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Dans Beyond the National Interest, Jean-Marc Coicaud dresse le bilan du multilatéralisme et des opérations de maintien de la paix menées par les Nations Unies, particulièrement depuis la fin de la guerre froide et la consécration des États-Unis comme puissance inégalée sur la scène internationale. Il s’agit d’une analyse fondée sur les recherches et l’expérience universitaire de son auteur, notamment au sein de la United Nations University à Tokyo et New York ainsi que dans d’autres centres de recherche. Mais l’analyse est également le fruit de plusieurs années passées par Coicaud aux Nations Unies, au service de son secrétaire général d’alors, Boutros Boutros Ghali, entre 1992 et 1996. Le profil de son auteur et la double approche combinant l’expérience du fonctionnement des Nations Unies acquise en son sein avec le recul pris ensuite au cours des activités de recherche universitaire font de Beyond the National Interest un ouvrage un peu hybride. C’est justement ce qui fait son intérêt.

Dans le premier chapitre, Coicaud passe en revue les opérations onusiennes de maintien de la paix des années 1990. Il y rappelle que, si ces opérations ont connu une évolution quantitative et qualitative majeure, leur bilan n’est pas aussi positif que les chiffres pourraient le faire croire : d’une part, parce que les ressources allouées par les grandes puissances à ces opérations sont restées très limitées par rapport à leurs dépenses nationales ; d’autre part, parce que les opérations ont eu un impact pour le moins mitigé. L’auteur s’interroge sur ce qui peut expliquer que la communauté internationale ait fait à la fois tant et si peu pour répondre aux crises humanitaires de la période. Et il va, tout au long de son ouvrage, s’efforcer de comprendre le rôle joué par les différents acteurs de la scène internationale et facteurs à l’oeuvre dans cette ambivalence.

Dans le deuxième chapitre, Coicaud commence par analyser le rôle de l’onu. Il aborde tout d’abord la question des rapports entre le Secrétaire général et le Conseil de sécurité, en rappelant, sur la base d’exemples et de contre-exemples concrets, l’importance d’une entente entre ces deux acteurs pour le succès des interventions onusiennes. L’auteur analyse ensuite les positions au sein du Conseil de sécurité en matière d’opérations de maintien de la paix, et particulièrement l’impact des divergences croissantes en la matière entre, d’un côté, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France et, de l’autre, la Chine et la Russie, de même qu’au sein de chaque groupe. Enfin, il traite des difficultés opérationnelles de l’onu à assurer des tâches de plus en plus ambitieuses du fait du gouffre entre la culture diplomatique du Conseil, le fonctionnement du Secrétariat et la réalité sur le terrain, en raison du manque de moyens et de l’absence de communication satisfaisante entre le siège de l’onu, le personnel onusien en mission et le reste du monde.

Dans un troisième chapitre, c’est, au-delà de l’onu – qui est présentée comme le sommet de l’iceberg –, la structure de la politique internationale qui est étudiée. Il s’agit d’une analyse, plutôt sociologique, parfois presque philosophique qui cherche à comprendre mieux les dilemmes à l’oeuvre en matière de solidarité internationale. L’auteur y analyse à la fois pourquoi la solidarité internationale a pu être renforcée à partir de la fin de la guerre froide, notamment en ce qui a trait au rôle joué par les grandes puissances démocratiques, et pourquoi ce mouvement est néanmoins resté limité. Certains points semblent peser particulièrement : la compétition qui existe entre les différents grands principes sur lesquels doivent reposer les relations internationales, ainsi qu’entre leurs différentes interprétations ; à défaut d’obligations juridiques aux contours clairs, le flou et la subjectivité du jugement moral ; ou, encore, le primat d’un intérêt national étroitement compris dans les décisions des États et le dilemme des moyens à employer pour tenter d’améliorer des situations complexes.

Ayant conclu à la responsabilité particulière des nations démocratiques puissantes et, en leur sein, au rôle tout particulier joué par les États-Unis dans les développements et les limites de la solidarité internationale, l’auteur va consacrer les deux chapitres suivants à l’analyse de l’apport des présidents Clinton et Bush fils. Ainsi, dans les chapitres 4 et 5, Coicaud montre les limites de la politique étrangère américaine en matière de solidarité internationale. Remontant aux origines de l’État fédéral, il insiste sur la domination absolue de l’intérêt national américain. À cet égard, tout en reconnaissant le rôle moteur de l’administration Clinton dans l’établissement des opérations en Somalie, en Bosnie, au Kosovo ou au Timor oriental dans les années 1990, l’auteur souligne le caractère ad hoc et sélectif des décisions prises, le bilan mitigé des opérations conduites et l’absence d’interventions dans des situations dramatiques telles que le Rwanda. Pour lui, si la contribution limitée des États-Unis au renforcement de la solidarité internationale durant la présidence Clinton s’explique en partie par les désaccords entre acteurs politiques américains, notamment par les réticences du Congrès républicain, elle s’explique plus généralement par le refus de prendre des risques politiques. Au-delà, bien que relativisant l’apport de Clinton, l’auteur insiste sur la radicalité de son successeur, notamment son désintérêt clair pour les missions de maintien de la paix et son dédain encore plus évident pour le multilatéralisme. Il évoque particulièrement la National Security Strategy de 2002 et la guerre en Irak, s’efforçant d’en évaluer les conséquences en matière de partenariat transatlantique et pour l’ordre international en général.

Dans le sixième et dernier chapitre de l’ouvrage, Coicaud tire les leçons de ces développements. Il insiste notamment sur la nécessité de trouver un meilleur équilibre entre sécurité et solidarité et considère que ces deux aspects sont en grande partie conciliables pour peu que l’intérêt national ne soit pas défini en termes étroits. Tous les arguments de ce chapitre conclusif ne sont pas également convaincants – on pourra ainsi être gêné par la perspective de nations certes démocratiques, mais essentiellement occidentales, pourvues de droits étendus à intervenir dans le tiers-monde, par les problèmes juridiques posés par de telles propositions et, surtout, par leur potentiel à être instrumentalisées. Cependant, l’argumentation centrale de Coicaud incite à dépasser ce malaise. Il plaide justement pour une prise au sérieux des valeurs démocratiques et pour un recadrage de l’intérêt national afin qu’il prenne véritablement en compte les intérêts « des autres ». Car, pour Coicaud, seul ce retour au multilatéralisme véritable est, à terme, à même de renforcer la sécurité des États, surtout du plus puissant d’entre eux.

Au final, c’est une image très différenciée qui apparaît au fil de l’ouvrage. Si le rôle particulier de la politique étrangère américaine y est souligné, le rôle joué par tous les autres acteurs concernés y est passé en revue et l’analyse proposée permet de prendre conscience de la complexité du fonctionnement de la politique internationale, au sein de l’onu et en dehors, ce qui nous semble être l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage pour le public universitaire. Sur le plan de la forme, on regrettera que les notes soient regroupées à la fin de l’ouvrage, ce qui rend leur consultation peu pratique. En ce qui concerne le contenu, il faut savoir que l’on ne trouvera pas ici d’analyse juridique à proprement parler et l’on pourra regretter que l’ouvrage ne distingue pas toujours clairement entre les opérations de maintien de la paix, les bombardements de l’otan au Kosovo, la présence militaire en Afghanistan ou l’invasion de l’Irak. On pourra également déplorer l’absence de développement sur la question de savoir dans quelle mesure et dans quels cas le recours à la force militaire et l’envoi de troupes se révèlent véritablement adaptés à la résolution de crises humanitaires et politiques. Toutefois, le message général de l’ouvrage rend ces questionnements finalement secondaires. On peut souhaiter que Beyond the National Interest puisse être lu et son message compris par les décideurs politiques d’aujourd’hui et de demain. Car, comme le rappelle Coicaud, l’élément essentiel qui permettra de dépasser une conception étriquée de l’intérêt national et qui continue de manquer cruellement aujourd’hui est la volonté politique.