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Signe de son temps, la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bruker c. Marcovitz[1] met en scène le multiculturalisme canadien, le pluralisme juridique, l’inter-normativité, la neutralité de l’État, l’intérêt public, la liberté contractuelle, le droit comparé, les valeurs fondamentales, dont la liberté de religion et l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle brouille les frontières entre le droit privé et le droit public, distinction si chère au système juridique civiliste, entre la sphère privée et la sphère publique, dichotomie tant décriée par les chercheuses féministes, de même qu’entre les normes juridiques et les normes religieuses. Elle façonne, déconstruit ou reconstruit la norme religieuse par le droit étatique.

Dans le présent texte, les motifs de la Cour suprême font l’objet d’une analyse à partir des perspectives différentes de plusieurs auteures et auteurs. Nous nous penchons sur les forces et les faiblesses ainsi que sur les silences, sans oublier les dissonances, de l’opinion majoritaire et de l’opinion dissidente. Après un bref rappel des faits et des décisions rendues dans cette affaire, nous abordons les aspects suivants de la décision de la Cour suprême :

  1. La contribution d’un conflictualiste (Alain Prujiner) ;

  2. Lorsque la liberté de religion affronte le droit des femmes à l’égalité : une critique féministe (Louise Langevin) ;

  3. La résolution du conflit entre la liberté religieuse et l’égalité des hommes et des femmes : occasion manquée ou manoeuvre d’évitement réussie ? (Louis-Philippe Lampron) ;

  4. Entre « non-intervention » et « non-domination » : la conception de la liberté mise en avant par la Cour suprême du Canada (Patrick Taillon) ;

  5. En quête d’une « juste » intervention judiciaire en matière religieuse… (Christelle Landheer-Cieslak).

Mme Bruker et M. Marcovitz, tous deux de confession juive, se sont mariés en 1969 et ont divorcé en 1981. Le couple avait adopté deux enfants. Dans l’entente relative aux mesures accessoires, Mme Bruker avait négocié une clause[2] prévoyant que les parties se présenteraient devant les instances rabbiniques pour obtenir le divorce juif, soit le get[3], après l’obtention du divorce civil. Malgré les demandes répétées de Mme Bruker, M. Marcovitz a refusé de lui accorder le get pendant quinze ans. Pendant cette période, Mme Bruker ne s’est pas remariée et elle n’a pas eu d’enfants. Elle a intenté une action en dommages-intérêts devant la Cour supérieure en 1989. Elle a demandé la somme de 1 350 000 $.

La Cour supérieure a reconnu l’existence et la validité, en vertu du Code civil du Québec[4], de l’entente contractuelle prévoyant l’obtention du get par M. Marcovitz[5]. Elle a accordé à Mme Bruker la somme de 47 500 $ en dommages-intérêts en raison du refus de M. Marcovitz de respecter cette entente pendant quinze ans. Le juge a considéré que l’objet du contrat pouvait être librement déterminé par les parties et qu’elles pouvaient donc, si elles le désiraient, y intégrer des obligations à caractère religieux, pour autant que ces obligations ne soient pas contraires à l’ordre public. Dès lors, il était de la compétence de la Cour supérieure de se prononcer sur l’exécution du contrat.

Dans un jugement unanime, la Cour d’appel a renversé la décision de première instance[6]. Elle a déclaré que, comme la substance de l’engagement de M. Marcovitz était de nature religieuse, les tribunaux séculiers ne pouvaient pas en sanctionner l’inexécution. La Cour d’appel s’est appuyée sur la décision de la Cour suprême dans l’affaire Syndicat Northcrest c. Amselem[7], selon laquelle les tribunaux doivent appliquer une approche subjective de la croyance religieuse et qu’ils ne peuvent agir en arbitre des dogmes religieux.

La Cour suprême, dans un jugement majoritaire, a donné raison au juge de première instance et cassé le jugement de la Cour d’appel. Elle a maintenu le montant de 47 500 $ accordé par la Cour supérieure à Mme Bruker à titre de dommages-intérêts.

Au nom de la majorité (la juge en chef McLachlin et la juge Abella, ainsi que les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Fish et Rothstein), la juge Abella reconnaît d’entrée de jeu que le multiculturalisme peut être limité par certaines valeurs fondamentales. Après avoir décrit l’institution du get juif, elle rappelle les motifs qui ont guidé l’adoption de l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985[8], qui confère aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire d’empêcher un époux d’obtenir réparation sous le régime de la loi, si ce dernier refuse de supprimer tout obstacle au remariage religieux.

La juge Abella, au contraire de l’opinion dissidente, considère que les tribunaux canadiens peuvent se pencher sur la validité et les effets du contrat entre les ex-conjoints. Comme l’objet de l’obligation contractée par M. Marcovitz — se présenter devant le tribunal rabbinique afin d’obtenir le get — n’est pas contraire à l’ordre public, le contrat est valide et exécutoire.

S’agissant de la conciliation des obligations contractuelles de M. Marcovitz avec sa liberté religieuse, la juge ne croit pas que ce dernier ait été empêché de respecter son engagement par une croyance religieuse sincère. Son refus s’explique plutôt par le fait qu’il était fâché contre son ex-conjointe. Même en considérant qu’il y a eu une atteinte à la liberté de religion de M. Marcovitz, la magistrate conclut qu’il est dans l’intérêt public de décourager des comportements comme le sien. Une analyse en droit comparé appuie sa position. Selon la juge Abella, « [u]ne atteinte à la liberté de religion de M. Marcovitz est sans conséquence en comparaison des inconvénients disproportionnés sur la possibilité pour Mme Bruker de vivre pleinement sa vie comme femme juive au Canada[9] ».

Au nom de la minorité (les juges Charron et Deschamps), la juge Deschamps rappelle la neutralité du rôle de l’État en matière religieuse. Selon elle, les droits civils de Mme Bruker ne sont pas brimés par une norme civile émanant du droit positif. Elle considère que l’engagement des parties de comparaître devant les autorités religieuses afin d’obtenir le divorce religieux ne constitue pas une opération juridique au sens du Code civil du Québec. L’engagement n’a pas d’objet et ne peut être considéré comme un contrat. Il s’agit d’un engagement purement moral. De plus, l’octroi de dommages-intérêts sanctionnerait indirectement une loi religieuse qui va à l’encontre du droit de la famille. Ce serait reconnaître que, malgré son divorce civil, Mme Bruker ne pouvait se remarier sans l’obtention du get. Selon la juge Deschamps, « le fait de sanctionner les conséquences religieuses du délai à consentir au get signifie que le tribunal avalise ces conséquences religieuses, même si elles vont à l’encontre d’acquis de la société canadienne[10] ».

1 La contribution d’un conflictualiste[11]

L’affaire Bruker c. Marcovitz porte sur la sanction judiciaire et juridique en droit québécois et canadien de l’engagement pris par un époux d’accorder un divorce religieux juif, le get, dans une entente passée dans le contexte d’une procédure de divorce au Québec. Les juges de la Cour suprême du Canada, tant de la majorité que de la minorité, ont traité cette question difficile sous plusieurs angles en droit canadien et québécois, mais pas sous celui de la branche du droit la plus directement consacrée aux relations avec les autres ordres juridiques : le droit international privé. Or, tout le monde s’entend pour considérer que le get est un divorce juif : c’est la première affirmation de la Cour[12]. Le droit juif du divorce est ensuite décrit de manière détaillée, et il n’y a pas de divergence majeure entre les juges sur le contenu de ce droit.

Au coeur du problème se trouve le refus de l’époux de donner suite à son engagement de procéder au get, refus qui bloque irrémédiablement la procédure de divorce en droit juif. Il ne semble pas y avoir de sanction à ce refus en droit juif. Peut-il y en avoir une en droit canadien et québécois ? La question met en jeu les relations entre deux ordres juridiques, l’ordre juridique canadien et québécois (ces deux dimensions sont en partie liées dans ce dossier puisque le divorce est de compétence fédérale) et l’ordre juridique juif ou hébraïque. Or les relations avec les autres ordres juridiques constituent la matière même du droit international privé[13]. C’est pourquoi il m’a semblé intéressant d’apporter le point de vue d’un conflictualiste sur ce dossier.

Bien sûr, la mise en oeuvre de ce « conflit de lois », pour employer la formule traditionnelle, ne résulte pas d’un rattachement territorial donné par un facteur de rattachement factuel, comme c’est le plus souvent le cas en droit international privé, mais de la seule volonté des parties d’en référer à un ordre juridique différent. L’usage de la religion comme facteur de rattachement direct n’existe pas en droit québécois[14], mais l’application du droit étranger désigné y conduit parfois. Par exemple, le droit israélien applique la Torah à tout mariage ou divorce entre juifs. Un juge québécois pourrait donc être amené à l’appliquer en vertu de l’article 3088 du Code civil du Québec[15].

Il n’y a rien là d’exceptionnel, surtout en ce qui touche une relation contractuelle : la volonté des parties suffit en ce cas pour apporter l’élément d’extranéité qui est habituellement exigé en droit international privé[16]. C’est explicité en particulier dans le Code civil du Québec, à l’article 3111[17]. Si l’extranéité ne résulte que de cette volonté, l’acte juridique (ici l’entente en question) « demeure soumis aux dispositions impératives de la loi de l’État qui s’appliquerait en l’absence de désignation », en l’occurrence le droit québécois.

Il faut aussi distinguer entre le droit applicable à l’entente elle-même et le droit applicable à l’objet de l’entente : c’est seulement ce dernier (la promesse de get) qui est soumis au droit étranger, en l’espèce le droit juif. L’entente globale elle-même ne semble pas comporter de désignation d’un droit applicable. La seule référence au get pourrait-elle être considérée comme une désignation implicite du droit juif comme droit applicable à l’ensemble de l’entente ? La question n’a pas été posée dans le dossier. En fait, le lien de cette entente avec une procédure judiciaire au Canada rend cette interprétation difficile à soutenir. Le droit applicable à une entente passée au Québec entre parties domiciliées au Québec à l’occasion d’une procédure de divorce en cours au Québec peut difficilement être un autre droit que le droit québécois en l’absence d’une désignation contraire très explicite. Par contre, la référence au get introduit bien l’extranéité recherchée.

Une autre objection pourrait être soulevée à l’intervention du droit international privé : c’est que le droit juif est un droit religieux et non étatique. Cela fait pourtant longtemps que le droit international privé n’est pas limité aux droits des autres États et peut porter sur les relations avec tous les ordres juridiques, qu’ils soient religieux, commerciaux, sportifs et autres[18]. Des catholiques québécois pourraient décider d’en référer au droit canon pour certaines de leurs relations de la même manière que les juifs le font ici au droit hébraïque, compte tenu du fait que la religion catholique a une position bien plus radicale sur le sujet et qu’elle interdit le divorce. Elle prévoit cependant des procédures en nullité de mariage. Bien sûr, le droit canon ne donne pas à l’époux le monopole d’une action en nullité de mariage et l’épouse pourrait alors suppléer à la défaillance de l’autre partie, mais une question du même type pourrait quand même surgir. Par exemple, il pourrait y avoir, dans des circonstances semblables, un engagement d’un époux catholique de procéder à des admissions dans une procédure d’annulation religieuse du mariage qui en faciliteraient l’obtention en contrepartie d’autres éléments dans la séparation. S’il ne respectait pas ensuite cet engagement, sa responsabilité serait-elle engagée ? Et cette question serait-elle déterminée par le droit canon ou par le droit civil ?

C’est une donnée qui doit être soulignée : le divorce religieux juif est un acte qui s’inscrit dans un régime juridique donné, soumis au droit juif, la Torah, qui doit être distingué de la religion juive, même s’il lui est étroitement lié, comme le droit canon est lié au catholicisme, mais ne se confond pas avec lui. Cela ne signifie pas que la nature religieuse du droit en cause n’a aucun impact, mais il faut bien admettre que cette nature n’a pas d’effet sur l’existence de l’extranéité juridique.

Quelles sont alors les questions que se pose le conflictualiste dans un tel dossier ?

La première est celle de la compétence judiciaire : le jugement majoritaire en traite peu, mais le jugement dissident soulève cette question[19]. Il n’y a pas de difficulté dans ce dossier sur la compétence territoriale des tribunaux québécois, mais les juges minoritaires mettent en cause leur compétence matérielle. Ces tribunaux peuvent-ils traiter un problème de droit hébraïque ? En fait, le jugement minoritaire parle plus d’un problème de religion que de droit hébraïque. C’est ainsi que la juge Deschamps en vient à cette question : « le pouvoir des tribunaux peut-il relever d’une norme purement religieuse[20] ? » Cela entraîne sur un tout autre terrain. La norme du divorce juif n’est pas plus « purement religieuse » que celle de toute autre norme de divorce.

Il est certain que tous les juges dans ce dossier ont traité de droit juif. Ils affirment tous, par exemple, que l’époux a seul le droit d’accorder le get. Ils font une analyse approfondie du droit juif du get et vont jusqu’à évoquer la possibilité de modifier les règles du get en droit juif, ce qui leur semble improbable. Les deux jugements contiennent aussi une analyse comparative de la jurisprudence des autres pays sur le get, y compris en Israël où le droit juif est celui de l’État.

Il n’y a là rien d’anormal. Les tribunaux québécois et canadiens appliquent régulièrement du droit étranger. C’est même la vocation d’une grande partie du droit international privé de les amener à le faire. Le fait que le droit en question est religieux n’est pas propre au droit juif et n’a pas d’influence sur la compétence judiciaire. Les tribunaux québécois et canadiens appliquent aussi du droit musulman en droit de la famille, par exemple[21]. Le fondement religieux de la Charia n’influe pas sur son applicabilité par les juges québécois.

Les règles applicables aux juges québécois en droit international privé n’offrent donc aucune ouverture à une dénégation de compétence fondée sur la nature religieuse du droit applicable au litige.

La deuxième question est alors celle de l’application de l’autre droit dans le dossier. Est-il applicable en vertu des règles de droit international privé ? Ici, il ne fait aucun doute que les parties entendaient en référer au droit juif lorsqu’elles ont traité du get dans leur accord. En vertu des règles applicables aux engagements contractuels, l’exécution de l’engagement de l’époux est donc soumise au droit juif.

Les raisons qui permettent alors à un juge québécois de ne pas appliquer le droit étranger désigné peuvent relever soit du droit local, soit du droit désigné.

Le droit local peut interdire cette désignation et imposer uniquement ses propres règles selon l’approche dite des lois d’application nécessaire[22] (ou « loi de police » en droit français). Du point de vue d’un divorce entre personnes qui résident au Canada, la loi fédérale sur le divorce peut être considérée comme impérative. Les parties ne peuvent pas divorcer devant une autre autorité qu’un juge canadien. Les règles de reconnaissance des divorces prononcés par d’autres institutions ne leur permettent pas d’être reconnues ici. Rappelons aussi les débats au sujet des divorces religieux en Ontario qu’aurait entérinés une extension du recours à l’arbitrage en matière familiale[23]. Dans le cas qui nous occupe, ce n’est pas ce qui est en question : les parties ont divorcé en droit canadien conformément au droit canadien. Leur entente porte sur un engagement de même nature mais distinct en droit juif. Aucune règle impérative canadienne ne semble interdire un tel engagement. Au contraire, l’existence d’une disposition spécifique sur ce point de la Loi sur le divorce de 1985[24] confirme que le droit canadien du divorce ne prohibe pas ce type d’engagement. Celui-ci est bien de nature contractuelle et non de droit familial.

La disposition de la Loi sur le divorce de 1985 concernant le get a fait l’objet de diverses évaluations comme interface entre le droit canadien et le droit juif. Elle n’intervient pas directement dans ce dossier, mais elle ouvre la voie à un lien entre la procédure civile et la procédure religieuse. Elle s’inscrit dans une approche d’adaptation à d’autres droits que le droit international privé utilise à l’occasion. Par exemple, en matière de succession, le droit québécois a introduit des mécanismes qui permettent aux juges de tenir compte d’institutions juridiques qu’il ne connaît pas comme la réserve successorale (voir les articles 3099 et 3100 du Code civil du Québec). Les mesures de la Loi sur le divorce de 1985 s’inscrivent dans la même logique.

Le dernier obstacle à l’application du droit désigné peut alors venir du contenu de ce droit. Celui-ci est-il contraire à l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales[25] ? Ce concept d’ordre public international est celui qui correspond aux exigences des relations entre ordres juridiques différents[26]. Il faut cependant rappeler qu’en l’espèce l’intervention du droit étranger est due à la seule volonté des parties et que toutes les dispositions impératives de droit québécois restent applicables.

La première question peut alors être de déterminer si le déséquilibre entre les parties dans le droit juif est contraire à l’ordre public international. Dans l’absolu, cela pourrait donner lieu à un débat théorique intéressant, mais ce n’est pas la question que pose le Code civil. Celle-ci est plutôt : le résultat de l’application du droit étranger est-il incompatible avec notre ordre public international ? Dans ce cas, aucune disposition du droit juif n’interdisait à l’époux de prendre cet engagement, ni de le respecter. Rappelons aussi qu’une décision récente[27] a reconnu qu’une répudiation (Talaq) faite selon le droit musulman n’était pas nécessairement contraire à l’ordre public international. Ce dernier ne peut donc intervenir sur ce point.

La seconde question concerne le fait que cet engagement en droit juif n’y entraîne pas de responsabilité. Le problème dans l’affaire considérée est que l’engagement lui-même n’a pas été seulement pris en droit juif, mais dans un acte juridique, l’entente, intégrée à une procédure de divorce en droit canadien. À défaut d’une sanction en droit juif, est-il alors possible d’en obtenir une en droit canadien ?

C’est sur ce point que la démarche de la dissidence achoppe. Indépendamment de la portée donnée en droit civil québécois à la notion d’objet comme opération juridique, l’affirmation que « [l]’obtention d’un divorce religieux n’est pas susceptible de qualification juridique[28] » ne résiste pas à l’analyse. Un divorce, religieux ou non, est nécessairement juridique, car il est fait suivant des règles de droit. Que l’origine de ces règles soit religieuse plutôt que civile ne change pas leur nature. Les tribunaux québécois n’ont d’ailleurs jamais hésité à reconnaître les divorces religieux lorsque les règles de droit international privé le requièrent[29].

L’engagement contractuel est donc bien présent et en réfère à un droit autre pour son exécution. Dans l’affaire que nous examinons, le défaut de respect de l’engagement n’est pas sanctionné en droit juif. Cependant, ce n’est pas l’application du droit juif qui est ultimement en cause, mais bien celle du droit québécois, car le contrat dans lequel cet engagement figure n’est pas lui-même soumis au droit juif : il reste plutôt soumis au droit du Québec. C’est ainsi que le droit international privé, tout en pouvant aider à analyser les données de cette affaire, n’intervient finalement pas directement dans une solution qui relève ultimement du droit québécois des contrats.

2 Lorsque la liberté de religion affronte le droit des femmes à l’égalité : une critique féministe[30]

Au cours des dernières années, la liberté religieuse et les pratiques religieuses ont fait les manchettes au Canada. Les tribunaux religieux d’arbitrage en droit familial en Ontario ont été interdits[31]. La décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire du kirpan[32], qui a permis à un jeune sikh de porter un petit couteau à certaines conditions à l’école, en a inquiété plusieurs[33], tout comme l’affaire de la souccah[34], dans laquelle la Cour suprême a appliqué une conception subjective de la croyance religieuse et a permis l’installation de petites cabanes sur des balcons pendant la célébration de certaines fêtes juives. En 2007 au Québec, un certain nombre de faux « accommodements raisonnables », accordés par des autorités publiques afin de respecter la liberté religieuse de certaines personnes, portaient atteinte au droit des femmes à l’égalité[35]. Plusieurs interrogations sur les valeurs fondamentales de la société québécoise ont alors été soulevées par la population et dans les médias, dont le respect du droit à l’égalité entre les sexes. Dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz, la juge Abella aborde directement la question du conflit entre deux valeurs fondamentales, soit la liberté religieuse et le droit à l’égalité des femmes.

Dans l’analyse de la présente décision, j’adopte un cadre théorique féministe, qui tient compte des rapports sociaux inégalitaires de sexe et qui remet en question les concepts et leurs interprétations élaborés sans tenir compte des réalités des femmes[36]. Il s’agit de poser la « question sur les femmes » : quels sont les effets de cette décision sur les femmes ? Le droit reproduit-il les rapports sociaux de sexe inégalitaires ?

J’aborde ci-dessous quatre aspects de la décision de la majorité de la Cour suprême : 1) la dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique ; 2) la liberté contractuelle dans les relations conjugales ; 3) le droit à l’égalité des femmes ; et 4) l’indemnisation de Mme Bruker.

2.1 La dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique

En reconnaissant la validité du contrat entre ex-conjoints et de la clause par laquelle M. Marcovitz s’engage à se présenter devant le tribunal religieux pour accorder le get, le jugement fait éclater la dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique. Des chercheuses féministes ont démontré la fausseté de cette dichotomie qui confine les femmes dans la sphère privée, loin du pouvoir décisionnel, et assure aux hommes le contrôle de la sphère publique[37]. L’argument du respect de la sphère privée a souvent servi de justification pour ne pas intervenir en faveur des femmes. En fait, « le personnel est politique[38] » : toute décision qui concerne la sphère privée intéresse aussi le domaine public, et vice-versa.

Dans la présente affaire, une question située dans la sphère privée concernant le droit de la famille et les croyances religieuses, réglée par un contrat, est mise sur la place publique devant les tribunaux (et médiatisée). Le privé devient public. Mme Bruker recourt au tribunal pour faire respecter son contrat conclu avec son ex-conjoint. Des questions de rupture conjugale et de pratiques religieuses sont soumises à l’opinion publique.

Le contrat, instrument qui fait partie de la sphère privée et qui découle de la volonté des parties, régule les relations privées, les relations entre ex-conjoints. Ici, le contrat dans la sphère privée est la quintessence du privé[39]. Cependant, en même temps, les règles contractuelles, issues du domaine public et appliquées au privé, sortent le contrat du privé pour le placer dans l’arène publique.

Ce mouvement du privé vers le public présente des avantages pour les femmes. Ainsi, la souffrance vécue par les femmes juives croyantes, à qui l’ex-mari refuse le get, sort de la chambre à coucher et de la communauté pour aller sur la place publique. Le jugement donne la parole à ces femmes et traite de cas similaires ailleurs dans le monde. La question se judiciarise. En adoptant l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985[40], le législateur canadien a aussi démoli la barrière entre les deux sphères : l’ex-mari ne peut se servir de l’octroi du get comme instrument de chantage envers son ex-épouse[41].

La reconnaissance de la validité du contrat et de son caractère public n’a pas que des effets positifs pour les femmes. La Cour supérieure avait accordé une ordonnance de non-publication des noms des parties et de leurs enfants et proposait que cette ordonnance soit respectée dans toute procédure à venir[42]. La Cour d’appel a renversé cette décision[43]. Les parties auraient certainement préféré que certains aspects de leur vie ne soient pas étalés au grand jour.

Bien que la reconnaissance de ce contrat et le recours au tribunal pour sanctionner son inexécution propulsent le contrat dans la sphère publique, la tendance à la contractualisation dans le cadre familial, plus particulièrement pour régler les conséquences de la rupture conjugale comme en témoigne la présente affaire, ramène ces questions dans la sphère privée, loin de l’intervention étatique. Je conclus dans ce cas à une ambivalence : la décision du plus haut tribunal fait éclater la dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique (elle reconnaît la validité du contrat), mais elle la maintient aussi, puisque le contrat privatise la relation entre les parties. La critique féministe de la dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique n’a pas pour objet de la faire disparaître — dans certaines circonstances, la sphère privée doit être respectée et protégée — mais plutôt d’en dénoncer les effets pervers pour les femmes. Dans la présente affaire, le contrat était la seule façon pour Mme Bruker de neutraliser les effets d’une pratique religieuse patriarcale et de faire respecter sa liberté religieuse et son droit à l’égalité (avant l’entrée en vigueur de l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985). Le contrat conclu dans la sphère privée n’est pas alors désavantageux pour elle. Comme le souligne l’auteure Shachar[44], Mme Bruker veut bénéficier des lois de droit commun (comme la Loi sur le divorce de 1985 et la Charte canadienne des droits et libertés[45]) accessibles à tous les citoyens et citoyennes et, en même temps, être membre de sa communauté religieuse. Nous voyons donc à l’oeuvre l’imbrication des différentes formes de discrimination que les femmes peuvent vivre[46].

2.2 La liberté contractuelle dans les relations conjugales

L’affaire Bruker illustre aussi l’utilisation du contrat comme instrument de pouvoir pour les femmes. Avec l’aide de ses conseillers juridiques, Mme Bruker a prévu dans une clause contractuelle l’obligation des parties de se présenter devant les autorités rabbiniques en vue d’obtenir le get religieux traditionnel. Le contrat devient un outil pour neutraliser les effets de pratiques religieuses patriarcales et dénoncés par des groupes de femmes juives[47]. Si la reconnaissance de l’obligation contractuelle entre les parties dans la présente affaire constitue une manifestation de la liberté contractuelle des femmes, elle peut être à double tranchant. Alors que le principe classique de la liberté contractuelle a été remis en question en droit des obligations et que le législateur est intervenu pour permettre une réelle liberté contractuelle pour toutes les parties au contrat, la tendance à la contractualisation dans le contexte familial, plus particulièrement pour régler les conséquences de la rupture conjugale, est-elle à l’avantage des femmes ?

L’idée de la contractualisation en droit de la famille est séduisante. L’égalité des conjoints et leur liberté contractuelle sont ainsi reconnues. Le mari n’est plus le chef de la famille. Le couple n’est plus considéré comme la seule entité. C’est aussi une conséquence des progrès accomplis par les femmes. Ces dernières sont en mesure de décider pour elles-mêmes. L’idée du contrat suppose aussi qu’il y a eu négociation entre les parties et que la solution agrée à celles-ci. Ce n’est pas l’État qui impose son autorité. Il se dégage une idée d’harmonie. La contractualisation en droit de la famille reconnaît une nouvelle conception du contrat comme instrument de coopération, de confiance et non comme instrument de coercition[48].

Cependant, le contexte familial est différent de la réalité commerciale, où deux parties négocient, contractent et exécutent le contrat, et poursuivent leur route séparément[49]. Ainsi, les ententes à la suite d’un divorce ne mettent pas fin à la relation. La présence d’enfants et le versement de pensions alimentaires maintiennent une certaine relation entre les parties. Des circonstances imprévisibles peuvent demander la réouverture du contrat. L’idée d’une liberté contractuelle presque sans limite est donc un leurre. Il est faux de penser que toutes les parties au contrat négocient de façon égalitaire et rationnelle, en tenant compte de leurs seuls intérêts personnels. L’homme marchand, rationnel et raisonnable, qui vise la maximisation de ses échanges, n’existe pas. Il faut donc conclure que le contrat n’est pas toujours juste simplement parce qu’il aurait été négocié. L’affirmation « Qui dit contractuel dit juste » doit donc être nuancée. Dans certaines affaires, les interventions législatives ont été nécessaires pour éviter l’exploitation de la partie vulnérable. Ces considérations doivent être gardées en mémoire lorsqu’il est question de la pertinence de la contractualisation en droit de la famille[50].

Au nom d’une certaine conception du droit à l’égalité, des décisions jurisprudentielles qui considèrent que les deux conjoints sont en position égalitaire de négociation, et qui reconnaissent une autonomie décisionnelle sans tenir compte du contexte, maintiennent la dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique[51]. Les tentatives de privatisation et de déjudiciarisation des relations personnelles ne sont pas nécessairement bénéfiques aux femmes.

2.3 Le droit à l’égalité des femmes

Mme Bruker ne plaide pas l’atteinte à son droit à l’égalité en raison de la discrimination fondée sur son sexe et sur ses croyances religieuses dont elle est victime par cette pratique religieuse. Elle choisit plutôt de faire valoir la validité du contrat. Pourtant, le droit à l’égalité des femmes constitue la valeur sous-jacente à cette affaire[52]. La juge Abella y fait référence. Elle reconnaît les inégalités que vivent des femmes juives divorcées civilement et les conséquences sur celles-ci de la difficulté d’obtenir le get[53]. En citant les propos du ministre de la Justice de l’époque, elle rappelle que l’ajout de l’article 21.1 à la Loi sur le divorce de 1985 avait pour objet, entre autres, de corriger tout préjugé et tout élément sexiste envers les femmes[54]. Elle affirme que la clause prévoyant l’octroi du get respecte la liberté religieuse de Mme Bruker et son droit à l’égalité, que l’entente est compatible « avec notre volonté de mettre fin à la discrimination fondée sur le sexe[55] ». Selon la juge Abella, le non-respect du contrat par M. Marcovitz porte atteinte à des valeurs fondamentales, comme le droit à l’égalité[56]. Le refus d’accorder le get constitue à l’égard des femmes juives « une indignité injustifiée[57] ». Le respect du contrat en l’espèce assure la protection des droits à l’égalité et de la dignité des femmes juives[58].

Par ailleurs, cette affaire illustre bien l’imbrication des différentes formes de discrimination que peuvent vivre les femmes[59]. Mme Bruker doit se battre pour obtenir le get parce qu’elle est une femme et de religion juive. Les hommes juifs ne sont pas soumis à cette condition en cas de divorce ; les femmes d’autres religions ne vivent pas cette situation particulière (quoiqu’elles puissent vivre d’autres situations de discrimination imposées par leur religion).

La juge Abella reconnaît le multiculturalisme comme valeur canadienne, mais elle admet qu’il doit être limité : il doit respecter les autres valeurs canadiennes, dont le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes. Rappelons que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec reconnaît explicitement depuis 2008 que le droit à l’égalité entre les sexes constitue une valeur phare de la société québécoise[60]. La plus haute magistrate fait ainsi écho à des auteures qui ont dénoncé les effets négatifs du multiculturalisme à l’égard des femmes[61].

À mon avis, il est possible de conclure de cette décision que de futurs conflits entre la liberté religieuse et le droit à l’égalité des femmes se solderont en faveur des femmes. Dans la présente affaire, la juge Abella est claire : dans le difficile équilibre entre deux droits concurrents, la liberté de religion de M. Marcovitz cède le pas devant la liberté religieuse, le droit à l’égalité et la liberté de choix de Mme Bruker en matière de mariage et de divorce, engagements protégés dans la Constitution et dans des lois. Bien que chaque affaire soit particulière et que l’équilibre entre les droits demeure « un exercice complexe, nuancé, tributaire des faits propres à chaque espèce[62] », il est difficile d’imaginer une pratique religieuse, qui porte atteinte au droit à l’égalité et à la dignité des femmes, qui puisse être protégée en vertu de la liberté religieuse. Cette décision reconnaît aussi indirectement la validité constitutionnelle de l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985[63] qui ne viole pas la liberté religieuse protégée dans la Charte canadienne. La juge se réfère aux propos du ministre de la Justice de l’époque qui explique les raisons de l’intervention du législateur dans des questions religieuses[64]. Ainsi, l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985 ne viole pas l’ordre public[65].

2.4 L’indemnisation

L’évaluation des dommages-intérêts est certainement la partie la plus insatisfaisante du jugement. Est-il possible d’y voir la difficulté des tribunaux à évaluer les préjudices dont sont particulièrement victimes les femmes[66] ? Le montant de 47 500 $ accordé à Mme Bruker doit compenser le préjudice qu’elle a subi pour le non-respect des obligations contractuelles de M. Marcovitz pendant quinze années. Ce montant représente 2 500 $ par année pour ne pas avoir pu se remarier dans la foi juive et 10 000 $ pour ne pas avoir eu d’enfant. Il ne s’agit pas d’exécution forcée du contrat, puisque le get a finalement été accordé par M. Marcovitz.

À mon avis, le montant, qui a été fixé en première instance, est minime et ne compense pas de manière appropriée les quinze années d’attente de Mme Bruker pour obtenir le get. Ces dommages-intérêts devraient compenser l’atteinte au droit à l’égalité et à la liberté religieuse de Mme Bruker certes, mais aussi la violence psychologique qu’elle a subie. Un montant minime envoie le message que l’atteinte — ici une atteinte intentionnelle à des droits fondamentaux — n’a pas été trop grave. Pourtant, le droit civil reconnaît le préjudice moral et les conséquences non pécuniaires qui en découlent (art. 1457 et 1607 C.c.Q.). Évidemment, son évaluation demeure difficile. Dans l’arrêt Syndicat national des employés de l’Hôpital Saint-Ferdinand[67], le plus haut tribunal a recommandé d’appliquer les trois approches — fonctionnelle, conceptuelle et personnelle — qui interagissent. La décision rendue dans le cas présent n’utilise pas cette approche.

La Cour suprême n’intervient pas sur cette question et considère que ce montant indemnise « bien » la demanderesse[68]. Pourtant, la Cour supérieure est claire au sujet du poids de ce précédent : l’évaluation des dommages-intérêts par la Cour dans la présente affaire ne doit pas établir un précédent et servir à l’avenir à fixer le montant des dommages-intérêts dans des affaires identiques ou similaires[69]. La Cour supérieure précise que les avocats des deux parties n’ont pas fait d’interventions sur ce sujet[70] et elle applique sa discrétion. Les parties au dossier auraient pu s’inspirer d’affaires portant sur l’atteinte à la réputation ou sur la violence conjugale. Il est surprenant que des dommages-intérêts punitifs (le droit à la liberté religieuse et le droit à la sécurité psychologique ont certainement été violés) n’aient pas été demandés en vertu de l’article 49, al. 2 de la Charte québécoise[71]. La satisfaction de la Cour suprême quant au montant des dommages-intérêts peut s’expliquer par la réticence des tribunaux de common law à compenser de tels chefs[72].

En dissidence, la juge Deschamps souligne que l’octroi de dommages-intérêts aurait pour effet de sanctionner une norme religieuse qui va à l’encontre des lois civiles[73]. L’octroi de dommages-intérêts contribue-t-il à maintenir les femmes juives croyantes dans une position d’infériorité ? Il faut rappeler que l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985 n’existait pas lorsque Mme Bruker a intenté son action en 1989 et que le contrat était la seule façon pour elle de corriger cette règle religieuse. De plus, selon les experts, il n’existe pas de possibilité de modifier cette norme religieuse. Les dommages-intérêts doivent permettre d’indemniser Mme Bruker pour les conséquences du comportement entêté de M. Marcovitz.

Selon la Cour supérieure, la condamnation ne porte pas sur des principes religieux, pas plus qu’elle ne tente d’approuver ou de désapprouver une norme religieuse[74]. Cependant, bien que la condamnation concerne le comportement de M. Marcovitz, je ne peux m’empêcher de conclure qu’elle condamne indirectement la norme religieuse selon laquelle seul le mari peut donner le get, ce qui constitue une norme patriarcale. D’ailleurs, l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985 tente de neutraliser les effets de cette norme.

Bien qu’ils découlent de l’exécution tardive d’un contrat dans la présente affaire, des dommages-intérêts pourraient aussi être accordés sans contrat, puisque le fait d’utiliser le get comme instrument de chantage constitue une faute au sens de l’article 1457 C.c.Q.[75]. La règle de conduite est ici imposée par l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985, qui condamne le recours au get comme outil de négociation dans le règlement d’un divorce. La norme de conduite découle aussi des chartes canadienne et québécoise qui garantissent l’égalité entre les sexes et la liberté religieuse. Par son comportement entêté, M. Marcovitz empêche Mme Bruker d’exercer sa liberté religieuse. Le présumé fautif ne pourrait pas faire valoir sa liberté religieuse pour expliquer son comportement. Le refus d’accorder le get constitue à la fois une faute contractuelle (ici en vertu de la clause) et une faute extracontractuelle. En plus de la procédure de divorce, une femme victime de chantage en raison du get pourrait demander des dommages-intérêts, comme elle pourrait le faire en cas de violence conjugale[76].

Certaines chercheuses féministes ont douté du droit et du système judiciaire comme instrument de changement social pour les femmes[77]. Comment le droit, institution patriarcale, pouvait-il entendre les revendications des femmes ? D’ailleurs, la décision de la Cour d’appel dans la présente affaire, qui a refusé de reconnaître la validité de l’engagement contractuel du mari au nom de sa liberté de religion et de la séparation entre tribunaux civils et religieux, en est la preuve. Voilà un exemple que la laïcité n’est pas toujours à l’avantage des femmes (les tribunaux civils ne voulant pas s’immiscer dans le religieux). Certes, les progrès en droit pour les femmes se gagnent d’arrache-pied et les succès demeurent incertains. Pourtant, la décision dans l’affaire Bruker c. Marcovitz est un exemple que le droit peut corriger les injustices dont sont victimes les femmes. Il peut servir d’« arme », comme le qualifie en dissidence la juge Deschamps[78]. La demanderesse, une femme d’une minorité religieuse, aura dû faire preuve de courage pour porter sa cause devant les tribunaux civils afin de faire valoir son droit à l’égalité et à la liberté religieuse, au risque d’être ostracisée par sa communauté[79].

J’ai ici privilégié une lecture de la décision qui va dans le sens d’une meilleure protection des droits des femmes à l’égard de la liberté religieuse. Une lecture de cet arrêt qui lui donnerait une portée plus limitée est aussi possible.

3 La résolution du conflit entre la liberté religieuse et l’égalité des hommes et des femmes : occasion manquée ou manoeuvre d’évitement réussie[80] ?

Lorsque la Cour suprême a rendu sa décision dans l’affaire Bruker c. Marcovitz, divers analystes de la scène politique et judiciaire ont conclu qu’elle venait de faire primer l’égalité entre les hommes et les femmes sur la liberté de religion (ou, plus largement, sur la protection supralégislative[81] des convictions religieuses individuelles)[82]. Cette lecture de l’arrêt a également contribué à raffermir l’opinion de différents intervenants concernant le caractère alarmiste[83] d’un bon nombre des positions exprimées dans le contexte — ou dans la foulée[84] — des travaux de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles[85], selon lesquelles l’évolution de la jurisprudence canadienne en matière de protection des convictions religieuses était de nature à nourrir des inquiétudes quant à l’intensité de la protection accordée par les chartes québécoise et canadienne au droit à l’égalité entre les hommes et les femmes[86].

Sans pour autant prendre position dans le débat ayant actuellement cours concernant l’opportunité d’octroyer formellement un statut hiérarchiquement supérieur à la protection du droit à l’égalité entre les hommes et les femmes au sein des différentes lois sur les droits fondamentaux applicables au Québec[87] ni me prononcer sur l’impact réel que les dispositions interprétatives récemment insérées dans la Charte québécoise devraient produire en droit québécois[88], j’estime clair que le raisonnement de la majorité de la Cour suprême dans l’affaire Bruker, non seulement ne déroge en rien de la tendance lourde établie par la jurisprudence canadienne concernant l’ampleur de la protection accordée aux dispositions supralégislatives protégeant les convictions religieuses, mais ne peut, de surcroît, être analysé comme ayant fait primer — à tout le moins directement — l’égalité entre les sexes sur la protection des convictions religieuses.

Il est en effet indéniable que le litige à la base de l’arrêt Bruker offrait à la Cour suprême une occasion magnifique de traiter directement l’épineuse question de l’approche judiciaire qui doit être réservée aux convictions religieuses comportant, en soi, un aspect attentatoire à un autre droit fondamental (désignées ci-après comme les convictions religieuses préjudiciables), en l’occurrence le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes. S’agissant du caractère a priori discriminatoire de la conviction religieuse invoquée par M. Marcovitz, la description des règles du get juif (divorce religieux) faite par la majorité de la Cour suprême ne me semble permettre aucune interprétation contraire :

L’époux doit accorder volontairement le get, et l’épouse doit accepter de le recevoir. Si le premier ne l’accorde pas, la seconde est sans recours religieux ; elle conserve le statut d’épouse et ne peut se remarier jusqu’à ce que l’époux décide, à son entière discrétion, de divorcer. Elle est considérée comme une agunah — une « femme enchaînée ». Tout enfant né d’un remariage civil serait considéré comme « illégitime » selon la loi juive[89].

Or, la majorité de la Cour suprême, confirmant de ce fait le principe que celle-ci avait établi dans les arrêts précédents (selon lequel il n’appartient pas aux juridictions étatiques de juger de la « valeur » d’une conviction religieuse[90] — principe auquel il semble qu’il soit désormais possible d’ajouter : fût-elle, en soi, opposée à un autre droit fondamental[91]), a refusé de traiter de cet aspect de la question, choisissant plutôt d’aborder le litige comme un conflit privé entre deux individus croyants (convictions religieuses vs convictions religieuses) et de focaliser son intérêt sur la mesure dans laquelle le droit étatique (et plus précisément, dans le présent cas, les règles de la responsabilité contractuelle) était susceptible d’être invoqué dans un litige « religieux »[92].

Ce faisant, non seulement la majorité de la Cour suprême ne s’est pas prononcée directement sur le conflit de droits fondamentaux inhérent à la nature de la croyance religieuse invoquée, mais, de surcroît, elle s’est efforcée (volontairement ou non) de court-circuiter l’applicabilité des conclusions pertinentes de l’arrêt Bruker aux futurs litiges qui impliqueront des convictions religieuses préjudiciables, y compris celles qui sont relatives à l’octroi du get juif (pourtant au centre du litige).

En effet, les juges de la majorité ont clairement affirmé que la seule raison pour laquelle ils s’autorisaient à analyser le contexte dans lequel était exercé, au sein des principales communautés juives partout au monde[93], le « privilège religieux » octroyé aux hommes quant à l’acceptation ou au refus d’octroyer le get à leurs épouses reposait sur la preuve qu’avait existé une entente initiale relative au get entre M. Marcovitz et Mme Bruker :

[La majorité de la Cour suprême commence par rappeler un passage de la décision majoritaire dans l’arrêt Lakeside Colony of Hutterian Brethren c. Hofer[94].] Une fois que le tribunal se déclare compétent pour connaître d’un litige comportant des aspects religieux […], il doit s’efforcer « d’arriver à la meilleure compréhension possible de la tradition et de la coutume applicable » (p. 191).

[…]

Le fait que le par. 12 de l’entente comporte des éléments à caractère religieux ne le soustrait pas par le fait même à l’examen judiciaire. Nous n’avons pas à examiner des principes religieux doctrinaux, à savoir par exemple si un get donné est valide […] La promesse de M. Marcovitz de supprimer les obstacles religieux au remariage en accordant le get a été négociée entre deux adultes consentants, tous deux représentés par un avocat, et faisait partie d’un échange volontaire d’engagements censés avoir des conséquences juridiquement exécutoires. De ce fait, les tribunaux peuvent à bon droit examiner l’obligation à la loupe[95].

Ainsi, alors qu’une approche plus large fondée sur la nature préjudiciable[96] de la conviction religieuse invoquée aurait pu permettre d’analyser l’arrêt Bruker comme affirmant la légitimité d’intervention des juridictions étatiques pour sanctionner civilement la conduite d’un individu qui, se fondant sur de telles convictions religieuses (ou plutôt sur une interprétation « archaïque » ou « déraisonnable » du dogme religieux à la base de la conviction[97]), adopterait un comportement de nature à causer un important préjudice (lié ou non aux convictions religieuses de la victime) à une autre personne, les fondations « contractuelles » du raisonnement de la majorité de la Cour suprême restreignent considérablement l’applicabilité des conclusions de l’arrêt Bruker, les limitant intrinsèquement, dans l’interprétation la plus large[98], aux litiges impliquant 1) deux coreligionnaires, dont l’un refuserait de réaliser un acte/obligation à caractère religieux 2) après s’y être préalablement engagé par contrat.

Le premier aspect de la « limite intrinsèque » qu’il convient de déduire du (et d’imposer au) raisonnement majoritaire de l’arrêt Bruker laisse perplexe pour deux raisons principales. D’abord, il exclut l’application de ce même raisonnement aux litiges impliquant des individus de religion différentes, litiges qui constituent pourtant une grande partie — sinon la plus grande — des litiges judiciaires impliquant une ou plusieurs convictions religieuses[99]. En deuxième lieu, la majorité de la Cour suprême se trouve à réserver, presque exclusivement, l’application de son raisonnement aux règles dogmatiques entourant l’octroi ou le refus d’octroi du divorce religieux. En effet, outre ces règles qui se prêtent particulièrement bien à l’« approche contractuelle » adoptée par la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt Bruker[100], il est plutôt difficile de penser à d’autres formes de convictions religieuses préjudiciables qui pourraient faire l’objet d’un « contrat » entre coreligionnaires.

Le second aspect de la limite intrinsèque imposée au raisonnement de la majorité est sans doute le plus surprenant puisqu’il concerne les futurs litiges impliquant les règles du get juif, concept religieux pourtant au coeur de l’arrêt Bruker. Ainsi, le raisonnement des juges majoritaires, malgré tous les passages où ces derniers affirment l’importance que la société canadienne accorde à la protection du droit à l’égalité entre les hommes et les femmes[101] — importance sur laquelle ils fondent d’ailleurs en partie leur légitimation de l’intervention étatique dans le litige religieux (et donc privé) qui opposait M. Marcovitz et Mme Bruker[102] — empêche toute interprétation permettant de conclure à l’existence d’un droit d’intervention des tribunaux canadiens au sein des litiges impliquant le get juif et dans le contexte desquels, contrairement au cas de l’arrêt Bruker, jamais le mari n’aurait convenu d’accorder le get à son ex-épouse. En fait, une interprétation combinée de la jurisprudence antérieure de la Cour suprême du Canada en matière de protection des convictions religieuses[103] et des paragraphes 45 et 46 des motifs de la majorité (selon une lecture a contrario) laisse plutôt croire que, n’eût été de l’existence d’une entente initiale sur l’octroi du get, une majorité de juges de la Cour suprême aurait plutôt refusé d’intervenir dans le contexte du litige religieux qui opposait les deux ex-époux Bruker et Marcovitz. À mon avis, la question de la constitutionnalité de l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985[104] en vertu des dispositions protégeant les convictions religieuses au sein de la Charte canadienne n’a pas été tranchée[105].

Force est donc de constater que l’arrêt Bruker, loin de confirmer (ou de concrétiser) une certaine primauté du droit à l’égalité entre les sexes au sein de l’ensemble des droits protégés par les chartes canadienne et québécoise, se limite plutôt à une décision à l’applicabilité extrêmement restreinte, n’octroyant aux instances judiciaires canadiennes qu’un mince « pouvoir d’intervention supplémentaire » en ce qui concerne le traitement, non pas des convictions religieuses préjudiciables, mais d’une seule : les règles religieuses analogues à celles du get juif. Même s’il est indéniable que la légitimation d’un pouvoir limité de sanctionner civilement les époux qui, bénéficiant d’un « privilège décisionnel » en matière de rupture religieuse de l’union conjugale, se serviraient de ce privilège d’une manière « abusive[106] » constitue une avancée politique certaine pour les défenseurs de la primauté qui devrait être accordée au droit à l’égalité entre les sexes par rapport aux autres droits et libertés fondamentaux (notamment la protection supralégislative accordée aux différentes convictions religieuses), la problématique du traitement devant être accordé aux convictions religieuses préjudiciables demeure, quant à elle, entière…

4 Entre « non-intervention » et « non-domination » : la conception de la liberté mise en avant par la Cour suprême du Canada[107]

Les dogmes les plus vrais et les plus saints

peuvent avoir de très mauvaises conséquences,

lorsqu’on ne les lie pas avec les principes de la société ;

et, au contraire, les dogmes les plus faux en peuvent avoir d’admirables,

lorsqu’on fait qu’ils se rapportent aux mêmes principes[108].

Charles de Secondat Montesquieu

Maintenant qu’il n’y a plus et qu’il ne peut plus y avoir de Religion nationale exclusive,

on doit tolérer toutes celles qui tolèrent les autres,

autant que leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du Citoyen.

Mais quiconque ose dire, hors de l’Église point de Salut, doit être chassé de l’État,

à moins que l’État ne soit l’Église, et que le Prince ne soit le Pontife[109].

Jean-Jacques Rousseau

Ceux et celles qui restent préoccupés par la manière dont certaines personnes instrumentalisent la liberté de conscience et de religion au détriment de l’égalité homme-femme ne seront que partiellement rassurés par la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bruker. Certes, en privilégiant le droit de Mme Bruker d’obtenir la sanction de l’inexécution des obligations contractées par M. Marcovitz, la majorité de la Cour suprême fait preuve de « bons sentiments » à l’endroit de l’ex-conjointe qui, à défaut d’obtenir le get, se retrouvait dans une position vulnérable. Quant aux juges de la minorité, l’aspect le plus déterminant de leur dissidence réside dans leur refus de reconnaître le caractère contraignant des obligations contractées par M. Marcovitz à l’endroit de Mme Bruker. Toujours est-il que, au-delà de ce désaccord sur la nature de ces obligations, les motifs défendus par les juges Abella et Deschamps convergent vers un dénominateur commun : une politique d’indifférence et de non-intervention à l’égard des pratiques religieuses susceptibles de porter atteinte aux droits et libertés de la personne. Loin d’ouvrir la voie à l’indemnisation du préjudice causé par ce que Louis-Philippe Lampron appelle les « convictions religieuses préjudiciables[110] », la majorité des juges de la Cour suprême dans l’arrêt Bruker se cantonne dans une analyse axée essentiellement sur la dimension contractuelle du litige.

Cette politique de non-intervention est d’autant plus étonnante que la Cour suprême reconnaît qu’il résulte du refus de l’ex-époux d’accorder le get une forme de « domination ». Cela représente en effet pour Mme Bruker un sérieux frein à l’établissement d’une nouvelle union avec un homme issue de la même confession religieuse, car les enfants nés de ce second mariage seraient alors considérés comme « illégitimes » et se verraient dans l’impossibilité de pratiquer leur culte religieux. Pour reprendre la formule employée par la Cour, Mme Bruker a été « dramatiquement limitée dans ses choix de vie personnelle[111] ». De par le refus de son ex-époux de remettre le get, « [s]a faculté de vivre sa vie conformément aux lois et aux valeurs de notre pays et à ses croyances juives s’est ainsi trouvée gravement et arbitrairement entravée », ajoute la juge Abella pour le compte de la majorité[112].

Bien qu’elle constate le préjudice engendré par la situation dominante de l’ex-époux dû aux règles relatives à l’obtention du get, la Cour suprême n’est pas pour autant disposée à sanctionner cette atteinte à l’égalité homme-femme qui résulte des pratiques religieuses préjudiciables. Comme l’a pertinemment démontré Louis-Philippe Lampron, la Cour suprême ne sanctionne pas explicitement l’atteinte aux droits et libertés qui résulte du chantage exercé par l’ex-époux avantagé par les règles religieuses relatives au get ; elle se limite simplement à condamner le non-respect des engagements pris par ce dernier dans une entente sur les mesures accessoires conclue à l’occasion du divorce civil[113]. Or, sans cette entente, la Cour suprême ne serait probablement pas intervenue dans le dossier ou, du moins, elle aurait dû le faire sur un autre fondement.

Pour expliquer et critiquer cet état de la jurisprudence, la tendance est d’opposer l’égalité homme-femme, d’un côté, et la liberté de religion, de l’autre, et de voir dans la jurisprudence de la Cour suprême le triomphe de cette dernière sur le principe de l’égalité. C’est certainement une manière fort valable d’analyser la chose, ce qui permet en pratique d’insister sur la recherche d’équilibre, de pondération et de conciliation qui est toujours nécessaire en matière de droits et libertés de la personne. Cela dit, il me semble néanmoins utile de poser le problème autrement. C’est du moins ce que je voudrais explorer ici en analysant les motifs de la Cour suprême dans l’arrêt Bruker non pas tant sous l’angle des tensions entre l’égalité homme-femme et la liberté de religion, mais plutôt au regard de la conception de la liberté mise en avant par la Cour suprême.

Sans écarter définitivement l’étude des rapports entre égalité homme-femme et liberté de religion, j’aimerais insister sur les avantages d’une conception philosophiquement républicaine de la liberté par opposition à l’approche strictement libérale mise en avant par la Cour suprême. Pour ce faire, il faut d’abord souligner la manière dont cette dernière se campe traditionnellement dans une conception libérale de la liberté axée sur le principe de non-intervention des autorités étatiques dans la sphère privée des individus. Par la suite, je plaiderai en faveur d’une définition plus républicaine de la liberté définie autour du principe de non-domination[114], mieux à même de circonscrire le concept de liberté de religion et de réduire les problèmes liés aux convictions religieuses préjudiciables. J’examinerai également la manière dont les motifs de la juge Abella intègrent, à tout le moins en partie, l’approche républicaine de la liberté. En somme, il s’agit de voir comment la « querelle » philosophique entre libéraux et républicains sur la signification du concept de liberté permettrait de résoudre la question des pratiques religieuses susceptibles de porter atteinte au principe de l’égalité homme-femme.

4.1 L’approche libérale de la non-intervention

L’approche libérale propose une conception déterminée de l’État axée sur la limitation des pouvoirs étatiques et la protection de la sphère privée des individus. Pour ce faire, des digues sont posées, notamment à travers l’interprétation des dispositions supralégislatives, en vue de restreindre le champ des interventions de l’État, ainsi que leur nombre et leur ampleur, dont l’action est considérée comme susceptible de violer l’autonomie des individus[115]. En ce sens, le libéralisme préconise une conception strictement négative de la liberté définie comme non-interférence[116]. Est libre l’individu dont les actions ne sont pas entravées par les autorités étatiques[117]. La liberté repose alors sur la capacité de l’État de ne pas faire ni de s’ingérer et de s’autolimiter à des fonctions minimales et respectueuses du droit de chaque individu à la « sécurité dans les jouissances privées[118] ». En somme, la liberté de l’individu est assurée par la non-intervention de l’État.

Appliquée à la liberté de conscience et de religion, l’approche libérale se caractérise par une forme d’indifférence de l’État à l’égard des pratiques religieuses. Tout ce qui relève de l’ordre de la spiritualité est alors considéré comme faisant partie de la sphère privée de l’individu. L’État est donc tenu de ne pas s’ingérer dans ce domaine. De cette façon, l’individu demeure libre de pratiquer le culte de son choix sans interférence du législateur ou des tribunaux. C’est du moins ce qui ressort de la jurisprudence de la Cour suprême en matière de liberté de conscience et de religion. Fidèle à cette conception et non contredite sur ce point par les juges de la majorité, la juge Deschamps écrit ceci :

De longue date, les tribunaux se sont refusés à endosser le genre d’intervention proposée par l’appelante. Le rôle des tribunaux est neutre en matière de religion. Il se limite à s’assurer que les lois sont conformes à la Constitution et, dans le cas d’un litige privé, à déterminer le point de convergence des droits dans une quête de respect de la liberté de religion […] Les conditions de délivrance d’un get et les conséquences de l’absence de divorce religieux sont régies par les normes de la religion juive. L’État ne s’immisce pas dans ce domaine[119].

Résolument imprégnée de cette approche libérale, la juge Deschamps interprète la faculté de consentir ou de ne pas consentir au get comme une pratique religieuse relevant de la sphère privée et pour laquelle les autorités étatiques sont tenues à un devoir de non-intervention. Cette politique du « laisser-faire » s’impose d’autant plus que la liberté de religion se conjugue avec une conception de la laïcité orientée vers la neutralité et la non-ingérence de l’État. Ainsi définies, laïcité et liberté de religion convergent vers une même exigence, soit celle de la neutralité et de la non-interférence de l’État à l’égard des pratiques religieuses.

Plutôt que de concevoir la laïcité comme un principe de séparation des Églises et de l’État, et d’assumer la part de hiérarchisation qui découle de ce principe de séparation entre les lois civiles et les obligations religieuses incompatibles avec les autres droits et libertés garantis, l’accent mis sur la neutralité et la non-intervention de l’État dans la sphère privée des individus amène les tribunaux à s’abstenir de toute forme de contrôle de la conformité des pratiques religieuses avec les droits et libertés garantis. Après tout, reconnaître que certaines pratiques religieuses peuvent être contraires au principe d’égalité homme-femme serait une forme d’ingérence des tribunaux à l’opposé de cette politique de neutralité et de non-intervention. Dès lors, il apparaît difficile de sanctionner des pratiques religieuses préjudiciables, car agir ainsi constituerait, dans la perspective libérale, une violation directe de la sphère privée des individus que représente la liberté de conscience et de religion. Si bien que, en optant pour cette conception négative de la liberté, les tribunaux sont nécessairement tenus de ne pas s’immiscer dans le champ des pratiques religieuses et de s’abstenir de tout jugement sur la conformité de ces pratiques avec les autres droits et libertés garantis, notamment l’égalité homme-femme.

Dans l’arrêt Bruker, majorité et minorité de la Cour suprême semblent se rejoindre sur cette politique de neutralité et de non-interférence : l’ex-époux est libre de ne pas consentir au get, car il s’agit d’un geste qui relève évidemment de la sphère privée des individus[120]. En fait, c’est uniquement parce que l’ex-époux s’est engagé à acquiescer au get que la majorité des juges a accepté d’indemniser Mme Bruker pour l’inexécution de cette obligation[121]. Sans cet engagement, tout laisse croire que l’ensemble des juges s’en serait tenu au principe de non-ingérence. Suivant l’approche libérale, majorité et minorité de la Cour suprême se conforment donc à l’idée selon laquelle il ne revient pas aux tribunaux de se prononcer sur l’impact que peuvent avoir des pratiques religieuses préjudiciables sur des principes juridiques fondamentaux tels que l’égalité homme-femme.

4.2 L’approche républicaine de la non-domination

En concurrence avec l’approche libérale, la conception républicaine de la liberté peut, de mon point de vue, se révéler des plus utiles pour résoudre le problème soulevé par les pratiques religieuses préjudiciables. Il en est ainsi dans la mesure où la conception de la liberté mise en avant par les théories républicaines repose avant tout sur l’émancipation et la dignité de l’individu, de même que sur sa capacité à s’autodéterminer. Il s’agit donc d’insister non pas tant sur la non-intervention de l’État, mais plutôt sur la non-domination[122]. Ce dernier terme signifie la liberté des individus de s’affranchir de l’emprise des décisions, des pouvoirs ou des contraintes arbitraires — tant publics que privés — qui freinent leur émancipation[123]. En conséquence, nul ne doit — par son action ou son inaction — interférer arbitrairement, c’est-à-dire selon son bon plaisir, dans les choix d’une personne libre[124]. En brisant ainsi les « chaînes » qui caractérisent chaque forme de vulnérabilité, cette conception de la liberté défend un idéal qui dépasse largement la simple protection de la sphère privée.

Plus qu’une limitation du rôle de l’État, la conception républicaine de la liberté prend la forme d’un objectif autrement plus substantiel que la liberté négative défendue par les libéraux. Il en est ainsi dans la mesure où est distinguée clairement la non-intervention de la non-domination. En effet, dans la perspective républicaine, il est tout à fait possible de concevoir une intervention étatique dans la sphère privée d’un individu sans pour autant contrevenir à l’idéal de non-domination, au même titre que l’inaction des organes de l’État peut parfois entraîner une atteinte au principe de non-domination. L’important est que l’action ou l’inaction de l’État favorise l’autonomie et l’émancipation des individus ou, à tout le moins, qu’elle ne soit pas propice à la perpétuation d’une situation oppressante. Alors que, dans la perspective libérale, toute interférence étatique dans la sphère privée est a priori assimilée à une atteinte à la liberté des individus, dans la perspective républicaine cela dépend avant tout de l’impact de l’intervention sur la situation concrète des personnes visées. Vues ainsi, toutes les interférences ne sont pas nécessairement arbitraires ni susceptibles de freiner l’émancipation des individus. L’inverse est d’ailleurs également vrai. De la non-intervention des autorités étatiques peut résulter une domination arbitraire des individus. Dans ce dernier cas de figure, ce qui est dénoncé par la conception républicaine de la liberté reste parfaitement conforme à l’approche libérale de non-intervention.

Appliquée à la liberté de religion, l’approche républicaine a des conséquences importantes. Si toute forme d’intervention des autorités étatiques dans le domaine des pratiques religieuses est contraire à l’approche libérale, il n’en est pas automatiquement de même dans la tradition républicaine[125]. Encore faut-il déterminer si l’intervention étatique tend à perpétuer une forme de domination ou si, à l’inverse, l’interférence favorise l’émancipation et la dignité des individus conformément au principe de non-domination. Or, dans le cas des pratiques religieuses préjudiciables, les interventions étatiques destinées à assurer la non-domination des femmes — perçues comme une atteinte à la sphère privée par les libéraux — sont susceptibles d’apparaître comme des interventions conformes au principe de non-domination. Après tout, sanctionner le refus arbitraire de M. Marcovitz n’a rien d’une intervention oppressante. Au contraire, cela permet à l’ex-épouse de s’engager plus facilement dans la reconstitution d’une famille où les enfants pourront pratiquer librement leur culte religieux. En somme, plutôt que de protéger uniquement la sphère privée de l’ex-époux pris isolément, la liberté comme non-domination s’attache plutôt à préserver la capacité de chacun à s’autodéterminer et à s’émanciper des contraintes arbitraires tant dans le domaine privé que dans le domaine public.

Le passage d’une conception de la liberté axée sur la non-intervention à une autre axée sur le principe de non-domination est cependant loin d’être acquis au Canada. Comme le souligne Christelle Landheer-Cieslak[126], la Cour suprême a traditionnellement défini la liberté comme la protection d’une sphère privée à l’intérieur de laquelle l’État ne doit pas s’ingérer. S’appuyant sur la métaphore de la « barrière invisible » entre les autorités étatiques et les individus, la Cour suprême a eu tendance à voir dans la liberté une simple limite au domaine d’intervention de l’État, consacrant ainsi une forme d’inviolabilité de la sphère privée de l’individu[127]. Or, dans le cas particulier de l’arrêt Bruker, les juges de la majorité ayant préféré résoudre le litige en s’appuyant sur des arguments relatifs à la responsabilité contractuelle, il reste difficile de se prononcer avec certitude sur le sort réservé par la Cour suprême à la conception républicaine de la liberté axée sur la non-domination.

Malgré cela, les motifs de la majorité laissent entrevoir quelques signes prometteurs qui méritent d’être soulignés. Premièrement, la majorité fait clairement état de la situation vulnérable dans laquelle se trouve Mme Bruker et de l’emprise de son ex-époux sur sa capacité à fonder une nouvelle famille. Elle constate l’atteinte au principe de non-domination qui résulte du refus arbitraire de M. Marcovitz de remettre le get en condamnant ce geste qui cause, selon les termes employés par la Cour suprême, une « indignité injustifiée[128] ». Deuxièmement, la majorité, à travers l’exercice de conciliation et de pondération des droits et libertés, s’emploie à mesurer la gravité des inconvénients que chaque solution comporte tant pour M. Marcovitz que pour Mme Bruker. Sur ce point, la juge Abella affirme que « l’atteinte à la liberté de religion que représente pour l’époux l’obligation de payer des dommages-intérêts en raison de la violation unilatérale de son engagement est beaucoup moins grave que le préjudice causé par sa décision unilatérale de ne pas respecter cet engagement[129] ». Faisant cela, la Cour suprême cherche à produire une décision la plus respectueuse possible de la dignité de chacun, une décision davantage guidée par le principe de non-domination que par celui de non-intervention.

Enfin, troisièmement, à force d’insister sur les conséquences du refus de l’ex-époux de consentir au get, la Cour suprême en arrive presque à porter un jugement sur la conformité de cette pratique religieuse au regard des autres droits et libertés. À tout le moins, c’est ce qui ressort implicitement du paragraphe 18 où la juge Abella déclare ce qui suit :

Lorsqu’ils tranchent des affaires dans lesquelles la liberté de religion est en cause, les tribunaux ne peuvent faire abstraction de la religion. Pour déterminer si le droit à la liberté de religion que revendique une personne doit être protégé, un tribunal doit tenir compte de cette religion en particulier, du droit religieux en cause et des conséquences précises, y compris les conséquences religieuses, que la décision de faire respecter ce droit aura pour la personne et le public[130].

Prenant quelque peu ses distances avec la tradition libérale de non-intervention, la juge Abella, dans ce passage de ses motifs, laisse clairement entendre que l’essentiel réside dans les « conséquences » que peuvent avoir les pratiques religieuses sur les personnes visées par le litige et sur le public en général. Si bien que, dans un autre passage, la Cour suprême se montre encore plus explicite en définissant son rôle de la manière suivante : « veiller à ce que les membres de la société canadienne ne soient pas arbitrairement défavorisés en raison de leur religion[131] ». Or, si le fait d’être « arbitrairement défavorisés » peut être assimilé à une forme d’atteinte au principe de non-domination, nous ne pouvons en revanche en dire autant du principe de non-intervention. En choisissant de s’exprimer ainsi sur le rôle des tribunaux devant des pratiques religieuses préjudiciables, la Cour suprême tend à s’écarter du libéralisme qui caractérise habituellement ses jugements au profit d’une conception républicaine de la liberté comme non-domination.

Il est malheureux que, en structurant leur décision autour d’arguments de nature contractuelle, les juges de la majorité aient semblé faire preuve d’ouverture à l’égard de la question de l’effet préjudiciable de certaines pratiques religieuses sans pour autant prendre une position explicite à ce sujet. En d’autres termes, l’obligation contractuelle de M. Marcovitz à remettre le get a pour effet d’éclipser du devant de la scène la question de la conformité des pratiques religieuses et des rapports de domination qui résulte du refus arbitraire de l’ex-époux de remettre le get. Même s’il est clair que les juges de la minorité privilégient l’approche libérale de neutralité et de non-intervention[132], il reste des raisons de croire que, en tenant compte de l’impact de certaines pratiques religieuses sur les autres droits et libertés garantis, la majorité de la Cour suprême puisse petit à petit évoluer vers une conception philosophiquement plus républicaine de la liberté axée sur le principe de non-domination. C’est là une approche qui, tout en étant fondée sur le principe de séparation de l’Église et de l’État, reste mieux à même d’assumer — lorsque cela est nécessaire — les rapports de hiérarchisation qui s’imposent entre les lois de l’État et les pratiques religieuses incompatibles avec les autres droits et libertés constitutionnellement garantis.

5 En quête d’une « juste » intervention judiciaire en matière religieuse[133]

La situation de l’épouse juive qui, au moment du divorce, ne reçoit pas le get de la part de son ex-conjoint est une situation complexe à appréhender d’un point de vue juridique, pour une large part, en raison du difficile questionnement qu’elle implique sur la distinction, les relations et les frontières entre les traditions juridiques étatiques et les traditions juridiques religieuses. Que faire, pour l’ordre juridique étatique, lorsqu’un conjoint juif utilise le désir de sa conjointe de recevoir le get pour obtenir des avantages particuliers au cours de la procédure du divorce civil ou, par la suite, lors de l’exécution des ententes prévues au moment de ce divorce ? Que faire, pour l’ordre juridique étatique, lorsqu’une femme juive divorcée civilement choisit de ne pas se remarier selon les lois de l’État parce que, au regard du droit juif, les liens matrimoniaux qui l’unissent à son ex-conjoint sont encore persistants en raison du refus de ce dernier de lui remettre le get ?

Pour faire face à cette situation, depuis les années 50, la France a fait le choix du droit commun et plus particulièrement du droit de la responsabilité civile. Au regard de l’article 1382 du Code civil français, est une faute[134] le fait pour un époux qui s’est marié selon le droit juif de ne pas remettre le get à son épouse puisque cette non-remise cause à cette dernière un préjudice moral, à savoir l’impossibilité pour elle, d’une part, de se remarier religieusement et, d’autre part, d’avoir des enfants légitimes avec un autre homme que son ex-conjoint selon la tradition juive. Quant au Canada, il a fait le choix, en 1990, d’édicter un article spécial dans la Loi sur le divorce de 1985, l’article 21.1, qui prévoit, d’abord, la possibilité pour une partie de demander à son conjoint ou à sa conjointe de lever les obstacles à son remariage religieux lorsque ceux-ci ne relèvent pas d’une autorité religieuse puis, si ce dernier ou cette dernière ne s’exécute pas, la faculté pour le juge de suspendre, si cela est nécessaire, la procédure du divorce civil pour obtenir la levée des obstacles demandée[135].

Dans l’affaire Bruker c. Marcovitz, c’est la situation d’une ex-épouse juive que la Cour suprême du Canada a dû résoudre, Mme Bruker, à qui son ex-conjoint, M. Marcovitz, a refusé de remettre le get pendant quinze ans. Cependant, la particularité des faits tenait à leur antériorité par rapport à la promulgation de l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985 et à l’existence d’une entente relative aux mesures accessoires sur le divorce. Dans cette entente, M. Marcovitz s’était engagé en 1980 à se présenter devant le tribunal rabbinique pour remettre le get à Mme Bruker, son épouse, « immédiatement après le prononcé d’un jugement conditionnel de divorce[136] », finalement prononcé en octobre 1980. Or, ce n’est que le 5 décembre 1995 que M. Marcovitz a consenti à remettre le get à son épouse, soit quinze ans après la signature de l’entente.

Au regard du droit canadien, et plus particulièrement du droit civil québécois, trois questions étaient donc posées aux juges de la Cour suprême. Premièrement, ce litige opposant deux ex-conjoints juifs religieux sur la non-remise du get, pourtant prévue dans une entente, relève-t-il de la compétence des juridictions canadiennes en raison de ses aspects religieux (5.1) ? Deuxièmement, l’engagement à la charge de M. Marcovitz de se présenter devant le tribunal rabbinique et de remettre le get à son épouse après le prononcé d’un jugement conditionnel de divorce constitue-t-il une obligation contractuelle ayant force exécutoire (5.2) ? Troisièmement, si l’engagement de M. Marcovitz est une obligation contractuelle, peut-il s’en dégager en invoquant son droit à la liberté de religion consacré par l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés[137] et par l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne[138] (5.3) ?

5.1 La compétence de principe des juridictions canadiennes pour les litiges opposant deux ex-conjoints sur la remise du get

Bien que, au Canada, la distinction entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel n’est pas expressément formulée dans un texte constitutionnel ou légal, cette distinction existe, et elle résulte notamment de l’activité jurisprudentielle de la Cour suprême et de la sécularisation progressive des institutions juridiques canadiennes[139]. Ainsi, même si, dans la Charte canadienne, il est affirmé que « le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit[140] », cela ne signifie pas pour autant que l’État canadien subit l’influence des communautés de croyants. D’ailleurs, comme le fait remarquer la juge Abella en reprenant les analyses d’Ogilvie[141], en raison de l’héritage constitutionnel anglais, le pouvoir temporel canadien peut exercer sa compétence sur les manifestations terrestres de l’ordre spirituel, les institutions religieuses et les croyants. Au niveau fédéral, la souveraineté du Parlement est affirmée et elle peut s’exercer sur toutes les personnes et sur toutes les institutions qui se trouvent sur le territoire relevant de sa compétence, donc apriori également sur les affaires des institutions religieuses et des croyants. D’ailleurs, le partage des compétences prévu par la Constitution entre l’État fédéral et les provinces ne semble pas remettre en cause cette compétence potentielle de l’État fédéral en matière religieuse[142]. Dans le partage des compétences organisé par la Constitution canadienne, la religion et ses différentes manifestations sociales ne sont pas envisagées. Il n’est pas mentionné si les religions relèvent de la compétence fédérale ou provinciale ou si elles font l’objet d’une compétence partagée. A priori, rien ne s’oppose donc à ce que le Parlement de l’État fédéral ou la législature des différentes provinces envisagent l’un et l’autre les questions que les religions peuvent soulever au cours d’un litige[143]. Toutefois, comme l’affirme la juge Deschamps, les juridictions canadiennes n’ont pas à « sanctionner les préceptes et engagements religieux […] L’adhésion du Canada au multiculturalisme et son attachement aux valeurs fondamentales que constituent la liberté de conscience et de religion et le droit à l’égalité garantissent à tous les Canadiens et Canadiennes que les tribunaux demeureront neutres devant les préceptes religieux[144]. »

Dès lors, dans le litige opposant Mme Bruker et M. Marcovitz, comment était-il possible de concilier cette faculté pour les juridictions canadiennes d’intervenir juridiquement en prenant en considération des faits religieux en vue d’en déduire des effets de droit tout en respectant en même temps la nécessaire « neutralité » des juridictions étatiques, neutralité dont le sens n’est pas des plus faciles à déterminer et dont la mise en oeuvre est parfois des plus ardues ?

5.2 L’engagement de M. Marcovitz : une obligation contractuelle

Au regard des faits particuliers de la décision Bruker c. Marcovitz, au regard des spécificités du droit des contrats québécois, il me paraît incontestable que l’engagement pris par M. Marcovitz en octobre 1980 mettait à sa charge une obligation contractuelle, valide civilement. Bien sûr, et en cela les affirmations de la juge Deschamps aux paragraphes 102 et 184 sont justes, les juridictions canadiennes n’ont pas à devenir « le bras séculier » des ordres religieux en sanctionnant des règles religieuses[145]. En effet, en tant que tel, et cela dépasse la question de la constitutionnnalité de l’article 21.1 de la Loi sur le divorce de 1985, il n’est pas possible pour des juridictions canadiennes d’imposer à un individu de suivre certaines règles de sa communauté de croyants. Une telle attitude des juridictions étatiques constituerait, d’une part, une atteinte à la liberté de religion de l’individu garantie constitutionnellement et, d’autre part, une ingérence dans un ordre juridique qui n’est pas celui de l’État et dont ce dernier est désormais distingué. Néanmoins, dans ce cas d’espèce, M. Marcovitz a choisi volontairement de s’engager à remettre le get à son épouse dans une entente sur les mesures accessoires à leur divorce. De ce fait, M. Marcovitz, par sa volonté, a incorporé des règles de nature religieuse à cette entente, instrument juridique leur conférant une nature contractuelle.

En outre, comme l’affirme la juge Abella et contrairement à l’analyse de la juge Deschamps, toutes les conditions nécessaires à la formation d’un contrat valide selon les règles du droit civil québécois ont été remplies. Pour reprendre la terminologie qu’emploie la Cour de cassation en France pour qualifier juridiquement des contrats composés d’obligations de nature religieuse et valides civilement[146], M. Marcovitz et Mme Bruker ont conclu un contrat sui generis : ce contrat met à la charge de M. Marcovitz une obligation de faire déterminée et licite, à savoir remettre le get à son épouse dans un lieu et à un moment précis, devant le tribunal rabbinique et immédiatement après le prononcé du jugement conditionnel de divorce. Ce contrat a une cause non prohibée par la loi et non contraire à l’ordre public, les deux parties étant animées par le désir de mettre un terme à leur mariage religieux en suivant la procédure de leur communauté de croyants juive. Dès lors, en n’exécutant pas son obligation, c’est-à-dire en ne remettant pas le get à Mme Bruker devant le tribunal rabbinique après le jugement conditionnel de divorce, M. Marcovitz a engagé sa responsabilité contractuelle à l’égard de Mme Bruker justifiant que cette dernière puisse recevoir des dommages-intérêts en raison du défaut d’exécution de son ex-conjoint.

Toutefois, une fois la validité et le caractère exécutoire de l’entente reconnus, M. Marcovitz pouvait-il justifier de ne pas exécuter son obligation en invoquant des motifs métaphysiques fondés sur son droit à la liberté de religion ?

5.3 Le droit à la liberté de religion de M. Marcovitz : un argument inopérant pour se dégager de son obligation à l’égard de Mme Bruker

Depuis la décision rendue dans l’affaire Syndicat Northcrest c. Amselem[147], il est désormais acquis qu’un contractant peut refuser d’exécuter une obligation prévue à son contrat s’il est en mesure d’invoquer une atteinte à son droit à la liberté de religion garanti par la Charte canadienne et par la Charte québécoise. Il est établi que trois éléments essentiels[148] doivent être prouvés pour qu’une partie puisse s’exonérer de son obligation contractuelle pour des motifs religieux, éléments repris par la juge Abella[149] : 1) les croyances religieuses invoquées par la partie qui estime sa liberté de religion atteinte doivent être sincères ; 2) ses croyances doivent être entravées d’une manière plus que négligeable et insignifiante par l’obligation contractuelle mise en cause ; 3) la protection des croyances religieuses de la partie par le droit à la liberté de religion ne doit pas avoir d’incidence sur l’exercice des droits fondamentaux d’autrui, pas plus qu’elle ne doit porter atteinte à la sécurité, à l’ordre, à la santé ou aux moeurs publics.

Je souscris pleinement à l’analyse que la juge Abella a pu faire des deux premiers critères. M. Marcovitz n’a pas formulé une croyance religieuse sincère pour ne pas exécuter son obligation contractuelle : il a plutôt manifesté que son attitude reposait sur le refus de Mme Bruker de lui accorder certains des avantages prévus dans leur entente de divorce[150]. De même, en l’espèce, ses croyances n’ont pas été entravées de manière plus que négligeable et insignifiante puisque l’obligation qu’il avait de remettre le get à son épouse résultait d’un engagement valide civilement auquel il avait pleinement et volontairement souscrit. Quant au troisième critère, je pense que, effectivement, même si M. Marcovitz avait eu une croyance religieuse sincère pour ne pas s’exécuter, même s’il avait été entravé de manière plus que négligeable et insignifiante dans l’exercice de sa liberté de religion par le respect de son engagement contractuel, il aurait été difficile pour lui de ne pas voir cette atteinte à sa liberté de religion justifiée par la nécessaire prise en considération des droits des tiers et par la protection d’un certain ordre public contractuel.

Premièrement, Mme Bruker avait un droit à la liberté de religion égal à celui de M. Marcovitz. Ce droit consistait notamment, pour elle, à pouvoir se remarier selon les lois et les rites de sa religion. Deuxièmement, comme les obligations contractuelles doivent être respectées, sauf dérogation justifiée et justifiable, il est difficile d’admettre que M. Marcovitz aurait pu ne pas exécuter son obligation de remettre le get à son épouse en invoquant des arguments religieux qu’il aurait pu faire prévaloir en 1980 pour ne pas signer l’entente et, de ce fait, ne pas incorporer de règles de nature religieuse dans le champ d’un contrat valide civilement. Bien sûr, M. Marcovitz aurait toujours pu invoquer une situation religieuse nouvelle justifiant finalement son impossibilité à s’exécuter sans que soit atteinte sa liberté de religion. Or, dans ce cas, n’aurait-il pas été possible de lui opposer que l’engagement qu’il avait pris de remettre le get à son épouse en 1980 constituait une renonciation volontaire à l’exercice de son droit à la liberté de religion, limitée dans le temps — seulement après le jugement conditionnel de divorce — et limitée par son objet — seulement en lien avec la remise du get à Mme Bruker[151] ?

Au regard du raisonnement juridique, je souscris donc parfaitement à la décision prise par la juge Abella. Toutefois, j’exprimerai des réserves sur certaines de ses motivations qui, à terme, si elles justifiaient une nouvelle tendance jurisprudentielle de la Cour suprême, pourraient conduire les juges à sortir de leur « neutralité » en matière religieuse et à s’écarter d’une « juste » intervention en matière religieuse. Dans l’affaire Bruker c. Marcovitz, la juge Abella a rappelé à plusieurs reprises la nécessité d’encadrer la liberté de religion par des limites qu’il convenait, selon elle, d’apprécier in concreto, par l’analyse et le respect de la complexité des faits de chaque cas d’espèce[152]. Cependant, dans cette décision, sa manière de traiter les faits de l’espèce et certains passages de son jugement indiquent chez elle une tendance à vouloir tendre de plus en plus vers une analyse in abstracto des limites posées à la liberté de religion. Pour elle, la Charte peut devenir un outil contenant des « valeurs canadiennes fondamentales[153] » que les juges pourraient utiliser « pour veiller à ce que les membres de la société canadienne ne soient pas arbitrairement défavorisés en raison de leur religion[154] ». Comme l’analyse très justement mon collègue, Patrick Taillon, dans son commentaire[155], la juge Abella, dans bien des passages de sa décision, évolue vers une conception plus républicaine des libertés contenues dans la Charte canadienne, en faisant de cette dernière un outil pour protéger la personne humaine contre toute forme d’oppression, notamment celle qui peut résulter de son appartenance religieuse. À bien des égards, cette nouvelle compréhension du rôle de la Charte canadienne est critiquable.

Premièrement, cette compréhension élargit de façon contestable le champ d’application de la Charte canadienne. En effet, la théorie générale qui sous-tend l’application de cette dernière consiste « [à] savoir que l’État respectera les choix de chacun et, dans la mesure du possible, évitera de subordonner ces choix à toute conception particulière d’une vie de bien[156] ». La Charte canadienne permet aux individus de prendre « des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l’État[157] », en dressant « une barrière invisible[158] » entre le gouvernement et le législateur, d’un côté, et la société civile, de l’autre côté.

En matière religieuse, la Charte canadienne a été utilisée pour préserver la sphère d’autonomie des individus certes, mais aussi des communautés de croyants, les juges s’efforçant toujours dans un litige de ne pas apprécier les doctrines ou les règles des communautés de croyants[159]. D’ailleurs, comme le rappelle à juste titre la juge Deschamps[160], c’est cette volonté de non-ingérence de l’ordre juridique au sein des ordres juridiques religieux qui a conduit à une appréciation subjective de l’identité religieuse des parties par les juges de la Cour suprême. Or, dans l’affaire Bruker c. Marcovitz, certains passages rédigés par la juge Abella semblent sous-entendre que la Charte canadienne et notamment les valeurs de dignité et d’égalité entre les sexes qu’elle contient pourraient être utilisées pour venir en aide aux femmes juives victimes « [d’]une indignité injustifiée » en raison du refus de leur ex-époux de leur remettre le get[161].

Par cette approche, le juge Abella délaisse le pluralisme d’arbitrage et le pluralisme d’harmonisation qui caractérisent le droit canadien et qui s’efforcent de distinguer au mieux les sphères de compétence de l’État de celle des religions et même des individus. La juge Abella, dans sa décision, opte plutôt pour un pluralisme de conflit qui met en tension l’ordre temporel et les ordres religieux et qui tend à faire de l’individu l’objet du conflit entre les deux ordres[162]. Cette nouvelle perspective ne correspond pas, selon moi, à une « juste » intervention en matière religieuse. Elle pourrait, en effet, avoir deux effets néfastes dans les litiges de nature religieuse : les juges pourraient en arriver à préjuger des faits de ces litiges en les envisageant d’emblée comme la nécessaire résolution de l’incompatibilité entre l’ordre temporel et les ordres religieux ; les juges pourraient aussi en venir à ne plus traiter toutes les religions de la même manière en portant des jugements de valeur sur les différentes communautés de croyants, voire même en les hiérarchisant en fonction de leurs doctrines et de leurs règles ainsi que de leur compatibilité avec les « valeurs canadiennes fondamentales ».

Par cette approche, la juge Abella tend également à remettre en cause la distinction entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel en donnant le sentiment que la Charte canadienne peut servir d’outil pour s’immiscer au sein des traditions religieuses en vue de les réformer de l’extérieur, notamment sur les questions relatives aux femmes. Une telle tendance, si elle devait se confirmer, risquerait de porter atteinte à la distinction affirmée par les juges de la Cour suprême entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel, à leur intervention prudente dans les litiges de nature religieuse ainsi qu’à l’intégrité des traditions religieuses en remettant en cause leur spécificité historique, les particularités de leur fonctionnement, leur dynamique interne et surtout les spécificités de leur expression dans chaque cas concret s’exprimant par l’entremise du vécu toujours très particulier des parties mises en cause.

Par cette approche, enfin, la juge Abella, en voulant faire de la Charte canadienne un outil au service des femmes juives atteintes dans leur dignité au sein de leur communauté par la non-remise du get par leur conjoint, intervient paradoxalement dans la sphère d’autonomie dont bénéficient les femmes adultes en matière religieuse. En effet, devant un traitement qu’elle juge contestable au sein de sa communauté de croyants, une femme adulte devrait pouvoir faire un choix : quitter sa communauté de croyants pour une autre communauté en raison de son opposition aux valeurs et aux règles qui y sont exprimées ou agir et oeuvrer au sein de cette même communauté pour obtenir les transformations qu’elle juge nécessaires en usant des règles et de la cohérence interne de son propre groupe religieux ainsi que des multiples courants de pensée inhérents à toute tradition religieuse comme à toute autre tradition humaine. L’autonomie des femmes en matière religieuse n’est pas mieux protégée, me semble-t-il, par les interventions des juridictions étatiques fondées sur des analyses juridiques de la Charte canadienne et portant sur des questions qui relèvent directement de la compétence des ordres juridiques religieux. Les juges se doivent bien sûr de corriger les discriminations fondées sur le sexe et de sanctionner les atteintes à la dignité et à l’intégrité des personnes humaines, que ces discriminations ou ces atteintes soient ou non la conséquence de comportements fondés sur des motifs religieux. Cependant, les juges ne peuvent intervenir que sur des matières qui relèvent légitimement de leur compétence, comme le « chantage » du conjoint juif au cours de la procédure du divorce civil ou les contraintes de nature religieuse exercées par un ex-conjoint pour éviter le remariage civil de son ex-conjointe. Les juges ne peuvent intervenir qu’en évaluant les actes et leurs conséquences concrètes sur les personnes humaines sans interpréter les motifs religieux invoqués. En aucun cas, leur intervention ne peut porter directement sur les doctrines et les règles religieuses, surtout, de surcroît, si celles-ci ne sont pas envisagées selon les spécificités de leur expression dans chaque cas d’espèce. C’est alors que l’intervention des tribunaux deviendrait une ingérence.

Deuxièmement, la compréhension que la juge Abella retient de la Charte canadienne peut avoir pour conséquence de créer une hiérarchisation des libertés et droits fondamentaux in abstracto en raison de choix de valeurs a priori. Or, jusqu’à présent, en la matière, les juges de la Cour suprême ont toujours fait le choix de distinguer l’articulation théorique des libertés et droits fondamentaux de leur articulation pratique. Par exemple, au Canada, d’un point de vue théorique, il n’existe aucune hiérarchie a priori entre le droit à l’égalité, le droit à la dignité et le droit à la liberté de religion. C’est au juge qu’il revient, dans chaque cas d’espèce, de réaliser une articulation, voire une hiérarchisation ad hoc des droits fondamentaux en présence au regard de la complexité et de la spécificité de faits. Cette absence de hiérarchisation a priori des libertés et droits fondamentaux, même si elle laisse aux juges une large part d’appréciation qui peut parfois être difficile à réaliser dans certains litiges, présente un double avantage : d’une part, d’un point de vue théorique, elle permet d’insister sur l’égale importance des libertés et droits fondamentaux pour permettre à la personne humaine d’exister, d’être respectée et d’être protégée de même que de pouvoir se réaliser ; d’autre part, d’un point de vue pratique, elle permet de réaliser un agencement, une articulation, une hiérarchisation des libertés et droits fondamentaux telle que le cas concret l’exige. Cependant, la juge Abella semble sous-entendre, dans cette décision, qu’il pourrait exister, dans tous les litiges relatifs au get, une hiérarchie a priori entre le droit à l’égalité, le droit à la dignité et le droit à la liberté de religion au profit des deux premiers droits. Certaines formulations, dans son jugement, laissent sous-entendre, en effet, que le droit à la dignité et le droit à l’égalité des femmes juives pourraient venir borner a priori la revendication par leur ex-conjoint de leur droit à la liberté de religion. Ainsi, au paragraphe 92, selon la juge Abella, c’est le choix de l’ordre juridique canadien de protéger l’égalité et la dignité des femmes juives envisagées de manière abstraite qui semble venir justifier que M. Marcovitz ne puisse pas revendiquer son droit à la liberté de religion pour ne pas avoir respecté son engagement de remettre le get à son ex-épouse en 1980[163]. Dans cette décision, ce n’est pas au terme d’une analyse in concreto concluant à la nécessité, en l’espèce, de faire prévaloir le droit à la dignité et le droit à l’égalité en matière religieuse de Mme Bruker sur le droit à la liberté de religion de M. Marcovitz que la juge Abella fonde sa décision, ce qui correspondrait davantage, à mon avis, à une « juste » intervention judiciaire en matière religieuse.

Dans l’affaire Bruker c. Marcovitz, le dispositif et le raisonnement juridique de la juge Abella sont pertinents : les juridictions canadiennes peuvent se saisir des litiges relatifs au get ; l’engagement de M. Marcovitz est une obligation contractuelle exécutoire ; ce dernier ne pouvait s’en exonérer en invoquant son droit à la liberté de religion. Toutefois, bien que, dans ce litige, la juge Deschamps dresse une frontière un peu trop haute entre l’ordre juridique étatique et les ordres juridiques religieux, c’est à juste titre qu’elle souligne que la position majoritaire dans l’affaire Bruker c. Marcovitz peut conduire les juges canadiens à sortir de leur neutralité sur les questions de nature religieuse. Dans cette affaire, l’approche parfois trop systématique proposée par la juge Abella pourrait présenter certains dangers : premièrement, les juges pourraient véhiculer une certaine conception de bien au sein de la société civile et, alors que la Charte canadienne avait pour projet de préserver l’autonomie de cette dernière, ce serait les juges qui, eux-mêmes, viendraient l’atteindre en se voulant les défenseurs d’une certaine conception de la « personne humaine libre », de la « femme adulte libre » ; deuxièmement, des citoyens canadiens pourraient se sentir en tension entre le droit de leur religion et le droit de l’État, situation potentiellement préjudiciable à la cohésion de la société canadienne ou de la société québécoise, riches de tant de diversités qu’elles soient religieuses, culturelles ou autres ; troisièmement, les juges pourraient préjuger des litiges de nature religieuse en accordant une moins grande importance à l’analyse des faits ou en en faisant une lecture trop systématique et trop systématisée, ce qui les amènerait à négliger ainsi les « passions » des parties à apaiser dans ce type de litige comme dans tout autre type de litige.

Au sein de la société canadienne, comme dans toute autre société, les tensions de nature religieuse touchent à la complexité de l’identité des personnes humaines, à leur histoire personnelle, à leur sensibilité, à leur manière unique de répondre à des souffrances ou à des questions métaphysiques profondes. De ce fait, elles peuvent déchaîner très facilement les passions. En conséquence, il serait plus sage pour les juges canadiens de s’efforcer de ne pas y participer et de rendre des décisions en quête d’une « juste » intervention judiciaire. Une telle intervention devrait, entre autres, se fonder de manière rigoureuse sur le droit étatique ainsi que sur des analyses pondérées, pacificatrices et respectueuses de la complexité des faits de chaque litige de nature religieuse. Elle pourrait également rappeler la nécessité de protéger la personne humaine tout en reconnaissant la diversité des traditions religieuses ainsi que la légitimité des quêtes religieuses contemporaines protégées par la liberté de religion.

Conclusion

Il est des décisions qui, par la complexité de leur objet, par la pertinence de leurs faits ou par leurs enjeux axiologiques, transcendent les clivages du droit et interrogent le système juridique en profondeur. Tel est le cas de la décision rendue dans l’affaire Bruker c. Marcovitz que nous avons voulu saisir au sein de la Faculté de droit de l’Université Laval en recourant à une pluralité de regards juridiques. En tant que privatiste ou en tant que publiciste, chaque personne ayant collaboré à la présente note a pu envisager cette décision sous un angle particulier : celui des conflits de loi, de l’analyse féministe du droit ou des libertés et droits fondamentaux. Il a aussi été possible de la remettre en question en réfléchissant aux limites générales et aux limites particulières à la liberté de religion de même qu’au sens de toute intervention judiciaire en matière religieuse.

L’affaire Bruker c. Marcovitz remettait en question l’application du droit étatique, ses valeurs et leur mise en oeuvre en matière religieuse. Cette décision posait la question de l’existence et de la validité d’un contrat contenant des obligations de nature religieuse : pour plusieurs d’entre nous, l’obligation signée au moment du divorce par M. Marcovitz de remettre le get à son épouse était une obligation contractuelle exécutoire, non contraire à l’ordre public (Alain Prujiner, Louise Langevin, Christelle Landheer-Cieslak). Cette décision posait également la question de la reconnaissance du droit à l’égalité des femmes en matière religieuse. Pour notre collègue Louise Langevin, la protection de ce droit est maintenant mieux assurée par la décision rendue dans l’affaire Bruker c. Marcovitz qui constitue une avancée intéressante, notamment pour la protection des droits des femmes juives. Pour notre collègue Louis-Philippe Lampron, il ne s’agissait que d’une tentative timide, bien peu prometteuse. Cette décision posait enfin la question de l’intervention judiciaire en matière religieuse, notamment pour définir les limites à la liberté de religion. Ainsi, la mise en évidence de ces limites venait de prendre une perspective toute nouvelle en évoluant vers une détermination plus abstraite (Louise Langevin, Patrick Taillon, Louis-Philippe Lampron, Christelle Landheer-Cieslak). Pour notre collègue Louise Langevin, cette évolution jurisprudentielle méritait d’être bien accueillie. Pour d’autres, elle ne pouvait l’être qu’avec réserve parce que trop insuffisante (Louis-Philippe Lampron) ou trop importante (Christelle Landheer-Cieslak).

Nos différents regards juridiques, loin d’épuiser l’entière analyse de la matière de cette décision, traduisent donc plusieurs manières de l’interpréter en considération du droit, en général, et en considération du droit des religions, en particulier. Au-delà de leur divergence, ces différents regards juridiques convergent toutefois vers un même constat : l’affaire Bruker c. Marcovitz, comme tous les litiges de nature religieuse, pousse les juristes étatiques dans leurs retranchements en leur demandant de mettre en oeuvre leur savoir-faire juridique tout en réalisant un difficile arbitrage entre une pluralité de valeurs : celles qui leur sont propres, celles qui ont été exprimées par les parties, celles de leur ordre juridique, celles des communautés de croyants et, enfin, celles de la société dans son ensemble.