — intégrant les langages verbal, sonore et visuel qui, conjugués et entremêlés dans l’espace scénique, créent devant le spectateur ce qui est couramment convenu d’appeler la magie du théâtre de Robert Lepage ? Le choix de l’objet livre comme trace d’une création théâtrale et, avec lui, du passage d’un médium à un autre étonne d’autant que Lepage lui-même reconnaît l’importance et l’interaction des divers éléments qui forment le texte spectaculaire :

On croit souvent, à tort, que le théâtre est un art littéraire. La raison en est simple. Le texte a longtemps été le seul moyen de conserver les traces d’un spectacle. Il en est resté une domination indue des mots sur l’ensemble des autres composantes du spectacle, comme si le texte avait une valeur plus élevée que le reste. Chez Ex Machina, on pense que tous les vocabulaires doivent contribuer à la création du sens [56].

S’agit-il là d’une simple petite contradiction ? Il est vrai que la réglementation sur la propriété intellectuelle et les droits d’auteur, d’exploitation, de représentation et de reproduction peut être une affaire encombrante ou lucrative, c’est selon. Toute affaire de revenus mise à part, les sensibilités des auteurs scéniques seraient-elles encore imbues de l’héritage de l’imprimerie, et ce, en dépit du projet de rénovation dramatique qu’ils poursuivent ? À moins qu’il soit plus difficile qu’il n’y paraît de renoncer à la notion d’auteur, que l’imprimerie a contribué à faire émerger, et au prestige du livre ?

Toujours est-il qu’il est légitime de s’interroger sur la publication de ces textes dramatiques sous une forme (l’imprimé) qui vient consolider la pérennité de l’écrit et du texte dramatique. De même que sur l’intérêt de la lecture de ces publications dès lors qu’on admet, par exemple, que la part du texte (linguistique ou verbale), qui était traditionnellement le support privilégié pour la transmission du message, n’est plus aussi déterminante, mais bien un élément parmi d’autres, comme la lumière, le son, la vidéo. Concernant la dimension liguistique, que penser par exemple de l’insertion de passages en langues étrangères dans le texte édité du Projet Andersen ou dans celui de La trilogie des dragons ? Ces passages ne produisent très certainement pas le même effet chez le lecteur que celui créé par le fréquent recours aux langues étrangères lors des spectacles qui, lui, procure au spectateur une véritable expérience sensorielle. Ce n’est là qu’un aspect de la question de la parole qu’utilisent les personnages, mais on pourrait aussi parler de musicalité, de rythme, de ton, d’inflexion, de volume, de réverbération, etc. Dans l’édition du Projet Andersen, par exemple, la lecture des passages en langue anglaise ne donne pas une idée exacte de la langue prononcée, parlée par les personnages. L’anglais de Frédéric Lapointe n’est pas le même que celui du directeur de l’Opéra de Paris. À cet égard, et ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres (on aurait l’embarras du choix), la production de vidéos ou de DVD aurait constitué des documents d’archives plus intéressants. Ces supports auraient sans doute eu le mérite de préserver des traces plus fidèles du répertoire de la compagnie en ce qu’ils auraient pu restituer les dimensions textuelle, sonore et visuelle du spectacle (gestes, mouvements, mimiques, costumes, mais aussi rythme, mélodie, effets de lumière et de son, images vidéo, etc.), sans parler de l’aspect contextuel.

Bref, nous nous trouvons ici face à un texte tronqué en tant qu’archives de spectacle… Dès lors, il s’avère nécessaire de compenser autant que possible les « trous » de l’édition que les didascalies (qui ne sont pas le texte de régie) n’arrivent pas à combler, il faut bien le dire. Comment s’y prendre ? D’une part, par notre propre mémoire, si l’on a assisté au spectacle. D’autre part, par la consultation de textes critiques ou descriptifs. Par exemple, le dossier que les Cahiers de théâtre Jeu ont consacré à la Trilogie en 1987 [57] nous donne une bien meilleure idée du spectacle que ne le fait le texte édité [58]. D’autant que le texte édité prend appui sur la recréation de la pièce en 2005 et non pas sur la création de 1985 dans sa première version. Voici ce que déclarait Marie Gignac [59], avant la recréation de la pièce en 2003 et la publication du texte dramatique en 2005 :

[D]epuis la fin des années 80, le théâtre a évolué, la façon de s’exprimer sur la scène québécoise n’est plus exactement ce qu’elle était, le spectateur a changé, et la technologie dont nous disposons maintenant est tout à fait différente […] nous sommes tous intéressés à voir ce spectacle-là renaître ; mais ça va être différent, ça c’est certain […] on ne peut remonter un tel spectacle en ne se basant que sur le texte. Ou alors il faudrait que ce dernier compte des didascalies extrêmement précises, complètes et descriptives, ce qui n’est pas le cas. […] Il y a plusieurs scènes muettes, musicales, visuelles. Aussi je ne vois pas comment on aurait pu remonter ça sans avoir l’enregistrement vidéo, qui a permis de garder trace non seulement de la trame du spectacle, mais des déplacements, des intonations, du rythme, du jeu, de l’atmosphère de celui-ci, etc. Et il y a aussi le dossier que Jeu a fait paraître et dont nous allons certainement nous servir [60].

Le dossier qu’a consacré Jeu à La trilogie des dragons n’est pas une source de première main, pas plus que ne l’est le texte édité qui résulte d’un travail de réécriture a posteriori, mais il présente plusieurs photos et fournit de précieux renseignements ainsi que de nombreux détails sur la mise en scène, la scénographie et le jeu des comédiens, qui permettent de reconstituer la dimension visuelle du spectacle ou texte scénique [61]. Ces textes critiques ou descriptifs viennent en quelque sorte compléter les textes dramatiques maintenant disponibles et désormais répétables, perdurables.

On peut se demander encore si la publication de ces textes donnera une nouvelle vie à ces productions, comme ce fut le cas par exemple avec Vie et mort du roi boiteux de Jean-Pierre Ronfard [62] qui, contre toute attente, fut repris par le Théâtre des Fonds de Tiroirs en 2004, puis en 2005. Faute de distance, il nous est encore bien difficile de répondre à cette question. Toutefois, si la valeur du spectacle de Ronfard reposait en premier lieu sur son caractère événementiel extraordinaire — caractère que le metteur en scène Frédéric Dubois du Théâtre des Fonds de Tiroirs a réussi à transposer dans sa propre version du spectacle en s’en appropriant le texte —, les oeuvres de Lepage, elles, procèdent d’un théâtre d’images et de métaphores visuelles à ce point singulier qu’on imagine mal un metteur en scène, même aguerri, proposer un autre « point de vue ». Ou bien on se livre à l’écriture scénique ou bien on se livre à la mise en scène. À ce propos, il me plaît de rappeler que Josette Féral a déjà demandé à Lepage comment quelqu’un qui voudrait refaire un de ses spectacles dans quelques années devrait s’y prendre. Et lui de répondre : « il devrait faire ce que nous faisons lorsque nous montons Shakespeare, […] il faut se l’approprier [63]. »

Puisque le texte spectaculaire a été déplacé du plateau scénique aux pages d’un livre, pourquoi ne pas l’avoir aussi filmé ou capté sur DVD ou support numérique ? On pourrait légitimement soutenir qu’on ne saurait filmer le théâtre sans le détruire. Rien, en effet, ne remplacera l’expérience de la scène. Mais si l’édition des textes scéniques concerne la mémoire du spectacle, n’aurait-on pas pu penser, dans le contexte actuel, à capter cette mémoire sur un autre support que le papier, support qui aurait sans doute été plus apte à révéler ou traduire l’âme ou la magie du spectacle que le texte ? Serait-ce que l’on considère encore, et malgré toutes les expérimentations scéniques auxquelles les artistes de la scène ont procédé ces quelque trente dernières années, que la mémoire du spectacle repose entièrement sur le répertoire ou que le texte écrit est seul capable de redonner à l’oeuvre son véritable visage ?