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Introduction

Depuis 1947 environ, la « filmologie » — sous l’impulsion de MM. Étienne Souriau et Gilbert Cohen-Séat, autour de la Revue internationale de filmologie, et grâce à des ouvrages comme L’univers filmique (dirigé par Étienne Souriau), L’essai sur les principes d’une philosophie du cinéma (de Gilbert Cohen-Séat) ou Le cinéma ou l’homme imaginaire (d’Edgar Morin) — depuis 1947 donc, la filmologie a déjà eu le temps et l’occasion de prendre consistance. C’est désormais un secteur de recherches qui a affirmé son autonomie ; et en particulier son autonomie PAR RAPPORT à la critique de cinéma et à l’histoire du cinéma — et aussi son autonomie À L’INTÉRIEUR des sciences humaines (dont elle fait partie).
La méthode qui (sans avoir été délibérément choisie au départ) s’est de plus en plus répandue dans les travaux de filmologie est la suivante : tel chercheur qui (pour prendre un exemple) travaille sur le rythme EN GÉNÉRAL, se met à étudier le rythme AU CINÉMA (et dans cette mesure devient « filmologue »). Ce faisant, il se penche sur un cas particulier de rythme, et s’efforce d’appliquer et d’adapter à ce cas les connaissances et les idées qu’il a sur le rythme — mais, par choc en retour, ces idées peuvent être enrichies, voire plus ou moins modifiées, par l’étude du rythme CINÉMATOGRAPHIQUE comme tel.
Car le cinéma, s’il est un CAS PARTICULIER des phénomènes psychologiques et esthétiques, en est aussi un CAS PRIVILÉGIÉ. C’est un prodigieux MIROIR GROSSISSANT, une mine inépuisable d’EXPÉRIENCES IN VIVO, d’autant plus probantes qu’elles n’ont que très exceptionnellement été concertées et que l’artefact est ici bien rare.
C’est ainsi que la filmologie est en partie englobée par les autres sciences humaines — et qu’à son tour elle les englobe en partie : ce qui est la meilleure preuve (et quasiment la définition) d’un secteur de recherche autonome. […]
Le candidat considère que cette sorte de dialectique, assez unique en son genre, est un des traits essentiels de l’entreprise filmologique. Ce qui la rend possible, c’est la nature même du fait cinématographique : le cinéma PROVOQUE, REFLÈTE, ENGLOBE, et RAPPELLE beaucoup de choses. Il est au carrefour vivant (à la fois cause, conséquence, témoin, etc.) de bien des réalités anthropologiques fondamentales (pour ne rien dire de son évidente « modernité ») et ce n’est nullement un hasard si Edgar Morin, par exemple, a pu poursuivre ses recherches sur les participations affectives À TRAVERS des travaux de filmologie — ou si un PRATICIEN comme le Dr Serge Lebovici trouve tout à fait normal d’écrire dans la Revue de filmologie.
Or, si la filmologie compte en ce moment un certain nombre de psychologues (en particulier des spécialistes de l’espace, du temps et de la perception), quelques psychiatres et psychanalystes, des sociologues ou « mythologues », et des musiciens — la LINGUISTIQUE (qui pourtant aurait ici son mot, et même plus d’un mot, à dire) n’a encore opéré que très imparfaitement sa JONCTION avec la filmologie.
Le candidat désirerait contribuer à l’établissement, entre linguistique et filmologie, d’un nouveau secteur de recherches où presque tout reste à dire et qui ménagerait à ses adeptes de longues années d’un travail passionnant.

Le « candidat » en question, on l’aura deviné, n’est nul autre que Christian Metz, résumant ainsi son projet de recherche pour une thèse d’État, Cinéma et langage [1], dans un document soumis avec son rapport d’activité au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) pour l’année 1962, alors qu’il y est agrégé de recherche. Quant au « nouveau secteur de recherches » évoqué ici par Metz, il s’agit bien entendu de la « filmolinguistique », laquelle deviendra sous peu la « sémiologie du cinéma ». Initialement, il existe donc, pour Metz, une importante filiation entre la filmologie et la sémiologie du cinéma [2]. Mais ce n’est pas tant, dans son esprit, un lien portant sur les objets de recherche qui les réunissent (mis à part, bien entendu, le « cinéma » et, plus tard, la distinction, reprise à Cohen-Séat et réécrite par Metz [1971], entre « fait filmique » et « fait cinématographique »), qu’une parenté plus générale, de nature presque épistémologique, car la sémiologie, pas plus que la filmologie, ne se glisse au sein des discours alors dominants de l’histoire ou de la critique du cinéma. Au contraire, il s’agit, pour l’une comme pour l’autre, d’occuper un tiers territoire, soit celui de la rencontre du cinéma avec les sciences humaines et sociales. Et on remarquera du coup que c’est bien la même figure, celle d’un rapport « englobant/englobé », qui, d’abord utilisée par Metz pour caractériser le couple « filmologie/sciences humaines », lui sert plus tard à éclaircir la relation entre les deux termes du couple « sémiologie/linguistique ». C’est ainsi qu’on peut lire dans « Le cinéma : langue ou langage ? » : « en droit la linguistique n’est qu’un secteur de la sémiologie ; en fait, la sémiologie se construit à partir de la linguistique » (Metz 1964, p. 73).

Outre cette parenté épistémologique, ajoutons que Metz envisage également une partie expérimentale pour sa recherche (dont je n’ai toutefois pu trouver aucune trace concrète) en faisant appel aux ressources de l’Institut de filmologie pour effectuer une étude du rôle des intertitres dans les films muets :

Pour cette partie de l’étude, le candidat compte utiliser une méthode expérimentale. Il doit entreprendre, dès qu’il en aura le temps, une série d’expériences à l’Institut de filmologie de la Sorbonne (grâce à l’amabilité et avec l’aide de M. Gilbert Cohen-Séat, directeur) — expériences qui consisteront à projeter devant un public expérimental des films muets sans leurs intertitres, puis avec leurs intertitres ou une partie d’entre eux (en un mot : à faire varier expérimentalement l’élément « intertitre ») — et à enregistrer par des techniques appropriées les répercussions que de telles variations auront, d’une part sur l’INTELLIGIBILITÉ du film par le spectateur, d’autre part sur la PARTICIPATION AFFECTIVE du spectateur au film.

Mais au-delà du fait que la sémiologie allait bientôt faire oublier la filmologie et occuper la part du lion de la recherche savante sur le cinéma entre 1964 et 1980, Metz sait-il, au moment d’écrire ces lignes, que l’aventure institutionnelle de la filmologie est déjà, pour l’essentiel, terminée ?

Or, c’est principalement cette dimension institutionnelle qui m’intéresse ici. Grâce notamment à des documents d’archives, j’ai tenté de mettre au jour certains aspects moins connus — ou tout simplement oubliés — de cette aventure institutionnelle qu’a connue en France la filmologie. Car, somme toute, on sait assez peu de choses aujourd’hui sur la formation de l’Institut de filmologie et moins encore sur les conditions réelles de sa disparition au début des années 1960, parallèlement aux déboires de son fondateur, Gilbert Cohen-Séat.

La fondation de l’Institut de filmologie

C’est un décret du 28 octobre 1950 — paru dans le Journal officiel des 30-31 octobre — qui crée officiellement l’Institut de filmologie au sein de la Sorbonne, bien que ses activités remontent à l’automne 1948. Ce décret approuve une délibération du conseil de l’université datant du 3 mai 1948. Le terme « filmologie » était d’abord apparu sous la plume de Gilbert Cohen-Séat dans son ouvrage de juin 1946, Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma. Tome I, Introduction générale. Notions fondamentales et vocabulaire de filmologie. Puis, quelques mois plus tard [3], Cohen-Séat et Mario Roques — professeur de linguistique à la Sorbonne, puis au Collège de France de 1937 à 1946 — fondent l’Association pour la recherche filmologique lors d’une réunion tenue à l’École nationale des arts décoratifs, où enseigne Léon Moussinac (d’ailleurs présent à la réunion). L’Association est ensuite officiellement créée le 8 janvier 1947. À l’été, elle publie le premier numéro de la Revue internationale de filmologie (RIF) — avec Cohen-Séat comme directeur —, puis à l’automne (du 15 au 21 septembre) se déroule, à Paris, le premier congrès de l’Association, dont plusieurs articles sont ensuite publiés dans les numéros 2 et 3-4 de la RIF. Le congrès est l’occasion de mettre sur pied un « Bureau international de filmologie » auquel adhèrent des représentants d’une vingtaine de pays. Le volet français de ce bureau, créé le 14 avril 1948 par Cohen-Séat et Roques, prend alors le nom de Centre national de filmologie.

La RIF et le premier congrès de septembre 1947 répondent à l’un des objectifs que s’était fixé l’Association dans ses statuts, à savoir « faire connaître, notamment par le moyen d’une revue scientifique internationale, les problèmes filmologiques et les travaux dont ils seront l’objet ; instituer par là, et par tous les autres moyens, une coopération scientifique internationale touchant les études de tous ordres assimilables à la recherche filmologique, ou susceptible soit de favoriser cette recherche, soit d’en bénéficier ». L’Association avait également pour programme de « vulgariser la notion de filmologie » ; « de faire connaître progressivement au public les préoccupations de l’esprit scientifique en présence du cinéma (recherches purement descriptives et problèmes normatifs) » ; de « définir, éclairer, démontrer les procédés de l’esprit critique et de la rigueur intellectuelle au regard des images filmiques et de la filmographie » ; et de ruiner « l’opinion que les jugements de valeur immédiats et subjectifs surpassent ou excluent, au cinéma, les jugements de réalité » afin de « préparer et susciter la participation du public à la recherche [4] ». Or, au coeur de ce programme, il y a, au premier chef, la volonté d’assurer « la création et le fonctionnement d’un Centre de recherche et de documentation scientifique consacré à la filmologie [5] » et d’en favoriser le développement. C’est pour atteindre ce but que Roques prend contact avec le recteur de la Sorbonne.

Tout porte à croire que Roques, nouveau retraité du Collège de France (chaire d’histoire du vocabulaire français) et président de l’Association pour la recherche filmologique, agissait principalement à titre d’intermédiaire pour Cohen-Séat (secrétaire général de l’Association), qui n’était pas professeur et n’était pas lié directement au milieu universitaire. Sa présence donne donc au projet filmologique une certaine respectabilité scientifique. Aussi est-ce Roques qui contacte Jean Sarrailh, le recteur de la Sorbonne, et qui, dans une lettre datée du 30 avril 1948, lui propose que l’université consente à considérer le « Centre national de filmologie » au nombre de ses instituts scientifiques, avec le titre d’Institut de filmologie. On ne saurait donc s’étonner que Roques, exception faite d’une contribution au congrès de septembre 1947 (et de rares conférences à l’Institut) — contrairement à Cohen-Séat — ne s’implique que de façon superficielle dans la recherche filmologique.

La convention de juin 1948 qui allait lier la Sorbonne et l’Institut de filmologie rattache celui-ci à la faculté des lettres. De fait, toutefois, l’Institut ne devient pas un institut scientifique de l’université, mais conserve son autonomie. L’article 4 de la convention stipule que : « Tous les biens présents et à venir de l’Institut, et en particulier les laboratoires et filmothèques constitués par ses soins, resteront sa pleine et entière propriété. » Les filmologues — surtout Cohen-Séat — cherchaient à conserver leur indépendance. Nous verrons plus loin le rôle joué par cette décision dans la fermeture de l’Institut quelques années plus tard [6]. En ce qui concerne la gouvernance (article 3), le conseil d’administration de l’Institut s’engageait initialement à faire siéger le doyen de la faculté des lettres et deux de ses membres. En retour, l’université mettait des locaux à la disposition de l’Institut et conférait un diplôme de filmologie établi au nom de la Sorbonne, signé par le recteur et par l’administrateur de l’Institut (Cohen-Séat). Pour suivre des cours à l’Institut, les étudiants devaient être inscrits à l’une des facultés de la Sorbonne en plus de s’inscrire à l’Institut. Les frais de scolarité — sujets à une approbation ministérielle — étaient déterminés par le conseil de l’université sur la proposition du conseil d’administration de l’Institut, et le diplôme était décerné à l’issue d’un examen devant un jury comprenant au moins un membre de l’université.

En réponse à la demande du ministère de l’Enseignement supérieur que soient précisés la nature de l’enseignement offert par l’Institut, la durée des études de même que le programme d’examen de fin d’études, il est décidé par le conseil d’administration de l’Institut qu’un diplôme serait décerné après deux ans d’études et qu’il servirait également à la préparation de diplômes d’études supérieures (deuxième cycle) et de thèses selon le régime normal de la faculté des lettres. En juin 1948 le recteur de la Sorbonne reçoit l’autorisation ministérielle de signer la convention établie entre l’université et l’Institut de filmologie.

Ainsi, dès l’automne 48, les activités de l’Institut débutent. Différents laboratoires lui sont aussitôt affiliés : le laboratoire de psychobiologie (École pratique des hautes études [ÉPHÉ], sous la direction d’Henri Wallon) ; le laboratoire de psychologie expérimentale et de physiologie des sensations (ÉPHÉ, sous la direction d’Henri Pieron) ; le laboratoire de psychologie de l’hôpital Henri-Rousselle (sous la direction de René Zazzo) ; le service de neuropsychiatrie infantile de l’Hôpital des enfants malades (sous la direction de Georges Heuyer). Un programme de conférences est aussi établi pour quatre domaines d’études : études psychologiques (psychologie physiologique et expérimentale, psychologie de l’enfant et psychologie de l’éducation, psychologie médicale, psychologie collective et psychologie sociale), sous la direction de Henri Wallon ; études techniques, sous la direction de Gilbert Cohen-Séat ; filmologie générale et philosophie (morphologie générale, esthétique générale des effets, anthropologie filmique, éthique et idéologie), sous la direction de Raymond Bayer ; études comparatives, sous la direction de Mario Roques.

En plus des directeurs d’études, plusieurs chercheurs connus — ou qui allaient le devenir — offrent des conférences pendant cette première année d’activité, dont Paul Fraisse, Yves Galifret, Serge Lebovici, Georges Friedman, Henri Lefebvre, Léon Moussinac, Pierre Francastel, Jean Hyppolite, Maurice Merleau-Ponty, Georges Sadoul, Jean Pommier, Jean Vendryes et Etienne Souriau.

Il ne fait nul doute qu’une part considérable du génie institutionnel que manifestent les dirigeants de l’Association pour la recherche filmologique — et plus particulièrement Cohen-Séat — et ceux de l’Institut de filmologie tient à leur habileté à regrouper un ensemble aussi hétéroclite de chercheurs et à les convaincre de se pencher — ne serait-ce que de façon ponctuelle, comme ce fut le cas avec des philosophes tels Lefebvre, Merleau-Ponty ou Hyppolite — sur divers problèmes relatifs au cinéma, et ce, à partir de leur propre compétence disciplinaire : psychologie, physiologie, psychanalyse, sociologie, philosophie, esthétique, histoire de l’art, linguistique, etc. De ce point de vue, la constitution multidisciplinaire du conseil de direction de l’Institut offre vraisemblablement un atout majeur au projet filmologique [7].

Certes, on peut questionner, comme on l’a fait dans l’introduction du présent numéro de Cinémas, la nature proprement interdisciplinaire de la démarche filmologique — au sens que l’on donne à ce terme aujourd’hui — et parler plutôt d’une forme d’éclectisme à son sujet. La filmologie, en outre, n’a jamais offert de méthode au sens strict du terme. Il s’agissait plutôt, comme on l’a dit, de développer un esprit ou une perspective générale visant l’intégration du cinéma et de la recherche en cinéma au sein des diverses problématiques disciplinaires des sciences humaines, et ce, au-delà de tout parti pris pour l’une ou l’autre des théories propres à ces disciplines. Ainsi, si une perspective « filmologique » ne s’oppose pas à une approche phénoménologique, psychologique, psychophysiologique, sociologique, esthétique ou encore linguistique du cinéma — elle cherche plutôt à se faire « englober » par ces approches tout en les « englobant » en retour, pour reprendre l’image de Metz —, elle n’offre pas non plus, si ce n’est qu’elle reconnaît la légitimité de pareilles recherches, de véritable plateforme conceptuelle qui permette d’unifier ou même de rendre compatibles les différentes approches. Tout au plus propose-t-elle — selon Cohen-Séat — de sérier certaines questions en recherche « appliquée » en distinguant entre « fait filmique » et « fait cinématographique ».

L’étonnant M. Cohen-Séat

À plusieurs égards, Gilbert Cohen-Séat demeure à ce jour un personnage assez méconnu, voire énigmatique, et ce, même chez les spécialistes des études cinématographiques. Il a pourtant été l’instigateur de l’aventure filmologique, et ses déconvenues, notamment avec la classe politique française, ont vraisemblablement joué un rôle important dans la fermeture de l’Institut de filmologie au début des années 1960.

Né à Sétif en Algérie en 1907 de parents juifs (une mère d’origine algérienne et un père tunisien), c’est pour échapper aux Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale qu’Isaac Cohen adoptera le nom de Gilbert Séat. Il est au front, sur la ligne Maginot, puis brièvement fait prisonnier à Champagne alors que l’occupant démobilise les troupes de l’armée française. C’est à ce moment qu’il feint la perte ou la destruction de ses papiers et qu’il s’invente un pseudonyme à partir de la première lettre des noms de famille de ses parents : le C de Cohen et le A de Aknine, soit C.A. (lire : Séat). Après des études à Bordeaux dans les années 1920 (licence de philosophie), Cohen-Séat est tour à tour journaliste, producteur de films (il fonde la société Orsay Films, puis Bertho Films avec le cinéaste André Berthomieu), fonctionnaire d’État (il préside le comité interministériel sur le cinéma dans le gouvernement de Léon Blum en 1936) et président du programme des maîtres artisans du cinéma en 1938. Après la guerre, tout en préparant la publication de son Essai, il devient brièvement rédacteur en chef du journal Appel de la Haute-Loire, poursuit ses activités de producteur (il produit notamment Victor de Claude Heymann en 1951 ; Belle mentalité, Le portrait de son père et Les deux font la paire d’André Berthomieu, respectivement en 1952, 1953 et 1954 ; Futures vedettes et L’amant de Lady Chatterley de Marc Allégret, tous les deux en 1955 [8]), et tourne quelques courts métrages en tant que réalisateur (dont Classe enfantine, un film éducatif).

Difficile d’expliquer ce parcours atypique qui réunit activités journalistiques et politiques, production cinématographique et fondation d’un institut à vocation universitaire résolument tourné vers la théorie du cinéma à titre de science humaine et sociale. Mais on peut toutefois remarquer que bon nombre de ces activités concernent différentes facettes du cinéma, comme si l’activité professionnelle de Cohen-Séat annonçait déjà, en quelque sorte, la distinction filmologique du « filmique » et du « cinématographique ».

Du Cohen-Séat théoricien, on retiendra les propositions de son Essai (1946 [9]), de même que celles de Problèmes du cinéma et de l’information visuelle (1961 [10]) et de L’action sur l’homme : cinéma et télévision (avec Pierre Fougeyrollas, 1961). Mais on retiendra aussi, comme nous le verrons plus loin, quelques études empiriques de psychologie et de psychophysiologie appliquées au cinéma (la plupart du temps cosignées). Ceci dit, c’est dans les trois livres mentionnés plus haut que l’on trouve le moteur de son entreprise conceptuelle. On ne saurait étudier le cinéma — et encore moins plaider pour un programme d’étude comme celui de la filmologie — sans faire appel, au préalable, à une quelconque idée du cinéma, ne serait-ce que pour justifier la légitimité d’une pareille entreprise. Comme ce fut le cas pour d’autres chercheurs avant lui (par exemple, les penseurs de l’École de Francfort — notamment Adorno, Benjamin et Kracauer), ce qui semble stimuler l’imagination théoricienne de Cohen-Séat, c’est d’abord le phénomène de masse que représente le cinéma. Le problème qui se pose alors, en un sens, est celui de la modernité du xxe siècle, ce qui aux yeux de plusieurs faisait du cinéma (contemporain d’autres phénomènes de masse comme la montée du fascisme, par exemple) un enjeu majeur de civilisation.

Il ne s’agit pas ici d’offrir une lecture exhaustive ni même un survol général des thèses du père de la filmologie (cela nécessiterait une autre étude), mais plutôt d’ouvrir la voie à une hypothèse — qu’on ne saurait toutefois vérifier ici — selon laquelle on peut tisser un lien entre les recherches et les activités de Cohen-Séat et la fin des travaux et des cours de l’Institut de filmologie.

L’Essai se veut un ouvrage programmatique visant à légitimer le bien-fondé d’une prise en charge du cinéma par les sciences humaines et sociales. Il s’ouvre sur des considérations à la fois esthétiques et sociologiques. Il existerait, selon Cohen-Séat, deux grands « pôles » de la civilisation au sein desquels s’inscrivent les activités humaines ou les faits sociaux : celui de la qualité humaine, dont relève le « foyer » de l’humanisme, et celui du nombre ou de la quantité, dont relève le « foyer » de la démocratie. La spécificité sans précédent du cinéma, explique Cohen-Séat (1946, p. 22), consisterait à appartenir également à ces deux pôles, de sorte que « sa puissance […] s’exerce à la fois sur la qualité humaine et sur la quantité des hommes », c’est-à-dire qu’il « affecte l’esprit et le nombre en même temps » (p. 22). Voilà donc posé, dès l’ouverture de l’Essai, le noyau de toute la pensée de Cohen-Séat sur le cinéma. Et s’il fait d’abord référence à l’esthétique et à la sociologie, c’est que ces deux domaines disciplinaires constituent des exemples parfaits de cette dualité qui caractériserait le cinéma. Grâce au film, explique le filmologue,

l’idée commune […] acquiert une densité et une mobilité toute nouvelle. Ce n’est plus l’opinion de quelques milliers de personnes — au double sens où l’opinion représente l’ensemble des jugements et l’ensemble des désirs — c’est maintenant l’idée la mieux partagée par des millions d’hommes, ou même, avant tout partage, l’idée la plus apte à être mise en commun d’un point à l’autre du globe.

p. 22

Si ce paradigme intellectuel n’est pas entièrement novateur à l’époque en ce qui concerne le cinéma, il revêt sans doute une certaine urgence au sortir de la Seconde Guerre mondiale et à l’orée de la guerre froide et de la guerre d’Algérie, comme en témoigne ce passage où transparaît bien l’idéal « universaliste » de Cohen-Séat au regard du cinéma :

Il n’est pas impossible que le cinéma devienne à son tour divisé, par les frontières et par les langues, malgré les exigences économiques qui tendent à faire du film une marchandise internationale. Chaque production porterait de plus en plus la marque de son origine locale. On verrait l’ouvrage filmique des sociétés de source gréco-latine, par exemple, aussi loin des films d’Asie que peut l’être du « nô » japonais une tragédie de Racine. Ce serait un immense échec. Il n’est même point inimaginable que le morcellement aille beaucoup plus loin. À l’intérieur d’un seul groupe géographique, ou plutôt linguistique, les spectacles de cinéma pourraient se différencier encore, selon les principaux états du public, c’est-à-dire suivant la façon dont les divers publics traditionnels se groupent, autour du théâtre classique ou du drame en vogue, du music-hall ou du vaudeville, du roman ou de la féerie. Alors le cinéma ne serait plus, à sa manière pernicieuse, qu’une sorte de transposition élargie de moyens d’expression antérieurs, si même il ne se réduit pas, le plus souvent, à un simple fonctionnement économique de supports industriels ; c’est-à-dire qu’il ne sera presque rien. Mais si, au contraire, la technique et l’esthétique du film, évoluant de façon universellement homogène comme il est possible et même probable, se mettent à instituer par là une matière et une forme de jeu indifférentes pour l’essentiel aux subtilités ethniques et culturelles, alors la vie spirituelle — la forme humaine, après tout, de la vie — aura peut-être trouvé un instrument incomparable, l’art un chemin nouveau. (Il faut entendre une évolution homogène touchant les disciplines sans porter atteinte à la personnalité des groupes humains ni à leur sincérité.)

Cohen-Séat 1946, p. 30

Au-delà de la problématique esthétique — qui, lorsqu’elle est prise au sens large, est à la fois celle des idéaux, des idées, des formes et de leurs effets — et de la problématique sociologique — qui concerne l’universalité du cinéma, de son marché et de ses dispositifs, la transformation de la notion de « public » —, l’Essai cherche par ailleurs à ouvrir son champ — celui de la filmologie — vers des questions psychologiques et même linguistiques [11], et ce, toujours dans le souci d’éclairer la dualité du cinéma.

Ces mêmes thèmes reviennent dans Problèmes du cinéma et de l’information visuelle et dans L’action sur l’homme : cinéma et télévision, forts cette fois du foisonnement des recherches filmologiques (RIF et Institut) en un peu plus d’une décennie, et marqués de plus en plus par un certain infléchissement de la problématique qui s’attache davantage à des questions de communication et de théorie de l’information : « l’intervention du cinéma et de l’information visuelle, écrit Cohen-Séat (1961, p. 10), affecte à la fois sous de multiples aspects l’être biologique, psychologique, sociologique des individus » ; « l’intervention du cinéma remet en question […] quelques catégories et quelques-unes des modalités fondamentales de notre rapport au monde » (p. 19) ; « le cinéma se présente, dans l’ordre collectif, comme un facteur de chaos culturel et social ; dans l’ordre individuel, comme l’agent de troubles psychologiques, affectant les esprits à une profondeur encore mal définie, mais indubitable » (p. 19). Or, une des thèses principales de ces deux ouvrages est que le cinéma, et de façon plus générale l’information visuelle de masse (celle des mass medias), « bouleverse […] quelques-unes des modalités principales de la perception et du jugement » (p. 22). L’information passe alors de la biosphère (incorporation de l’information au monde vécu, immédiatement disponible), à l’iconosphère (état de rupture entre l’objet de l’information et son contexte). Cohen-Séat en vient à caractériser la filmologie comme une « méthode » pour investiguer sur « la réalité complexe du film et ses effets sur l’homme contemporain » (Cohen-Séat et Fougeyrollas 1961, p. 7). L’information visuelle et ses « patterns », insiste-t-il, « ont une puissance structurante d’un type nouveau qui agit par des voies insolites sur la personnalité de ceux qui la reçoivent » (p. 13-14). Rien de moins que cela. L’hypothèse des auteurs (Cohen-Séat et Fougeyrollas) est que l’information visuelle impose une forme de « pensée magique » :

Au cours du spectacle de cinéma et de télévision, l’information atteint la sensibilité sans obéir nécessairement aux inflexions du jugement, et le plus souvent sans même leur donner prise. En présence des images frappantes qui agissent comme des signaux et non pas comme des signes [il s’agirait du signe linguistique], l’intuition et l’affectivité entrent en jeu avant que les instances de contrôle de la personnalité aient été même en mesure de se saisir des messages intentionnels […]. Les individus ne peuvent plus exercer sur cette agitation confuse le type de contrôle qu’ils essayaient d’exercer sur les éléments ordonnés de l’information verbale.

p. 35

Il en résulte que l’« homme moderne » d’être parfois soumis à ce que l’on pourrait appeler un « état filmique » serait « dépossédé des moyens culturels dont il dispose normalement » pour se rendre maître de sa représentation (p. 43). Quant au cinéma — véhicule d’une information immédiate et sensible, qui procède « par » les choses mêmes qui sont montrées tout autant qu’elle agit discursivement [12] — il jouirait dès lors d’une « force de persuasion incomparable » (Cohen-Séat 1961, p. 68).

Cohen-Séat n’était pas un scientifique de formation, mais il rêvait, pour la filmologie, de la légitimité que la science positive apporte à ses objets d’étude. Or, force est de constater que les problèmes « esthétiques » et « sociologiques » soulevés par l’Essai — l’efficace filmique, la relation du film au spectateur, l’universalisme et la pensée commune —, tout comme, plus tard, ceux liés à l’information visuelle et aux mass medias — pensée magique et régression du conceptuel vers la sensibilité, vers « l’archaïsme psychophysiologique de la perception » (p. 134) — sont tous susceptibles d’être subsumés par la plus « scientifique » des sciences humaines, soit la psychologie. D’ailleurs, il est notoire qu’au cours des années 1950 le mouvement filmologique connaît un important resserrement disciplinaire autour de la psychologie. Aussi, malgré l’éclectisme du congrès de 1947 et des premiers numéros de la RIF, certains voient déjà l’ensemble des problèmes soulevés par la filmologie comme relevant de la psychologie. Parmi eux, on trouve Henri Wallon, qui, dès 1947, laisse entendre que l’ensemble des questions que soulève, au cinéma, l’application de l’art ou de la philosophie, sous-tend une dimension psychologique qu’il convient d’abord à la filmologie d’étudier [13].

De fait, à partir des années 1950, la psychologie occupe de plus en plus d’espace au sein de la RIF et de la recherche filmologique. Au deuxième congrès de 1955, elle devient clairement la discipline la plus représentée. Mais cette inflexion disciplinaire n’est pas absolue (la RIF ne devient pas pour autant une revue uniquement consacrée à la recherche psychologique sur le cinéma) et, par ailleurs, cela ne signifie nullement l’adoption d’une approche unifiée en psychologie. Les pages de la RIF voient ainsi se côtoyer la psychologie cognitive (études portant sur la perception, la mémoire, l’attention, etc.) et la psychophysiologie ; la psychiatrie, la psychologie sociale et la psychanalyse ; enfin, des études à teneur plus théorique avoisinent des travaux empiriques de psychologie expérimentale.

Quant à Cohen-Séat, il signe (et le plus souvent cosigne) plusieurs articles dans la RIF et parfois même ailleurs [14], où il fait appel à la psychologie expérimentale et, surtout, à la psychophysiologie. Mais cette discipline n’est pas tant, chez lui, une fin en soi qu’un outil qui permettrait de fonder de façon scientifique des hypothèses sur les conséquences ou les effets du cinéma et de l’information visuelle sur l’être humain, hypothèses qui, on l’a vu brièvement, informent ses ouvrages. En un sens, les études psychologiques et psychophysiologiques de Cohen-Séat sont complémentaires de ses essais. Le ton est d’ailleurs donné dès sa communication au congrès de 1947, où il écrit :

Il est entendu que le spectacle cinématographique fait partie des conditions concrètes d’existence qui déterminent nos états d’activité et de comportement. L’action, directe ou indirecte de ces « représentations » transforme les conditions de la vie psychologique plus que ne l’avait fait n’importe quelle invention antérieure de l’homme. On s’est avisé que cette action peut s’exercer aussi bien sur les dispositions intimes qui conditionnent [c’est moi qui souligne] les attitudes que sur les intentions réalisatrices dont dépend l’activité quotidienne. Par une information violente de la perception et de la représentation de la vie, il n’est pas impossible que cette action vienne transformer aussi l’homme lui-même, dont les rapports, soit avec la nature, soit avec ses semblables, soit avec lui-même, devront être révisés. Considérant donc cette puissance globale génératrice de conséquences humaines interminables, et l’infirmité des moyens — de connaissance et d’interprétation — dont on dispose au regard de ces effets […], on tombe d’accord pour voir dans le cinéma l’un des développements les plus inquiétants du progrès scientifique et technique, et pour dire que ce phénomène doit être étudié.

Cohen-Séat 1948, p. 237

En quoi consistent alors les études psychologiques et psychophysiologiques (et, pourquoi pas : « psycho-filmologiques » ?) que mène Cohen-Séat ? À partir surtout de 1954 (tome V, no 16 de la RIF), le directeur de l’Institut de filmologie prend part principalement à deux types d’enquêtes. Un premier groupe repose sur l’élaboration d’un test de projection ou Test Filmique Thématique (TFT) dans l’esprit du test de Rorschach et, surtout, du Test d’Aperception Thématique de Murray (TAT) [15]. Le deuxième groupe utilise l’électroencéphalogramme (ÉEG) afin de mesurer l’effet des stimuli visuels et cinématographiques sur le spectateur.

Le TAT, conçu par le psychologue américain Henry Murray dans les années 1930, vise à mettre au jour et à évaluer certains aspects du profil psychologique d’un individu à partir de ses réponses projectives à une série d’images (le test standard comporte 31 gravures) qui illustrent vaguement diverses situations sociales et interpersonnelles. La personne soumise au test doit interpréter la situation perçue pour chacune des images ou encore l’inscrire dans un récit, ce qui révèle du coup des facettes de sa personnalité. L’utilisation du cinéma comme outil de projection à des fins d’analyse psychologique est amorcée dans la RIF par des chercheurs italiens, dont Agostino Gemelli (1950) et Enrico Fulchignoni (1950). Cohen-Séat, adoptant les mêmes prémisses quant à la situation du spectateur (reprise de la distinction de Pierre Janet sur les deux attitudes devant l’image : réaliste et spectaculaire [16] ; suggestibilité exaltée et état de « sub-vigilance » [Cohen-Séat 1961, p. 111] proche de l’état hypnotique, etc.), commence alors à réaliser des « films thématiques » spécifiquement pour les TFT (ce que n’avaient pas fait les Italiens) et à concevoir un protocole (soit une série de questions) pour les « tests ». Il s’agissait de courts métrages de 1 à 2 minutes, comprenant entre 10 et 14 plans environ, utilisant une pellicule 16 mm, projetés à une cadence de 24 images/seconde, muets et non sonorisés (ce silence étant souvent — mais pas toujours — motivé par la diégèse de façon à constituer une des composantes de la situation représentée), et qui illustraient une situation simple. Chaque scène devait être susceptible d’apparaître aux spectateurs comme un « fragment » tiré d’un ensemble filmique virtuel plus vaste (p. ex., un long métrage de fiction). Quant au contenu thématique, explique Cohen-Séat (1960, p. 81-82), « il était normal de jouer, pour commencer, sur des cas d’ambivalence impliqués par certaines situations “banales” : silences “ambigus”, trios “suspects”, rapports “équivoques”, situations conflictuelles “classiques” [17] ». Dès 1954, Cohen-Séat utilise ce matériel à des fins tant psychologiques que filmologiques et élabore différents types de questionnaires auxquels des spectateurs-sujets doivent répondre [18]. Dans l’optique proprement filmologique, les tests visent à cerner les éléments conducteurs et déterminants de la signification filmique, tant au plan du contenu qu’au plan du « discours » filmique (p. ex., le montage ou la durée des plans [19]) — il s’agit alors d’étudier empiriquement la part du « fait filmique » dans les effets de sens d’un film sur ses spectateurs ; alors que dans l’optique psychologique, c’est la dimension proprement projective qui est visée — c’est-à-dire la réaction d’une personnalité donnée à la stimulation filmique [20].

Parallèlement à ces travaux, un deuxième groupe d’études visaient à démontrer et à mesurer les effets des films sur les spectateurs au moyen d’électroencéphalogrammes. À partir surtout de films « expérimentaux » réalisés spécifiquement pour ces études ou encore de courts films d’actualités sonores, Cohen-Séat et ses collaborateurs (notamment H. Gastaut, J. Bert, G. Lelord, R. Jampolsky, J.-P. Lauzel et M. Rébeillard) cherchent à examiner les effets des contenus, des stimulations optiques et du « discours filmique » sur les ondes électriques du cerveau (dont, à vrai dire, on ne savait pas grand-chose à l’époque [21]). Par exemple, la présence de bouffées d’ondes alpha pendant la projection d’un film suggère aux chercheurs à quel moment un spectateur « normal » se trouve dans une situation de vigilance atténuée relativement proche du sommeil et donc dans un état de suggestibilité plus grande, voire un état proche de l’hypnose. En outre, Cohen-Séat espère justifier, grâce à l’ÉEG, une hypothèse d’abord élaborée dans l’Essai et reprise dans ses autres ouvrages, concernant « l’induction posturo-motrice » au cinéma, c’est-à-dire un phénomène de mimétisme moteur, véritable participation active, qui unirait le comportement humain, ou même le mouvement à l’écran, et le spectateur [22].

Or, ces études ont un fondement behavioriste et Cohen-Séat cherche, d’une part, à justifier, par la psychologie et la psychophysiologie, les thèses qu’il développe sur le bouleversement que le cinéma apporte, selon lui, aux modalités de perception et de jugement chez l’être humain [23], d’autre part à étudier, à mettre en évidence, voire à manipuler le cinéma comme « agent de conditionnement » : « Le film peut également être considéré comme un agent conditionnant, capable de modifier les réponses aux événements à venir » (Cohen-Séat et Lelord 1960, p. 11).

De tels questionnements sont évidemment dans l’air du temps dans les années 1950 et 1960 et ils ne manquent pas non plus d’attirer l’attention de nombreux gouvernements un peu partout dans le monde. Si le cinéma est vraiment un agent conditionnant, alors ce n’est plus un simple divertissement sans conséquence et il représente même une menace potentielle pour la sécurité de l’État et pour l’ordre public. Sans doute pourrait-on démontrer que cette inquiétude générée alors par le cinéma a en partie contribué à l’émergence des études cinématographiques (et de celles des communications de masse) en tant que discipline universitaire et objet de recherche savante. Nous allons voir que c’est un peu le cas pour la filmologie et que, parallèlement à ses activités « publiques », lesquelles se développent autour de l’Institut, le mouvement filmologique est également « alimenté » par d’autres sources moins « visibles ».

Si une partie de ce qui suit relève du roman policier (sur fond de guerre froide et de guerre d’Algérie), nous verrons aussi qu’il est loisible de conjecturer que le dernier acte de ce récit — dont certains chapitres, malheureusement, demeurent incomplets —, a contribué à sceller le sort de l’aventure institutionnelle de la filmologie en France.

Cohen-Séat et la fermeture de l’Institut de filmologie

« Les activités de l’Institut de filmologie s’interrompent à la fin des années 1950, au moment du changement de régime politique, de la IVe à la Ve République, ses crédits étant alors supprimés » (Marie 2006, p. 22). C’est en ces termes qu’on explique souvent la fin des activités de l’Institut (cf. aussi Lowry 1985). Mais en vérité, la situation est plus compliquée qu’on le laisse entendre [24].

Nous savons que Cohen-Séat avait des contacts politiques qui remontaient au moins à l’époque du gouvernement du Front populaire que dirigeait Léon Blum. Le ministre des Finances de ce gouvernement était Vincent Auriol, qui devint président de la IVe République en 1947. Il est probable que Cohen-Séat connaissait Auriol depuis cette époque. Quoi qu’il en soit, au début des années 1950, Cohen-Séat demande une audience au président Auriol et le convainc de l’importance « nationale » d’engager des travaux sur le cinéma comme agent de conditionnement. Un comité scientifique est mis sur pied — composé de Raoul Dautry (ingénieur), René Leriche (chirurgien), Paul Montel (mathématicien) et Mario Roques —, qui écoute les hypothèses de Cohen-Séat puis recommande au président, dans une déclaration signée, que l’État subventionne les recherches du filmologue portant sur la suggestion mentale et le cinéma. Les subventions et les recherches doivent toutefois demeurer secrètes : « Je ne devais parler à personne. C’était une affaire entre le président de la République et moi… Auriol était tenu au courant des travaux par le directeur des services secrets. Lorsqu’il me recevait, c’était en secret et je me rendais à l’Élysée toujours accompagné d’une personnalité qui avait un rendez-vous — prétexte afin que mon nom ne fût pas inscrit sur les fiches d’audience [25]. »

Cette entente avec le bureau du président de la République se poursuit sous le régime de René Coty. Or, dès l’élection du nouveau président en 1953, Cohen-Séat réclame une audience :

Je me précipitai à l’Élysée pour réclamer ma liberté ou des crédits plus importants… je fis valoir qu’il était très difficile de travailler dans le secret, que cette méthode faisait que les travaux avançaient avec une lenteur absurde… Quant à moi, on commençait à me trouver bizarre. Je ne parlais pas de mes travaux ; quand on m’y forçait, je répondais d’une manière évasive ; j’évitais de me prononcer… Bref, je devenais asocial et on me prenait pour un drôle de zigoto [26].

On refuse de « libérer » Cohen-Séat, et le gouvernement, par l’entremise du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDEC) et du Service d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (SEITA), lui offre des crédits supplémentaires. Pour qu’il puisse toucher aux fonds occultes qu’on lui verse, on donne à Cohen-Séat un faux emploi à la SEITA entre 1953 et 1956. Il récolte ainsi 50 millions d’anciens francs (une somme considérable pour l’époque), qu’il transfère ensuite au Groupe de recherche et d’études cinématographiques appliquées (GRÉCA) dont les membres à l’origine ne sont nuls autres que Cohen-Séat, Dautry, Leriche, Montel et Roques [27].

Pour sa part, l’Association pour la recherche filmologique continue de recevoir une subvention annuelle de 2 millions d’anciens francs de la part du Centre national de la cinématographie (CNC), subvention qu’elle recevait depuis 1951 [28].

Tout au long des années 1950, la réputation de Cohen-Séat ne cesse de croître à l’étranger. Plusieurs universités d’Italie, d’Angleterre, d’Allemagne, de Belgique, de Hollande et de Pologne (de l’autre côté du rideau de fer !) invitent le filmologue à donner des conférences et demandent son aide pour mettre sur pied des centres d’études filmologiques. En 1956, Cohen-Séat demande des instructions au président du Conseil, Guy Mollet. Ce dernier lui recommande expressément de ne pas accepter la direction de laboratoires étrangers et lui promet qu’un organisme sera bientôt créé à Paris.

La même année, le « laboratoire » du GRÉCA s’installe au 21, rue Fortuny dans un hôtel particulier qui appartient alors aux services secrets (en octobre 1958, le secrétariat de la RIF — assuré à cette époque par Violette Nahoum-Morin — s’installe à la même adresse). Il y restera jusqu’en 1959, vraisemblablement sous l’autorité du 2e bureau [29] et du premier ministre [30].

Puis en juillet 1958, en pleine crise algérienne, Cohen-Séat se rend chez le général de Gaulle, alors président du Conseil, et lui demande une fois de plus sa liberté ou la création d’un institut indépendant avec d’immenses locaux et un budget de plusieurs dizaines de millions. Le général refuse une fois de plus de libérer Cohen-Séat et charge son prédécesseur, Pierre Pflimlin, maintenant ministre d’État, de rédiger un rapport sur la question. Le rapport qui sera remis à de Gaulle préconise la création d’un institut national de recherches filmologiques appliquées qui serait indépendant de la Sorbonne et dont les fonds viendraient directement du chef du gouvernement.

À la suite du rapport Pflimlin, une ordonnance du 7 janvier 1959 — parue dans le Journal officiel deux jours plus tard (ordonnance no 59-128) — crée ainsi l’Institut national de recherches filmologiques (INRF), un « établissement public doté de l’autonomie financière placé sous l’autorité du Premier ministre ». Mais les réjouissances sont de très brève durée. Entre la date d’émission de l’ordonnance et sa publication, soit le 8 janvier, de Gaulle devient président de la Ve République et nomme Michel Debré comme premier ministre. Le dossier de l’INRF traîne alors pendant plusieurs mois. En mai 1959, Cohen-Séat, qui s’impatiente et menace d’aller travailler en Italie, écrit à de Gaulle. Ce dernier lui répond que le premier ministre se charge de l’affaire. Le gouvernement laisse savoir à Cohen-Séat qu’on aimerait voir l’INRF placé sous l’autorité scientifique du CNRS, ce que le filmologue « refuse catégoriquement [31] ». Puis, à l’été 1959, le premier ministre cesse tout simplement d’octroyer des fonds à Cohen-Séat et au GRÉCA. Le laboratoire « secret » est contraint d’abandonner ses locaux rue Fortuny, alors que quelques travaux se poursuivent encore à l’hôpital de la Salpêtrière et à l’Institut catholique de Paris. Que s’est-il passé ? Pourquoi ce revirement ?

Dans sa petite enquête pour L’Express, Jean Cau (1962, p. 20), sans nommer ses sources, explique la perspective du gouvernement dans cette affaire :

En 1959 fut constitué un comité d’experts composé de techniciens, de hauts fonctionnaires, de hauts magistrats… Le comité entendit M. Cohen-Séat, ainsi qu’un certain nombre de personnalités scientifiques… Les conclusions furent décevantes pour M. Cohen-Séat… Oui, c’était « intéressant », mais quant aux résultats concrets… Il était au moins « prématuré » d’espérer des applications pratiques d’une « science » encore en enfance… Tout cela relevait encore de la recherche fondamentale… Il est bon de bousculer la science officielle et M. Cohen-Séat avait eu un délai de dix ans pour le faire. Mais qu’avait-il bousculé ? Eh bien !…. Heu…

En ce qui concerne le projet de l’INRF, des notes manuscrites datées du 1er avril 1960 (alors qu’à la Sorbonne on se prépare à fermer l’Institut, comme nous le verrons bientôt) sur papier à en-tête du secrétaire général de l’Académie de Paris (Pierre Bartoli), et trouvées dans les archives du rectorat de Paris, laissent supposer que les services secrets et l’armée se sont finalement désintéressés de l’affaire. On peut y lire : « ordonnance sans suites parce que sous directives de l’armée [32] ». Du coup, on libère donc Cohen-Séat de toute obligation, morale ou autre, envers l’État. C’est à ce moment que ce dernier engage un procès et réclame la somme de 620 000 nouveaux francs au premier ministre — soit 120 000 francs à titre de remboursement de sommes investies et 500 000 francs à titre d’indemnité en réparation pour le mutisme qu’on lui avait imposé sur ses travaux [33]. C’est d’ailleurs ce procès qui révèle que Cohen-Séat avait reçu 130 millions d’anciens francs pour ses recherches secrètes. La cause est entendue au printemps 1962 et, en dépit du plaidoyer du gouvernement, selon lequel l’État n’était nullement fautif dans cette histoire, le tribunal administratif statue en faveur de Cohen-Séat. Mais nous allons bientôt voir que ce dernier n’était pas au bout de ses peines et que la suite de l’histoire engage plus directement l’Institut de filmologie.

Quant à la nature exacte des recherches secrètes que Cohen-Séat mène pour le compte du gouvernement, il a été impossible jusqu’à présent de trouver la moindre trace de quelque document ou étude qui aurait été remis par le filmologue aux services secrets ou au chef du gouvernement. Seuls quelques indices concernant le contenu de ces travaux nous sont parvenus. Ils proviennent des sources journalistiques déjà citées (à savoir La Cinématographie française et L’Express), et doivent leur existence au procès qui oppose Cohen-Séat au premier ministre et qui, par la force des choses, rend public certains éléments de cette histoire. Aussi peut-on lire, dans le bref compte rendu du procès reproduit dans La Cinématographie française, que Cohen-Séat :

se disposait à étudier une méthode susceptible de créer un lien de causalité nécessaire entre des images déterminées et les réactions du spectateur. Celles-ci permettraient de la sorte d’appliquer à leur insu aux sujets traités une sorte d’agression — comparable aux agressions bio-chimiques — qui pourrait être qualifiée de « bactériologie mentale ». Car tout un groupe ethnique, assure M. Cohen-Séat, peut être atteint collectivement.

J. L. 1962, p. v

Quant au texte de L’Express signé par Jean Cau (1962, p. 20), s’il n’est guère plus complet à cet égard, il permet néanmoins d’avoir une meilleure idée des travaux secrets de Cohen-Séat puisqu’il cite certaines expériences dont on reconnaîtra qu’elles avaient été l’objet de publications dans la RIF :

M. Cohen-Séat étudia le cinéma comme « stimulus lumineux » et s’aperçut que ça donnait des résultats à partir desquels on pouvait avoir des idées. Par exemple : vous mettez des électrodes sur la tête et dans la paume des mains d’un bonhomme. Cela fait, le « sujet », dans une salle obscure et silencieuse, reçoit brusquement en plein visage la lumière d’une lampe de 100 watts placée à 80 cm de son nez. La stimulation dure une seconde. Elle est répétée quatre fois à des intervalles de trois à cinq minutes. Mais l’astuce vient de ce que vous avez tourné un petit film de cette expérience. Ce film, vous l’avez passé au bonhomme avant qu’il soit lui-même « sujet » de l’expérience et ça ne l’a pas bouleversé : l’électroencéphalogramme le prouve. Après qu’il a été sujet de l’expérience, vous repassez le film et vous constatez, cette fois, que les « tracés » sont inhabituels.

L’expérience que résume Cau est très précisément celle décrite par Cohen-Séat et G. Lelord dans leur article de 1960, intitulé « Étude expérimentale des procédés cinématographiques comme agents de conditionnement », article que j’ai cité plus tôt. Cela ne saurait surprendre puisqu’à compter de 1959-1960 plus rien ne retient Cohen-Séat dans la livraison de ses recherches et il est permis d’inférer que cette étude psychophysiologique est en fait un bon exemple des travaux qu’il communique au gouvernement à la fin des années 1950.

Or, au moment même où se joue toute cette histoire qui, en principe, ne concerne pas directement l’Institut de filmologie à l’Université de Paris, Cohen-Séat — et son Institut — tombent dans la mire de deux autres ministères, soit le ministère de l’Éducation nationale et le ministère d’État aux Affaires culturelles.

Dès le printemps 1960 — soit quelques mois après la fin du programme des subventions occultes — l’administration de la Sorbonne envisage d’enquêter sur la gestion de l’Institut de filmologie, dont Cohen-Séat est le seul responsable. Sur les notes manuscrites que le secrétaire général Bartoli consacre à l’Institut de fimologie et à son directeur et administrateur, on peut lire : « Commission d’enquête sur utilisation crédits [34] ». Un peu plus tôt, vraisemblablement au début mars, Bartoli avait écrit à Pierre Moinot, alors conseiller au cabinet du ministre d’État aux Affaires culturelles, André Malraux, pour lui demander quelques renseignements au sujet de l’Association pour la recherche filmologique et, surtout, au sujet de ses crédits. Le 11 mars, Moinot répond au secrétaire Bartoli en ces termes :

Il convient d’ailleurs de remarquer que depuis 1950 les subventions [celles versées par le CNC] ont été attribuées à l’Association française pour la recherche filmologique, mais que les fonds ont été versés à un compte bancaire au nom de l’Institut de filmologie — Centre de recherches. La confusion entre l’Institut et l’Association se retrouve d’ailleurs dans la comptabilité qui était unique et il devient impossible de dire avec certitude à quoi cette subvention a été employée. Il y a quelques années un expert comptable, mandaté par le contrôleur d’État du Centre, n’a pu que constater cet état de chose.

Nous n’avons pas l’intention de reconduire cette subvention pour 1960.

Nous nous trouvons, en ce qui nous concerne, devant un problème complexe résultant de l’ambiguïté créée par l’existence de l’Association et par celle d’un établissement public. Ce dernier jouissant d’une autonomie financière et ayant été placé sous l’autorité du Premier ministre, ne nous concerne pas.

Il semble d’ailleurs que le décret qui aurait dû déterminer son fonctionnement n’a jamais été pris et, qu’en particulier, aucun agent comptable n’ait été désigné pour cet établissement.

La confusion entre l’Institut national de recherches filmologiques appliquées et l’Institut de filmologie de Paris amène évidemment une série de difficultés mais qui se situent en dehors de nous.

D’après les renseignements que j’ai pu obtenir, cet organisme, aux noms multiples, mais à l’unique promoteur, vit presque totalement sur les fonds spéciaux de la présidence du Conseil. On m’a dit qu’il s’agissait de beaucoup de millions et je sais que la Cour des comptes en a fait la remarque en vérifiant la comptabilité administrative du Premier ministre ; mais, à ma connaissance, aucun contrôle n’a jamais été fait sur l’Institut lui-même [35].

À supposer que la mention d’un « contrôle de l’Institut » ne fasse pas référence à des propos tenus précédemment par Bartoli dans sa propre lettre — impossible de le savoir car cette dernière ne figure pas aux archives du rectorat —, ce dernier y aura peut-être vu une invitation pour entamer la procédure. En mai, une autre note manuscrite du secrétaire Bartoli indique : « Demander à M. Brunold, chef de l’Inspection générale [au ministère de l’Éducation nationale], un I[nspecteur] G[énéral] pour faire une enquête sur les activités de cet organisme [l’Institut de filmologie] et sa gestion financière. » Le mois suivant, le recteur Sarrailh écrit à Charles Brunold pour réclamer cette enquête. Puis en septembre, Mario Roques — à titre de président de l’Association pour la recherche filmologique — invite le recteur à siéger au Comité scientifique international d’une conférence sur les problèmes de l’information visuelle prévue pour juillet 1961 à Milan [36]. Ce dernier accepte l’invitation, mais à une condition :

[…] c’est avec plaisir que je vous donne mon acceptation de principe. Celle-ci est toutefois subordonnée à la remarque suivante : M. COHEN-SÉAT, directeur de l’Institut de filmologie, qui fait actuellement l’objet, à ma demande, d’une inspection et dont la gestion va être examinée par un inspecteur général des services administratifs de l’enseignement supérieur, ne devrait pas, à mon sens, figurer dans la délégation.

Excusez-moi de mettre une telle condition à ma participation […].

Lettre datée du 27 septembre. Cette lettre n’a pas été envoyée, mais transmise par téléphone

Cohen-Séat participa à la conférence de Milan. Mais le nom de Sarrailh resta vraisemblablement sur la liste des membres du Comité international car ce dernier reçut, deux mois plus tard, une étonnante missive de la part de Pierre Moinot (qu’à l’évidence il connaissait bien) :

Je m’étais permis, il y a quelque temps, d’attirer votre attention sur les activités de M. Gilbert Cohen-Séat, directeur de l’Institut de filmologie, qui paraît placé sous le patronage de l’Université de Paris si l’on en croit du moins l’en-tête de cet établissement.

À cette occasion je vous avais signalé que l’intéressé me paraissait assez douteux et que nous avions, en tenant compte de ses activités imprécises, réduit de moitié l’an dernier, en ayant l’intention de l’annuler cette année, la subvention qui lui était accordée par le Centre national de la cinématographie.

Voyant cette position M. Cohen-Séat a cherché à étendre son champ d’action à l’étranger, il s’est fait mandater notamment par un institut italien pour organiser la section française d’un Comité international chargé de participer à deux conférences internationales consacrées aux problèmes de l’information visuelle.

Relevant votre nom parmi les membres de ce Comité international je me permets tout simplement de vous signaler à nouveau les réserves qu’entraîne de ma part, non pas les conférences internationales dont il s’agit, mais la personnalité de M. Cohen-Séat. [Puis, rédigé à la main :] C’est pour vous avertir d’un terrain mal assuré au cas où votre engagement irait plus loin.

Je vous embrasse avec affection,

Pierre

Lettre du 23 novembre 1960

En marge de la lettre, Sarrailh inscrivit à la main : « Copier (sauf la formule manuscrite) et envoyer à M. Amestoy à toutes fins utiles. » Or, Georges Amestoy était l’inspecteur général retenu par le chef de l’Inspection générale pour enquêter sur les activités et l’administration de l’Institut de filmologie.

Une fois le rapport Amestoy soumis, alors qu’on s’apprête à dénoncer la convention entérinée par le décret ministériel de 1950, on évoque officiellement comme motif d’inspection le fait que l’Institut avait « pratiquement rompu tous ses liens ou rapports avec l’université et [échappait] totalement à son contrôle » (extrait du procès-verbal du Conseil de l’Université de Paris, séance du 25 juin 1962) [37]. Or c’est là, précisément, ce que démontrait le rapport !

En effet, le rapport Amestoy illustre que, selon la convention liant la Sorbonne et l’Institut de filmologie, ce dernier avait le droit de fonctionner de façon presque autonome. Le rapport est divisé en deux grandes sections, soit une section sur les caractéristiques du régime juridique de l’Institut de filmologie et une section sur son fonctionnement. Les deux sections sont suivies par quelques observations et une conclusion. La première section montre que l’Institut avait une existence légale paradoxale. Nous avons vu plus tôt (cf. note 6) que l’Institut de filmologie n’était pas à proprement parler un institut de l’université, la convention approuvée par le décret de 1950 visait plutôt à réunir la Sorbonne et l’Institut. Cela implique une reconnaissance, de la part de l’université, de l’existence de l’Institut de filmologie. Or, comme le note Amestoy, si l’Association pour la recherche filmologique avait une existence juridique (elle est créée en 1947), l’Institut de filmologie n’existait pas avant la convention qui le lie à l’Université de Paris, le paradoxe étant que la convention reconnaît l’Institut alors même qu’elle le crée. Par conséquent, l’Institut de filmologie « paraît n’être qu’une institution de fait [38] », un « organisme extérieur réuni à [l’]université, et soumis à un régime sui generis, fixé par la convention [39] ». C’est une situation qui a des ramifications administratives, notamment en ce qui concerne la gouvernance de l’Institut. Nous avons appris plus haut que la convention liant les deux parties mentionne (article 3) l’existence d’un conseil d’administration de l’Institut de même qu’elle stipule la représentation de l’université au sein de ce dernier. Mais en l’absence de statut juridique, cet institut, écrit Amestoy,

ne paraît avoir […] ni de statut, ni a fortiori, de conseil d’administration […] L’Université de Paris se trouve donc avoir le droit de siéger dans un « conseil d’administration » inexistant, et sa représentation ne peut être qu’illusoire dans un conseil de direction qui n’a qu’une existence de fait, et dont le nombre des membres n’est juridiquement pas limité, ce qui pourrait permettre de réduire à volonté la représentativité des 3 membres de la faculté [40].

Par ailleurs, en regard de l’article 4 de la convention, dont on a déjà vu qu’il porte sur la propriété des biens « présents et à venir » de l’Institut, Amestoy conclut qu’il en découle

que l’Université de Paris et que le ministère de l’Éducation nationale n’ont […] aucun pouvoir de contrôler et de vérifier la gestion des biens, des ressources et des dépenses de l’Institut de filmologie ; aucune disposition n’a, en effet, prévu dans la convention, les règles financières de la collaboration entre l’université et l’Institut ; celui-ci demeure, dès lors, de ce point de vue, tout à fait indépendant et fonctionne dans le cadre de la loi de 1901 sur les associations, en dehors de la tutelle financière des services de l’Éducation nationale, d’autant plus que ces derniers (université et direction de l’Éducation nationale) ne lui octroient pas de subvention [41].

Deux autres points relatifs à la convention retiennent l’attention de l’inspecteur, soit la constitution de jurys universitaires et la diplomation (les diplômes décernés étant cosignés par le recteur et par l’administrateur de l’Institut) :

Il est pour le moins paradoxal d’avoir confié à un conseil d’administration, a fortiori un conseil d’administration inexistant, le soin de constituer les jurys.

Il est également anormal qu’un seul membre de l’Université doive obligatoirement faire partie de ces jurys.

Il est enfin curieux que, dans le cadre même de l’Université, ces jurys soient, de droit, présidés par un « administrateur » [il s’agissait de Cohen-Séat, dont on sait qu’il ne possédait pas de doctorat] […].

Ainsi, le recteur est tenu d’avaliser les résultats d’un examen dans lequel l’université n’a, tout au moins d’après les textes, qu’une part et qu’une responsabilité dérisoires. […] La convention a donc organisé un système où l’Université apporte sa caution et ses titres sans posséder les pouvoirs de tutelle (administrative, financière, et scientifique) qui en seraient l’équitable contrepartie [42].

Quant au fonctionnement de l’Institut, le rapport montre bien que ce dernier ne recevait aucun crédit de l’université, bien au contraire. L’Institut versait au Service de la recette des droits universitaires les montants perçus lors de l’inscription des étudiants. Par ailleurs, en principe, l’université devait effectuer à même son budget (et à même les recettes d’inscription) les paiements des conférences à l’Institut. Or, le rapport montre qu’en 1956, l’université avait encaissé une subvention de 100 000 francs versée par le « Centre de recherches de filmologie ». Puis, à compter de 1957, « aucune dépense n’a été réglée par l’université sur les crédits de l’Institut [43] ». En l’absence de subvention versée soit par la faculté des lettres soit par l’université, écrit Amestoy, « ou bien les conférenciers, les chargés de cours ou de leçons sont rémunérés directement par “l’Institut de filmologie” contrairement aux dispositions [prises avec le doyen de la faculté des lettres] […], ou bien ils ne sont pas rémunérés, ou encore ils n’ont pratiquement pas assuré d’enseignement [44] ». On apprend aussi qu’entre 1950 et 1960, seulement 44 étudiants se sont inscrits à l’Institut (dont 10 ne l’étaient pas régulièrement, car ils n’étaient inscrits conjointement dans aucune faculté), et que seulement deux diplômes ont été délivrés [45], ce qui, selon les conclusions de l’inspecteur, constitue « des données statistiques qui n’engageraient sans doute pas le conseil de l’Enseignement supérieur et le ministère à envisager favorablement la création d’un tel centre s’il n’existait déjà [46] ».

Enfin, Amestoy note que dans la plupart des documents concernant l’Institut de filmologie, l’on fait référence — en parlant de Cohen-Séat — au « directeur » de l’Institut, mais que cette dénomination est fausse puisque la convention reconnue par décret lui reconnaît plutôt la qualification d’« administrateur ». « Il y a là, écrit-il, dans les faits, une confusion des termes fâcheuse [47]. »

Refusant de se prononcer sur la dimension scientifique des travaux de l’Institut, Amestoy conclut son rapport en recommandant que l’Institut de filmologie devienne un « véritable institut d’université » de l’Université de Paris ; il prône même « toute autre solution » qui permettrait de supprimer les anomalies de la convention et de garantir à « l’université et à la faculté des pouvoirs de tutelle, scientifique, administrative et financière, à la mesure de leurs responsabilités [48] ». La solution retenue, on le sait, sera plus radicale encore.

En février 1962, le nouveau recteur de l’université, Jean Roche, transmet le rapport Amestoy au doyen de la faculté des lettres et sciences humaines, André Aymard. Il écrit : « Je vous serais reconnaissant de me faire savoir […] si vous estimez que le travail scientifique de l’Institut mérite qu’on perpétue cet établissement en en faisant un véritable institut d’université ou s’il vous paraît préférable de dénoncer la convention de 1950. »

La réponse du doyen sera déterminante dans le sort de l’Institut de filmologie et nous allons voir qu’elle concerne largement Cohen-Séat et ses recherches « secrètes ». Dans une lettre au recteur du 4 mai 1962, Aymard indique avoir cherché conseil auprès de son collègue Étienne Souriau, puisque ce dernier avait participé aux travaux de l’Institut. Vu son importance dans la fin de l’aventure institutionnelle de la filmologie en France, je reproduis ci-dessous l’essentiel de la lettre ; on y verra que la dimension proprement « scientifique » qui était pourtant l’objet de la requête du recteur est rapidement mise de côté dans l’argumentation :

Il [Souriau] affirme que, sur le plan scientifique, « l’existence d’un Institut de filmologie de l’Université de Paris est une chose excellente. Dans le passé, on a disposé d’excellentes collaborations, d’une haute valeur scientifique (Wallon, Michotte, le Dr. Heuyer, etc.) et on a fait du travail sérieux et utile ». Il estime que l’abandon aura pour conséquence que « la France aura mis la chose en train à la période héroïque, puis passera la main à l’étranger quand sera venu le temps de l’exploitation régulière de l’idée ». À son sens, il est encore temps de réagir. « Il y a des étudiants. Il y a des chercheurs. Avec un bon coup de collier pour un nouveau départ, l’Institut devrait être prospère… En lui-même, l’Institut est viable, et scientifiquement utile, très utile même si on tient compte de l’aspect international de la question. »

Il semblerait donc que la solution envisagée à la fin du rapport de M. Amestoy et dans votre lettre du 1er février fût à recommander : de nouveaux statuts pourraient être rédigés, pour un institut d’université de type et de fonctionnement normaux.

Mais des difficultés ne doivent pas être méconnues.

La première concerne l’inévitable modestie de ce « nouveau départ ». Au 1er décembre 1961, le nombre des élèves inscrits à l’Institut ne dépassait pas 25 et l’analyse de ce nombre ne laisse aucun doute sur la crise du recrutement. Sept Français seulement, à coup sûr parce qu’on est mieux informé en France qu’à l’étranger du déclin de l’activité de l’Institut depuis trois ans ; or, ces informations vont gagner maintenant l’étranger. 17 élèves de 1re année, 5 de 2e et 3 de 3e : les élèves, après un passé à l’Institut, partent donc sans pousser jusqu’au diplôme, qui exige au moins deux ans d’études. Il s’ensuit que l’héritage de réputation et de pouvoir d’attraction que l’Institut ancien, après trois ou quatre ans de vie ralentie, pourra transmettre à l’Institut nouveau sera quasiment nul. J’ajoute que l’Institut nouveau ne pourra plus trouver ses ressources financières là où l’Institut ancien semble avoir trouvé les siennes. Il devra faire très largement appel à l’aide de l’université.

Une autre difficulté provient de la situation personnelle de M. Cohen-Séat. Comme l’écrit M. Souriau, « on ressent quelque scrupule à le jeter purement et simplement par-dessus bord », parce qu’il « fut un ouvrier de la première heure ». Toutefois, dès avant la fin de mars, je veux dire avant que la presse ait beaucoup parlé de lui, la situation n’était pas simple. M. Cohen-Séat semblait avoir transporté en Italie le centre de son activité filmologique. Il y avait pris une part importante à la création, dans l’été de 1961, d’un « Conseil international de la recherche scientifique sur l’information visuelle », dont le siège est à Milan. Il annonçait avoir conclu avec cette institution ou une autre (en tout cas, italienne) des accords relatifs à la Revue internationale de filmologie [qui s’affilie à la revue italienne IKON à partir de 1962], qui passait jusqu’alors pour l’organe de l’Institut, mais dont le titre était, paraît-il, sa propriété personnelle. On pouvait pressentir que tout cela lui procurait des possibilités d’action indépendante qui deviendraient gênantes pour l’autorité de tutelle de l’Institut nouveau.

Mais la difficulté s’est singulièrement aggravée depuis la fin de mars, en raison du bruit provoqué par le procès que M. Cohen-Séat a intenté et du caractère que l’argumentation sur laquelle il a fondé sa plainte a donné, pour l’opinion, aux recherches filmologiques qu’il dit avoir menées. M. Souriau exprime le sentiment commun lorsqu’il exige, pour s’intéresser à l’Institut, que l’atmosphère soit, au préalable, « bien purifiée ». Je serai personnellement plus net encore. Je ne pense pas, en effet, qu’elle puisse l’être, si celui qui l’a rendue irrespirable à des universitaires par ses déclarations mêmes conserve ou retrouve une place, quelle qu’elle soit, à l’Institut.

La question me semble se poser en ces termes : un Institut de filmologie, dont l’existence serait souhaitable à l’Université de Paris, ne pouvant plus chercher à s’assurer la collaboration de M. Cohen-Séat, cet Institut pourra-t-il, sans cette collaboration, accomplir le travail scientifique qui lui incomberait ? En théorie, la réponse devrait être affirmative, si ardue que parût l’entreprise et divers les obstacles qu’elle rencontrerait. En pratique, il y faudrait un homme et je n’en aperçois aucun.

J’estime donc nécessaire, dans les conditions présentes, la dénonciation de la convention conclue en 1950 avec l’Association pour la recherche filmologique. Ainsi se trouveraient rompus des liens dont le rapport de M. Amestoy montre l’ambiguïté originelle et dont, depuis quelques semaines surtout, l’existence a créé un grave malaise. Ainsi s’ouvrirait une période, non de désintéressement, mais d’attente qui permettrait de rechercher, voire de susciter celui dont on pourrait espérer qu’il reprît, dans des conditions meilleures, une oeuvre digne de l’Université de Paris.

Le 25 juin 1962, le conseil de l’université adopte à l’unanimité la dénonciation de la convention qui avait créé l’Institut de filmologie et la suppression du diplôme délivré sous son sceau. La délibération du conseil est transmise au ministère de l’Éducation nationale et ce n’est qu’en octobre que la section permanente du conseil de l’Enseignement supérieur se saisit de la question. Des tractations ont lieu en ce qui concerne le sort réservé aux étudiants déjà inscrits et un décret ministériel est signé par le premier ministre Georges Pompidou le 4 juin 1963 (paru dans le Journal officiel le 8 juin 1963). On peut y lire :

Par décret en date du 4 juin 1963, est abrogé le décret du 28 octobre 1950 approuvant une délibération du conseil de l’université de Paris portant création d’un institut de filmologie de cette université.

Le diplôme universitaire prévu aux articles 7 et 8 de la convention annexée au décret du 28 octobre pourra être délivré aux candidats remplissant les conditions requises, au plus tard jusqu’à la fin de l’année universitaire 1962-1963. Le recteur, président du conseil de l’université, est habilité à prendre toutes les mesures nécessaires à l’exécution des dispositions du présent article.

La fermeture de l’Institut de filmologie met un terme pour de nombreuses années à la diplomation universitaire consacrée aux études cinématographiques en France. En effet, comme le souligne notamment Michel Marie, malgré un riche enseignement sur le cinéma en France pendant les années 1970 (qu’on pense seulement au séminaire de Christian Metz à l’ÉPHÉ), et quelques « diplômes d’universités » non reconnus au plan national, ce n’est qu’en 1986 — soit plus de vingt ans après la fermeture de l’Institut de filmologie ! — que le ministère de l’Éducation nationale offre aux études cinématographiques une reconnaissance officielle et « définit le programme d’une licence dite “nationale” permettant aux universités, qui remplissent certaines conditions d’encadrement, de délivrer des diplômes nationaux d’études cinématographiques et audiovisuelles, ou bien d’“arts du spectacle” à option cinéma » (Marie 2006, p. 28).

Conclusion : pourquoi la filmologie et son Institut ont-ils disparu ?

En l’espace d’à peine trois ans, Cohen-Séat a vu ce qu’il avait construit pendant un peu plus d’une décennie s’effondrer comme un château de cartes. Nous avons examiné certains des faits. Il convient à présent de voir brièvement certaines des conclusions qu’on peut en tirer.

À l’évidence, on peut se demander si Cohen-Séat n’a pas été victime d’une sorte de « complot » dès que les crédits qu’il recevait de la présidence du Conseil ont été supprimés à l’été 1959. Comment expliquer, en effet, que de façon presque simultanée on décide également de retirer la subvention du CNC et de faire une inspection administrative de l’Institut de filmologie ? Mais alors pourquoi un tel « complot » et quels en auraient été les motifs : professionnels, privés ou encore politiques ? Cohen-Séat méritait-il, par ailleurs, un tel abandon de la part de ceux qui l’avaient précédemment soutenu et avaient appuyé son projet ? À cette dernière question, seuls ceux qui ont connu l’homme peuvent répondre. Aussi, au lieu de nous perdre en conjectures, examinons plutôt la situation depuis son versant institutionnel.

D’emblée, il faut reconnaître que le filmologue s’était placé dans une situation extrêmement délicate en proposant à la Sorbonne une aventure universitaire (avec diplôme), alors que lui-même n’était pas intégré à ce réseau. Sa condition d’outsider explique peut-être son désir de ne pas voir son projet placé entièrement sous la tutelle de l’université ou encore du ministère de l’Éducation (et, plus tard, sous celle du CNRS) de peur, sans doute, d’en perdre le contrôle. Par ailleurs, comment interpréter — du point de vue de l’université, cette fois-ci — l’absence de tout protocole financier dans la convention que le ministère reconnaît en 1950 ? La Sorbonne aurait-elle accepté de se lancer dans une entreprise aussi novatrice que les études filmologiques/cinématographiques si elle avait dû la financer ? La comptabilité de l’université révèle bien qu’entre 1950 et 1959 l’Institut de filmologie — de même que la RIF, qui reste entièrement indépendante et sous la propriété de Cohen-Séat — ne lui coûte rien, si ce n’est que certains locaux sont mis à sa disposition, et que ce dernier s’autofinance entièrement. Au terme de cette aventure l’ironie est donc double : d’une part, l’université dénonce une situation financière qui l’avantage et, d’autre part, Cohen-Séat voit son souci d’autonomie (et même une des sources de son financement) — qui, on le présume, faisait initialement l’affaire de l’université [49] — se retourner contre lui.

Avec le recul, enfin, il appert que l’autre erreur de Cohen-Séat à titre de « directeur » de l’Institut aura été de négliger la continuité à la fois dans l’enseignement et dans la recherche. Bien que l’Institut ait offert chaque année une série de cours et de conférences — parfois de très grande valeur scientifique lorsqu’on les considère individuellement, comme en témoignent certaines des publications de la RIF qui en découlent — le cursus n’avait évidemment pas la cohérence qu’on trouve aujourd’hui dans les programmes d’études cinématographiques, de même qu’il ne répondait pas à un suivi aussi rigoureux. C’est « normal », pourrait-on dire, et là encore il faut reconnaître que Cohen-Séat se trouvait dans une situation particulière : il cherchait à faire exister un champ disciplinaire qui n’existait pas encore (qui, pourrait-on dire, n’avait pas encore de discipline). Cela signifie notamment une absence de tradition établie d’où tirer des enseignements, mais aussi, par ailleurs, qu’il était tout simplement impossible de recruter des enseignants spécialistes du cinéma, car mis à part de très rares exceptions (on pense à Moussinac à l’École nationale des arts décoratifs, par exemple), ceux-ci n’existaient pas. Le recrutement s’est donc fait par l’intermédiaire de la recherche : il fallait intéresser des chercheurs d’autres disciplines à se pencher sur le cinéma, voire parfois les convaincre qu’ils étaient des « filmologues »… qui s’ignoraient ! Mais l’idée, certes heureuse à l’origine, de convier à la recherche filmologique des gens d’horizons différents, cachait aussi — notamment dans le contexte de l’Institut, tel qu’il fut mis en place par la convention — des effets pervers à long terme, et ce, dans la mesure où, le plus souvent, les intéressés venaient, restaient plus ou moins longtemps, puis s’en retournaient dans leur domaine de recherche d’origine, n’ayant collaboré que brièvement aux travaux de l’Institut. Aussi, sans chercher à contester ni la qualité ni l’originalité scientifique d’un bon nombre d’interventions filmologiques, force est de constater qu’aucun des nombreux chercheurs/conférenciers qui sont venus à l’Institut en provenance d’autres horizons disciplinaires — à l’exception de Cohen-Séat lui-même, bien entendu — n’a par la suite fait oeuvre dans le domaine des études cinématographiques [50]. Tout au plus s’agissait-il, la plupart du temps, d’interventions purement ponctuelles. Le problème — d’un point de vue strictement institutionnel — c’est qu’une telle situation, à l’évidence, n’assure pas la relève. La lettre d’André Aymard au recteur Roche laisse d’ailleurs entendre qu’il n’y avait personne (à la Sorbonne, du moins) pour remplacer Cohen-Séat et diriger l’Institut de filmologie à titre d’institut universitaire.

Ce qui apparaît clairement, donc, c’est qu’en l’absence de Cohen-Séat et de ses crédits privés, il ne restait plus rien de l’Institut de filmologie. En un sens, on pourrait dire que l’Institut était à l’image même de son objet, le film, son « directeur » ayant conçu une « illusion institutionnelle » si parfaitement réaliste qu’elle a même réussi, pour un temps, à engendrer des travaux dont la pratique des études cinématographiques conserve, aujourd’hui encore, des traces.

La filmologie, on le sait, n’était pas une « école » théorique. Au plan scientifique elle était animée par des motivations et des justifications multiples, propres notamment aux différentes disciplines qui s’y réunissaient. En ce sens, on ne saurait rapprocher avec trop d’insistance la filmologie dans son ensemble des recherches « secrètes » de son fondateur sur les problèmes de conditionnement. Pourtant, comme on l’a vu, au plan institutionnel, tant le succès que l’effondrement de la filmologie se trouvent liés à ces recherches (et aux crédits qu’ils rapportent) et donc, en un sens, à l’idée que le cinéma, en tant que phénomène de masse, représente ni plus ni moins une menace ou un danger pour la civilisation moderne car il est susceptible de manipuler les masses en question. Mais il fallait bien que ces deux plans trouvent à se conjuguer d’une façon ou d’une autre. Sans doute les succès de l’Institut de filmologie — dans l’un ou l’autre de ses « domaines » de recherche — permettaient-ils d’alimenter, pour un temps du moins, la légitimité de l’entreprise. En revanche, l’infléchissement de la RIF — sous la direction de Cohen-Séat — qui s’oriente vers la psychologie durant les années 1950, offre peut-être un moyen de mieux conjuguer encore la légitimation scientifique de l’Institut avec sa légitimation institutionnelle « secrète ». Que les angoisses ou les inquiétudes du xxe siècle aient pu servir de tremplin à l’émergence des études cinématographiques ne saurait surprendre vu les rapports complexes que le cinéma a su tisser avec l’ensemble des phénomènes (technologiques, sociaux, anthropologiques, économiques, politiques, esthétiques, etc.) qui ont défini ce siècle et vu la place qu’il occupe dans nos consciences. C’est là un aspect de l’histoire de cette discipline sur lequel, toutefois, il reste encore beaucoup à dire.